3/ Les polémiques sur la torture : le retour des
affrontements
Suite au témoignage de Massu et à l'article
pamphlétaire de Vidal-Naquet, la polémique enfle et devient
particulièrement âpre et intense de mars à juin 1972, pour
le dixième anniversaire de la fin de la guerre. Elle se diffuse dans le
quotidien à travers des articles, des éditos, des tribunes, des
courriers... Mais, son intensité découle principalement de la
place considérable faite aux opinions extérieures, Le Monde
s'en fait donc l'écho et devient même l'arène
où s'affrontent deux camps très hétéroclites.
a) Les deux camps en présence
Le clivage marqué pendant la guerre d'Algérie
sur des questions aussi cruciales que celle de la torture
réapparaît en cette année 1972. D'un côté une
partie des militaires et des rapatriés soutiennent le
général Massu et de l'autre, des intellectuels ou des anciens
acteurs du conflit s'opposent à la pratique de la torture et s'indignent
du témoignage de Massu. On peut noter une nette
prépondérance des opposants à la torture parmi les
personnalités intervenant dans le débat : est-ce dû
à une sélection par la rédaction des opinions les plus
proches de celle du quotidien ? Il faut dire qu'il est plus facile d'engager
son nom pour s'opposer à la torture que pour soutenir
l'autojustification du général Massu. Parmi ceux qui
dénoncent les propos de Massu, on peut distinguer deux courants de
pensée différents : les personnalités mues par une foi
chrétienne comme M. Beigbeder, collaborateur de la revue Esprit,
ou le Père Gibert, jésuite et soldat du contingent pendant
la guerre d'Algérie, et ceux qui agissent par humanisme de gauche comme
MM. Vidal-Naquet ou Roy.
Le Monde consacre une large place à la
question de la torture et signale plus particulièrement toute
nouveauté éditoriale sur ce thème. Ces livres sont
présentés comme des réponses directes au témoignage
de Massu : la polémique a débuté et se poursuit sur le
terrain éditorial. Trois ouvrages sont ainsi des contre-attaques
à l'argumentation de Massu : La Torture dans la
République94 dont le bandeau placé par
l'éditeur annonce qu'il s'agit de « l'Anti-Massu »,
J'accuse le général Massu95 de Jules
Roy qui est une réponse directe et violente à La Vraie
Bataille d 'Alger, et le témoignage du général de
Bollardière Bataille d'Alger, bataille de
l'homme96. Les chroniqueurs s'emploient à
donner un compte-rendu complet de chacun de ces livres. Les « bonnes
feuilles » du livre de Vidal-Naquet sont même publiées dans
le numéro du 9 mars. Les trois livres sont bien différents dans
la forme mais ont pour point commun la même opposition à la
torture.
La Torture dans la République se veut une
histoire de la torture en Algérie. Pierre Vidal-Naquet met en
lumière les responsabilités à tous les niveaux et
l'ampleur prise par cette pratique, bref, son livre est un «
écrasant réquisitoire » selon les mots de Jean
Planchais97. Le livre de Jules Roy ne prétend à aucune
objectivité, il s'agit d'un pamphlet personnellement
94 P. Vidal-Naquet, La Torture dans la République
(1954-1962), Editions de Minuit, Paris, 1972 (1998 pour la dernière
édition)
95 J. Roy, J'accuse le général Massu, Le
Seuil, Paris, 1972
96 P. de Bollardière, Bataille d 'Alger, bataille de
l'homme, Desclée - De Brouwer, Paris, 1972
97 « Une République complice » par J. Planchais,
18 avril 1972
dirigé contre Massu : « C'est une explosion
lyrique, épique, une exécution où le verbe remplace la
balle du peloton. Sans ménagement »98.
L'ouvrage du général de Bollardière, quant à
lui, est plus posé. Son témoignage du conflit qui l'a
opposé à Massu est raconté avec modestie et
gravité99. Pierre-Henri Simon en fait la critique dans le
Monde des livres du 22 avril 1972 : « moins brillant et lyriquement
écrit que le pamphlet de Jules Roy, l'essai de Bollardière [...]
couvre un champ plus large de réflexions théoriques et de
confidences personnelles ».
Une grande place est donc faite dans le journal aux livres
dénonçant la torture. Les critiques sont favorables voire
très favorables à ces ouvrages. Le Monde semble
considérer qu'il s'agit là d'un moment-clé de
l'inscription de la torture dans la mémoire collective et c'est pour
cela, qu'il donne une telle résonance au débat.
Par cette volonté de rendre compte en détail du
débat, le quotidien s'engage et participe donc à la
consécration de la torture comme un thème principal du
débat sur la guerre d'Algérie. Ce souci de mémoire autour
des événements algériens s'exprime clairement dans une
chronique de Jean Planchais, « La guerre d'Algérie
redécouverte », parue le 22 mars 1972 (cf. texte dans les annexes).
Avec un regard à la fois sévère et
dépassionné, le journaliste s'intéresse à la guerre
d'Algérie et plus précisément au témoignage de
Massu. Il lui rend hommage pour avoir « sorti le squelette [de la guerre
d'Algérie] du placard » mais aussi pour son courage et son
honnêteté : « La terrifiante candeur de Jacques Massu a fait
le vide autour de lui. Personne, ou presque, ne s'est levé pour le
défendre ou partager ses responsabilités ». Il
dénonce aussi l'hypocrisie métropolitaine qui, après avoir
fait la sourde oreille aux cris d'alarme lancés par les militants contre
la torture, s'offusque des propos de Massu : « Et la métropole ne
sait rien. Elle ne veut rien savoir [...] Il y va de l'honneur de
l'armée et de l'honneur de l'Occident tout entier ». Bref, M.
Planchais, et Le Monde par son intermédiaire, fait figure de
modérateur dans ce débat, à la fois indigné par la
pratique de la torture et défenseur de Massu.
Finalement, c'est bien Planchais qui parvient le mieux
à définir cette étrange guerre d'Algérie et le
sentiment qu'elle laisse dans la mémoire collective: « Dix ans
après, on a honte et on a peur. Honte de ce que si peu a
été fait, pendant si longtemps, pour arrêter cette guerre
qui, officiellement, n'a jamais eu droit à ce nom ». Ce terme de
« guerre sans nom » apparaît
donc bien des années avant le film de Bertrand
Tavernier100
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