b) Une diversification des livres sur la guerre
d'Algérie
Les livres sur le conflit font beaucoup moins parler d'eux que
lors de la période précédente. Le Monde y attache
peu d'importance : les comptes-rendus sont plus brefs et rarement signés
par une des grandes plumes du journal : leurs auteurs sont
généralement moins célèbres que ceux qui ont
apporté leur témoignage entre 1968 et 1972. Dans l'ensemble, on
peut d'ailleurs constater une diversification des genres : les
témoignages sont devenus relativement plus exceptionnels.
Comme pour le cinéma, la guerre d'Algérie est
désormais utilisée comme décor pour une fiction. Le
contexte de guerre et l'exotisme du pays méditerranéen
constituent un cadre idéal pour les romans où aventures et
histoires d'amour se rejoignent. Il ne s'agit pas de prendre parti ou de
témoigner. Ainsi dans La Grande fugue151,
tous les combats se valent : l'héroïne côtoie les
milieux des intellectuels libéraux, puis le F.L.N. et l'O.A.S. sans
faire de réelles distinctions entre les trois groupes. L'important n'est
pas le camp auquel on appartient, c'est de vivre une aventure, un combat. Le
genre romanesque peut aussi recouper le témoignage. Deux
écrivains qui ont vécu la guerre, en ont fait le cadre et le
sujet de leur fiction : Jules Roy dans Danse du ventre au-dessus des canons
et Pierre Schoendorffer dans Le Crabe-Tambour en 1976. Ces livres
n'ont pas la même valeur polémique et subversive qu'un
témoignage : les faits sont présentés de manière
moins abrupte et sont au service d'une histoire. Ecrire une fiction signifie
que les faits ont été préalablement digérés
avant d'être remaniés et réutilisés. Un travail de
mémoire a donc déjà été effectué par
les auteurs ; les cicatrices ne sont donc plus à vif et il est possible
de revenir sur les événements de manière plus
apaisée.
Si la production éditoriale comprend encore des
témoignages d'acteurs du conflit, Le Monde rend
particulièrement compte de témoignages originaux,
c'est-à-dire provenant d'autres acteurs que des généraux
ou des responsables politiques. En 1975, deux articles152 sont
consacrés au témoignage d'un déserteur153 qui
raconte son retour en France et le procès qui a suivi ce retour. Son
expérience est en outre révélatrice de
l'inéquité de la loi d'amnistie
151 A. Loesch, La Grande fugue, Le Seuil, Paris, 1973
152 les « bonnes feuilles » sont publiées
dans la rubrique « Société » sous le titre « Le
procès d'un insoumis », le 2-3 février 1975 et un
compte-rendu est fait par B. Poirot-Delpech dans Le Monde des livres,
« Quelqu'un qui a quelque chose à dire ! », le 7 mars
1975
153 M. Maschino, Le Reflux, éditions P.-J.
Oswald, 1975
puisqu'en 1966, alors qu'il rentrait en France, il se voit
contraint de comparaître devant un juge à l'heure où de
nombreux membres de l'O.A.S. étaient libérés. Le juge se
montre tout de même conciliant et décide la relaxe.
Autre type d'acteur du conflit dont le témoignage est
publié : le fellagha. Le commandant Azzedine fait en effet
paraître son témoignage154 en 1976. C'est la
manifestation d'un intérêt plus grand porté au camp
algérien : toutes les visions de la guerre semblent ainsi
intéresser Le Monde. Or, une mémoire apaisée ne
doit-elle pas prendre en compte tous les points de vue, y compris celui de
l'ennemi de l'époque ? Il s'agit en outre d'un témoignage dont
l'intérêt historique est certain : « c'est le premier
témoignage direct sur la vie dans les maquis, dans les prisons et les
camps d'internement »155. Azzedine est
l'emblème de cet apaisement général autour de la guerre
d'Algérie : il n'hésite pas à venir discuter devant la
caméra avec Bigeard ou le capitaine Sergent tout en ayant une
démarche didactique, à expliquer et justifier la
révolution algérienne.
Nous avons déjà remarqué que les
appelés, par l'intermédiaire des anciens combattants, prennent
enfin la parole quinze ans après la fin des combats ; ils souhaitent que
leur histoire soit reconnue. C'est dans une démarche similaire que se
situe l'ouvrage de Jean-Pierre Vittori156. Constatant le silence des
anciens appelés - à l'inverse des généraux et des
exactivistes - il a entrepris de recueillir leurs témoignages. Leur long
silence s'expliquerait par les traumatismes dont ils ont été
victimes en Algérie. Or, de retour en métropole, ils ont
été accueillis avec indifférence. Le mutisme
forcené constituait alors la seule échappatoire. Le silence de
l'opinion des années 1960 auquel s'ajoutent les effets de la politique
de l'oubli initiée par le général de Gaulle, est donc
pathologique : il n'a fait qu'accroître les traumatismes.
Le silence qui caractérise le milieu des années
1970, n'est pas de même nature. Il ne s'agit pas d'un véritable
silence puisqu'au contraire, il permet à des acteurs qui n'avaient pas
droit à la parole - appelés, fellaghas ou déserteurs - de
s'exprimer : les généraux et les anciens activistes
monopolisaient en effet la scène publique pendant la période
précédente. Le terme de silence n'est relatif qu'à la
virulence des débats qui ont marqué l'année 1972.
Un véritable travail de mémoire est au contraire
en marche. Une histoire de la guerre
154 Commandant Azzedine, On nous appelait fellagha,
Stock, Paris, 1976
155 « Quand Azzedine était fellagha : « Une page
d`amour pour mon peuple » », compte-rendu de D. Junqua, 19 novembre
1976
156 J.-P. Vittori, Nous, les appelés d'Algérie,
Stock, Paris, 1977
d'Algérie est en train de s'écrire : c'est de
l'autre côté de la Méditerranée que vient le premier
ouvrage réellement historique. Le livre de Mohammed Harbi, Aux
origines du F.L.N.157, est publié en 1975 en
France. Il s'agit, selon Benjamin Stora158, du premier ouvrage
d'histoire critique de la guerre. Dans cet ouvrage, Mohammed Harbi entreprend
de déterminer les origines politiques de la révolte, d'où
une démarche généalogique propre à l'historien qui
doit d'abord s'intéresser aux causes, avant d'étudier les
événements en eux-mêmes - contrairement au journaliste. Il
insiste sur le rôle primordial de la scission du M.T.L.D. entre
messalites, fidèles au chef Messali Hadj, et centralistes dont sont
issus les chefs historiques du F.L.N. Les autres partis, l'U.D.M.A. et le
P.C.A. en particulier, n'ont pas compris l'ampleur du fait national, c'est
pourquoi ils se sont retrouvés exclus de la révolution
algérienne avant même l'insurrection.
La deuxième étape marquante de l'historiographie
sur la guerre d'Algérie est constituée par l'histoire, devenue
une référence aujourd'hui, qu'a faite Charles-Robert Ageron de
l'Algérie coloniale. Etape, elle aussi décisive puiqu'il s'agit
de la première étude historique sur les origines de la guerre
envisagée du côté français et traitée sans
complaisance. C'est en 1979 qu'est publié le deuxième tome de son
Histoire de l 'Algérie contemporaine159
étudiant la période 1871-1954 et plus
précisément la naissance du nationalisme algérien. C'est
un autre historien, collaborateur au Monde, qui est chargé du
compte-rendu : Jean-Marie Mayeur160. La critique est
élogieuse et l'ouvrage est présenté comme un
moment-clé de l'historiographie contemporaine : y est louée la
« volonté de compréhension et de rigueur critique,
rectifiant au passage les idées reçues et dissipant les mythes
». L'histoire est donc nécessaire à la récusation des
mensonges intrinsèques aux mémoires individuelles ; le passage
à une mémoire collective demande alors le recours de la science
historique. Mais, là où la portée du livre d'Ageron est
primordiale c'est lorsqu'il analyse l'évolution politique
algérienne de 1919 à 1954 - deuxième partie du livre.
Jean-Marie Mayeur constate alors :
« Les origines proprement politiques de la guerre
d'indépendance sont «fondamentales». L'état
économique et social explique les sentiments de la population, il ne
rend pas compte de l'insurrection « née de la volonté de
quelques hommes » qui, comme en 1945, ressentirent l'aspiration des
Algériens à devenir maîtres de leur destin »
157 M. Harbi, Aux origines du F.L.N., Christian
Bourgeois éditeur, Paris, 1975
158 B. Stora, op. cit.
159 C.-R. Ageron, Histoire de l'Algérie contemporaine,
tome 2 : De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de
libé ration, Presses Universitaires de France, Paris, 1979
160 « D'une insurrection à l'autre » par J.-M.
Mayeur, 1er novembre 1979
La conscience politique algérienne et le sentiment de
former un nation, niés aux musulmans pendant toute la guerre, sont enfin
reconnus par l'école historique française et sont même
désignés comme la raison essentielle d'une insurrection de ce
type. L'apport historique de l'ouvrage d'Ageron est primordial : c'est le
début d'une histoire de la guerre d'Algérie.
La recherche historique commence enfin à se porter sur
la guerre d'Algérie et ses thématiques connexes.
Parallèlement à cette découverte de la guerre
d'Algérie par les romanciers et les historiens, Le Monde
poursuit son travail de mémoire sur le conflit même s'il se
fait plus discret qu'avant 1972.
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