b) Les pages spéciales : une analyse sérieuse
de la guerre et de ses séquelles
C'est à l'occasion d'anniversaires
d'événements décisifs que Le Monde accorde une
place non négligeable aux événements algériens. Le
travail de mémoire alors accompli constitue une amorce de travail
historique. Deux événements sont particulièrement
analysés : le massacre de Sétif de 1945 et la Toussaint Rouge.
Pour le vingtième anniversaire du déclenchement
de l'insurrection, Le Monde consacre une double page à cette
Toussaint Rouge164: un article de Philippe Herreman resitue
l'événment dans son contexte historique tandis qu'un article de
Daniel Junqua raconte l'organisation de l'insurrection. Philippe Herreman,
chargé au sein du journal des questions algériennes, rappelle que
la décolonisation généralisée, la dure
répression du massacre de Sétif, la politique discriminatoire
appliquée en Algérie et les blocages de la IVème
République sont autant de freins à la recherche du
compromis qui, seul, aurait pu éviter cette guerre. Si le journaliste se
livre à un plaidoyer en faveur du compromis et tend ainsi à
refaire l'histoire, son argumentation repose sur une analyse historique
sérieuse. Cet article révèle que l'opinion publique n'est
pas systématiquement prisonnière des mémoires partielles
et mensongères de la guerre comme l'affirme Benjamin
Stora165.
L'article de Daniel Junqua, correspondant du Monde en
Algérie, relève, quant à lui, de
163 le 28 décembre 1978, à noter en particulier les
articles : « Portait : M. Rabbah Bitat », « La vie confondue
avec celle de l'Etat » par J. Lacouture et « Rencontres avec le
président algérien » par P. Balta
164 « La Toussaint Rouge » par D. Junqua et « Le
déclenchement de l'insurrection algérienne marquait le naufrage
d'une politique » par P. Herreman, 2 novembre 1974
165 B. Stora, op. cit.
cette histoire-journalisme dont Yves Courrière s'est
fait le hérault. Avec une multitude de détails et d'anecdotes, le
journaliste fait revivre à ses lecteurs le premier jour de
l'insurrection, heure par heure. En se limitant à la seule
journée du 1er novembre 1954, il laisse dans l'ombre la
terrible répression qui a suivi l'insurrection, donnant l'impresson d'un
traitement nonéquitable de l'histoire. Le Monde
s'intéresse à nouveau à la Toussaint Rouge en 1979,
pour le vingt-cinquième anniversaire : deux pages y sont encore
consacrées. Les articles portent cette fois-ci moins
spécifiquement sur le 1er novembre 1954, c'est à cette
occasion qu'est publié par exemple le compte-rendu de Jean-Marie Mayeur
sur l'ouvrage de Charles-Robert Ageron (cf. p.88). Le Monde
s'interroge aussi, à travers cet anniversaire, sur la
mémoire française de la guerre d'Algérie. Jean Planchais
la définit de cette manière : « le souvenir de la guerre
d'Algérie, c'est le souvenir d'un cauchemar »166.
Ce cauchemar hanterait la sociéte française et serait
responsable des soubresauts qu'elle a connus ces dernières années
: « Il est indéniable que les dernières guerres coloniales
ont contribué à la révolte étudiante [de mai 68]
». Il est temps de soigner ce mal qui mine la société, mais,
justement, cette dernière refuse de se soigner, se réfugiant dans
un silence coupable selon Philippe Herreman (cf. texte dans les annexes) :
« Si le souvenir des souffrances subies et
infligées demeure dans la mémoire des victimes et des acteurs du
drame, les passions se sont, au fil des ans, apaisées, les blessures
cicatrisées. Mais une lourde chape de silence et de
gêne continue de peser sur [les] «événements»
»167
La lucidité des analyses est frappante même si
ces articles ont été écrits dix-sept ans après le
conflit. Le double paradoxe de cette mémoire de la guerre est bien mis
en exergue : les passions se sont apaisées mais le silence est encore
prégnant et si la guerre est peu évoquée, le traumatisme
qu'elle a fait naître est conséquent.
L'autre événement qui est
commémoré, c'est le massacre de Sétif168. La
révolte est considérée comme un prémice de la
guerre d'Algérie et le dernier avatar du déclin de la France qur
la scène internationale :
« A la dernière grande guerre civile
européenne, laissant exsangue le vieux continent et affaibli son
prestige outre-mer, allaient vite succéder les premières guerres
civiles coloniales. Aux millions de morts allaient s'ajouter des millions de
morts [...]. Le suicide
166 « Le cauchemar » par Jean Planchais, 1er novembre
1979
167 « Une chape de silence » par Philippe Herreman, 1er
novembre 1979
168 le 8 mai 1945, une manifestation
dégénère à Sétif et fait 21 victimes
européennes, le mouvement se propage ensuite dans les villes
environnantes. Plusieurs centaines d'Européens sont tués. La
répression est alors impitoyable et aveugle.
du vieux continent allait abandonner la place et la puissance
à de nouveaux empires »169
Le rédacteur en chef reprend le discours pessimiste et
décadentiste de Beuve-Méry. Il y a une continuité -
symbolisée par la date tournant du 8 mai 1945 - entre la seconde guerre
mondiale et les guerres coloniales : c'est la déliquescence sans fin de
la puissance européenne, voire pire, son suicide. Comme par masochisme,
la France chercherait à se détruire en stimulant un engrenage de
la violence. La comparaison entre les deux guerres ne s'arrête pas
là : les méthodes employées pour faire plier l`ennemi,
pour le moins barbares, sont similaires pour Fauvet. Opinion toute fois
exagérée et donc contestable. Si les pratiques de l'armée
et de la police en Algérie peuvent parfois faire penser à celles
de la Gestapo, ce n'est nullement comparable à la mise en place d'une
extermination « industrialisée » d'une catégorie de la
population. La confusion historique qu'entretient Fauvet peut sans doute
s'expliquer par le fait que la société soit encore plongée
dans le silence entourant la Shoah.
L'article que consacre, dans le même numéro,
Léo Palacio aux émeutes de Sétif170
relève encore de l'histoire-journalisme : c'est un récapitulatif
chronologique de ce qui s'est passé cette journée, s'appuyant
uniquement sur des témoignages de Français. Le journaliste
insiste sur l'implication des communistes algériens, à travers le
journal Alger républicain, dans la répression violente.
Le 8 mai est présenté comme le premier jour de la guerre
d'indépendance. Vision contestable puisque le mouvement est encore
désordonné, sans structure politique et militaire, sans
programme, sans véritable conscience nationale. Les lacunes de l'article
portent aussi sur les motivations, les préparatifs et les acteurs de
cette révolte.
Sétif réapparaît dans le quotidien
à l'occasion de la sortie du livre de Jacques Thibau sur l'histoire du
Monde171. Jean Planchais commentant le livre,
défend le traitement de l'émeute par le quotidien : «
Jacques Thibau fait au Monde le grave reproche d'avoir ignoré,
en 1945, les massacres de Sétif. Qui les a connus à
l'époque ? On imagine mal aujourd'hui une telle ignorance
»172. Planchais pointe du doigt une des
difficultés majeures qui se présentent à l'historien : ne
pas aborder les faits passés avec une mentalité contemporaine. En
effet, il est facile de juger et de condamner a posteriori, or, ce qui est
primordial, c'est de comprendre le ressort des événements et non
de distribuer des blâmes et des récompenses.
169 édito de Jacques Fauvet, « 8 mai », 9 mai
1975
170 « Il y a trente ans les émeutes sanglantes de
Sétif... », par Léo Palacio, 9 mai 1975
171 J. Thibau, op. cit.
172 « Trente-quatre ans d'histoire du Monde »
par Jean Planchais, 16 décembre 1978
On ne peut que constater
l'hétérogénéité des articles que consacre le
quotidien du soir à la commémoration d'un
événement-clé de la guerre d'Algérie. La solution
de facilité consiste alors, pour le journaliste, à
détailler heure par heure ce qui s'est passé durant cette
journée, sans mettre en lumière les raisons et les implications
d'un tel fait. Mais il faut aussi noter la qualité de certains articles
qui abordent le probléme de manière distanciée et en
analysant ses répercussions jusqu'à aujourd'hui. Les grands
chroniqueurs semblent ainsi concernés par la question de la
mémoire collective sur la guerre d'Algérie et sur la
signifiaction du silence : silence coupable qui génère un
traumatisme ou bien le silence est-il « aussi une façon d'aimer
», comme le chante si bien Enrico Macias ?
Ce qui frappe, en premier lieu, lorsqu'on étudie la
production d'articles dans Le Monde sur la guerre d'Algérie,
c'est le silence sur les événements. L'opinion publique semble
indifférente à cette question, comme si elle était
définitivement condamnée aux oubliettes du passé.
L'opinion est davantage tournée vers le présent et l'avenir : la
France entend profiter du pouvoir d'achat acquis ces dernières
décennies pour consommer et commence à s'inquiéter pour
cette crise qui persiste. La guerre d'Algérie est-elle devenue un sujet
tabou ? Pourtant les contraintes politiques, en particulier dans le
cinéma, sont moins fortes que sous de Gaulle.
Ce constat a priorique d'un traumatisme algérien
mérite en fait d'être révisé. Ce silence relatif
permet en effet à des acteurs dont la célébrité est
moindre que les généraux ou les anciens activistes - ceux-ci se
sont déjà épanchés sur leur expérience du
conflit lors de la période précédente - de faire entendre
leurs voix. Ce sont les « oubliés » du conflit qui s'expriment
enfin : harkis, fellaghas, déserteurs, appelés... L'approche de
la guerre se diversifie : le point de vue algérien semble
désormais intéresser le lectorat du Monde. Ce n'est plus
la version officielle colportée par les généraux ou les
hommes politiques, qui s'étale dans les colonnes du quotidien. En outre,
l'absence de polémique favorise des réflexions plus
distanciées et plus pertinentes. La guerre d'Algérie n'est plus
un thème sur lequel les passions se déchaînent. Une
approche sévère et lucide de la guerre est de nouveau permise et
ce n'est pas un hasard si c'est de cette période que datent les premiers
ouvrages réellement historiques sur la guerre d'Algérie. Mais les
élections présidentielles de 1981 ne risquent-elles pas d'ouvrir
les portes à une récupération politique de la guerre
d'Algérie - interprétation on ne plus polémique du conflit
- afin de s'attirer les bonnes grâces de l'électorat pied-noir
ou
gauchiste, selon les propos ?
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