b) La division des socialistes : deux
générations, deux idéaux
Cette division parmi les socialistes - d'autant plus
fratricide qu'elle est interne au cercle mitterrandiste - entre le gouvernement
et les députés est en fait symbolique du décalage existant
entre deux générations de militants socialistes : les socialistes
de la S.F.I.O. qui se sont retrouvés dans le P.S., la « vieille
garde », et les socialistes entrés en politique dans le
238 « M. Pierre Joxe tente de réaliser une
opération personnelle », par G. Forzy, président de
l'U.C.D.A.R. et coordinateur national du R.E.C.O.U.R.S., 27 octobre 1982
239 « Les rapatriés écrivent au
président de la République », 29 octobre 1982
240 « Rafraîchir la mémoire des gros colons
», lettre de C. Charrion, 24 novembre 1982
parti né du congrès d'Epinay, la « jeune
» génération. Or, la « vieille »
génération était au pouvoir lors des «
événements » et son plus célèbre
représentant est François Mitterrand. La « jeune »
génération, elle, a fait ses premières armes syndicales en
dénonçant la torture en Algérie. C'est cette
génération formée au militantisme en
dénonçant la politique de la S.F.I.O., qui refuse les
accommodements et arrangements avec l'histoire : elle désapprouve la
confusion, entretenue par le projet de loi, entre les victimes et les
coupables.
François Mitterrand, au contraire, s'est compromis
pendant la guerre d'Algérie en n'ayant pas eu le courage de
démissionner, comme Alain Savary ou Pierre Mendès-France l'ont
fait, pour protester contre la gestion du conflit par Guy Mollet. Dès
lors, n'a-t-il retenu du conflit que cette confusion, que tous les partis se
valent, voire même un certain attachement pour les thématiques de
l'Algérie française ? En effet, le colonel Trinquier rappelle que
Mitterrand faisait partie des témoins appelés par la
défense lors du procès du général Salan en 1962,
tous ces témoins « venaient apporter le témoignage de leur
affection au grand soldat »241. Ou bien son
inflexibilité sur le cas des généraux n'a-t-il d'autre but
que de s'attirer la sympathie des rapatriés ? Mitterrand souhaiterait
alors, justement, utiliser cette nouvelle génération pour imposer
ce « pardon ». En effet, elle n'a pas été
trempée dans les affaires d'Etat liées à la guerre
d'Algérie, elle a les « mains propres » et ne peut être
accusée d'avoir des sympathies pour les activistes.
Mais, justement, c'est bien parce qu'elle n'a pas
été impliquée dans le traitement calamiteux du conflit par
la IVème République, qu'elle a pu affirmer son
indépendance d'esprit et refuser un oubli intégral des crimes
commis. Elle est révélatrice de cette prise de conscience
à la fois de la complexité et de l'ampleur des enjeux liés
à la guerre d'Algérie. Et, ce n'est pas un hasard si l'amendement
excluant les généraux a été déposé
par Lionel Jospin et ardemment défendu par Pierre Joxe. Tous deux ont
connu la guerre en tant qu'appelés et étaient farouchement
opposés à ce qu'induisait le discours « Algérie
française ». C'est à Alger, pendant la guerre, que Pierre
Joxe se brouille avec son camarade de l'E.N.A., Jacques Chirac, parce que
celui-ci reste enthousiasmé par l'Algérie française et ses
défenseurs242. En outre, le père de Pierre Joxe, Louis
Joxe, est l'homme des accords d'Evian, un gaulliste convaincu. Faut-il voir
alors en Pierre Joxe, un représentant du « socialisme gaullien
», attaché à la mémoire du général ?
Ce « choc de générations » est d'autant
plus frappant que le vote de l'amendement
241 « Idées : les séquelles de la guerre
d'Algérie », 14 décembre 1982
242 « Les hésitations du futur chef de l'Etat,
militaire puis fonctionnaire à Alger », Le Monde, 5 mai
2001
contredit la pratique parlementaire des socialistes depuis la
fin de la guerre d'Algérie. En effet, lors des précédents
débats sur les lois d'amnistie, Alain Rollat rappelle que « les
socialistes intervinrent pour regretter que les gouvernements de
l'époque ne fussent pas plus généreux à
l'égard des anciens partisans de l'Algérie française
»243. En outre, en 1968, Gaston Defferre avait
déjà proposé un amendement réintégrant dans
leur grade et leur fonction les officiers impliqués dans l'O.A.S. (cf.
note 65), proposition qui reste, depuis, dans le programme socialiste. Mais,
c'est une proposition de la « vieille »génération
socialiste, celle de Defferre.
C'est contre une telle indulgence vis-à-vis des
activistes que s'élèvent les députés de la nouvelle
génération. Bertrand Delanoë, porte-parole du P.S.,
précise ainsi : « Nous avons le droit d'émettre un avis sur
la situation des généraux putschistes »244.
Cette génération s'appuie sur les militants des droits de
l'homme pour justifier leur vote. Au « socialisme républicain
» ayant pour leitmotiv la réconciliation - réconciliation
qui est fondée sur l'oubli des événements qui ont
divisé la France - s'oppose le « socialisme moral » retenant
de l'héritage de Jaurès le combat pour la justice et les droits
de l'homme. Ressortent des débats des thématiques très
dreyfusiennes, mais appliquées dans un cadre bien différent : le
but n'est pas d'innocenter un individu mais d'éviter la
réhabilitation de dirigeants d'une organisation terroriste. Ce «
socialisme moral » trouve alors un soutien auprès de Henri
Noguères, président de la ligue des droits de l'homme,
d'intellectuels réunis autour d'une pétition245 ou
encore de Pierre Vidal-Naquet et Laurent Schwartz qui se sont
déjà illustrés dans une autre lutte dreyfusienne,
l'affaire Audin. Ces derniers expriment le danger qu'il y a pour les droits de
l'homme d'établir une équivalence entre l'O.A.S. et ceux qui
l'ont combattu :
« La guerre d'Algérie [...] a été un
critère pas forcément, pas immédiatement entre la gauche
et la droite, mais tout simplement entre le chemin de l'honneur et celui de la
honte, critère pris à son compte par la conscience universelle.
Supprimer ce clivage, pour le gouvernement de gauche, serait une
décision très grave »246
Cette différence entre deux conceptions du socialisme se
retrouve aussi dans
l'opposition sénateurs-députés. Les
sénateurs socialistes souhaitent ainsi rétablir le texte
243 « Une faute politique », par A. Rollat, 24-25
octobre 1982
244 « Le gouvernement pourrait engager sa
responsabilité devant l'Assemblée Nationale », par A.
Rollat, 26 octobre 1982
245 pétition publiée le 24 novembre 1982 et
signée entre autres par le général de Bollardière,
Simone de Beauvoir, Claude Bourdet, Madeleine Ribérioux ou Pierre
Vidal-Naquet.
246 « Correspondance : Le chemin de l'honneur et celui de la
honte » par P. Vidal-Naquet et L. Schwartz, 27 octobre 1982
initial, ce qui est chose faite le 17 novembre. Les
socialistes ont alors fait bloc avec les centristes, longtemps
défenseurs de l'Algérie française, contre leurs
alliés communistes touj ours hostiles à une réhabilitation
des officiers. Ce vote est révélateur du décalage de
génération, du moins chez les socialistes, entre le Sénat
et l'Assemblée Nationale.
L'Elysée tente de faire revenir les
députés sur leur décision en faisant pression sur la
direction du parti. En vain, Pierre Joxe a même envoyé une lettre
aux députés ayant voté contre l'amendement
présenté par Lionel Jospin afin que ceux-ci envoient une
rectification de vote au Journal Officiel ! Lionel Jospin, lui, tente
de se sortir de ce mauvais pas en arguant que c'est par « erreur de
transmission » que son nom figure en premier sur l'amendement du groupe,
sans préciser s'il désapprouvait pour autant l'amendement en
question. Bref, la crise est de plus en plus politique. Pourtant, l'opposition
se fait discrète sur ce sujet et ne profite pas des dissensions au sein
de la majorité : c'est qu'elle se trouve dans le même
désarroi, tiraillée entre les gaullistes - plutôt
favorables à l'amendement - et les libéraux - partisans d'une
réhabilitation totale des activistes.
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