4/ Un besoin de commémoration
La société française, dans cet
après-mai 68, se trouve dans une situation d'absence de mémoire
collective sur la guerre d'Algérie. La commémoration, par le
rituel qu'elle met en place, marque l'opinion et participe à la
création d'une telle mémoire : le cas particulier, elle en fait
un cas exemplaire, un symbole d'une lutte ou d'un idéal. C'est dans
cette volonté de créer des repères, de mettre en valeur
des événements significatifs selon ses propres
références qu'il faut envisager le foisonnement de
commémorations des différents groupes d'acteurs de la guerre
d'Algérie. Le but est aussi de montrer la capacité de
mobilisation de ces groupes, comme lors de la polémique sur La
Bataille d'Alger.
a) Une commémoration des « nostalgiques »
: le 13 mai
En 1971, suite à une manifestation organisée par
les anciens combattants pour célébrer le 13 mai
195856, une contre-manifestation de nostalgiques de l'Algérie
française est prévue57. Par crainte d'affrontements,
les deux manifestations sont interdites. Toutefois, trois cents personnes,
anciens activistes et sympathisants de l'Algérie française, se
rassemblent sur les Champs-Elysées pour défiler. La police charge
et interpelle cent quarante personnes, interdisant toute velléité
de commémoration.
Même si cette manifestation est un échec pour ses
organisateurs, elle est révélatrice du souhait des anciens
activistes que l'opinion reconnaisse la légitimité de leur lutte.
Or, commémorer le 13 mai, ce n'est pas célébrer le retour
au pouvoir de de Gaulle mais mettre en exergue ce qui est ressenti comme une
trahison de l'ancien président : il aurait fait croire qu'il
56 journée durant laquelle la foule algéroise
envahit le siège du gouvernement général; le
général Massu constitue alors un Comité de salut public.
C'est cette journée et la peur qu'elle a suscitée en
métropole, qui a permis le retour au pouvoir du général de
Gaulle.
était favorable à l'Algérie
française afin d'être appelé au pouvoir. La date du 13 mai
n'a aucune valeur en ce qui concerne la guerre elle-même, mais elle
signifie que les blessures les plus terribles proviennent du conflit
franco-français (activistes contre gouvernement) et non de la guerre
franco-algérienne.
b) La commémoration des gaullistes et des
modérés : les accords d'Evian
Cette commémoration ne se produit pas dans l'agitation,
elle découle bien plus de la volonté du Monde de
célébrer à travers la date du 18 mars, un moment
d'histoire. En conséquence, le numéro du 17 mars 1972
insère dans sa une, un article de Louis Joxe, alors ministre d'Etat
chargé des affaires algériennes et chef de la
délégation de négociateurs français. M. Joxe y
défend les accords, plus qu'il n'y raconte la genèse des accords.
Ceux-ci sont désignés comme « un édifice patiemment
construit ». C'est une version gaullienne de la guerre d'Algérie
(cf. p. 36) dont M. Joxe écrit l'histoire. Selon ce dernier, les accords
ont été vidés de leur substance par la faute des
Français d'Algérie, ils sont les seuls responsables de leur sort
: « Sous l'influence grandissant de l' «Organisation de
l'armée secrète», dans une atmosphère d'émeute
et de fin de monde, [les Français d'Algérie] ne comprirent pas
que le travail accompli l'avait été pour eux ». Il s'agit
bien entendu de réécrire l'histoire sous l'angle le plus
avantageux pour le gouvernement de l'époque. On assiste à une
justification de son action en tant que négociateur et à un
plaidoyer pour la politique algérienne de de Gaulle dont le fondement
historique est contestable (cf. p. 36).
Autre commémoration des accords mais dont la
signification est différente, c'est celle organisée par la
F.N.A.C.A (cf. glossaire dans les annexes). La fédération
souhaite ainsi célébrer la fin des combats et non l'acte
diplomatique : la manifestation se déroule le 19 mars date-anniversaire
de l'entrée en vigueur du cessez-le-feu et non le 18 mars
date-anniversaire de la signature des accords. L'enjeu est de rappeler le
nombre et le nom des victimes de cette guerre présentée comme
absurde. Y est aussi recherchée la reconnaissance du sacrifice qu'ont
fait ces hommes. C'est pourquoi, MM. de Jaeger (président de la
fédération) et Sicart (secrétaire général)
réclament « pour les «anciens» d'Algérie la
reconnaissance du statut d'ancien combattant »58.
Un même événement peut donc être
interprété de manière différente par des groupes
distincts d'acteurs du conflit. Cette multiplicité de
commémorations entraîne le risque d'une confusion entre
l'événement et ses différentes connotations.
c) La commémoration des militants de gauche :
Charonne
Le 8 février 1962, à l'appel de syndicats et de
partis de gauche (C.G.T., C.F.T.C, F.E.N., U.N.E.F., P.C. et P.S.U.), se
déroule à Paris une manifestation, bien qu'interdite, pour
protester contre les violences perpétrées par l'O.A. S. La police
charge sur la foule pacifique qui, souhaitant se réfugier à
l'intérieur de la station Charonne, se heurte aux grilles fermées
de la station : on relève neuf morts dont trois femmes et un enfant, et
cent cinquante blessés.
Suite à ce massacre, une information pénale est
ouverte pour homicides involontaires mais se clôt par un non-lieu. Alors,
pour entretenir le souvenir des victimes, les familles réclament une
réparation afin d'engager un procès en juin 1968. Celui-ci se
conclut en novembre 1 96959, en appel, par le principe d'un partage
de la responsabilité entre la Ville de Paris et les victimes. Une
victoire judiciaire aurait été en effet un moyen de rendre
hommage à la lutte des victimes et des organisations de gauche,
d'où sa portée commémorative. Un deuxième
procès s'ouvre en novembre 1972 suite à l'accusation
portée par Jacques Derogy contre l'officier de police Elie Bisserbes,
parue dans les colonnes de l'Express : ce dernier y est
soupçonné d'être un des auteurs du massacre; mais sa
culpabilité ne peut-être prouvée à cause de la loi
d'amnistie.
Profitant de cette publicité autour de Charonne, trente
mille jeunes décident de célébrer la mémoire des
victimes lors du dixième anniversaire du massacre. Il faut
sûrement y voir une des conséquences de mai 68, les violences
policières ayant été constamment dénoncées
par les étudiants révoltés. Cette manifestation se veut
avant tout antifasciste - il ne faut pas oublier l'assimilation C.R.S. = S.S.,
slogan de mai 68 - et anticommuniste, ce qui provoque l'ire du P.C. : ce
dernier s'estime en effet martyr de la répression policière et
donc le seul héritier possible du souvenir des victimes. En
définitive, il s'agit d'une réappropriation de la mémoire
des victimes dans un but contestataire qui n'a plus rien à voir avec la
guerre d'Algérie
Il n'existe pas de commémoration officielle de la
guerre d'Algérie, d'où cet affrontement entre les
différents acteurs du conflit par symboles et souvenirs
interposés. Ce n'est pas tant le fait célébré qui
est alors significatif, que le discours qui l'accompagne :
l'interprétation donnée à l'événement en
question est révélatrice de cette mémoire très
partielle qui caractérise encore chaque groupe d'acteurs. Ainsi, la
portée du 13 mai se limite, selon les activistes, à la trahison
de de Gaulle ; la F.N.A.C.A., quant à elle, ne retient des accords
d'Evian que le cessez-le-feu et se désintéresse du sort
réservé aux Français d'Algérie
et les jeunes contestataires ne voient dans la tuerie de Charonne
qu'un exemple de la violence policière assimilée à un
fascisme.
Dix ans après le conflit, on s'aperçoit que les
rancoeurs sont très présentes et les querelles
inévitables. Le débat n'est pas encore apaisé et le champ
privilégié d'affrontement reste le domaine culturel, que ce soit
autour de l'image ou de l'écrit. Chacun se réfère encore
aux événements algériens selon sa propre expérience
du conflit, on ne peut qu'acquiescer au constat dressé par Benjamin
Stora sur cette période : « manque de travail intérieur,
comparable au travail de deuil : absence de plaintes contre soi-même, pas
d'autocritiques exacerbées, peu d'examens des «faiblesses»
manifestées durant cette guerre »60.
Cependant, par delà l'abondance de témoignages
dont l'intérêt historique reste réel, commence
déjà à se dégager une première tentative
d'étude objective et exhaustive du conflit qui, malgré ses
imperfections, est un grand pas en avant vers la mise en place d'une
mémoire dépassionnée des événements. Mais
cette histoire de la guerre d'Algérie doit se constituer en opposition
avec la mythologie gaullienne sur la tourmente.
B/ De Gaulle et l'Algérie : le mythe gaullien
et la politique du silence
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