II. Les situations de terrains à la base du
questionnement
Pour amorcer cette réflexion nous nous pencherons sur
les situations de deux familles bilingues rencontrées lors de mes stages
à l'AME et en EAJE. Ces observations symbolisent un questionnement plus
large sur la pratique professionnelle et qui sera abordé par la
suite.
Dans un premier temps, nous aborderons la situation d'une
famille accueillie à l'AME, celle de Kofi, né le 11 janvier 2019
et sa mère.
Madame est née en 2003 et est originaire de
Guinée. La famille de Madame appartient au peuple Soussou1.
Le Soussou est une des trois langues nationales de la Guinée, ainsi que
le Pular et le Malinké. C'est une langue qui s'écrit et se parle.
De par le passé colonial, presque la moitié des habitants de la
Guinée parlent et/ou savent écrire français. Le Soussou
est donc la langue maternelle de Madame, qui a ensuite appris le
français dans les institutions scolaires et lors de sa venue en France.
Ses parents sont venus en France dans les années 2000 et 2008, Madame
les rejoint en 2014 avec sa fratrie. Madame entretient une relation avec un
homme d'origine guinéenne, lui aussi Soussou, qui est le père de
son fils, Kofi. Kofi est né le 11 janvier 2019. Il a été
accueilli en crèche depuis ses trois mois et est maintenant
scolarisé en première année de maternelle. Un bon
développement global a été observé chez cet enfant
depuis le stade de nourrisson. La première langue de la famille est le
Soussou. Madame dit parler à Kofi en Soussou et qu'il comprend ce
langage. Des observations concordantes concernant le développement du
langage de Kofi ont été rapporté à sa mère
par les professionnels scolaires, de crèche et au sein de l'AME.
Celles-ci portent sur la compréhension par Kofi, notamment du
français ; les difficultés des adultes à comprendre
l'enfant ; le peu d'évolutions remarquées concernant le
développement de son vocabulaire,
1 Les Soussous sont un peuple présent en Afrique de
l'Ouest et principalement en Guinée, qui compte environ un million de
personnes.
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de sa prononciation et de la construction de phrases. Un des
facteurs possibles envisagés au sein de l'équipe éducative
de l'AME était le contexte interculturel dans lequel baigne Kofi et la
possibilité d'un investissement plus fort de la langue de ses parents en
comparaison à la seconde langue dans la vie de l'enfant (le
français). Expliquant ainsi les difficultés des professionnels
à communiquer avec l'enfant. Ces observations ont été
sujet de discussions avec Madame qui dit ne pas remarquer cela chez son
fils.
OBSERVATION 1
Contexte : Madame se rend sur le collectif du service
pour un entretien hebdomadaire avec ses éducatrices
référentes. Elle vient avec son fils Kofi.
« Madame arrive au collectif avec son fils.
L'éducatrice, Camille et moi-même les accueillons et les saluons.
Une discussion s'installe entre nous. Kofi vient voir sa mère en faisant
des bruits de bouche et petits cris avec une seule syllabe et en sautillant. Il
pointe ses chaussures. Madame lui répond qu'il sait les enlever et que
c'est à lui de le faire. L'enfant s'assoit et enlève ses
chaussures. Nous continuons à parler avec Madame. Quand Kofi a
enlevé ses chaussures, il s'approche de nous et nous parle. Son discours
ne nous est pas compréhensible : il enchaîne différentes
syllabes sans que leurs associations ne correspondent à des mots que
nous connaissons. Il y met beaucoup d'intonations. Lorsqu'il s'arrête de
parler, je lui dis que je n'ai pas compris ce qu'il a dit. Il me regarde et
recommence à parler, puis tout en parlant, s'en va vers l'espace de jeu.
Nous questionnons sa mère sur nos difficultés à comprendre
Kofi dans ces moments et lui demandons si elle comprend son fils dans ces
moments-là. Elle nous répond que non, pas toujours. Nous lui
demandons si cela pourrait correspondre à des mots Soussou. Elle nous
dit que cela dépend. Puis elle lance un autre sujet de discussion.
»
OBSERVATION 2
Contexte : mardi 8 novembre 2022 - temps de jeux avec Kofi au
collectif du service.
« Kofi arrive de la crèche sur le collectif
avec les éducatrices Camille et Sylvie. Il dit « salut » et
s'exprime sans que nous ne puissions comprendre ou reconnaître des mots
que nous connaissions. Nous allons dans la salle du jeu près du bureau.
Il parle, nous pouvons reconnaître les mots « maman » et «
maison ». Nous répondons à ce que nous pensons être
des demandes pour voir sa mère et rentrer chez lui. Il ne nous regarde
pas, et part vers les jeux, comme s'il ne nous entendait pas. Il prend les jeux
sans s'attarder sur les objets, les regarde puis les repose. Nous passons un
temps à dessiner sur le tableau blanc. Se met en place une alternance
pour dessiner entre lui et moi. Il est acteur de cette alternance en disant
« à toi », « à moi ». Nous dessinons des
formes qu'il tente de refaire et que nous nommons. Il ne répète
pas toujours après moi, je continue à nommer les formes, puis les
couleurs. Il reconnaît le bleu, qu'il prononce « beu » et
appelle les
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autres couleurs « rouge ». Il nomme aussi les
éléments du visage tel que « yeux », « bouche
», « nez » et les dessine. Il prononce des phrases en utilisant
les mots cités précédemment, différentes syllabes
parmi lesquelles je reconnais très peu de mots français. Je
comprends ce qu'il dit principalement grâce à l'intonation et par
les gestes qu'il fait. »
Lors de mes précédents stages, j'ai notamment
travaillé avec une petite fille, que nous nommerons Anna de 2 ans et
demi, rencontrée dans une structure petite crèche. La mère
de l'enfant était anglaise, et son père français.
L'anglais était la langue parlée à leur domicile. Avec
l'équipe, nous avons remarqué qu'Anna, lors de retours de
vacances parlait spontanément anglais. La mère disait qu'Anna
avait besoin d'un nouveau temps pour réutiliser le français
comme elle savait le faire. C'était une enfant plus expressive
(mimique, intonation de la voix) lorsqu'elle s'exprimait en anglais, que
lorsqu'elle s'exprimait en français.
OBSERVATION 3 :
Contexte : temps de jeu avec Anna, autour d'un livre
d'histoire sur les animaux de la savane.
« Pendant que nous lisons le livre, je propose
à l'enfant de nommer les animaux dessinés. Je pointe le lion,
qu'elle nomme « lion » (prononciation anglaise). Puis le
zèbre, qu'elle nomme « zebra ». Je répète
après elle, surprise. Elle me fait un sourire. Je dis en la
félicitant que c'est le mot anglais. Elle me sourit puis baisse la
tête vers le livre. Elle me pointe d'autres animaux et dit leurs noms en
anglais. »
Ces observations et constats m'ont poussé à
m'interroger sur le positionnement professionnel et les pratiques mises en
place dans de telles situations et me permettent maintenant de
préciser mon questionnement comme tel :
Comment accompagner l'apprentissage du langage,
notamment dans les situations de bilinguisme précoce chez les jeunes
enfants, au sein des familles migrantes ?
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