c) Une convergence sur les responsabilités
C'est justement sur la question des responsabilités
qu'il est possible de trouver un consensus entre les deux camps. Certes, les
adversaires de Massu considèrent que ceux qui ont obéi aux ordres
des responsables politiques de l'époque, portent une part de
responsabilité, d'où le conflit entre Massu et Vidal-Naquet.
Mais, à propos de ceux qui ont donné les ordres, on retrouve une
certaine unanimité : « Je confirme que les ministres étaient
au courant de ce qui se passait. Massu a fait ce qu'on lui a dit de faire
» avoue Paul Teitgen avant d'ajouter « mais, moi je ne fais pas tout
ce qu'on me dit de faire »111. Les militaires n'ont
fait qu'exécuter les ordres qu'on leur donner oralement, la
responsabilité ultime repose essentiellement sur le personnel politique
de la IVème République. D'ailleurs, s'il y a un grand
absent de ces débats, c'est le responsable politique de l'époque
: aucun des ministres de Guy Mollet mis en accusation ne tente de se
défendre dans les colonnes du quotidien.
M. Vidal-Naquet, comme il l'a déjà fait dans
La Torture dans la République, nomme et accuse « les
donneurs d'ordre » dans son article intitulé « La
Torture-spectacle » : « La torture était un système et
que les plus hautes autorités de la République, notamment MM.
Robert
108 « La Torture-spectacle », 21 octobre 1971
109 « Le crime et les criminels », 22 mars 1972 et
aussi La Torture dans la République, op. cit.
110 « Le crime et la mémoire » par A.Grosser,
11-12 juin 1972
111 « L'homme de guerre et l'homme de coeur », 29
novembre 1972
Lacoste, Maurice Bourgès-Maunoury et Max Lejeune,
l'ont, comme le rappelle le général Massu, cautionné,
voire encouragé ». Vidal-Naquet souligne lui-même qu'il est
du même avis que le général Massu sur ce point, comme
Teitgen le fait quand il prend, en partie, la défense de Massu en
montrant qu'il n'a fait qu'obéir.
Ainsi, au-delà des affrontements passionnels sur la
torture, affrontements dont le général Massu, par son
témoignage maladroit, devient le point de mire, on trouve une
volonté d'atténuation de l'acharnement médiatique dont
Massu fait l'objet. C'est que sa révélation et sa justification
d'un usage généralisé de la torture en ont fait un symbole
des atrocités commises par l'armée en Algérie. Or, Massu
n'est pas le donneur d'ordre, il a agi par respect de la hiérarchie et
par volonté de protéger la population pied-noir. La
polémique a eu tendance à surévaluer le rôle de
Massu dans l'institutionnalisation de la torture alors qu'il n'est qu'un
exécutant. C'est pourquoi, cette mise en lumière des
responsabilités véritables par Vidal-Naquet, Teitgen et Massu est
importante ; elle permet une approche plus historique et moins
passionnée de la guerre d'Algérie : il ne s'agit plus d'accuser
un homme de toutes les exactions commises par l'armée. Cette recherche
des responsabilités conduit à s'interroger sur les raisons qui
ont poussé des représentants du peuple à donner de tels
ordres. Si la polémique sur la torture semble marquer un clivage
indépassable entre deux mémoires de la guerre, elle est de courte
durée et a le mérite de rendre public les réalités
de la guerre. C'est à la faveur d'un tel affrontement que se dessine une
mémoire collective apaisée où la
généralisation de la torture est certes reconnue mais pas
obligatoirement assimilée à l'action du général
Massu.
De ce bouillonnement de souvenirs qui caractérise la
période 1968-1972, on retire une impression contrastée de
confusion et de commémoration. La multitude de témoignages et de
points de vue de différents acteurs du conflit révèle des
mémoires segmentées et partiales du conflit. Ces mémoires
ne cessent de s'affronter par le biais de publications, en particulier en ce
qui concerne la torture, mais aussi à l'occasion de la diffusion de
films sur la guerre d'Algérie. Mais la partialité des
mémoires s'exprime aussi à l'égard de l'énigme sur
la personnalité du général de Gaulle, elle donne lieu
à des reconstructions historiques peu convaincantes. Ces reconstructions
représentent-elles alors la vision qu'a l'opinion publique de la guerre
d'Algérie ? Difficile de le dire. Dans tous les cas, elles participent
de cette confusion qui caractérise la mémoire collective de la
guerre d'Algérie. Confusion qui est nourrie par la loi d'amnistie
votée en 1968 et qui complète celle de 1962. En empêchant
la
reconnaissance des crimes et de ses responsables, la loi
encourage cette multiplicité de mémoires contradictoires : elle
donne l'impression que tout combat se vaut. La différence est grande par
rapport à l'après seconde guerre mondiale : le procès de
Nuremberg avait sanctionné les exactions. Dès lors, on comprend
mieux pourquoi les anciens activistes ont un tel besoin de raconter leur combat
: il s'agit de le légitimer pour ne pas être assimilé aux
régimes fascistes.
La guerre d'Algérie revient fréquemment dans les
colonnes du Monde. De plus, la production éditoriale sur ce
thème est particulièrement importante. C'est que dix ans
après, on assiste à un véritable souci de
commémoration des anciennes luttes, à une peur que son combat,
désormais que l'Algérie est indépendante, tombe dans
l'oubli. Le quotidien fait une grande place aux opinions aussi divergentes
qu'elles soient. Mais, en dernier lieu, par ses chroniques et ses analyses,
c'est bien la voix du quotidien qui exprime une mémoire de la guerre
d'Algérie dépassionnée, sévère mais
décomplexée. Le rôle joué par Le Monde dans
le travail de mémoire qu'accomplit la société
française est primordial : il revient sur des événements
oubliés - fusillade de la rue d'Isly, 5 juillet à Oran - ouvre
ses colonnes à des personnalités extérieures -
Courrière, Vidal-Naquet... - tout en essayant de faire apparaître
des avis contradictoires ou de modérer les propos tenus. C'est alors au
lecteur, au regard des différents témoignages et points de vue,
de faire sa propre opinion. Mais ce travail de mémoire atteint un
paroxysme en 1972 avec la commémoration des dix ans de la fin de la
guerre : ce paroxysme est aussi celui de la confusion entre les
différents souvenirs, les différentes luttes et les
différentes logiques à l'oeuvre. Dès lors, les passions
semblent encore trop vives pour que se dégage une mémoire
collective décomplexée.
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