3/ Les polémiques autour de l'amnistie
Cette polémique, avec sa politisation et ses axes
d'affrontement, rappelle l'affaire Dominati mais dans une configuration
inversée : c'est la majorité de gauche qui est divisée et
ce sont les députés de gauche qui défendent la
mémoire de de Gaulle.
a) Le point de divergence : la réintégration
des « généraux félons »
Le 28 septembre 1982, Le Monde présente le
projet de loi que le conseil de ministres doit adopter le 29 et visant à
compléter les amnisties précédentes sur la guerre
d'Algérie. Le 6 janvier 1982, le Parlement a déjà
voté une loi relative à l'aménagement des prêts de
réinstallation pour les rapatriés, loi réclamée par
les associations. Le projet de loi prévoit une amnistie complète
des fonctionnaires, militaires et magistrats qui avaient été
condamnés et exclus de la fonction publique ou de l'armée en
raison de leurs agissements pendant le conflit. Les bénéficiaires
du projet peuvent demander une réhabilitation de leur carrière.
D'autre part, il suggère l'octroi d'une indemnité pour ceux qui
ont été expulsés, internés ou assignés
à résidence dans le cadre de la guerre d'Algérie.
Parmi la première catégorie de
bénéficiaires, on retrouve les défenseurs de
l'Algérie française et plus particulièrement les anciens
activistes dont les généraux factieux, Salan et Jouhaud, seuls
survivants du « quarteron de généraux en retraite ». Ce
projet de loi a été élaboré suite aux promesses
faites aux rapatriés par le candidat Mitterrand : « Le poids
électoral de la communauté pied-noir dans certaines grandes
villes[...] n'est pas étranger à l'empressement des socialistes
»229 note Alain Rollat. François Mitterrand aurait fait
quinze propositions aux rapatriés lors de sa campagne électorale
à Avignon, le 4 avril 1981, dont la quatorzième stipulait
justement : « Une amnistie totale sera enfin réalisée
effaçant les séquelles de toute nature des
événements d'Algérie »230.
Aussi les associations de rapatriés affichent-elles leur
satisfaction, le R.E.C.O.U.R.S. en profite pour rappeler ses conviction
proAlgérie française :
« Nous considérons que le projet de loi
répond sur le fond à l'espérance de tous ceux qui
se sont battus pour l'Algérie française et
concrétise la réconciliation nationale attendue
229 « Le gouvernement veut effacer par une amnistie totale
les dernières séquelles de la guerre d'Algérie », par
A. Rollat, 28 septembre 1982
230 cité dans « Un «engagement» de M.
Mitterrand ? », par L. Zecchini, 2 novembre 1982
depuis vingt ans »231
Ce projet de loi viserait en effet, d'après le
secrétaire d'Etat chargé des rapatriés, Raymond
Courrière, à la réconciliation nationale et à la
réparation des préjudices. Mais cette réintégration
des activistes n'équivaut-elle pas à une réhabilitation ?
D'où ce sentiment de revanche qui affleure dans les discours des anciens
partisans de l'Algérie française. Edmond Jouhaud déclare,
par exemple, le 29 septembre, à l'antenne de TF1 : « Le projet
parle de réparation [...] c'est pour nous extrêmement important de
parler de réparation, ce qui prouve que nous n'avions pas tous les
torts. C'est une sorte de réhabilitation de notre histoire de
pieds-noirs »232. Jean-Marie Le Pen, lui, clame
qu'il s'agit « d'un texte positif ».
Cette question sème d'ailleurs le trouble dans les
rangs du R.P.R. C'est pourquoi Jean Foyer, député du
Maine-et-Loire, envisage de proposer un amendement « tendant à
exclure de la réhabilitation ceux des membres de l'O.A.S. qui ont commis
des assassinats »233. On retrouve le même
désarroi chez les socialistes. MM. Joxe, Richard et Worms ont ainsi
essayé d'exclure les généraux félons de la loi,
lors des discussions du groupe socialiste de l'Assemblée Nationale. En
vain, le président de la République est catégorique sur ce
point : il s'agit d'être fidèle à ses promesses
électorales.
Le rebondissement dans cette affaire est bien provoqué
par les députés socialistes. Contre toute attente, ils ont
voté, avec l'aide des députés communistes, l'amendement
déposé par Lionel Jospin et visant à exclure les «
généraux félons » du cadre de la loi. Les
députés gaullistes, quant à eux, se sont tenus sur leur
réserve et se sont abstenus. Dès lors, l'affaire prend une
ampleur sans commune mesure avec les autres affaires liées à la
guerre d'Algérie. Elle monopolise les pages « Politique »,
voire la une du quotidien, pendant presque deux mois ! L'affaire est d'autant
plus grave qu'il s'agit de la première crise que connaît le
gouvernement de gauche, récemment élu, le premier de la sorte
depuis vingt-trois ans. C'est un véritable camouflet qu'inflige les
députés de la majorité à leur chef de file et
président.
Finalement, ce sont les députés de gauche qui
défendent la mémoire du général de Gaulle en
refusant la réintégration dans l'armée des
généraux rebelles, en particulier Salan et Jouhaud, qui ont
souhaité renverser le général de Gaulle, en 1961, puis le
tuer, en 1962. M. Renard, député communiste de l'Aisne, s'en
prend ainsi au projet de M. Courrière :
« Votre projet de loi a un défaut majeur : celui de
permettre une véritable réhabilitation
231 1er octobre 1982
232 cité dans « Un «engagement» de M.
Mitterrand ? », par L. Zecchini, 2 novembre 1982
233 « Les séquelles de la lutte contre l'O.A.S.
», 21 octobre 1982
morale et financière de ces militaires condamnés
pour crimes de sang et pour s'être élevés contre la
légalité républicaine. Aider les victimes, cela
paraît normal, généreux et souhaitable, pardonner en
oubliant, c'est sans doute trop »234
En effet, la réhabilitation financière des
généraux signifierait que l'Etat reconnaît avoir
commis une erreur, un préjudice. Dès lors, le
projet de loi donnerait raison aux activistes qui ont cherché à
renverser la République, ce qui apparaît pour le moins
contradictoire. Le député établit la distinction entre
victimes et coupables, ce que ne fait pas le projet de loi et c'est bien
là le danger de la loi d'amnistie : si la différence entre
victimes et coupables n'est pas faite, comment peut-on tirer une leçon
de l'histoire ? Dans quelle direction, ou selon quels principes, une
mémoire nationale de la guerre d'Algérie peut-elle se forger ? Le
débat parlementaire est alors significatif de deux attitudes
différentes face à la guerre d'Algérie : l'oubli, qui
serait équivalent au pardon, à la réconciliation
nationale235, et le travail de mémoire qui s'exprime par
l'intermédiaire de l'idéal de justice. Or, pour le gouvernement,
le principe de réconciliation nationale passe avant l'idéal de
justice, ce qui peut surprendre pour un gouvernement démocratique.
L'Assemblée a en outre repoussé un amendement excluant du
bénéfice de la loi les auteurs des « crimes de sang »
et de « tortures ». Seuls les généraux ont
été exclus, ce qui relève d'une vision très
gaullienne de l'amnistie.
Alors que l'essentiel de la loi a été
voté à une large majorité, l'affrontement se focalise sur
l'amendement excluant les officiers factieux. On pourrait croire que la
querelle diminuerait d'intensité car les personnes concernées se
comptent sur les doigts de la main. Il n'en est rien : les associations de
rapatriés et François Mitterrand en font une question de
principe. Comme le note Alain Rollat, « l'exclusion des officiers
généraux, par son caractère symbolique, occulte l'adoption
du reste du projet »236.
Pourquoi alors une telle identification des responsables des
associations de rapatriés avec le sort des « généraux
félons » ? Cela est-il dû à une résurgence de
la sympathie pour les activistes ? En effet, les associations devraient
s'estimer largement satisfaites : « on va sensiblement au-delà d'un
pardon partiel en n'excluant que huit personnes du bénéfice de la
loi réconciliatrice »237. Pourtant, les
propos des dirigeants d'associations sont implacables :
234 « Les officiers généraux sont exclus du
bénéfice de la loi sur les séquelles des
événements d'Algérie », par L. Zecchini, 23 octobre
1982
235 M. Dominati demande à ces collègues de jeter
« un regard serein », celui de la réconciliation, sur les
événements, regard qui permettrait « de créer les
conditions de l'oubli », d'où la curieuse équivalence entre
oubli et pardon alors que le pardon ne peut être donné que si la
faute est reconnue par les coupables.
236 « Une faute politique », par Alain Rollat, 24-25
octobre 1982
237 « Une rude affaire », par Raymond Barillon, 27
octobre 1982
« La communauté rapatriée unanime reste
solidaire de ceux qui, arrivés au sommet de la hiérarchie
militaire et d'une carrière prestigieuse, ont tout sacrifié pour
une «parole
donnée» »238
Jacques Roseau, président du R.E.C.O.U.R.S.,
surenchérit :
« la quasi-totalité de la communauté des
rapatriés d'Afrique du Nord fait de l'affaire de
l'exclusion des généraux de la loi d'amnistie une
question de principe intangible »239
Dans ce genre de discours, il y a une totale association entre
le sort des généraux et celui des rapatriés. Il est
même clairement indiqué que leur combat a été le
même : c'est cette fameuse « parole donnée ». On a
déjà noté que le R.E.C.O.U.R.S. tient un discours visant
à réhabiliter l'Algérie française, ceux qui se sont
battus pour elle, et plus graves, ceux qui ont menacé le régime
et tué pour conserver l'Algérie sous domination française.
Le danger est d'autant plus grand que ce type de propos accrédite le
préjugé selon lequel les pieds-noirs étaient tous des
partisans de l'Algérie française et soutenaient l'O.A.S., avec la
conclusion qu'y en était alors tirée : ils n'ont eu que ce qu'ils
méritent. Or, on remarque que c'est toujours le R.E.C.O.U.R.S. qui parle
au nom des rapatriés, et son discours est loin d'être
nuancé.
Mais est-il représentatif de la communauté
pied-noir ? S'il occupe l'arène médiatique cela ne présage
en rien de sa représentativité. On ne que peut noter les propos
plus modérés des autre grandes associations telles que
l'A.N.F.A.N.O.M.A. ou le F.N.R. Le R.EC.O.U.R.S. est-il alors le porte-parole
d'une frange radicale de la communauté ? C'est ce que pense M. Claude
Charrion, lui-même rapatrié. Il s'oppose à la
réhabilitation des généraux : « comment oublier que
ces officiers, généraux ou pas, furent les artisans de notre
malheur ? » et s'en prend à « ceux qui les soutiennent et qui
appellent les plus modestes des rapatriés à en faire
autant »240.
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