C/ Les affaires exclusivement politiques
Ce fait marquant du début des années 1980,
illustre bien le nouveau rythme que prend alors le débat sur la guerre
d'Algérie. C'est un fait d'autant plus notable, que les hommes
politiques, trop impliqués dans la responsabilité de la
tragédie algérienne, s'étaient tenus à
l'écart des polémiques, réfugiés dans un silence
embarrassé. Même les personnalités mis en accusation lors
des débats sur la torture - MM. Lacoste, Lejeune et
Bourgès-Maunoury pour citer les principaux - n'ont jamais
souhaité se défendre.
1/ L'affaire Dominati : maladresses et
électoralisme
a) Les faits : la maladresse du ministre
Dans son édition du 17 juin 1980, Le Monde
relate, dans un petit article de deux colonnes en bas de page, comment le
secrétaire d'Etat chargé des rapatriés, Jacques Dominati,
a été contesté par les associations de rapatriés.
M. Dominati était invité à l'inauguration d'un monument
à la mémoire des « martyrs de l'Algérie
française » à Toulon. Le discours du ministre a
été troublé par les cris « Amnistie, amnistie »
lancés par la foule. Mais surtout le journaliste note que ce monument
est « à l'effigie de Roger Degueldre - lieutenant du 1er
régiment étranger de parachutistes, déserteur,
créateur des commandos Delta de l'O.A.S., condamné à mort,
en 1962, par la Cour de sûreté de l'Etat et fusillé au fort
d'Ivry, le 6 juillet 1962 ». Il relève en outre que :
« Le général Jouhaud avait rendu hommage au
colonel Bastien Thiry, chef du commando
qui avait tiré sur le général de Gaulle au
Petit-Clamart, le 22 août 1962, et qui fut exécuté en 1963,
et aux trois membres des commandos Delta exécutés, Degueldre,
Douecar et
Piegst »207.
Cependant, le quotidien ne semble pas se formaliser quant
à la présence d'un représentant du gouvernement à
une telle manifestation, célébrant des terroristes. Le sujet
porte avant tout sur les critiques adressées au
secrétaire d'Etat à propos de l'insuffisance de l'indemnisation
des rapatriés.
b) Les polémiques
Mais l'affaire prend vite la tournure d'une crise politique.
Si la portée de cette cérémonie a échappé au
Monde, elle n'est pas passée inaperçue au sein de la
majorité. M. Messmer, chef de file des gaullistes orthodoxes,
considère, lors d'un discours à l'Assemblée, cette
présence de M. Dominati à la manifestation comme « un
scandale et une provocation ». L'affaire prend tout de suite une
importance de premier ordre : elle envenime les débats au Parlement et
fait la une du quotidien. André Passeron résume ainsi le trouble
qui saisit les milieux gaullistes :
« L'inauguration, samedi dernier à Toulon, par M.
Dominati, d'un monument dédié non seulement à
l'Algérie française mais aussi et surtout aux «soldats
perdus» de l'O.A.S. et plus particulièrement à ceux qui
avaient tenté en août 1962 d'assassiner de Gaulle a
été ressentie par les gaullistes comme un défi
»208
Ce que le quotidien met en exergue dans cette manifestation a
changé : ce n'est plus
l'hostilité qu'a rencontrée Dominati qui compte,
mais davantage sa présence dans une cérémonie de la
sorte.
Le journal rend compte, sur une pleine page, des discussions
parlementaires qui ont vu la fronde des députés gaullistes. On
assiste d'ailleurs à la formation d'une curieuse coalition à
l'intérieur de l'hémicycle : les communistes et les socialistes
surenchérissent sur les protestations des gaullistes, profitant d'une
dissension au sein de la majorité. M. Dominati ne peut guère
compter que sur le soutien de l'extrême droite et des libéraux; le
reste de l'Assemblée scandant « Démission ! Démission
! » après le discours du secrétaire d'Etat, celui-ci ne
reconnaissant pas les faits qui lui sont reprochés.
Le fonctionnement du pouvoir législatif est alors
bloqué, les députés gaullistes décident en effet de
faire une grève des débats. Il faut att endre les justifications
de M. Barre, venu s'expliquer devant les parlementaires, pour que l'affaire
soit désamorcée. Pourtant, le premier ministre n'a nullement
désavoué son secrétaire d'Etat. Il s'est contenté
de le disculper en affirmant qu'il n'est resté qu'une heure à la
cérémonie et que rien d'extraordinaire ne s'y était dit.
Ce que conteste d'ailleurs le général Jouhaud :
« Le général Jouhaud nous a confirmé
que, dans son allocution au monument, en présence de M. Jacques
Dominati, il avait évoqué le sort de « ses trois camarades
exécutés sur ordre du gouvernement français, Piegts,
Dovecar et Degueldre (...), tombés
208 « Les députés R.P.R. attendent de M. Barre
des apaisements sur l' «affaire Dominati» », par André
Passeron, 19 juin 1980
au champ d'honneur », ainsi que celui du colonel
Bastien-Thiry »209
Touj ours est-il que les gaullistes semblent satisfaits de la
réponse que leur a faite le
ministre et que l'affaire retombe aussitôt comme un
soufflé. La gauche en profite pour ironiser sur la versatilité
des gaullistes : les communistes estiment, par exemple que le R.P.R. s'est
« couché lamentablement ».
Le Monde n'est pas moins sévère à
l'égard de la majorité. Noël-Jean Bergeroux fait une liste
des reproches qu'on peut lui adresser :
« l'inadéquation du pouvoir à certaines
réalités, son défaut de sensibilité
immédiate, sa propension à confondre le symbolique et le concret.
De l'autre côté, les faiblesses symétriques des gaullistes
: leur frustration profonde, inspiratrice de colères formidables mais
incantatoires, leur incapacité à surmonter autrement que par le
coup de gueule leur statut de partenaire non dominant, l'impossibilité
dans laquelle ils se trouvent, en fin de compte, d'influer véritablement
sur les affaires »210
Le jugement du journaliste est sans pitié. On a
l'impression que le quotidien perd son
flegme, de sa distanciation et de son impartialité
traditionnels. En effet, la prise de position de la rédaction dans cette
affaire est sans concession. Le reproche qui est fait au gouvernement, est
lourd. Celui-ci est accusé de cautionner le terrorisme et les
exécutions de l'O.A. S. par pur électoralisme. La
rédaction est aussi sévère vis-à-vis de la
versatilité du R.P.R. qui va jusqu'à trahir la mémoire du
général de Gaulle par pragmatisme politique. Les commentaires du
journaliste Jean-Yves Lhomeau sur la fin de l'incident ne lais sent entretenir
aucun doute sur l'opinion du journal : « Le R.P.R. se satisfait d'un rien
[...]. On ne savait pas que le devoir d' «exigence» et de
«vigilance» que le R.P.R. entend accomplir à tout moment
s'accomode aussi bien de l'abandon par le silence après qu'il a permis
de déclencher le tumulte »21 1
|