e) Une prise de position du Monde ?
La crise a atteint une ampleur telle qu'il s'agit du fait
politique majeur du dernier trimestre de 1982. Les journalistes du Monde
ne peuvent donc qu'analyser, commenter et expliquer cette affaire. Au
travers de ces articles, se dégage alors l'opinion de la
rédaction sur le sujet. Alain Rollat, par exemple, semble plutôt
favorable au projet de loi : « au moins, le gouvernement, s'il respecte
son programme en faveur de [la communauté pied-noir], n'aura-til rien
à se reprocher » même s'il en relève les dangers : il
« risque d'apparaître comme une réhabilitation des anciens
factieux »249.
Laurent Zecchini se montre, lui, moins favorable. Il en arrive
en effet à la conclusion qu'« une démocratie ne peut se
permettre d'absoudre complètement des généraux qui ont
pris les armes contre un gouvernement démocratique et légal. Sous
peine d'hypothéquer son avenir »250. Et c'est
là, la limite que Le Monde pose à la
nécessité de pardon. La confusion sur la guerre d'Algérie
est assez grande pour ne pas en rajouter en réhabilitant ceux qui ont
menacé la République.
A la suite du vote de l'amendement, Alain Rollat semble
infléchir sa position : « les députés socialistes ont
agi en leur âme et conscience. Ils ont eu raison
»251. Toutefois, il
249 « Le gouvernement veut effacer par une amnistie totale
les dernières séquelles de la guerre d'Algérie », par
A. Rollat, 28 septembre 1982
250 « Les officiers généraux sont exclus du
bénéfice de la loi sur les séquelles des
événements d'Algérie », par L. Zecchini, 23 octobre
1982
251 « Une faute politique », par A. Rollat, 24-25
octobre 1982
condamne sévèrement la faute politique des
socialistes. Faute qui se décline selon deux axes :
l'inconséquence apparente des socialistes - promesse électorale
non tenue, incohérence dans la manière de gouverner, brusque
retournement d'opinion des députés.. .- et le coût
électoral du vote - la probabilité de perdre les voix des
rapatriés.
C'est justement sur cette question de la promesse
électorale que Le Monde contreattaque. Laurent Zecchini
épluche une note « confidentielle » du secrétariat
d'Etat aux rapatriés visant à prouver que le projet de loi
répond aux promesses du président252. Le journaliste
montre que Mitterrand n'a jamais formellement promis de réhabiliter les
généraux factieux. Si le candidat parlait « d'effacer toutes
les séquelles », la question est de savoir ce que l'on entend par
séquelle. Peut-on parler de séquelle pour la sanction consistant
à la mise à la retraite des généraux ? De
même, il est question du discours de Foix, du 29 septembre 1982 au cours
duquel le président a prophétisé : « le gouvernement
sera appelé à prendre des dispositions qui marqueront que nous
entendons avancer d'un pas ouvert et libre vers le devenir ». Or, cette
phrase, allusive et générale, n'est pas une promesse même
si elle est considérée comme telle par les rapatriés.
Un autre point sur lequel se concentrent les critiques du
Monde, concerne le discours de réconciliation nationale
justifiant le projet de loi. Non seulement, le quotidien se demande si cette
réconciliation doit passer par une réhabilitation de ceux qui ont
voulu renverser le régime mais encore, il montre que le projet de loi
n'est pas équitable. La parole est ainsi donnée au
général Binoche qui s'interroge :
« Quelles mesures a-t-on prévues pour les cadres,
officiers et sous-officiers de carrière, loyaux envers le gouvernement
et qui, avant ou après l'appel du général de Gaulle,
entravèrent l'action des putschistes [...] ? »253
En effet, leur action non seulement n'a pas été
encouragée ou récompensée, mais en
plus elle a été l'objet de vexations, de
reproches en tout genre ou de mises à l'écart :
« J'ai connu des dizaines de bons sous-officiers, loyaux
serviteurs de la nation, qui durent quitter leur corps ou service, mutés
par mesure disciplinaire et poursuivis par leurs notes : «
Indisciplinés, excités, mauvais esprit ! » Que faire, sinon
quitter l'uniforme ? »
En effet, les généraux Binoche et de
Bollardière, par exemple, bien que fidèles à la
République, ne peuvent prétendre à
être rétablis dans leurs droits. La loi Debré de 1972
stipule ainsi que les officiers généraux qui ont
été admis à la retraite se trouvent tous dans une
situation définitive et irréversible. Les généraux
putschistes, par rapport à leurs collègues, ont donc droit
à un traitement de faveur qui apparaît d'autant plus
injustifié au quotidien que leur
252 « Un «engagement» de M. Mitterrand ? »,
par L. Zecchini, 2 novembre 1982
253 « A sens unique », par le général
Binoche, 28 octobre 1982
exemple pourrait encourager d'autres rébellions contre
la République.
Un ancien sous-préfet, M. Georges A., fait la
même remarque pour les fonctionnaires rétrogradés,
vraisemblablement pour leur prise de position face à la guerre
d'Algérie, en particulier en 1974 par M. Poniatowski254. En
outre, un insoumis se demande pourquoi le projet de loi n'envisage pas une
amnistie pour les insoumis et déserteurs : le pacifisme seraitil plus
subversif que l'activisme terroriste ?255 En pointant sur toutes ces
lacunes du texte, Le Monde exprime aussi sa réticence
vis-à-vis d'un projet de loi peu conforme à son idéologie
républicaine.
Cette crise politique à propos de la
réhabilitation, ou non, des généraux putschistes est
révélatrice de l'évolution des mentalités à
bien des titres. Contrairement à ce qui était prévu, le
projet de loi a suscité la polémique voire des querelles. Cela
prouve qu'une partie de l'opinion ne tient pas à enfouir la guerre
d'Algérie dans un oubli collectif sous prétexte de
réconciliation nationale. Cette rhétorique de l'oubli
apparaît bien daté et est loin de faire l'unanimité : un
désir de mémoire commence à s'afficher et il s'exprime par
l'intermédiaire des militants des droits de l'homme mais aussi des
députés socialistes ou des journalistes du
Monde.
Cette crise révèle en outre un conflit de
générations sur ce thème. La génération qui
a accepté la guerre d'Algérie sans trop se poser de questions,
semble être la plus prompte à pardonner, établissant une
équivalence entre les différents engagements dans la guerre
d'Algérie. Mais, c'est la jeune génération qui a fait ses
premières armes politiques avec la guerre d'Algérie, chez qui
l'esprit de 68 a rencontré un certain écho, qui entend avoir un
droit de regard sur cette période. Il s'agit aussi de la
génération la plus conquise aux principes des droits de l'homme.
Ce conflit de génération va de pair avec un conflit
d'idéaux. L'idéal de la nation unie et forte qu'a si bien
incarné de Gaulle, laisse la place à l'idéal de justice
compris au sens large - c'est-à-dire dans l'acception
d'équité et de droits de l'homme. Et au-delà de la
querelle politique, c'est bien à la promotion de cet idéal de
justice à laquelle on assiste. Or ce sentiment de justice favorise le
travail de mémoire, c'est-à-dire, un travail sévère
qui fasse la distinction entre victimes et coupables, le manichéisme
étant parfois utile à l'instruction civique.
254 « Correspondance : Quel pardon pour les victimes de
l'arbitraire... », 4 novembre 1982
255 « Correspondance : Et pour les insoumis ? », 4
novembre 1982
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