2/ Le mythe du chef d'Etat clairvoyant dans la tourmente
algérienne
S'il est un personnage dont le rôle est constamment
réévalué dans les diverses mémoires du conflit,
c'est bien le général de Gaulle : tour à tour,
traître pour les nostalgiques de l'Algérie française, homme
de la paix et des négociations pour les gaullistes, chef d'Etat
dépassé par les événements pour
certains militants gauchistes. Or, en 1970, paraît le premier tome des
Mémoires d'Espoir67, dans lequel de Gaulle
raconte son exercice du pouvoir durant la tourmente algérienne. Quelle
est alors son interprétation, rétrospective, de la guerre
d'Algérie ?
a) Le mythe a sa source : Le Renouveau
Dans cet ouvrage, le général de Gaulle nous
révèle l'image qu'il souhaite donner de son action, plus que la
réalité des faits. C'est un de Gaulle convaincu de la
nécessité de la décolonisation, marchant inexorablement
vers la paix, qui se dessine au fil des pages. Le général est
alors le seul à pouvoir convaincre l'opinion et agit selon un plan
préconçu. Ainsi, de Gaulle-écrivain se sculpte sa statue
d'homme d'Etat clairvoyant, agissant dans le sens de l'Histoire, statue qui
s'élève au-dessus de la confusion algérienne.
Ce mythe est entretenu par de nombreuses personnalités
proches, ou non, de de Gaulle, leur témoignage reprend cette lecture des
événements. Ainsi, André Fontaine, dans un article sur
l'Algérie, en vient à réinvestir le mythe gaullien :
« Pour admettre cette indépendance, de Gaulle n'a
pas dû seulement surmonter, par la ruse et par la force, l'opposition
résolue des tenants de l'Algérie française, parmi lesquels
une grande partie de nos chefs militaires, il a dû se faire violence
à lui-même »68.
Le général de Gaulle en tirerait un grand
prestige : pour quelqu'un élevé dans le culte de
l'Empire Français, accepter l'indépendance
c'est faire preuve de beaucoup de grandeur. On retrouve aussi, plus
classiquement, parmi les colporteurs du mythe gaullien les personnalités
proches de de Gaulle : MM. Tricot, Joxe ou Triboulet.
b) Réalité historique du mythe ?
Après ce bref descriptif du mythe,
intéressons-nous désormais à la réalité. De
Gaulle est-il cet homme clairvoyant convaincu de la nécessité de
l'indépendance ? Dans ce cas, aurait-il volontairement trompé les
pieds-noirs en criant : « Je vous ai compris » ?
Il est certain que de Gaulle avait des idées
progressistes concernant les relations entre la France et l'Algérie. Il
réprouve le colonialisme en tant que domination et oppression du peuple
conquis. Mais, il apparaît peu probable qu'il arrive au pouvoir en 1958
avec l'idée d'indépendance : il pencherait davantage pour un
statut d'association. Ce statut permettrait de garantir les
intérêts français en Algérie tout en
concédant plus de droits et de compétences
67 Ch. de Gaulle, Les Mémoires d'Espoir, tome 1: le
Renouveau, Plon, Paris, 1970
68 « La France et l'Algérie » par André
Fontaine, 14 janvier 1971
politiques aux musulmans. Mais manoeuvrant pour arriver au
pouvoir, il multiplie les propos contradictoires selon ses interlocuteurs, tout
en évitant les promesses précises : tantôt partisan de
l'indépendance69, tantôt farouchement hostile à
celle-ci70. Et au moment du 13 mai 1958, ce n'est pas un hasard si
ces collaborateurs, Olivier Guichard et Jacques Foccart entre autres,
manigancent pour que l'armée et les pieds-noirs fassent appel à
lui. De Gaulle soigne son image afin d'apparaître comme l'arbitre
suprême mais rien dans ses déclarations ne permet d'affirmer qu'il
sait déjà qu'il va accorder l'indépendance à
l'Algérie.
Les faits le contestent même. En effet, l'effort
militaire est particulièrement intense sous la Vème
République : c'est le plan Challe et la quasi-victoire sur le
terrain contre le F.L.N. Pourquoi alors continuer la guerre de manière
massive si le but de la politique de de Gaulle est l'indépendance ?
D'autre part, une des premières grandes mesures prises par le nouveau
président consiste en un vaste et coûteux71 plan de
développement économique de l'Algérie, le plan de
Constantine. Ce plan, s'étalant sur cinq ans, prévoit de
rattraper le retard de développement et de niveau de vie de
l'Algérie musulmane : réforme agraire, déploiement de
complexes industriels, scolarisation complète des jeunes Musulmans,
alignement des taux de salaires sur ceux de la métropole, construction
de voies de communication, d'équipement sanitaire et de logements... Ce
plan ambitieux a pour but de persuader les masses algériennes que la
France est prête à faire de gros sacrifices pour aider au
développement de l'Algérie, faire en sorte que l'attachement
à la France apparaisse inévitable. Ce plan dont les
résultats sont très contrastés - les capitaux sont
principalement destinés à l'industrie alors que l'Algérie
est majoritairement agricole et le F.L.N. impose le boycott du plan - est
révélateur de cet espoir que garde encore de Gaulle de maintenir
l'Algérie dans le giron de la France. La grande erreur du chef d'Etat
est d'avoir sous-estimer la force du sentiment national algérien : il ne
veut voir dans l'insurrection qu'un symptôme de la misère du
peuple algérien. Or l'identification des musulmans au combat du F.L.N.
est de plus en plus forte, il faut dire que la politique de la terreur
pratiquée par les fellaghas les y oblige.
Le témoignage que nous livre Alain
Peyrefitte72, montre bien que la politique de de Gaulle est
tâtonnante. Au moment du plan de Constantine, le président semble
estimer qu'il
69 par exemple, devant Louis Terrenoire, Maurice Clavel, Edmond
Michelet ou Christian Pineau
70 par exemple, devant Jacques Soustelle ou Robert Lacoste
71 19 milliards de nouveaux francs y ont été
investis en 1961
suffit de transformer l'Algérie en association avec la
France :
« On ne peut sortir de cette boîte à
scorpions qu'en faisant évoluer l'Algérie du tout au tout. Il
faut essayer de lutter contre la clochardisation des Algériens. Bien
sûr, il faut aussi que la pacification fasse des progrès sur le
terrain [...]. Mais elle ne sera jamais définitive si l'Algérie
ne se transforme pas ».
Il serait alors partisan d'une « Algérie
algérienne au sein de la Communauté ». En 1961,
alors que les négociations sont sans cesse compromises,
de Gaulle opte, momentanément pour une solution de partition de
l'Algérie : une partition aurait l'avantage de garantir les
intérêts français au Sahara et une bande de terrain
restreinte serait plus facile à défendre. Il envisage ainsi de
regrouper les Européens sur les terres les plus riches : « Si les
Français de souche étaient majoritaires en Oranie et dans la
plaine de Mitidja jusqu'à Alger; ils seraient maîtres du sol
» déclare-t-il. Bref, la progression dans les discours officiels
vers la solution de l'indépendance s'accomplit à mesure que le
président se rend compte que les autres solutions sont vouées
à l'échec. Alain Peyrefitte le résume ainsi dans son livre
: « Il a tout essayé et tout a échoué ». Loin
d'avoir une idée préconçue sur le règlement du
problème algérien, la démarche du général de
Gaulle est avant tout pragmatique, d'où ses ambiguïtés et
ses hésitations.
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