3/ Les raisons de cette amplification de la
polémique
a) Des débats plus politisés
La première et principale des raisons de cette ampleur
des débats est due à l'évolution de la nature de ces
débats. Entre 1968 et 1972, la polémique est née et
entretenue par les témoignages des généraux ou la
diffusion de films sur le conflit. Elle opposait différents groupes
d'acteurs du conflit : militaires, activistes, militants opposés
à la torture, pieds-noirs. Les querelles des années 1980 à
1982 sont essentiellement issues du monde politique. Alors que les
différents gouvernements n'avaient pas pris parti lors des
précédentes polémiques, les affaires des années
1980 mettent en jeu les membres du gouvernement (MM. Giscard d'Estaing et
Dominati, MM. Laurain et Courrière, M. François Mitterrand...).
Bien plus, c'est l'ensemble des forces politiques qui est concerné et
plus particulièrement les gaullistes, le parti socialiste et le parti
communiste.
La période 1980-1982 est en effet décisive pour
chacun des partis : l'ombre des élections présidentielles plane
continuellement sur les débats. Avant les élections, il s'agit de
faire des promesses et plus particulièrement de rallier les voix des
rapatriés. Les élections municipales de 1977 ont
été significatives à cet égard : elles ont
montré que les rapatriés constituent une force électorale
organisée capable de défaire les majorités. L'enjeu est
alors de séduire cet électorat par des propos et des projets qui
leur sont favorables. D'autre part, la guerre d'Algérie peut être
utilisée pour faire pression sur son allié politique, c'est ce
que fait le P.C.F. vis-à-vis du P.S. et plus précisément
à l'encontre de François Mitterrand. Après les
élections, le gouvernement est tenu de satisfaire son électorat.
Il faut alors mettre en pratique les promesses qui ont été
faites, ce qui ne va pas sans susciter des polémiques.
Le fonctionnement de la Vème
République avec deux camps clairement définis et
hermétiques, l'opposition et la majorité, est difficilement
compatible avec la recherche de consensus. Bien plus, il s'agit
d'exagérer les oppositions entre les différents partis, de
caricaturer l'opinion adversaire afin de faire retomber sur soi le prestige de
la raison et de s'assurer une certaine publicité autour de sa prise de
position. Or, dans un contexte aussi
tendu que celui d'élections présidentielles, les
querelles ne peuvent que s'envenimer, les réactions et les
susceptibilités sont exacerbées. Dès lors, l'attention des
médias est retenue sur ces polémiques puisque les responsables
politiques exagèrent eux-mêmes la portée de ces affaires.
D'où un processus en chaîne au cours duquel les
réprobations et les critiques sont répétées
jusqu'à ce que l'opinion soit lassée.
b) Une nouvelle génération au pouvoir
Cette période coïncide aussi avec
l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle génération, en
particulier socialiste. Or, le parti socialiste, allié avec le parti
communiste, remporte la majorité au Parlement en 1981. Cette
génération n'est pas celle qui s'est compromise pendant la guerre
d'Algérie en votant les pouvoirs spéciaux en 1956 ou en
participant au gouvernement Mollet. C'est tout de même un homme de la
génération précédente qui parvient à la
tête de l'Etat : François Mitterrand était ministre de
l'Intérieur dans le gouvernement Mendès-France quand
éclate l'insurrection, puis ministre de la Justice dans le gouvernement
Mollet. Si l'ancienne génération a intérêt d'imposer
l'oubli sur « les événements », le rôle qu'elle y
a joué étant peu conforme aux idéaux socialistes, la
nouvelle génération revendique davantage un devoir de
mémoire, d'où un conflit inévitable.
De nombreux socialistes ont commencé leur
carrière politique dans le syndicalisme étudiant. Or, l'U.N.E.F.
(Union nationale des associations générales d'étudiants de
France) s'est distinguée par sa mobilisation contre la guerre
d'Algérie. D'autres ont fait leurs classes en Algérie et ont donc
connu la réalité de la guerre : Lionel Jospin, Jean-Pierre
Chevènement, Pierre Joxe ou Jean-Jacques Servan-Schreiber à
gauche, Jacques Chirac à droite. De leur expérience, ils en ont
tiré des conclusions différentes : la nécessité
d'un oubli ou une volonté de témoigner.
Cette nouvelle génération est prête
à remettre en cause l'histoire officielle de la guerre d'Algérie.
Cette histoire officielle est en effet marquée par de nombreuses lacunes
: le refus de reconnaissance de la guerre, la négation d'une conscience
nationale algérienne, la pratique de la torture circonscrite à
quelques « bavures »... Génération prête à
générer le débat et la controverse mais qui est
étroitement bridée dans ses ambitions par les impératifs
de discipline partisane : si la jeune génération socialiste
s'oppose à François Mitterrand, ce n'est qu'avec grande
prudence.
c) L'actualité renouvelle le débat
Finalement, la caractéristique majeure du débat
de cette période est qu'il n'est pas amené par un regard vers le
passé, mais que c'est le présent qui produit de telles
polémiques. L'actualité des années 1980-1982 renouvelle en
effet les thématiques liées à la guerre d'Algérie,
les commentaires des chroniqueurs se portent alors non sur la guerre
d'Algérie en elle-même mais sur ses répercussions. C'est
tout d'abord le contexte des élections présidentielles qui
engrange nombre de discussions et querelles sur le conflit. Les associations
d'anciens combattants et de rapatriés profitent de cette occasion pour
montrer leur force, leur mobilisation et afficher leurs revendications afin de
faire pression sur les candidats. Elles sont omniprésentes et font
entendre leur voix par manifestation et presse interposées. Le
R.E.C.O.U.R.S. et la F.N.A.C.A. se retrouvent ainsi sur la première
ligne d'affrontement : elles s'opposent frontalement à propos de la
polémique sur le 19 mars 1962 mais interviennent aussi sur les autres
affaires. Jamais les anciens combattants et les rapatriés n'ont
été aussi mobilisés et le discours des responsables
d'associations tend à en faire des groupes électoraux puissants
et ordonnés, d'où l'intérêt que leur manifestent les
responsables politiques.
La F.N.A.C.A., par exemple, mobilise ses adhérents
à propos de la carte d'anciens combattants pendant l'année 1980,
soit l'année avant les élections. En février, Le Monde
se fait l'écho de la controverse sur les conditions d'attribution
de la carte qui oppose le gouvernement à la fédération :
« Mais les conditions d'attribution de la carte sont jugées trop
sévères, notamment par la F.N.A.C.A. »177.
La controverse est essentiellement technique et porte sur le nombre
d'actions de feu à partir duquel le postulant est reconnu ancien
combattant. Mais la F.N.A.C.A. appuie son argumentation par des chiffres :
« La réalité exige de préciser que cela
représente à peine 12 % des militaires qui ont pris part à
ces conflits ». Le gouvernement restreindrait-il
délibérément l'accès à la carte pour
atténuer la réalité de l'engagement français ?
C'est que semble penser la fédération. Toujours est-il qu'elle
profite de cette question pour mobiliser ses troupes et faire une
démonstration de sa force. Le Monde daté du 17 octobre
nous apprend que la fédération a organisé une
manifestation pour obtenir un changement dans l'attribution de la carte.
L'U.F.A.C., ne voulant pas être en reste, organise alors sa manifestation
sur le même thème, le 28 octobre. Cette question de la carte
d'ancien combattant est exemplaire du caractère contemporain du
débat : il se porte sur les répercussions présentes de la
guerre d'Algérie.
Mais l'actualité, c'est aussi la découverte de
charniers en Algérie. Actualité qui relance
la polémique sur les exactions commises par
l'armée française pendant le conflit. Toutefois, il y a un
déplacement de la problématique de la torture vers les
exécutions sommaires.
L'actualité du débat peut aussi trouver sa
raison dans un effet cyclique. Après un temps de silence pendant lequel
les passions se sont apaisées, les témoignages se sont
diversifiées, l'opinion est de nouveau prête et mieux armée
pour affronter plus directement les polémiques sur la guerre
d'Algérie. La constitution d'une mémoire collective passe
peut-être par une étape de silence, étape de digestion et
de mûrissement des différents souvenirs, et une étape de
polémique, étape de diffusion des témoignages.
L'ampleur des débats et des discussions sur la guerre
d'Algérie témoigne avant tout d'un besoin de la
société de communiquer sur ce thème : après des
années durant lesquelles chacun restait cloisonné sur sa
mémoire du conflit, est venu le temps de l'échange, encore
conflictuel, de témoignages et d'opinions. La meilleure preuve de cette
nécessité de parler, pour effacer les traumatismes, tient
sûrement dans cette volonté généralisée de
commémoration. Mais les commémorations sont aussi l'occasion d'un
affrontement entre deux mémoires de la guerre.
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