d) Henri Alleg : briser une nouvelle fois le silence
En 1958, Henri Alleg a bousculé les tabous autour de la
torture en racontant le mois qu'il a passé au centre de triage
d'El-Biar, en détaillant minutieusement les diverses tortures qu'il a
subies et en nommant ceux qui la pratiquaient135. En 1977, il tente
de briser une nouvelle fois le silence autour de la torture en Algérie.
Son témoignage est alors réactualisé par l'adaptation de
La Question au cinéma.
Plus qu'un retour sur ce dont il a été victime,
c'est une dénonciation de la torture dans son ensemble. Il s'agit aussi
d'une réflexion sur la force de la volonté ou de la foi humaine.
Comme Jean Planchais, le film démontre que celui qui sort victorieux de
cette épreuve, c'est la victime : « Vainqueur parce que sa
résistance réduit ses tortionnaires à l'état de
soushommes, parce qu'il est persuadé que, même s'il doit mourir,
la vérité finira par être découverte
»136. Comme les films de René Vautier, son
militantisme le confine à un public limité : ce genre de films,
malgré la qualité de réflexion développée,
ne permet pas de briser le silence. Il est juste le signe que le silence n'est
plus imposé de manière coercitive puisque le film n'a pas
été victime de la censure. Le silence est alors peut-être
plus profondément enfoui dans l'inconscient de la société
française.
2/ De Gaulle : trahison ou pragmatisme ?
Le rôle du général de Gaulle dans la
guerre d'Algérie est de ces thèmes récurrents qui ne
cessent de susciter rancoeur, réquisitoires et plaidoyers. Cependant,
l'enjeu du débat s'est quelque peu émoussé : les
gaullistes ne sont plus qu'une composante de la majorité et
l'intérêt porté aux anciens activistes s'est
altéré.
135 l'éditeur n'a figuré que les initiales, ce qui
n'a pas empêché le livre d'être saisi à sa sortie.
136 « Résistance d'un intellectuel », par J. de
Baroncelli, 5 mai 1977
a) Un défenseur peu commun de la politique gaullienne
A l'occasion de la mort du président algérien,
ancien chef d'état-major de l'A.L.N., Houari Boumedienne, Le Monde
revient sur la politique et les discours du président
défunt. Le quotidien dévoile alors que l'ancien adversaire
militaire de la France se distingue par une conception du conflit très
proche de celle de de Gaulle. Cette proximité de points de vue entre les
deux hommes est ainsi révélée par l'estime que portait
Boumedienne au président français :
« Je pense qu'il avait conscience dès le
début que l'indépendance de l'Algérie était
inéluctable. Mais s'il l'avait dit en 1958, il aurait été
balayé en vingt-quatre heures. Il a dû
prendre le temps de prouver aux généraux et
à une partie de l'opinion française que c'était un
problème politique et pas une affaire d'armes »137
On peut noter l'écart qui existe entre ces propos et le
discours que Boumedienne a prononcé lors du dixième anniversaire
de l'indépendance de l'Algérie :
« Les historiens du colonialisme [...] ont tenté de
prouver à certains esprits faibles que si l'Algérie a obtenu son
indépendance, le mérite en revenait à la Vème
République et à son
président Charles de Gaulle. Il s'agit là d'une
falsification [...]. Tous les Algériens [...]
savent bien que les opérations de destruction et
d'anéantissement n'ont jamais été aussi intenses que sous
la Vème République »138
Lequel des deux discours est-il caractéristique de la
pensée du président algérien ? Le second est
volontairement agressif puisque s 'adressant au peuple algérien et aux
représentants de différents pays du Tiers-Monde : Boumedienne
fait preuve d'anti-impérialisme féroce. Le premier est plus
proche de l'histoire officielle algérienne de la guerre, elle tend
à renvoyer les combattants dans l'ombre : les héros de guerre
sont peu compatibles avec la dictature très personnelle que Boumedienne
a instaurée. Or, dans ce discours, le chef d'Etat algérien fait
de de Gaulle l'homme clairvoyant, travaillant l'armée et l'opinion pour
faire accepter l'indépendance, dont de Gaulle lui-même voulait se
donner l'image dans ses mémoires (cf. p.36). Il semble oublier que
l'effort de guerre était très intense sous de Gaulle. Boumedienne
croit-il vraiment à ce qu'il dit ou n'est-ce qu'un discours
destiné à prouver l'amitié francoalgérienne ? Les
deux discours étant paradoxaux, il est certain que le contexte politique
influe sur la tonalité du discours à adopter. Il s'agit avant
tout de satisfaire son auditeur plutôt que de tenter de déterminer
une vérité historique : aucun des deux discours n'est
représentatif de la réalité, celle-ci étant plus
ambiguë qu'un message de propagande.
b) De Gaulle et l'opération « Résurrection
»
137 propos cité dans « Rencontres avec le
président algérien » par P. Balta, 28 décembre
1978
Le 13 mai 1978, Le Monde publie le témoignage
du général Jouhaud sur l'opération Résurrection
(cf. texte dans les annexes), opération qui prévoyait en mai 1958
le débarquement de parachutistes en métropole pour prendre
possession des points névralgiques de la capitale ; c'est un
véritable un coup d'Etat qui est envisagé. Jouhaud divulgue que
l'entourage du général de Gaulle participe activement à la
préparation de l'opération. De Gaulle est donc au courant
puisqu'il se fait même préciser les modalités
d'exécution de « Résurrection ».
En outre, l'opération a eu un début
d'exécution : « Le 29 mai, vers 9 heures, le général
Salan recevait une communication de M. Olivier Guichard : « Nos affaires
se présentent mal ! A vous de jouer maintenant. Tenez-vous prêts !
» »139. Deux escadres décollent avant
que le contrordre ne fut donné, contrordre motivé par l'annonce
de l'entretien qu'accordait le président Coty au général
de Gaulle.
Evidemment, le témoignage est partial et à
charge même si le ton est dépassionné et si, dans un souci
d'objectivité, Jouhaud recoupe les témoignages. Cependant, il met
à mal l'image du de Gaulle rappelé par le peuple et
décidé à accorder l'indépendance. De Gaulle
apparaît comploteur, jouant sur la peur d'un coup d'Etat, quitte à
arrêter l'opération en cours, pour revenir au pouvoir.
Malgré la partialité de l'auteur, il semblerait que ce
témoignage ne soit pas très éloigné de la
vérité. Bernard Droz et Evelyne Lever, dans la synthèse
qu'ils ont écrite sur la guerre d'Algérie140, estiment
qu'il aurait clairement exprimé son souhait d'éviter
l'application du plan, tout en ordonnant à Salan de faire le
nécessaire au cas où il ne pourrait pas accéder
légalement au pouvoir.
Ce témoignage du général Jouhaud
dénote l'écart qui existe entre les différentes
mémoires de la guerre, entre deux histoires, l'histoire gaullienne et
celle des généraux. Le silence de la société
française est alors peut-être celui né de
l'incompréhension réciproque des différents acteurs du
débat et du conflit, d'où une absence de communication. Comment
peutil en effet y avoir discussion s'il n'existe pas une reconnaissance
préalable de la légitimité des souvenirs d'autrui ?
3/ Le cinéma : vers une dédramatisation ?
Nous avons vu que, de 1968 à 1972, le cinéma
cristallisait toutes les tensions, son
139 « L'opération Résurrection en mai 1958
», E. Jouhaud, 13 juin 1978
pouvoir d'impact était surestimé et les
oppositions violentes et radicales qui s'exprimaient à son encontre,
étaient le signe d'une incompatibilité fondamentale entre les
diverses mémoires du conflit. Or, de 1973 à 1979, le
cinéma donne l'impression d'être redevenu un simple moyen
d'expression artistique. On ne peut parler de tabou de la guerre
d'Algérie dans le cinéma de cette période mais il ne
déclenche plus les mêmes passions. Peut-on y voir le signe d'un
apaisement ?
a) Le cinéma militant du début de
période
S'il y a apaisement, il n'est pas immédiat. Le
début de la période voit la sortie de films militants
susceptibles de déclencher des réactions mais celles-ci
n'atteignent pas l'intensité de celles suscitées par La
Bataille d 'Alger.
Tout d'abord, le documentaire Fran çais si vous
saviez d'André Harris et Alain de Sédouy confronte les
vérités que croit avoir chacun sur la guerre d'Algérie.
Les différentes mémoires s'opposent uniquement par caméra
interposée, évitant ainsi la stérilité de la
polémique :
« Un dialogue imaginaire [...] oppose [...] le colonel
Argoud à Pierre-Henri puis à Paul Teitgen, et, en ce qui concerne
la torture, à Vidal-Naquet, Jacques Duclos à Charles Tillon,
Jacques Soustelle à Pierre Mendès-France... En fin de compte, ces
approximations touj ours subjectives, souvent passionnelles seront
précieuses pour construire la partie psychologique de l'histoire »
141
Par le refus des réalisateurs de démontrer quoi
que ce soit, chaque témoignage est
restitué comme tel, la leçon ou la morale, c'est
le spectateur qui se la fait, d'où l'absence de débats à
la sortie du film, si ce n'est la critique élogieuse du Monde.
Un tel film qui cherche à dévoiler les motivations profondes
de chaque acteur du conflit, est bien la marque d'une volonté de
comprendre ce conflit, du moins le conflit franco-français, celui qui
s'est focalisé sur la torture et qui est avant tout idéologique.
Il participe donc à l'élaboration d'une mémoire collective
apaisée.
Le film d'Yves Boisset, R.A.S., sorti en août
1973, apparaît, en revanche, comme plus polémique. Le but que
s'est fixé le réalisateur, est de faire un film à la fois
commercial, avec un budget conséquent, et politique, menant une
réflexion sur la légitimité de la guerre d'Algérie.
Avec une mise en scène efficace, un style accrocheur, le film se veut un
travail de mémoire sur le sort qui attendait les rappelés en
Algérie. « Je fais un cinéma populaire qui essaie de toucher
un public non militant, voire non informé, qui cherche à avoir le
maximum d'impact, qui se donne les moyens de faire des entrées, de faire
réfléchir des milliers de
141 « Rencontres avec l'histoire » par J.-M. Dunoyer,
27 février 1973
personnes »142. Avec une telle
mission qu'il donne à son art, Boisset recherche la débat si ce
n'est la polémique.
Le Monde procède alors à un tour
d'horizon de la presse. Les commentaires sont généralement
positifs exceptés Le Journal du Dimanche et Le Figaro
: « J'entends célébrer le courage de Boisset. Quel
courage ? Une nouvelle guerre d'Algérie menace-t-elle ? Dieu merci, non
! Ces épreuves appartiennent au passé »143.
Le quotidien communiste, lui, s'emploie à démontrer qu'il
existe encore une autre forme de censure que la censure politique et qu'elle
s'applique aussi à ce genre de films subversifs. Ainsi, Boisset a
rencontré de grosses difficultés pour financer son film et
l'U.G.C. décide de diffuser le film en pleine période creuse pour
le cinéma, le mois d'août : la nouvelle censure est donc
financière et ce seraient les entreprises de production et de
distribution qui l'appliqueraient. En réalité, contrairement aux
attentes, les positions ne sont pas radicalement tranchées, les
comptes-rendus évitent la polémique, bref le débat que
Boisset veut créer autour de son film, n'existe pas : les critiques sont
modérées. Cela apparaît d'autant plus exceptionnel que la
modération est rarement de mise lorsqu'il s'agit de la guerre
d'Algérie.
La controverse tant attendue ne prend pas forme. Le Monde
ne publie qu'une seule lettre-réponse au film : un sous-officier,
animateur d'un mouvement d'extrême droite, Roger Holeindre, qui proteste
contre l'image de l'armée que renvoie le film : « Je n'ai jamais vu
personne obliger un soldat français à torturer un prisonnier
civil ou militaire. Ceux qui l'ont fait voulaient bien le faire, un point c'est
tout »144. Pierre Viansson-Ponté en vient
à s'interroger sur l'absence de polémique autour d'un film qui
devrait plus déranger que La Bataille d'Alger :
« Les généraux, épuisés sans
doute par les controverses avec les évêques, avec les pacifistes
et finalement entre eux, n'ont pas soufflé mot. Il n'y a eu aucune
manifestation [...]. Jamais en France une mise en accusation aussi virulente de
l'armée, un réquisitoire aussi fort contre la
«pacification» algérienne, des images aussi brutales et crues
de violence militaire, n'avaient été présentées au
public »145
Le silence et l'oubli ont donc pour origine la lassitude des
protagonistes et de l'opinion.
Mais Viansson-Ponté ne s'arrête pas là dans
son analyse de « la guerre oubliée ». Ce silence n'est pas
seulement un silence de lassitude mais aussi un silence de culpabilité
:
142 interview d'Yves Boisset « Il faut parler au public du
samedi soir », 10 août 1973
143 L. Chauvet dans Le Figaro cité dans «
R.A.S. dans la presse », 14 août 1973
144 « La réponse du sous-off », R. Holeindre,
26-27 août 1973
145 « La guerre oubliée », P.
Viansson-Ponté, 19-20 août 1973
« C'est bien ainsi que les choses se sont passées,
ainsi qu'étaient brisées les fortes têtes, torturés
ou liquidés les adversaires, trompés et utilisés les
jeunes soldats. Hélas ! Le silence qui accueille ces aveux vaut, s'il en
était besoin, confirmation. Et on a peur, on a honte, on se reproche de
n'avoir pas assez dénoncé violemment cette «sale
guerre» ».
Le silence est sans doute un aveu. Dans ce silence, faut-il
alors voir une reconnaissance,
implicite, des méthodes violentes employées par
l'armée française ? On peut alors noter une évolution
dépassionnée de l'opinion publique et des acteurs du conflit : ce
silence eût été impossible quelques années
auparavant, à l'époque de La Bataille d'Alger. Plus
qu'un signe d'une lassitude, d'une culpabilité ou d'un oubli, le silence
sur la guerre d'Algérie est, peutêtre, porteur d'apaisement. La
reconnaissance, par un silence coupable, de certaines atrocités
induit-elle alors la constitution d'une mémoire collective
débarrassée des mensonges et des mythes colportés par les
protagonistes ? La période de silence permettrait aux plaies de se
cicatriser pour que la société puisse enfin regarder le
passé avec lucidité.
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