C/ Derrière le silence : un travail de
mémoire à l'oeuvre
1 / Une reconnaissance officielle des combats
a) La carte du combattant enfin attribuée
L'Etat se décide enfin, plus de dix ans après
la fin des combats, à reconnaître que les opérations
militaires en Algérie n'étaient pas de simples opérations
de maintien de l'ordre, mais qu'il y a eu combat. En effet, le conseil des
ministres, réuni le 17 octobre 1973, « a approuvé un projet
de loi donnant vocation à la qualité de combattants aux personnes
ayant participé aux opérations effectuées en Afrique du
Nord entre le 1er janvier 1952 et le 2 juillet 1962
»146. Cela concerne donc en particulier les
militaires engagés en Algérie, même si le projet de loi
s'étend à l'ensemble du Maghreb. Les forces supplétives,
les harkis en Algérie, peuvent aussi se voir décerner la carte du
combatt ant.
L'Etat reconnaît donc le service qu'a rendu une partie
de sa population pour tenter de garder l'Afrique du Nord sous giron
français : c'est que 2500000 hommes ont participé à ces
opérations, pour la plupart des appelés métropolitains. On
pourrait croire alors que l'Etat reconnaisse explicitement qu'il y ait eu une
guerre en Algérie puisqu'il concède qu'il y a eu combats et
combattants. Or, justement, le texte de loi est des plus ambigus.
b) La position ambiguë de l'Etat vis-à-vis du
conflit
Le Monde rappelle à cet égard qu'il ne
s'agit pas en droit d'opérations de guerre, mais d'opérations de
« maintien de l'ordre ». Là, réside tout le paradoxe de
la loi : certes il y eut des combats puisqu'une carte d'ancien combattant est
attribuée, cependant, ces combats eurent lieu dans le cadre
d'opérations de « maintien de l'ordre », donc de banales
opérations de police ; il n'y a pas de reconnaissance officielle de la
guerre en tant que telle. D'après le porte-parole du gouvernement, M.
Joseph Comiti, l'ampleur des opérations, des effectifs engagés et
des pertes justifient « que l'on reconnaisse les services rendus comme
cela avait été fait lors des précédents conflits
». Or, l'ampleur des moyens utilisés dans ces opérations
prouve qu'il s'agit là d'une guerre. D'autre part, la comparaison avec
les précédents conflits, c'est-à-dire les guerres
mondiales et la guerre d'Indochine, n'est valable que si l'on
considère
les événements algériens comme un
véritable conflit. Une comparaison met en effet en relation deux
éléments de même nature : le drame algérien est donc
de nature similaire à la guerre d'Indochine voire aux conflits mondiaux.
Dès lors, justifier l'attribution de la carte par un souci
d'équité par rapport aux combattants des autres conflits, c'est
bien reconnaître qu'en Algérie, eut lieu une guerre. Mais le terme
de guerre est évité, le discours officiel lui
préfère l'euphémisme « opérations
»147.
c) Les enj eux d'une telle distinction
Au-delà de la querelle de vocabulaire, la distinction
entre « opérations » et guerre » n'est pas
négligeable : elle a une portée politique de première
importance. Le terme « opérations de maintien de l'ordre »
renvoie au discours officiel de l'époque : « l'Algérie,
c'est la France », selon l'expression de François Mitterrand alors
ministre de l'Intérieur au sein du gouvernement de Pierre
Mendès-France, et l'insurrection n'est le fait que d'une petite bande de
« rebelles », « de terroristes ». Etaient niées
toute portée politique, toute raison économique et sociale
à l'insurrection. « Les évènements », comme ils
sont pudiquement nommés, consistent alors à de simples «
opérations de maintien de l'ordre », l'ordre étant
menacé par une poignée de « terroristes » : la masse
musulmane était censée soutenir l'action de l'armée
française.
Reconnaître qu'il s'agit d'une guerre, revient alors
à contester la légitimité de ces « opérations
». C'est en effet admettre qu'en face existait un adversaire
identifié, un camp avec sa propre armée, son gouvernement, et ses
buts politiques. Ce serait reconnaître le fait national algérien.
L'ennemi ne se limite plus à une poignée d'extrémistes
mais il s'agit d'une nation avec la masse de population sur qui il peut
compter. Ce serait aussi avouer que l'Algérie, ce n'est pas la France,
à moins de parler de guerre civile, ce qui n'est pas le cas.
Si l'attribution de la carte du combattant constitue une
avancée vers la reconnaissance officielle de la guerre d'Algérie,
elle place le gouvernement français dans une situation paradoxale : des
appelés sont indemnisés en tant qu'anciens combattants pour une
guerre qui n'a pas eu lieu. Fort de cette « semi-reconnaissance »,
les anciens combattants peuvent alors prétendre à une plus ample
commémoration du sacrifice qui leur a été
demandé.
d) Une médiatisation des commémorations du
cessez-le-feu En 1979, Le Monde accorde une importance plus grande
qu'à l'accoutumée aux
commémorations du cessez-le-feu du 19 mars 1962
organisées par la F.N.A.C.A. (cf. p.30). Le quotidien octroie une
tribune à Michel Sabourdy, secrétaire national de la F.N.A.C.A.
M. Sabourdy tente de justifier une commémoration critiquée par
les associations de rapatriés et d'anciens combattants proches de
l'Algérie française. Il fait appel au devoir de mémoire
vis-à-vis des jeunes gens morts au combat : « Chaque année,
depuis 1963, ceux qui forment la dernière génération de
combattants - si tardivement reconnue d'ailleurs - entendent veiller à
ce que le sacrifice de leurs camarades, eût-il été inutile,
ne soit pas oublié »148
Cependant, ce n'est pas le devoir de mémoire qui est
contesté par les associations de rapatriés mais la date choisie
pour la commémoration. Or, M. Sardouy explique que le cessezle-feu
s'appliquant à partir du 19 mars à midi a été
ressenti comme une délivrance, un soulagement : c'est la fin des
tourments pour les combattants et le moment d'enterrer ses morts. Mais le 19
mars a une autre valeur pour les pieds-noirs - et M. Sadouy ne se le cache pas
- d'où la polémique :
« Cette Journée n'a-t-elle pas signifié,
aussi, le début de l'exode des malheureux rapatriés ? Le
déclenchement du massacre des harkis ? [...] C'est en partant de ces
dernières considérations - et seulement de celles-ci - que le
gouvernement a tenu à expliquer au Parlement, en octobre dernier, qu'il
n'entendait pas s'associer à cet hommage le 19 mars ».
L'auteur de la tribune ne parvient pas à sortir du
paradoxe, intrinsèque aux souvenirs
contradictoires liés à cette date fatidique.
Finalement, on se demande s'il ne donne pas raison, du moins partiellement, et
aux pieds-noirs et au gouvernement. Il est d'ailleurs notable que le
gouvernement n'ait pas voulu officialiser les commémorations du 19 mars,
préférant la situation ambiguë du « ni refoulement, ni
reconnaissance » de la guerre.
Les anciens combattants restés dans l'ombre, lors des
polémiques de 1968 à 1972, profitent du relatif silence pour
faire entendre leur voix, leur vision de la guerre et que soit reconnues aussi
leurs souffrances. C'est pourquoi, les commémorations organisées
par la F.N.A.C.A., même si elles n'ont rien d'officiel et si elles sont
contestées149, rencontre un certain succès : Le
Monde signale dans le numéro daté du 23 mars que la
participation a été record en cette année 1979. Les
anciens combattants souhaitent à leur tour que leur histoire soit prise
en compte par l'opinion publique et qu'elle participe au mûrissement de
la mémoire collective.
148 « Controverse autour d'un anniversaire », 13 mars
1979
149 M. de la Morandière, président de
l'U.N.C.-A.F.N. déclare le 20 mars : « Parce que nous n'acceptons
pas l'oubli de nos 30000 morts et que nous veillons au respect de leur
mémoire, nous refusons de célébrer leur sacrifice à
l`occasion du cessez-le-feu prévu par les accords d'Evian »
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