d) Le Monde partisan d'une commémoration du 19 mars
?
C'est en effet la question que l'on peut se poser après
avoir constaté que la F.N.A.C.A. a droit à un traitement de
faveur dans le quotidien. La parole est en effet plus fréquemment
donnée aux dirigeants de la F.N.A.C.A. qu'à n'importe quel autre
dirigeant d'association. Bien plus, Le Monde semble uniquement
envisager le 19 mars comme la date du cessez-lefeu. Bruno Frappat dans la
chronique « Au jour le jour » revient ainsi sur la polémique
autour de la commémoration : « Le 19 mars 1962 : la France abolit
la guerre en Algérie »191. Cette version de
l'histoire est assez contestable puisque la guerre civile en Algérie
devient plus violente après le 19 mars avec les attentats de l'O.A.S.,
les massacres d'Européens et l'exode. Mais elle est
révélatrice d'un point de vue métropolitain :
l'armée française cesse les combats et les appelés vont
rentrer chez eux, bref c'est un grand soulagement.
Le Monde profite en outre du vingtième
anniversaire des accords d'Evian pour commémorer
l'événement diplomatique. Le quotidien charge M. Louis
Terrenoire192 de relater en trois épisodes, publiés du
16 au 18 mars 1982, les conditions dans lesquelles se sont
189 « La célébration du 19 mars 1962 »,
16 septembre 1981
190 « L'anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie
», 20 mars 1982
191 « Au jour le jour : Oubli » par B. Frappat, 20-21
septembre 1981
192 Louis Terrenoire est ancien résistant, il devient
ministre du général de Gaulle en 1961, en 1982, il est
président d'honneur de l'Association de solidarité
franco-arabe.
effectuées les négociations. Son
témoignage présente la politique gaullienne, comme une politique
guidée, depuis toujours, par l'idée d'indépendance. Son
apport historique est contestable. Certains faits, dérangeants pour la
mémoire du général de Gaulle, sont passés sous
silence. Ainsi, quand il évoque la manifestation du 17 octobre qui s'est
soldée par la mort de plusieurs centaines d'Algériens, il fait
l'impasse sur la terrible répression :
« Le 17 octobre, trente mille travailleurs
algériens ont manifesté dans les rues de Paris. Le
président de la République me la commente en ces termes : «
C'est la preuve que j 'ai raison, lorsque je parle de désengagement
» »193
Ce cynisme à propos du massacre est d'autant plus
surprenant qu'il évoque quelques
lignes plus loin les « exactions policières »
sans véritablement faire le lien avec la manifestation du 17 octobre. A
contraire, il est question d'un mystérieux 26 octobre.
Le point sur lequel, le témoignage de M. Terrenoire est
d'un certain intérêt historique, se rapporte aux dialogues
échangés au cours des conseils de ministres. Cependant, il ne
faut pas oublier qu'il s'agit d'une reconstruction, a postériori, des
discussions. Michel Debré, lors du conseil de ministres extraordinaire
réuni le lendemain de la signature des accords, fait ainsi preuve d'une
grande clairvoyance : « Nous touchons à la fin d'une épreuve
douloureuse. Malraux a parlé de victoire, mais il s'agit plutôt
d'une victoire sur nous-mêmes »194. Cette
phrase décrit parfaitement bien ce qu'il peut ressentir. En effet,
premier ministre d'un gouvernement qui accorde l'indépendance à
l'Algérie, il fut, auparavant, un partisan de l'intégration. Il a
côtoyé les milieux « Algérie française »
et il est même suspecté d'être impliqué dans
l'attentat qui a visé le général Salan le 16 janvier 1957,
celui-ci, alors classé à gauche, était alors
soupçonné d'être favorable à
l'indépendance195.
Dans le numéro du 19 mars 1982, le quotidien consacre
sa rubrique « Idées » aux accords d'Evian et à ses
répercussions, vingt ans après. Parmi les intervenants, on
retrouve les principaux groupes d'acteurs du conflit. Edmond Jouhaud, pour les
anciens généraux activistes, exprime le sentiment de deuil
lié à ces accords. Jacques Roseau, président du
R.E.C.O.U.R.S. et représentant les rapatriés, tente de
démontrer que ces accords sont une duperie. Alain de Sérigny,
ancien directeur de L 'Echo d'Alger, s'interroge sur la loi
193 18 mars 82
194 16 mars 1982
195 Debré est clairement accusé par le
général Salan dans ses Mémoires, « Fin d'un
Empire », tome 3, Presses de la Cité, Paris, 1972. Accusations qui
sont reprises dans l'Histoire de la guerre d'Algérie de B. Droz
et E. Lever, op. cit. L'attentat a fait une victime : le commandant Rodier,
chef de cabinet de Salan. L'enquête s'est arrêtée au seuil
des complicités politiques.
d'indemnisation. Le romancier Gabriel Matzneff, ancien
appelé pendant la guerre d'Algérie, accuse les pieds-noirs, par
leur refus de compromis, d'avoir été à l'origine de
l'indépendance et Wladyslas Marek, président de la F.N.A.C.A.,
justifie la commémoration du 19 mars.
Ce morcellement des mémoires et des opinions est
d'autant mieux rendu que les opinions sont exprimées de manière
séparée, sans qu'il y ait débat entre les
personnalités citées ci-dessus. Jouhaud et Roseau ont d'ailleurs
un discours assez semblable : il s'agit d'une dénonciation des accords
d'Evian. Roseau va même juqu'à comparer Montoire et Evian : «
On ne comprendra jamais comment le gouvernement français a pu être
conduit à un tel comportement [la négociation], comme si nos
armées étaient défaites et «Montoire»
inévitable ! ». Une comparaison du même ordre apparaît
dans la tribune de Jouhaud : il accuse les troupes qui ont tiré sur la
foule, rue d'Isly, d'être des nazis ; « les nazis n'avaient plus le
privilège d'Oradour ». La comparaison, censée être
supérieure à toute argumentation, avec les pratiques nazies est
donc passée du camp des miltants contre la torture à celui des
nostalgiques. Jouhaud conteste alors la portée symbolique du 19 mars en
rappelant la tragédie de le rue d'Isly, cependant, il se fait fort
d'oublier la probable responsabilité de l'O.A.S., dont il était
un des dirigeants, dans la fusillade (cf. p.20). Toujours, à propos de
l'O.A.S., si elle n'est jamais mentionnée par le général
Jouhaud, Roseau refuse de voir en elle l'unique responsable de l'exode : «
D'aucuns voudraient faire endosser à la seule O.A.S. l'issue tragique de
cette affaire d'Algérie. Ce serait méconnaître la
réalité historique. »
Matzneff est emblématique, quant à lui, de la
méfiance voire de l'hostilité qui existait entre les
appelés et les pieds-noirs. Les pieds-noirs sont caricaturés en
colons prêchant l'ouverture et l'intégration pour mieux
réduire en esclavage la population musulmane :
« Notre jeune soldat n'oublie pas cette mère de
famille, de la bonne bourgeoisie algéroise, qui, un dimanche matin
où ils se rendaient en voiture à l'église de Sidi-Ferruch,
désignant un groupe assez compact d'Arabes avait dit d'une voix claire :
« On a inventé des insecticides contre les moustiques. Eh bien, on
devrait aussi inventer une poudre contre ces gens-là ». »
Le romancier se veut le témoin du racisme très
présent en Algérie entre les différentes
communautés. Il fait, sûrement à juste
titre, de ce clivage indépassable entre Européens et Musulmans la
raison essentielle de cette guerre. Il veut rendre compte d'une certaine
mentalité plus qu'il ne fait part d'une quelconque rancoeur. Cet
état d'esprit de la majorité de la population pied-noir est
finalement souvent oublié dans les analyses que fait Le Monde
sur la guerre d'Algérie. On s'intéresse davantage aux
événements ou à la torture considérée comme
le trait marquant de la guerre. Or, ce qui a joué un rôle de
première importance est ce racisme profond et spécifique. Il ne
s'agit pas d'un racisme intellectualisé et scientifique ; mais davantage
une pratique sociale ordinaire. Jean Cohen le définit de la sorte :
« Les
sentiments à l'égard de l'Arabe étaient,
nous l'avons dit, le mépris et plus profondément encore
l'indifférence, celle qu'on a pour les objets »196.
C'est cette indifférence qui explique l'échec de toutes les
tentatives réformatrices et l'utilisation de « moyens
spéciaux » pour mettre un terme au conflit. D'ailleurs, on ne
s'émeut véritablement de la torture que lorsqu'un Européen
en est victime : Alleg, Audin et plus tard les activistes de l'O.A.S.
Le discours de la modération se retrouve finalement
sous la plume du dirigeant de la F.N.A.C.A. qui, pour justifier la
commémoration du 19 mars, en appelle à l'apaisement :
« Il serait temps, à ce sujet, que l'esprit de
tolérance l'emportât enfin sur les passions partisanes. L'issue de
la guerre d'Algérie a suscité, ici, un immense soulagement,
là, une profonde amertume. »
Après avoir demandé une officialisation des
célébrations du 19 mars, la F.N.A.C.A.
demande, désormais, aux rapatriés de
reconnaître la valeur que revêt cette date aux yeux des anciens
combattants. Elle ne cherche plus à imposer son point de vue sur la
signification du 19 mars.
Le travail de mémoire effectué par Le Monde,
à l'occasion de cet anniversaire n'est pas négligeable : il
fait du 19 mars la date de la fin de la guerre, d'où une telle
commémoration. Le journal joue alors son rôle de tribune en
récoltant les opinions diverses des acteurs et victimes du conflit.
Derrière la partialité des témoignages, se devinent les
drames qu'a occasionnés la guerre. La mise en relation des
différents témoignages permet, en outre, de relativiser les
propos dans ce qu'ils ont d'excessif. Cette radicalité affichée
est bien le signe d'un traumatisme encore présent. Cependant, se dessine
au fil des déclarations une vérité plus ambiguë et
complexe que celle dont est porteur chaque groupe : l'O.A.S. n'est pas la seule
responsable de l'exode, le cessez-le-feu est accueilli avec un grand
soulagement par la plupart des Français, la mentalité
ségrégationniste, très présente en Algérie,
est responsable de bien des drames... Le Monde aborde donc la guerre
d'Algérie sans véritable dogmatisme et avec une ouverture
d'esprit propice à la mise en place d'un débat public
apaisé. On peut toutefois deviner un a priori favorable à la
F.N.A.C.A. et aux accords d'Evian.
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