b) Le cas Pouget
Cette recherche des responsabilités quant à
l'utilisation de la torture se poursuit malgré la loi d'amnistie, elle
conduit encore à un procès en diffamation. Libération
a ainsi publié un article, le 8-9 décembre 1974,
fondé sur le témoignage de deux appelés : « Comment
un «adepte» de la torture en Algérie est devenu très
simplement écrivain humaniste au Figaro ». Cet article
incriminant M. Jean Pouget, commandant du 584e bataillon du train
à Bordj-ElAgha pendant la guerre puis grand reporter au Figaro,
fait donc l'objet de poursuites. Le procès s'ouvre le 30 janvier
1975 à la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris.
Ce n'est pas tant la réalité des sévices qui est
contestée, que la responsabilité de Pouget : « Plus de
quinze ans après, aucun témoin ne pouvait vraiment certifier que
le commandant Pouget avait ordonné ou même «couvert» ce
genre de pratiques »131. Pourtant le
témoignage des appelés est accablant pour l'armée :
« Les informateurs de Libération
réitèrent une partie de leurs déclarations, à
savoir qu'il existait dans le camp un silo à grain d'une profondeur de 3
mètres ou les fellaghas étaient interrogés et dans lequel
on versait parfois de l'eau, une casemate servant de prison et nantie d'une
porte très basse contre laquelle « l'Arabe, tiré par les
cheveux, était projeté et se cognait », une «salle des
soupirs» où les prisonniers subissaient, un à un, un
interrogatoire particulièrement serré... »
Le débat s'est ensuite porté sur l'opposition
qu'aurait toujours manifesté le commandant
Pouget, à la torture. Les faits décrits
ci-dessus ne sont pas réellement contestés ni
véritablement examinés puisque de toute manière, ils sont
amnistiés. Les discussions sont alors sans intérêt d'un
point de vue historique puisqu'elles concernent la personnalité du
commandant Pouget. Ce procès est encore une preuve de ce processus de
refoulement - la réalité des exactions ne constituant pas l'objet
de la plainte ni de l'instruction - des atrocités commises pendant la
guerre d'Algérie. Refoulement bien compréhensible puisqu'il
s'agit d'événements peu glorieux pour la France.
c) La suite du feuilleton Audin
L'affaire Audin revient de façon lancinante depuis la
fin de la guerre comme un crime que la société n'a pas fini
d'expier. A la fin de la guerre, Audin n'ayant pas réapparu, il fallait
bien qu'il soit mort. Un acte de décès est alors établi
par le tribunal d'Alger, le 1er juin 1963. Jugement qui devient
exécutoire en France le 27 mai 1966. En 1968, la veuve Audin saisit
alors le tribunal administratif de Paris afin d'obtenir une indemnité
pour elle et ses enfants. La demande est rejetée en mars 1975 car
celle-ci a été présentée trop tard : il y a
prescription en faveur de l'Etat au-delà des quatre ans après la
déclaration de décès. Le commentaire du jugement qui est
fait par Le Monde dans son numéro daté du 25 mars 1975,
est bref : l'affaire Audin n'intéresse plus. Il faut dire que les
nombreux recours judiciaires rendent l'affaire difficile à suivre.
En 1978, l'affaire Audin resurgit à l'occasion du
procès de Philippe Erulin colonel commandant le 2e
régiment étranger de parachutistes à Calvi. Il est
accusé d'avoir « veillé » à l'installation d'un
bordel, le Plouf, destiné à ses légionnaires. Or, Erulin,
alors lieutenant, est un des deux officiers qui est venu arrêter Maurice
Audin à son domicile. Le Monde du 18 mars indique qu'Erulin ne
s'est pas présenté à son procès. Le nom de Philippe
Erulin rappelle alors l'affaire Audin aux militants du comité Audin mais
aussi aux journalistes du Monde. La polémique rebondit
alors.
C'est la télévision qui déclenche la
polémique. Invité aux Dossiers de l 'écran,
René Andrieu, rédacteur en chef de L 'Humanité,
rappelle qu'Erulin est un des tortionnaires d'Henri Alleg132.
Le Monde rapporte les déclarations qu'ont suscitées ces
accusations. M. Yvon Bourges, ministre de la défense, s'estime «
scandalisé par le comportement de René Andrieu »133
alors même que le colonel Erulin est envoyé au Shaba
(ex-Katanga), en mission humanitaire. M. Alleg confirme le témoignage et
les accusations qu'il avait porté dans son livre La Question.
Quant au Monde, il rappelle « que les plaintes dont certains
militaires ont pu faire l'objet pour leurs actions en Algérie tombent
sous le coup de la loi du 31 juillet 1968 portant amnistie » de ces
mêmes actions. Le R.E.C.O.U.R.S., pourtant association de
rapatriés et non d'anciens combattants, entre aussi dans la
polémique en fustigeant « l'utilisation fréquente de la
télévision par une certaine intelligentsia, dans le seul but de
souiller la mémoire de l'armée et des Français
d'Algérie ». Bref, les oppositions restent tranchées et
les
vieux thèmes du débat sont de nouveaux brandis,
en particulier l'honneur de l'armée. Cette virulence montre le refus
d'une partie de l'opinion de revenir sur les événements les moins
glorieux de la guerre.
Mais après l'instantanéité de ces
réactions, vient le temps de la réflexion, réflexion
menée par Jean Planchais. Le journaliste signale, à juste titre,
que malgré la violence des déclarations, « ce qui compte,
c'est que la question ait été posée [...]. La tache est
restée, malgré le temps, les discours lénifiants, les
tentatives plus ou moins adroites de justification »134 . Et
Jean Planchais en profite pour rappeler l'activité
déployée à la villa Sésini, « véritable
usine à tortures parmi d'autres » et l'affaire Audin. Il
s'interroge sur les responsabilités, la plus grande faute revenant aux
hommes au pouvoir mais aussi à l'opinion publique : «
dénoncée, la torture a longtemps laissé la masse de
l'opinion indifférente ». La polémique peut être
saluée comme la fin d'un silence coupable. Planchais résume alors
le travail de mémoire que l'opinion doit accomplir non pas uniquement
sur la torture mais sur la guerre d'Algérie en général :
« Le souvenir qu'il faut conserver, c'est celui d'une guerre longue et
féroce [...], d'un mécanisme politique absurde [...], d'un manque
de clairvoyance et de générosité ». C'est ce travail
de mémoire qui est primordial et non la recherche de
responsabilités dans les atrocités commises, et de toute
manière amnistiées, d'autant plus que ceux qui ont
été conduits à perdre leur dignité, ne sont pas les
torturés mais les tortionnaires. Cette analyse montre bien
qu'au-delà du cri d'orfraie des anciens acteurs du conflit, une
réflexion distanciée sur la guerre commence à voir le
jour, certes au sein d'un journal élitiste qui, de surcroît, ne
s'est pas compromis pendant la guerre.
L'affaire Audin-Erulin resurgit quelques mois plus tard, dans
un nouvel article signé par Jean Planchais, « Le Silence »,
paru le 28 septembre 1979. Planchais, à l'occasion de la mort d'Erulin,
s'en prend à la loi d'amnistie qui impose un silence
préjudiciable pour les victimes de la torture mais encore plus pour ceux
qui l'ont pratiqué. Ces derniers se trouvent en effet dans
l'impossibilité de répondre aux terribles questions qui leur sont
posées sous peine de porter atteinte à l'honneur de
l'armée ou d'enfreindre la loi d'amnistie :
« Au nom de la loi se trouvaient ainsi
bâillonnés à la fois les accusateurs, du moins en principe,
et, dans la pratique l'accusé. Il fallait à tout prix
éviter le «grand déballage» qui eût mis à
rude épreuve la cohésion et le prestige encore fragiles de
l'armée et risque de semer la tempête dans les milieux politiques
»
Jean Planchais reprend le thème, déjà
énoncé dans « Retour à la villa Sésini »,
du
tortionnaire davantage victime que le torturé
d'après une logique inspirée de la célèbre
dialectique du maître et de l'esclave de Hegel : celui
qui subit les tortures, peut toujours se raccrocher à son
humanité, à sa force morale plus grande que celui qui cherche
à provoquer la souffrance tandis que l'humanité est
refusée au tortionnaire, il a renié et son intelligence et ses
émotions pour pouvoir pratiquer ces atrocités. La question de la
torture reste polémique et taboue parce qu'elle met en cause
au-delà des responsabilités personnelles, le fonctionnement et de
l'Etat et de l'armée, à savoir les deux institutions-clé
dans une démocratie. Pour Jean Planchais, c'est la loi qui a
engendré le silence autour de la guerre d'Algérie.
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