c) La commémoration des morts du métro
Charonne
La place accordée aux violences de Charonne dans le
journal est plus importante. Les intermédiaires dans ce travail de
mémoire sont aussi mieux organisés et structurés : ce sont
les mouvements politiques qui se chargent de raviver le souvenir de la tuerie.
Le Monde, aussi, traite plus en profondeur l'événement.
Alors qu'il consacre deux colonnes au 17 octobre, quatre colonnes permettent de
revenir sur Charonne204. Le journaliste, M. Bole-Richard, à
l'aide de témoignages, tente de reconstituer ce qui s'est passé.
Ce travail de journalisme s'accompagne d'une petite introduction historique
replaçant le fait dans son contexte. Alors que le 17 octobre
était relaté avec prudence, Bole-Richard se fait volontiers
virulent contre
M. Papon. (cf. p.115). En revanche, lorsqu'il compare la
répression avec le massacre du 17
203 voir sur ce point le livre de G. Manceron et H. Remaoun, op.
cit.
204 « Il y a vingt ans : la tuerie de Charonne », op.
cit.
octobre, il sous-estime vraisemblablement le nombre de
victimes de ce massacre : « Même scénario que pour la nuit
tragique du 17 octobre 1961, au cours de laquelle des dizaines de
Nord-Africains furent assassinés ou jetés à la Seine
»205.
Les commémorations sont aussi plus nombreuses et
conséquentes que pour le 17 octobre. Chaque parti, chaque syndicat
souhaite récupérer l'événement pour accroître
son prestige, d'où une multiplicité de manifestations. Le
Monde note ainsi que le parti communiste et l'union régionale de la
C.G.T. appellent à un rassemblement le samedi 6 février. La
F.E.N., la C.F.D.T. et l'Amicale des Algériens en Europe déposent
une gerbe le 8 février à midi, devant la station, tandis que le
P.S. organise une autre manifestation à 18 heures, au même
endroit. Cette segmentation des célébrations révèle
une compétition engagée entre les différentes forces de
gauche pour s'approprier le prestige des « martyrs » de Charonne.
Cette compétition tourne à la querelle pour savoir qui est
autorisé à commémorer l'événement. La
C.F.D.T. a proposé une manifestation unitaire avec la C.G.T. et le
P.C.F. Le parti communiste a violemment protesté par
l'intermédiaire des familles de victimes : « les morts du 8
février 1962 étaient tous militants de la C.G.T. et pour huit
d'entre eux membres du parti communiste français ». Les familles
reprochent alors à le C.F.D.T. « l'absence de toute
référence syndicale et politique précise concernant les
neuf militants assassinés à Charonne »206.
Cette querelle montre bien que la manifestation, au lieu d'être
l'occasion d'accomplir un travail de mémoire, relève davantage de
la manoeuvre politique : le parti communiste espère devenir,
après le « parti des 75000 fusillés », celui des «
neuf martyrs de Charonne ». Or ce prestige de « parti des martyrs
» est contesté par les autres syndicats et partis de gauche.
Les commémorations donnent lieu,
régulièrement, à des polémiques. Les
adversités sont dues à des mémoires diversifiées
mais aussi, voire davantage, à une récupération politique.
L'exacerbation des propos au sujet du 19 mars est essentiellement le fait de
groupuscules d'extrême droite qui ne sont en rien représentatifs
de l'opinion publique. Malgré la confusion, entre enjeu politique et
enjeu historique, entre polémique et débat, se dégage une
nouvelle réflexion sur la mémoire de la guerre d'Algérie,
prenant en compte les événements les moins glorieux, les
violences policières ou l'échec des accords d'Evian.
205 le bilan généralement retenu est celui que
dresse J.-L. Einaudi dans son livre (op. cit.) : celui d'environ deux cents
morts.
206 « Polémique autour de la commémoration
», 7-8 février 1982
La guerre d'Algérie devient une problématique
politique avec la force électorale que représentent les
rapatriés du R.E.C.O.U.R.S. ou les anciens combattants de la F.N.A.C.A.
D'autre part, elle peut être utilisée pour valoriser ou
déprécier l'image d'un parti. Du fait de cette
récupération politique, le travail de mémoire est souvent
oublié au profit de la polémique. Le débat public est
comme faussé par cette récupération politique
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