B/ Une résurgence sporadique des principaux
thèmes du débat
1/ La torture, un sujet encore polémique
La place faite à cette question dans le quotidien a
fortement diminué par rapport à la période
précédente. La torture n'est plus ce débat crucial qui
enflamme l'opinion : on la retrouve ainsi au détour de petits articles,
dans les rubriques « Culture » ou « Justice ». La
rédaction elle-même semble se désintéresser de ce
sujet, d'où l'absence d'articles sur ce thème signés par
les grandes plumes du journal. C'est que la torture a déjà fait
l'objet de nombreuses discussions en 1971 et 1972. Le sujet est-il alors
épuisé ? On peut le penser puisque la continuité du
débat sur ce thème n'est assurée que par des affaires
récurrentes : Audin, Alleg et Bigeard. Ces affaires figurent comme des
symboles de la pratique de la torture. Or cette fonction symbolique favorise
une dénonciation de la torture plus concrète que d'abstraits
discours : les mentalités sont davantage frappées si l'on peut
mettre un nom, un témoignage sur cette pratique. C'est pourquoi la
torture ne resurgit dans le débat public que par l'intermédiaire
de telles affaires.
a) La « mini-affaire » Bigeard : le
secrétaire d'Etat et la torture
Le général Bigeard, par son caractère et
sa franchise, s'est auréolé d'un certain prestige, bien qu'il
soit un exemple des défaites de la France dans ses guerres coloniales.
Il est devenu un personnage incontournable sur qui se focalise l'attention
voire les passions. En 1973, il est nommé à Paris. Cette venue
à Paris suscite alors des interrogations et des craintes : celui qui a
mené, à la tête du 3e R.P.C., sous
l'autorité du général Massu, la bataille d'Alger, a-t-il
été appelé par le gouvernement pour accroître
l'état répressif ? C'est du moins la question que se posent les
militants gauchistes après que le général eut
déclaré qu'il y avait « beaucoup à faire » dans
la capitale. En filigrane réapparaît le rôle qu'ont
joué les troupes de Bigeard dans la bataille d'Alger et de l'usage qui a
été fait de la torture à cette occasion.
Jacques Fauvet profite de cet événement pour
dresser un portrait de Bigeard dans son éditorial du 22 juin 1973 «
Bigeard à Paris » : « Bigeard a pour lui une silhouette et une
légende, et contre lui un passé qui n'est pas, hélas ! que
le sien, un passé de défaites et de replis ».
C'est à cette « légende » que
Valéry Giscard d'Estaing fait appel pour prendre la tête
d'un secrétariat d'Etat auprès du ministre de la
défense. Il côtoie alors Mme Françoise Giroud au conseil
des ministres. Aux journalistes lui rappelant les accusations virulentes
qu'elle avait portées contre le général Bigeard au moment
du conflit, elle répond : « A ma connaissance, le
général Bigeard n'a jamais torturé personne
»128.
Jean Planchais profite de cette déclaration pour
revenir sur le rôle qu'a joué le général Bigeard
lors de la bataille d'Alger et s'interroger sur la pratique de la torture.
Après avoir rappelé que le général Bigeard est
chargé de « nettoyer » la Casbah, il souligne que la pratique
de la torture est couramment employée dans ces opérations de
police : « [le 3e R.P.C. et son chef] ont pratiqué les
méthodes qui ont amené la «disparition» de quatre mille
personnes, recensées par M. Paul Teitgen [...]. A Sidi-Ferruch, les
corps des suppliciés sont discrètement enfouis
»129. Les euphémismes sont de rigueur : le
journaliste parle de « méthodes » pour tortures et de «
disparitions », avec les guillemets, pour exécutions sommaires. Une
telle prudence dans le vocabulaire fait penser aux articles sur la torture
écrits pendant le conflit : Le Monde n'utilisait alors le mot
de torture qu'en lui adjoignant des guillemets, comme pour relativiser sa
réalité.
Cette façon d'atténuer la réalité,
tout en réfutant la déclaration de Mme Giroud, se retrouve dans
le traitement qui est fait de l'affaire Ben M'Hidi (cf. p.47) : « Ben
Mehdi, selon la version officielle, se donnera la mort dans sa prison. Selon
une autre version, il fut «liquidé» discrètement
». Là encore, le doute est cultivé, les deux versions sont
proposées au lecteur sans rappeler que Bigeard avait déjà
avoué l'exécution de Ben M'Hidi (cf. note 91). C'est d'autant
plus surprenant qu'en 1974, à l'occasion du vingtième
anniversaire de l'insurrection, Daniel Junqua rappelait brièvement
« Le destin des neuf «chefs historiques» » et affirmait
à propos de Ben M'Hidi qu'il a été «
exécuté au printemps 1957 »130 , le doute
n'était alors pas de mise. Planchais renvoie alors la
responsabilité de tels actes aux hommes politiques, tout en signalant
l'implication de Bigeard dans de telles pratiques :
« A M. Bourgès-Maunoury, ministre de la
défense nationale, qui le congratulait, Bigeard déclare : «
Monsieur le ministre, vous pensez bien qu'on n'arrive pas à de tels
résultats
avec des méthodes d'enfant de choeur » * »
L'essentiel alors était de ne pas trop faire de bruit
autour des méthodes employées.
128 « Le général et les pacifistes », 7
février 1975
129 « Bigeard et la bataille d'Alger » Jean Planchais,
7 février 1975
130 « Le destin des neuf «chefs historiques»
», par D. Junqua, 2novembre 1974
* Cité par Y. Courrière, La Guerre
d'Algérie, le temps des léopards, op. cit.
L'article est révélateur de cette façon
d'éviter d'affronter frontalement le problème de la torture : la
prudence de Planchais est-elle alors le signe d'un désir d'occultation
de ce passé ? En effet, le mot de torture n'est jamais employé
alors qu'il n'est question que de cela, le journaliste cherchant à
réfuter les affirmations de Mme Giroud. La mémoire collective est
loin d'être apaisée sur ce thème, les traumatismes sont
jugés encore trop présents - d'autant plus que la constante
mobilisation des rapatriés incite à la prudence - d'où les
précautions prises.
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