b) Le procès contre la C.F.D.T.
Cette entreprise de récupération politique de la
guerre d'Algérie par le P.C.F. se poursuit au cours de l'année
1980. Juché sur son piédestal de parti oeuvrant dans le sens de
l'Histoire, il se permet de juger l'action des personnalités et des
mouvements de gauche pendant le conflit. Ainsi, c'est une déclaration du
secrétaire de la fédération communiste du territoire de
Belfort, M. Martin, sur le comportement de MM. Mitterrand, Maire et Henry
pendant la guerre d'Algérie, qui déclenche la polémique
:
« F. Mitterrand, E. Maire, A. Henry..., croient-ils que
nous avons oublié qu'ils pacifiaient l'Algérie au lance-flammes,
qu'ils torturaient les militants de la liberté, qu'ils saisissaient la
presse qui témoignait, il y a de cela quelques années à
peine ? »217
Devant les protestations suscitées, le parti communiste
persiste dans sa rhétorique
calomnieuse. M. Fiterman répond à M. Maire que
sa véhémence vis-à-vis des propos du secrétaire de
fédération, n'est qu'une opération politicienne
anticommuniste et qu'il ne cèderait pas aux manoeuvres d'intimidation.
Face à un tel entêtement, le ton de la C.F.D.T. se fait plus
violent et rappelle l'engagement de la C.F.T.C., dont il est issu, pendant la
guerre d'Algérie : le syndicat évoque les réserves qu'il
avait émises lors du vote des pouvoirs spéciaux auquel avaient
participé les députés communistes. Cette crise est
révélatrice de la tension entre la C.F.D.T. et les communistes,
l'implantation de la confédération dans le milieu ouvrier
menaçant les bastions communistes. Nous avons déjà
noté le refus du P.C.F. de participer à une commémoration
unitaire de Charonne. Dès lors, le syndicat renvoie les communistes
à leur paradoxe :
« Nous n'avons pas, pour notre part, une mémoire
ou une action à éclipse. Nous ne privilégions pas la
sauvegarde des libertés dans un pays pour nous taire quand elles sont
menacées dans un autre. Le P.C.F. peut-il en dire autant ?
»218
Comme pour vérifier la théorie marxiste du sens de
l'Histoire, le parti est prêt à la
falsifier afin d'apparaître comme le parti
révolutionnaire lutt ant contre tous les impérialismes. Le
syndicat, issu d'une scission de la C.F.T.C., décide alors de porter
plainte pour que la réalité de la diffamation soit reconnue : le
bureau politique du parti communiste a en effet refusé de
désavouer M. Martin.
S'agit-il alors d'un procès contre la falsification de
l'Histoire ? Oui, en partie. Mais il s'agit avant tout d'un procès
politique. La C.F.D.T. cherche à déstabiliser son concurrent
politique la C.G.T. en s'attaquant au P.C.F. Quant au parti communiste, la
déclaration visait
217 cité dans « La C.F.D.T. accuse le P.C.F. d'
« ériger le mensonge en moyen politique » », 18 mars
1980
essentiellement la gestion de la crise algérienne par
les socialistes, et par M. Mitterrand en particulier. Le but, dans cette
affaire est de faire pression sur son allié politique au moment
où s'engagent les discussions entre les deux partis en vue des
élections présidentielles. D'ailleurs, le procès ne
présente pas beaucoup d'intérêt : M. Maire démontre
que, loin d'être un adepte « du lance-flammes », il s'est
mobilisé pour « la reconnaissance des droits au peuple
algérien ». M. Martin a reconnu que ce passage sur M. Maire est
« un peu rapide » et se défend en expliquant qu'il visait
« le parti socialiste à travers ses militants les plus connus de
son point de vue »219. Bref, la polémique
perd de son enjeu : il ne s'agit plus de démonter la falsification
historique du P.C.F., qui est pour partie reconnue, mais d'une querelle de la
C.F.D.T. contre le P.C.F. et du P.C.F. contre le P.S.
En fait l'intérêt du procès réside
dans la confrontation entre Me Badinter et Henri Alleg. Nous avons
déjà vu que dans les procès liés à l'affaire
Audin, Me Badinter était l'avocat du comité Audin et
se retrouvait, de fait, sur le même banc qu'Henri Alleg :
« Ne pensez-vous pas, demanda l'avocat, vous, dont je
salue le courage et qui avez souffert la torture, qu'être accusé
à tort d'avoir été un tortionnaire est la pire accusation
qu'on puisse lancer ?
- Effectivement, répondit M. Alleg, mais je ne crois
pas que je demanderais raison à un tribunal dans le cadre d'un
débat politique. Le but de ce procès est de faire celui du parti
communiste et de laver le P.S. de quelque chose d'indélébile
»220
Alors que l'avocat tente de montrer la gravité d'une
telle falsification de l'histoire,
Henri Alleg veut faire de ce procès, un procès
politique. Le sentiment de persécution qu'il nourrit, en tant que
communiste, le pousse à donner priorité à
l'impératif politique plutôt qu'à l'impératif moral
de vérité. Son utilisation de la rhétorique communiste
n'est pas sans faire penser à « l'interprétation dialectique
» dont Arthur Koestler fait la description dans Les
Militants221, elle-même cousine de la «
double-pensée » de George Orwell222 : pratique qui
consiste à se mentir, à soi, en toute bonne foi.
Dépité, Me Badinter finit d'ailleurs par lâcher
« le militant a tué chez vous la réaction humaine ».
Autre face-à-face intéressant dans ce
procès, c'est celui qui oppose l'avocat de la partie
219 « Trente-quatre témoins au procès en
diffamation intenté par M. Maire contre le secrétaire du P.C.F.
du Territoire de Belfort », 17 juin 1980
220 « Le procès en diffamation intenté par M.
Maire contre un responsable communiste reprendra le 28 juin », par
L.Greilsamer, 18 juin 1980
221 « Une fois que l'on a assimilé cette technique,
l'on n'a plus se soucier des faits ; ils prennent automatiquement la coloration
qui leur convient et trouvent merveilleusement leur place » dans A.
Koestler, Les Militants, Calmann-Lévy, Paris, 1950
222 G. Orwell, 1984, Gallimard, Paris, 1950
civile à l'avocat de la défense : Me
Badinter à Me Braun. Or, ils ont été, ensemble,
les défenseurs du comité Audin. La polémique fut à
ce point conflictuelle entre les deux hommes que le journaliste constate :
« ce fut pourtant à croire que les liens de l'histoire sont
à ce point faibles que la politique peut les couper ». En
définitive, le procès est avant tout politique et
révélateur de la capacité du parti communiste à
s'enfermer dans le mensonge ou la calomnie.
Le procès reprend le 28 juin. La défense
s'emploie à en faire le procès du parti socialiste et de
François Mitterrand :
« Il y a eu Blanche Moine, affreusement torturée :
François Mitterrand était ministre de la Justice ! Il y a eu
Henri Alleg : François Mitterrand était ministre de la Justice !
Il y a eu Yveton décapité : François Mitterrand
était ministre de la Justice ! »223
Le parti communiste espère ainsi acquérir le
prestige du donneur de leçon. Mais, en
vain. Edmond Maire gagne son procès. M. Martin est
condamné à verser un franc de dommages et intérêts
à la C.F.D.T. et à M. Maire et à faire publier les
dispositifs du jugement dans trois quotidiens. Le verdict a en effet
estimé que « les allégations contenues dans le texte
incriminé ont un sens clair, précis et sans équivoque et
excèdent très notablement par leur extrême gravité
et leur caractère odieux les limites admissibles de la polémique
politique »224.
Ce jugement démontre que toutes les affirmations ne
sont pas permises et qu'il existe une limite à la
réécriture de l'histoire. C'est en fixant de telles limites
qu'une mémoire collective peut se constituer au-delà de la
confusion des témoignages et des interprétations de la guerre.
Malgré la teneur très politique du procès, il comporte
aussi une dimension historique.
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