b) Silence du Monde ou silence de l'opinion ?
Notre étude se limite à l'analyse du quotidien
Le Monde. Est-il possible alors de généraliser le
silence du journal à celui de la société dans son ensemble
? Est-ce que le fait que Le Monde évoque peu les «
événements algériens », signifie que la
société dans son ensemble souhaite refouler les blessures
nées de la guerre ? Etant en possession de peu d'éléments
permettant de répondre, on peut toutefois faire quelques
suppositions.
On a remarqué, durant la période
précédente, que Le Monde faisait preuve d'une
réelle volonté d'exhaustivité des points de vue sur la
guerre d'Algérie, que le journal semblait s'impliquer dans le travail de
mémoire sur ce conflit, qu'il cherchait davantage à rappeler les
faits qu'à les garder sous silence. On peut alors supposer que le
quotidien est en avance sur l'opinion publique et qu'empli d'une foi
rationaliste héritée de l'idéologie libérale du
Temps, il souhaite être un guide de l'opinion dans ce travail
vers la vérité. Dès lors, le silence relatif du Monde
signifierait que le silence sur les « événements »
est bien plus grand encore dans la société. Comme le notent
Manceron et Remaoun112, « toute mémoire
sélectionne les instantanés les plus flatteurs en écartant
les plans et les séquences les plus désagréables pour
l'image qu'ils souhaitent conserver d'eux-mêmes ». Dès lors,
il est compréhensible que « la mémoire française
[...] a été marquée par la culpabilité silencieuse
mais surtout par
l'occultation et le refoulement ». Ce silence autour de
la guerre d'Algérie serait-il alors comparable avec le silence autour de
la Shoah qui a marqué la société française des
Trente Glorieuses ?
2/ Une victoire des partisans du silence et de l'oubli ?
a) Une censure encore présente
Tout nouveau film doit encore passer devant une commission de
censure. Mais, cette dernière est de plus en plus contestée,
suite au courant libertaire qui a marqué les milieux intellectuels
depuis mai 68. Si elle est moins sévère que sous le
général de Gaulle, elle reste tout de même active.
Ainsi, le cinéaste René Vautier a entamé
une grève de la faim le 1er janvier 1973 à cause des
difficultés faites par la commission à son nouveau film
Octobre à Paris. René Vautier se consacre à un
cinéma militant sur la guerre d'Algérie. Son
précédent film, Avoir vingt ans dans les
Aurès113, retraçait le parcours d'un
jeune appelé pacifiste qui déserte en compagnie du fellagha qu'il
était chargé d'assassiner. Dans Octobre à Paris,
le cinéaste souhaite revenir sur le massacre du 17 octobre 1961
durant lequel des centaines d'Algériens auraient été
tués par la police française114. La censure prend
alors ici un caractère politique. Il faut se rappeler que La
Bataille d'Alger, dont le message n'était pas véritablement
subversif, a été interdite par cette même commission de
1966 à 1970 (cf. p.24). Il existe donc une volonté politique
forte d'imposer un silence sur la guerre d'Algérie.
Paradoxalement, la période 1973-1979 se
caractérise par une progressive disparition d'une telle censure
politique. Le Monde indique en effet dans son numéro du
1er février 1973 que René Vautier cesse sa
grève de la fin après avoir obtenu la confirmation par la
commission « qu'aucun jugement ne sera porté sur les films ».
Ce ne peut être la censure qui explique ce silence : elle est de moins en
mois forte. Si censure il y a, il s'agit en fait d'autocensure. Il faut
chercher les causes du silence dans l'inconscient de la société,
sans pour autant sous-estimer les contraintes imposées par le pouvoir
politique à l'éclosion d'un débat sur la guerre
d'Algérie.
113 film qui marque les débuts au cinéma de
Philippe Léotard et d'Alexandre Arcady
114 le F.L.N. avait lancé un appel à une
manifestation pacifique pour dénoncer le couvre-feu dont étaient
victimes les Algériens de métropole, la manifestation rassemblant
30000 Algériens défile calmement jusqu'à ce qu'elle soit
violemment réprimée, répression organisée par M.
Papon, préfet de police, cf. J.-L. Einaudi, La Bataille de Paris,
Seuil, Paris, 1991
b) L'efficacité de « la politique du silence
»
Ces contraintes sont de deux ordres ; elles se situent au
niveau juridique avec la loi d'amnistie et au niveau de la recherche historique
avec le décret sur l'ouverture des archives. Une jurisprudence de la loi
d'amnistie de 1968 commence déjà à s'établir. On
l'a vu avec le procès Faulques (cf. p.43), toute recherche de
responsabilité dans des événements liés à la
guerre d'Algérie peut entraîner un procès en diffamation.
Un tel procès devient impossible à gagner pour la défense
puisque celle-ci ne peut apporter des preuves de ce qu'elle avance. Une
jurisprudence de cet ordre tend à décourager ceux qui seraient
tentés d'enquêter sur les massacres encore mystérieux
perpétrés pendant la guerre : bref, elle favorise le silence.
Autre fait marquant de cette « politique du silence
», le décret sur l'ouverture des archives qui est promulgué
en 1979. Ce décret, décret numéro 79-1038 pris le 3
décembre 1979, ne concerne pas directement la période 1973-1979
mais sa portée est révélatrice de l'ampleur de «
cette politique du silence ». Il prévoit que les archives des
services de la police nationale mettant en cause la vie privée ou
intéressant la sûreté de l'Etat, ou la défense
nationale, ne peuvent être consultées qu'après un
délai de 60 ans. Or la plupart des archives concernant la guerre
d'Algérie, intéressent soit la sûreté de l'Etat,
soit la défense nationale ou peuvent mettre en cause des
responsabilités individuelles ; elles ne seront donc ouvertes que dans
60 ans au lieu des 30 habituels, les dérogations étant
très difficiles à obtenir. L'histoire de la guerre
d'Algérie ne peut alors guère se renouveler. L'historien ne
dispose que de sources peu fiables et peu diversifiées, à savoir,
pour l'essentiel, des témoignages. Bref, c'est une entrave
supplémentaire à la recherche historique et au travail de
mémoire qui en découle.
c) Des raisons conjoncturelles
A partir de 1973, l'esprit contestataire issu de mai 68
commence à s'essouffler. La révolte étudiante a
favorisé l'émergence d'idées libertaires
dénonçant les violences policières, toute sorte
d'impérialisme et la pratique personnelle du pouvoir du
général de Gaulle, les modèles tiers-mondistes
étant mis en avant. Ces idées ont trouvé ensuite un moyen
d'expression dans l'art et ont ébranlé l'opinion publique si bien
qu'on les retrouve dans les débats intellectuels. Or les exemples
permettant d'étayer les dénonciations des violences
étatiques, sont régulièrement empruntés à la
guerre d'Algérie. Le conflit devient alors une piste de recherche
artistique et d'expression militante : ce militantisme se retrouve par exemple
dans le cinéma avec l'oeuvre de René Vautier dont l'influence ne
dépasse guère les milieux libertaires mais qui assure la
continuité du débat. L'après-mai 68 permet de
comprendre l'intensité du débat au tournant des
années 1970.
Or, avec le début de la crise pétrolière
puis économique et monétaire, les idées
généreuses et utopiques de mai 68 perdent du terrain face au
pragmatisme nécessaire pour résoudre de telles urgences, comme si
la réalité l'emportait sur le rêve. L'attention de
l'opinion se concentre alors sur les questions économiques. La
société de consommation critiquée en 1968, apparaît
à partir de 1973 comme un mode de vie à défendre face
à l'insécurité et à la précarité
d'une situation de crise. La crise d'adolescence de la société
française était terminée. Dès lors, rappeler les
violences policières de Charonne, les tortures perpétrées
en Algérie ou l' esprit réactionnaire des Français
d`Algérie, groupe présenté, à tort, comme
homogène, apparaît moins crucial que s'interroger sur les raisons
de la crise et les moyens d'en sortir.
En outre, nous avons déjà mis en avant
l'intensité du débat de 1968 à 1972, débat
particulièrement alimenté par les témoignages des anciens
acteurs du conflit. Les principaux acteurs français ont ainsi
évoqué leurs souvenirs avant 1973 : de Gaulle, Salan, Massu,
Jouhaud, Ely, Sergent... Une fois leur témoignage publié,
diffusé sur la place publique et commenté par les faiseurs de
débats - intellectuels, journalistes ou hommes politiques -, il est
difficile de renouveler les discussions. L'évolution du débat est
donc cyclique : la diffusion de documents ou de témoignages incitant la
diffusion d'autres documents et témoignages et suscitant les
commentaires et critiques, le débat se concentre sur quelques
années avant de diminuer d'intensité, période creuse
durant laquelle il se porte sur d'autres questions, les thématiques
liées à la guerre d'Algérie ayant été
déjà exploitées lors de la période
précédente. Il y a lassitude de l'opinion en même temps
qu'épuisement du débat : une fois les arguments
échangés, la polémique s'estompe. C'est une des
caractéristiques principales de la période 1973-1979 :
après les années de redécouverte de la guerre
d'Algérie viennent logiquement, dans une évolution cyclique, les
années de silence, à ne pas confondre avec l'oubli.
Sans compter qu'il n'est jamais facile de revenir sur des
événements peu glorieux pour la France à l'heure où
toutes les blessures ne sont pas cicatrisées. Il faut certainement
attendre la deuxième génération, celle qui n'a pas
vécu la guerre pour revenir de manière dépassionée
sur le conflit. Le refoulement et l'occultation apparaissent alors comme le
meilleur remède pour les victimes de la guerre que sont les
rapatriés : l'impératif qu'assignent les associations de
rapatriés, est le silence afin de ne pas rouvrir les anciennes
plaies115. Or ce silence est aussi
respecté parce que la capacité de mobilisation
des rapatriés impressionne responsables et commentateurs politiques, les
incitant à une grande prudence. De 1973 à 1979 et même
après, les associations de défense des rapatriés occupent
le devant de la scène publique.
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