b) Les thématiques de l'affrontement
Le principal axe d'affrontement rappelle étrangement
l'affaire Dreyfus : il s'agit de l'opposition entre la raison d'Etat, d'une
part, et une morale humaniste ou chrétienne, d'autre part. Cette
thématique de la raison d'Etat est ainsi déclinée sous la
problématique de la Sécurité, de la protection de la
population, de l'obéissance aux ordres et évidemment de l'honneur
de l'armée. Ce sont ces thèmes que développe le
général Massu dans une lettre ouverte à Vidal-Naquet et
Roy:
« L'action de la 10e division parachutiste
n'aurait, paraît-il, servi à rien. En fait, elle a abouti en dix
mois au double résultat recherché : la fin de la peur, le
rétablissement de la sécurité et le rapprochement des deux
communautés musulmanes et européennes »101
La torture est alors perçue comme un moindre mal pour
protéger la population contre le
terrorisme aveugle du F.L.N., c'est parce que l'ennemi utilise
des moyens de lutte « non conventionnels » que l'armée peut
légitimement user de « l'action psychologique » et avoir
recours à des « interrogatoires poussés ». Sur ce
terrain même de l'efficacité de la torture comme
procédé de prévention, le général Massu
rencontre un contradicteur : le général de Bollardière.
C'est en effet le seul à dénoncer la torture en de tels termes :
« elle terrifiait moins qu'elle n'irritait la population musulmane, et
elle solidarisait avec la rébellion F.L.N. les masses hésitantes
»102.
L'opposition à la torture se cristallise davantage
autour de principes moraux, ceux de justice et des droits de l'Homme en
particulier, et que résume fort bien le général de
Bollardière dans sa formule : « Ma cause, c'était la cause
de l'homme, de tous les hommes, acharnés à être plus
hommes, confusément attirés vers l'unité du genre humain
»103. C'est dans ce domaine, mais avec un autre ton,
que se situe Vidal-Naquet quand il réplique, violemment, au
général Massu :
« Le général Massu imagine-t-il le tableau
que l'on pourrait dresser avec les petits garçons
électrocutés, les jeunes filles violées, les prisonniers
égorgés au couteau de cuisine, les suspects
précipités du haut d'un hélicoptère ou d'un avion ?
C'est là, sans
100 La Guerre sans nom, scénario écrit
par Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, 1990. Un livre, au même titre,
rassemblant les témoignages des appelés ayant servi à
l'élaboration du scénario, est publié en 1992 aux
éditions du Seuil.
101 « Une Lettre de Massu », 22 mars 1972
102 P.H. Simon reprenant les propos du général de
Bollardière dans son ouvrage, op. cit.
doute ce que le général Massu appelle «ne
jamais attenter à la vie humaine» ».104
Si le général Massu se donne l'image du
défenseur de la population algéroise victime
des attentats, ses adversaires dans le débat
s'affichent comme les avocats des victimes de la torture mais aussi, dans
certains cas, avocats des tortionnaires : « a-t-on pensé un seul
instant à celui qui la [la torture] ferait, c'est-à-dire à
cet homme dont on allait faire, qu'on le veuille ou non, un tortionnaire ?
»105. Chacun légitime son combat par la
souffrance d'une catégorie de la population, victime de telle ou telle
partie.
Cette dialectique Raison d'Etat / Morale Humaniste trouve son
aboutissement dans le procès en diffamation intenté par M. Paul
Teitgen106 contre le général Massu, ce dernier l'ayant
accusé dans son livre de s'être « érigé en
censeur de l'armée ». Le conflit « qui a opposé et
opposera touj ours des hommes de guerre et leurs méthodes aux hommes
justement soucieux du respect de la loi et de la personne humaine
»107 se dévoile ici dans toute sa radicalité, les
oppositions exprimées étant difficilement compatibles.
Défilent alors devant la barre, M. Reliquet, ancien procureur
général d'Alger, et M. de Bollardière appelés par
M. Teitgen tandis que M. Massu sollicite le témoignage de M. Baret,
ancien préfet d'Alger, et du colonel Trinquier. Ce procès est
révélateur de l'impossibilité de comprendre l'autre et son
action pendant la guerre d'Algérie. Cette cristallisation des passions
trouve alors son exutoire dans un affrontement direct, par voie de justice,
entre les deux logiques, les deux camps.
Une image revient fréquemment dans le débat et
rend bien compte de ce clivage marqué entre deux mémoires de la
guerre d'Algérie. C'est une image qui hante la société
française depuis la redécouverte de la seconde guerre mondiale et
plus particulièrement de la collaboration : c'est l'image de la barbarie
nazie et de la Gestapo qui apparaît dans les diverses interventions, que
l'on récuse ou l'on défende une telle image. Pierre Vidal-Naquet
est de ceux, dans ses combats, qui ont les premiers argumenté pour une
telle identification avec la Gestapo :
« Le général Massu s'indigne quand on
compare son action à celle des nazis, mais ne signale-t-il pas
lui-même que ce sont des hommes «traumatisés par la
déportation», comme il ose l'écrire, Paul Teitgen et le
commissaire Gille, qui tentèrent de faire obstacle
104 « Les réponses de MM. Vidal-Naquet et Jules Roy :
Le crime et les criminels », 22 mars 1972
105 correspondance du Père Gibert, 9 mars 1972
106 M. Teitgen fut secrétaire général de la
préfecture d'Alger, chargé de la police en 1957, il protesta
contre la pratique de la torture et finit par démissionner le 12
septembre 1957
107 « L'homme de guerre et l'homme de coeur »,
compte-rendu d'audience de Maurice Denuzière, 29 novembre 1972
au système ? »108.
Par ailleurs, l'historien signale que cette comparaison n'est
pas de lui mais de l'ancien directeur de la Sûreté Nationale, M.
Mairey109, lui conférant alors une objectivité plus
grande. Alfred Grosser, à son tour, se lance dans une comparaison avec
l'Allemagne nazie mais sa réflexion dépasse ce cadre, il montre
que la mémoire française du conflit cicatrise moins vite que la
mémoire allemande de la deuxième guerre mondiale : « Et on
peut demeurer un pur héros de l'armée française en se
vantant d'avoir fait infliger à des Algériens des traitements
pour lesquels la France demande l'extradition de Barbie
»110. Le chroniqueur explique cette
difficulté pour la mémoire collective d'assumer les crimes commis
en Algérie par une ignorance des faits - ignorance dont sont
responsables les lois d'amnistie : « Mais comme nos Parlements ont
été sages, [...] pour la guerre d'Algérie, d'avoir
voté des lois d'amnistie, cette amnistie qui non seulement pardonne mais
prévoit la punition de quiconque oserait évoquer le crime !
»
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