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Sur le "paradigme de l'enregistrement". Terminologies musicales au XXe siècle


par Jason Mache
Université Paris-8 - Vincennes - St-Denis - Master philosophie 2022
  

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III. Corps sonores

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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Corps sonores

Le concept que nous avons défendu au long de notre examen, celui d'un « paradigme musical de l'enregistrement », est une tentative de dénomination. Par elle, nous avons cherché à rendre compte des représentations sonores et musicales qui sont les nôtres. L'indistinction de ce « nous » est bien consciente. Elle procède d'une épochê se jouant à plusieurs niveaux, dont le plus absolu est peut-être celui de l'expérience individuelle : la limite quotidienne de notre sensibilité, qui bien que nous fournissant la seule source commune de réalité, est encore limitée par l'impossibilité de toute certitude sur ce que l'autre perçoit. Nous espérons ici la défier, ou du moins l'amincir, en proposant des déplacements qui généreront peut-être une communauté de réactions. Ce témoignage, que la philosophie entière ne suffit pas à faire crouler, est le seul dont nous disposions pour parier sur une sympathie, à partir de laquelle se convaincre qu'un tel « nous » existe en une certaine manière. Si des réactions communes émergent, cette conviction d'une expérience musicale et sonore contemporaine commune émergera sans doute également; catalysée par la fragilité de cette communauté de conceptions, face à une extériorité plus grande. Quelle est la finalité de ce mouvement dont nous esquissons le programme? Le morbide argumentaire discursif en est une. Mais de la même manière que dans l'ensemble de notre présent travail, la seule santé que nous y trouvions est cette autre fin : celle des possibles de la création à venir, qui pourraient (cela n'étant nullement nécessaire) trouver dans la connaissance une manière de dépasser ce qu'elle décrit.

À nouveau, nous mènerons notre examen à partir d'expressions lexicales, qui sont ici plus contemporaines que dans nos précédents chapitres; qui, à notre sens, proposent de dépasser ce que nous avons tenté de comprendre à travers nos réflexions jusqu'ici : des modalités de représentations des sons et de la musique; des modalités de création sonore, et des modalités d'écoute. Ces expressions, avec ce qu'elles recouvrent, nous les traverserons imprégné d'une hypothèse : qu'elles peuvent être envisagées comme un surgissement des corps dans les champs du sonore. Elle s'articule évidemment à ce que nous avons appelé « paradigme de l'enregistrement », en ce que ses effets les plus saillants sont la génération d'une écoute « purement sonore ». Cette écoute, du côté de la réception, correspond à un ensemble de représentations à la fois générées et agissantes dans le domaine de la création. Le fait fondamental étant apparemment, en cela, la séparation du son et de sa

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source. Nous tenterons de nuancer très largement ce jugement, et critiquerons donc également une large part des réactions à celui-ci, en envisageant une autre approche du rapport corps - son, sons - corps.

État des lieux : espaces et corps sonores

Le premier vocable que nous portons ici à examen est celui d' « espace », qui nous semble central (et nous ne revendiquons en cela aucune originalité) pour également toutes les autres expressions que nous convoquerons. La ligne paraît immédiatement tracée, entre le dépassement annoncé de la situation d'écoute « acousmatique » et cette notion d' « espace » -- elle n'est pourtant pas simple, et les guillemets que nous appliquons ici se justifient. Avant ce dépassement possible, l'histoire de la modification de l'espace sonore sous le paradigme de l'enregistrement démarre avec l'émergence de nouvelles pratiques, à la fois d'écoute et de création. La musique passe progressivement d'un phénomène collectif à une pratique de plus en plus individualisable et individuée. Le concert, lieu conceptuel de la musique jusqu'alors hégémonique, est d'abord rabaissé en cela par l'émergence de la pratique instrumentale permettant d'apprécier des pièces dans l'intimité relative des maisons bourgeoises. Lors de l'émergence de la reproduction sonore par le biais du théâtrophone, puis avec l'enregistrement, les automatophones et la radiophonie, nous avons montré que l'écoute, bien que domestique, demeurait collective pendant un certain temps avant de devenir de moins en moins formelle et financièrement difficile d'accès, permettant une pratique individuelle bientôt dominante. L'écoute se fait même, tissant en cela un parallèle tentant (mais imparfait) avec la lecture textuelle, de plus en plus silencieuse, de par le développement des dispositifs d'écoute isolée (casques, écouteurs) et des appareils portatifs qui leur sont liés. L'espace musical s'ouvre donc, à partir des lieux de concerts, aux « intérieurs » (c'est-à-dire d'abord aux espaces domestiques collectifs), et progressivement aux espaces individuels ou fonctionnels. Mais la musique enregistrée permet aussi un déploiement usuel dans tous les espaces humains : transports, rues, commerces, campagnes. Cette insertion du son s'accompagne d'une pléthore d'images : Agnès Gayraud relève l'importance de ce monde visuel pour l'appréhension des sons pop; et si elle s'en limite essentiellement à la question du corps et à la figure de l'artiste, la topologie est pour nous d'une importance visuelle égale. Diffusion dans les habitacles par les générations successives d' « autoradios » ; importance aussi bien visuelle qu'auditive des « boomboxes » ou « ghetto-blasters » pour les culture punk et hip-hop des années 1980 dans tous les espaces de la ville (rues, métros et parcs, transformés en autant de lieux

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de musique et de danse) 1 ; diffusion scientifique de musique dans les centres commerciaux 2 ; investissement des lieux inhabités par les musiques électroniques puis techno à travers les « rave parties », et dans des configurations multiples dans les festivals au sens général; enfin, une écoute ultimement individualisée rendue possible dans n'importe quel lieu à l'orée des années 1980, avec la commercialisation des premiers modèles de Walkman par Sony. Dans cette dernière acception, l'écoute semble radicalement indépendante du lieu, et constitue certainement la pratique la plus saillante du phénomène de « schizophonie » tel que formulé par Murray Schafer 3.

Généralement, ce n'est cependant pas ces espaces, que l'on dirait topologiques ou typologiques (nous avons jusqu'ici parlé de types de lieux) que les études sur l'enregistrement retiennent. On parle bien plus couramment de l'incursion de ce que l'on appelle l' « image sonore » dans l'enregistrement, c'est-à-dire de la situation « auditivement » spatiale des sons. Dans l'histoire du son spatialisé, l'événement-clé est celui de la stéréophonie. Notons que ce concept recouvre peut-être moins une technique qu'une approche du son envisageant l'espace comme un paramètre de la réception auditive -- ce qui n'a rien d'une évidence. La chose peut paraître rudimentaire et anecdotique, envisagée comme la simple exploitation de la qualité « binaurale » de l'écoute humaine par l'assignation de deux canaux sonores différenciés, visant l'une et l'autre oreille. Considérant en revanche la dimension spatiale que cela engage, le concept devient une qualité importante de la reproduction sonore. Au-dehors de la stéréophonie, une certaine spatialisation (monophonique) est en fait déjà possible, informant de la proximité ou de l'éloignement des sons; et elle ne s'arrête pas avec le simple agencement de sons plus ou moins répartis sur le canal droit ou gauche de l'appareil de reproduction. Au-dehors de ces principes simples, les études psychophysiologiques sur le fonctionnement de la spatialisation auditive permettent de simuler la situation de sons dans la représentation spatiale de l'auditeur d'une manière bien plus développée. En fonction de la technique de reproduction utilisée (casque, deux haut-parleurs, ou plus), la technique de spatialisation du son est différente. Pour comprendre ces différences, un bon exemple est celui des musiques « constructives » diffusées aux débuts de la stéréophonie grand public, une rupture historique élevée au rang de celle du microsillon qui la précède courtement. Dans de nombreux enregistrements de l'époque faisant usage de la stéréo, particulièrement à la fin des années 1960 dans les musiques « psychédéliques » où les vertiges de la spatialisation (alternances droite-gauche) sont très présents, la « balance » est extrêmement marquée, parfois volontairement exagérée au

1 Voir l'ouvrage du photographe Lyle Owerko, The Boombox Project. The Machines, the Music and the Urban Underground, New-York, Abrams, 2010.

2 La liste d'études sur le sujet est longue. À titre d'exemple, la plus célèbre (proposant déjà à cette époque une abondante revue de littérature) est peut-être celle, au titre évocateur, de Ronald E. Milliman, « Using Background Music to Affect the Behavior of Supermarket Shoppers », Journal of Marketing, 46/3, 1982, p. 86-91.

3 R. Murray Schafer, The Soundscape.Our Sonic Environment and the Tuning of the World [1977], Rochester, Destiny Books, 1994, p. 88.

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profit de l'effet induit. Dans ces cas, l'enregistrement était pensé pour être reproduit sur un duo d'enceintes : or, si un casque attribue strictement chaque canal à une oreille, la diffusion sur haut-parleurs mêle nécessairement les multiples sources, quelle que soit la position de l'auditeur par rapport à celles-ci. Afin de provoquer un effet de spatialisation sensible, il était alors nécessaire d'user de cette exagération, inadéquatement amplifiée par une écoute au casque répandue plus tard -- les mixages postérieurs diminuent dès lors systématiquement les effets de balance stéréophonique propres à cette période d'avènement de la stéréophonie. À l'inverse, la stéréophonie pensée pour une écoute au casque permet de faire usage des outils de spatialisation fins de délais : outre la répartition des intensités sonores, les différences consciemment imperceptibles de temps d'arrivée des sons dans les deux oreilles (« délai ») jouent un rôle prépondérant dans la localisation des sources sonores. Mais notons encore que les avancées en matière de spatialisation ont d'amples intérêts extra-musicaux, qui situent les innovations en la matière dans des champs externes à la création musicale, lui étant parfois inadaptées. Nous pensons évidemment au cinéma, qui envisage la spatialisation sonore comme un moyen d' « immersion » du public (qui est d'abord « spectateur », et non auditeur). Pour autant, l'usage de l'espace, bien que différent, demeure presque systématique dans la production d'enregistrements musicaux depuis les années 1960, pas seulement en vue des effets possibles, mais également pour l'amélioration générale de la qualité de rendu qu'elle provoque par la séparation rudimentaire mais bénéfique des deux canaux (c'est par exemple l'opinion -- la seule -- du Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer sur la question 4).

Dès les années 1970, sous l'impulsion de Murray Schafer que nous venons d'évoquer, une partie encore mineure de la recherche sonore (par contraste avec les « recherches musicales » alors florissantes) a commencé à se focaliser méthodiquement sur les sons avec une perspective nouvelle, aujourd'hui largement connue sous le nom d' « écologie sonore ». Énonçons immédiatement son principal paradoxe. Elle vise à pointer un monde sonore supposément ignoré jusqu'alors (en tant que discipline scientifique, c'est certes un fait), celui des divers environnements possiblement sonores que nous sommes amenés à rencontrer et, dans la plupart des cas, avec lesquels nous sommes en interaction -- voire desquels nous sommes à l'origine. L'ensemble des « paysages sonores » qui nous entourent : forêts, villes, lieux marins, déserts, terres agricoles, montagnes, bords de mer occupés ou non par l'humain; soit l'ensemble des « environnements acoustiques ». En même temps qu'elle rend compte de ces espaces sonores, elle se désolidarise radicalement des perspectives « constructivistes » qu'offre le microphone, moyen privilégié de ses enquêtes. Plus encore, elle semble nier toute singularité des sons enregistrés; bref, dans une perspective largement scientifique, elle ignore tout aussi largement ce qui fait l'esthétique de l'écoute au sein du paradigme de

4 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, 1966, p. 409.

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l'enregistrement, qu'elle pose de manière définitivement négative, faisant néanmoins un usage abondant de cette esthétique comme de ses techniques. Car l'écologie sonore appuie fortement sur la critique de la « schizophonie » (de l'écoute « acousmatique »), et prône néanmoins une attention aux sons qui puisse être séparée de son ancrage habituel aux autres sens, et particulièrement à la vue. Le sens de ce paradoxe repose dans l'idée que le son est fondamentalement dépendant d'une source première -- ce qui est une interprétation « ontologiquement » réductrice de l'enregistrement, considéré comme un strict témoignage d'un événement sonore ayant son origine dans une matérialité indépassable. L' « écologie acoustique » se tient à l'épicentre de dissensions, qui paraissent tracer deux voies assez claires le long desquelles se positionnent une quantité de personnages et de groupes impliqués au premier plan de l'histoire sonore du XXe siècle. Nous reviendrons longuement sur ce point plus tard dans ce chapitre -- poursuivons pour le moment la présentation de la tradition que constitue l' « écologie sonore ».

Ce vocable riche d'images semble indéfectiblement lié au nom de Schafer, à son livre Le paysage sonore (The Soundscape) et au lexique introduit avec eux. « Écologie acoustique », « acoustic design », « soundscape » (ou « paysage sonore »), « field recording » (non attribué à Schafer, mais décrivant une pratique qu'il promeut -- et dont l'usage est courant, y compris en français), « noise pollution », « ear cleaning », « rapport signal-bruit», « soniferous garden », « sacred noises»... 5 : à bien des égards, Schafer semble balancer entre une figure du niveau de Freud ou celles des gourous les plus douteux (si cette « novlangue » systématisée est légitime pour désigner certaines pratiques encore inexistantes, elle demeure dans son ensemble critiquable). Le fait que l' « écologie sonore » ait « fait école » 6 d'une manière souvent si dépendante de lui mène au soupçon. Dans les faits, les tenants de la discipline présentent leurs projets, théories, expériences et analyses sous une forme souvent proche de celle qu'adopte Schafer : ces éléments s'accompagnent d'une moraline de jugements et prescriptions. Ceux-ci portent sur le bon usage des sons, ce qui relève d'un éventail de situations très inégales entre elles. Le vocable d' « écologie » et son usage contemporain n'arrangent en rien la situation de cette école pâmée d'une légitimité croissante. L'objet n'est nullement de décrier a priori les présupposés qu'elle engage ou la factualité de l'urgence climatique à laquelle elle se rattache; il est doublement contraire. Nous critiquerons plus bas certains présupposés de l' « écologie acoustique » telle que la présentent Schafer et ses fervents suiveurs; et ici même, nous appuyons cette restriction de vue qui ne présente qu'une seule acception méthodologique, interprétative et éthique à une possible « écologie sonore », qui pourrait sans encombre se doter d'une véritable intention critique interne, celle-ci étant encore très embryonnaire. En particulier, un des fondements

5 Le livre Soundscape contient un abondant glossaire des néologismes et sens inédits de termes existants qui y sont amenés. R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 271-275.

6 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 482.

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du sens Schaferien de la discipline est l'association nécessaire des théories et pratiques scientifiques (le sens propre de l' « écologie acoustique »), et de la création sonore (« acoustic design »). Or, les prescriptions plus que sensées qui répondent aux analyses démontrant les nuisances à la viabilité de certains environnements, qui exigent une conscience et une modification des pratiques, il est éminemment contestable de suggérer à leurs côtés un moralisme équivalent dans le champ de la création sonore et musicale. C'est cependant le cas de Schafer, et une tendance générale de l' « écologie sonore », que d'émettre conjointement et sur un même plan un discours politique et esthétique sur l'usage des sons; s'emparant volontiers de la crise climatique et de son caractère d'urgence incontestable pour occulter cette indistinction.

Avant d'en revenir à notre fil principal, attachons-nous un instant à nuancer ce propos. Impossible de retirer à Schafer son érudition et sa justesse d'interprétation pour ce qui est des recherches musicales et sonores du XXe siècle; ni l'originalité de ses vues, qui révèlent une finesse de sensibilité remarquable; enfin, nous voulons souligner, sur un plan tout différent, l'intérêt de son travail de composition, qui jouit de ces mêmes qualités. L' « écologie acoustique » dans le sens que nous avons présenté semble quant à elle effectivement une nécessité. De fait, il n'est pas difficile de constater que ses principes sont le plus souvent observés (consciemment ou non) par les sociétés produisant les corps sonores qui rythment nos vies : tendance au silence des machines informatiques, sonneries aux effets sensoriels divers, adjonction de sons volontaire (klaxons, sons artificiels des voitures électriques, réponse sonore aux interactions avec les appareils électroniques), également valable pour des pratiques plus ancrées (importance des génériques et « jingles » dans le champ audiovisuel, sonneries mécaniques ou électriques). Dans ces cadres, une injonction à l'observance et au choix des sons, déjà en vigueur, est nécessaire et sans doute amplement améliorable d'une manière très largement systémique -- écologique, dirait-on dans un sens étymologique. Ces problématiques relèvent d'une science et d'un art de l' « habitation » (ï?êïò), qui concerne ensemble tous les membres d'une société donnée. Au sein de cette pensée, le rapport à la musique et généralement à l'art est évidemment complexe, ce que nos critiques ne doivent pas occulter.

Toujours est-il qu'au-dehors de ses aspects problématiques, l' « écologie sonore » participe activement de la recomposition du champ du sonore par l'espace. Ce qui y est pointé est le caractère environnemental des sons, qu'ils soient humains (« anthropophonie »), généralement vivants (« biophonie ») ou inertes (« géophonie » 7). Le caractère « environnemental » des sons, c'est-à-dire le

7 Cette taxonomie ayant fait date a été proposée Bernie Krause dès les années 1990. Voir par exemple Bernie Krause, Voices of the Wild. Animal Songs, Human Din, and the Call to Save Natural Soundscapes, New Haven, Londres, Yale University Press, 2015.

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caractère spatialement défini de leurs sources, générant en cela différents « paysages sonores » composés par ces sons en fonction des lieux dans lesquels ils se trouvent réunis. C'est donc, selon le point de vue inverse, la mise au jour du caractère acoustiquement défini de tous les espaces terrestres, marins, aériens. Mais demeurant critique de la « schizophonie » et partisane du « no cut » 8, cette dimension spatiale, bien qu'importante, ne recouvre pas l'intention du « rendu » spatial dont nous parlions précédemment. Cette autre acception, héritière de la première stéréophonie des années 1960, ne vise pas nécessairement la référence à un espace sonore réel, mais possiblement tout à fait virtuel; de même que les sons, dans l'esthétique « constructive » des enregistrements musicaux, ne visent pas une figuration mais une création sonore que Schafer nomme « absolue ».

La musique peut être de deux sortes : absolue, ou programmatique. Dans la musique absolue, les compositeurs fabriquent des paysages sonores mentaux idéaux. La musique programmatique est imitative de l'environnement et, comme son nom l'indique, peut être énoncée verbalement dans le programme du concert. La musique absolue est désolidarisée de l'environnement extérieur et ses formes les plus nobles (la sonate, le quatuor, la symphonie) sont conçues pour être interprétées en intérieur. En effet, elles semblent se développer en proportion directe de la désillusion de l'homme vis-à-vis du paysage sonore extérieur. La musique se déplace dans les salles de concert lorsqu'elle ne peut plus être entendue à l'extérieur. C'est-à-dire : le quatuor à cordes et le vacarme urbain sont historiquement contemporains.9

Ce rapport, s'il ne décrit pas la fracture entre écriture et enregistrement musicaux, lui est très similaire : dans les deux cas, la critique faite à la musique historiquement émergente est celle d'un gain d'abstraction, qui signifie avec la perte de concrétude un éloignement de la « nature ». Si l'espace émerge progressivement au cours du XXe siècle et plus particulièrement dans sa seconde moitié (ce processus étant toujours d'actualité), c'est par deux positions tenues pour contradictoires. L'une proviendrait d'une affirmation du « constructivisme » propre au paradigme de la musique enregistrée qui se déploie dans un espace virtuel; l'autre, d'une réaction vis-à-vis de cette esthétique factice, qui affirmerait l'espace réel des sons (celui de leur production) face à leur déterritorialisation 10 dans leur reproduction mécanisée. L'espace produit par l'étude et l'usage de la binauralité, dans cette dernière optique, n'est alors rien de plus qu'une écoute « aurale » (équivalent anglophone d'acousmatique) redoublée -- une « schizophonie » accentuée : en usant de la localisation auditive, c'est un espace inexistant qui est créé pour la projection de sons séparés de leur source. L'abstraction du son reproduit s'affirmerait donc depuis une déconnexion de leurs sources matérielles, vers une reconnexion à des sources spatiales fictives.

8 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie acoustique », communication au colloque « There is no such thing as nature! Redéfinition et devenir de l'idée de nature dans l'art contemporain », Paris, mai-juin 2010 (disponible en ligne : https://www.implications-philosophiques.org/paysage-sonore-et-ecologie-acoustique/, consulté le 23 juillet 2021).

9 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 103 (nous traduisons).

10 Le terme est par exemple utilisé dans un exercice d'orthodoxie deleuzienne de Bruno Heuzé, « Le sampler, machine à déterritorialiser », Chimères. Revue des schizoanalyses, 40, 2000, p. 1-11.

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«Espace» et espaces, « arts sonores »

Ces problématiques méritent d'être abordées de front, en questionnant la notion d' « espace », convoquée à plusieurs titres et dans des acceptions différentes. Il nous semble que la conception polémique que nous avons esquissée d'un espace qui serait abstrait, virtuel, purement auditif, pouvant être reconstitué par illusion en étudiant les fonctions psychophysiologiques de la localisation sonore, relève d'une simplification en des termes inappropriés de ce que peuvent recouvrir les différentes notions d' « espace » dans le champ du sonore. Elle s'accompagne aussi, à notre sens, de points de vue arrêtés sur d'autres conceptions : sur ce qu'est le « son », sur les notions de vérité et de réalité, ou sur celle de nature. Nous diviserons la notion d' « espace sonore » en quatre acceptions distinctes -- et notons que cette proposition n'est que circonstancielle, ne prétendant à aucune sorte d'absolu lexical. Nous distinguons d'abord, avec Makis Solomos 11, un type d'espace qu'il nomme « littéral », en parlant d' « espace physique », contre celui, « figuré », de la « représentation ». Le couple « littéral » - « figuré » est celui que nous retiendrons, car cette première distinction porte à confusion, au regard de ce que nous avons déjà pu énoncer dans ce chapitre. Ce que Solomos entend par l' « espace » de la représentation n'est pas la localisation auditive (mentale) des sons : il s'agit d'un espace métaphorique au sein duquel la composition musicale est représentée. Le terme de composition est ici à entendre au sens strict d'une disposition d'éléments : moments, instruments, hauteurs, etc., qui interviennent, dans l'esprit du musicien ou du public, comme des éléments visuellement représentés au sein d'une articulation spatialisée. Solomos note le rapport entre ces notions d' « espace » ou de « lieu » (remontant à Aristoxène de Tarente et au terme de topos), et celle de « hauteur », qui révèle l'importance de la représentation spatiale dans la musique occidentale : le critère principal de la composition est pensé selon une échelle variant « de bas en haut ». C'est à ce titre que nous mentionnons ce premier sens, mais l'articulation qui nous intéresse concerne en fait nos trois autres définitions.

Étonnamment, Makis Solomos n'opère pas de réelle distinction au sein de ce qu'il nomme espace « littéral » 12. Pourtant, le qualificatif contraire d' « espace de la représentation » conviendrait à définir une partie de celui-ci. En effet, nous distinguerons pour notre part un espace auditif de deux autres sens de l'espace sonore. Cet espace auditif désigne la localisation opérée par l'ouïe, permettant de se représenter la répartition des sons dans un autre type d'espace, physique, celui qui entoure l'auditeur et que nous nommerons attributionnel. Les deux désignent des ensembles d'objets produisant des sons que l'auditeur est ou non capable de distinguer, mais qu'il est du moins en

11 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 415-418.

12 Mais il revient sur la polysémie abondante du terme en mentionnant son apparition au cours du colloque L'espace. Musique-philosophie, Paris, 1997. Ibid., p. 442.

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mesure d'entendre. En ce sens, il convient donc de distinguer une sorte d'espace impossible à expérimenter, désignant l'ensemble des sons d'un lieu donné : nous l'appelons espace sonore sectoriel. Les deux premiers, bien que différents, sont également subjectifs : ils sont définis par un auditeur. L'espace auditif est de l'ordre de la représentation mentale, et l'espace attributionnel est l'ensemble des sons, envisagés objectivement, qu'un auditeur est en mesure de percevoir. En revanche, le troisième type (quatrième en évoquant le sens « figuré » de Makis Solomos), l'espace sectoriel, n'a rien de subjectif ou d'empirique : il est un espace sonore purement objectif. Pour qui définit un son par sa qualité perceptive, ce lieu est une abstraction.

Cette parenthèse technique pour pointer ceci : les espaces que nous avons nommés sectoriels, c'est-à-dire ceux situés géographiquement, sont des représentations -- or, ces objets sont ceux de l' « écologie acoustique ». Collecter des sons pour les considérer comme faisant partie d'un même écosystème acoustique n'est pas une abstraction moindre : la qualité concrète des sons n'est appréhendée que par la réception, autant psychologique que physiologique, qui est propre à notre qualité d'auditeurs subjectifs. Elle s'étend, et les sons affectent tous les êtres vivants dotés d'une telle capacité de réception sensible aux sons, mais le constat demeure égal : la concrétude acoustique est toujours le propre d'un auditeur, et le seul espace sonore concret pouvant être expérimenté est subjectif, car défini en un point dont le diamètre est limitée à la distance entre deux oreilles. Autant dire qu'ainsi séparés du monde par la subjection, la réception auditive ne donne pas un accès privilégié à la source des phénomènes sonores. Le rapport sonore est déjà nécessairement médiat. Il n'est pas question de dire que, sur un plan symbolique, la phonographie n'a aucune différence foncière avec l'écoute d'un son directement projeté par une source productrice (et non reproductrice, aussi transparente que cette dernière puisse être). Mais de quel type est cette différence, sinon symbolique? Elle n'a une valeur empirique qu'indirecte : l'écoute permise par une attention aux sons produits par des sources premières, et non reproduits par le biais de l'enregistrement, peut porter à s'attacher des environnements divers, y compris ceux pour qui l'attention est a priori d'abord visuelle, et pour lesquelles nous n'avons de considération que fonctionnelle. L'expérience, d'une manière générale, est rarement contemplative, car les sens eux-mêmes sont d'abord fonctionnels : l'attention auditive est agitée par des signes saillants, et il est bien « naturel » que les « keynote sounds » (« ceux qui sont entendus par une société particulière de manière suffisamment continue ou fréquente pour former un arrière-plan par-dessus lequel les autres sons sont entendus » 13), soient généralement oubliés. La notion de nature est donc également discutable dans cette prétention contemplative : naturellement, l'écoute n'existe pas pour elle-même, elle est nécessairement un conditionnement de l'audition par rapport à son usage normal, qui gagne

13 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 272.

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évidemment à être distancié de cet usage primaire (fonctionnel), tout autant que de sa culture, généralement musicale, pour s'ouvrir à d'autres modes d'écoute -- mais l'expression d' « ear cleaning » nous paraît, à titre d'exemple, trompeuse quant à la « nature » de l'écoute. À nouveau, nous reviendrons sur les présupposés de l' « écologie acoustique » avec des hypothèses rectificatives -- retenons ici l'importance de l'attention lexicale, en particulier concernant l'espace.

Celle-ci semble, pour nous, s'inscrire dans une indétermination générale du vocabulaire propre aux sons, que nous avons déjà relevée dans notre troisième chapitre. Le primat de la vue sur l'ouïe et les autres sens est un fait généralement sensible et souvent relevé, il est aussi lexicalement palpable (et c'est là peut-être un des témoignages des plus concrets et stables, pour constater et analyser ce fait). Nous avons pu remarquer en particulier que la description des timbres était tributaire de notions visuelles. Or, c'est là proprement le paramètre réputé pour être qualitatif, c'est-à-dire irréductiblement propre à la singularité des sons, à l'inverse de la « hauteur », de la « durée » et de l' « intensité ». Leur caractère quantitatif, nous venons de le voir, s'accompagne volontiers d'une représentation « spatiale », peut-être dirions-nous plutôt schématique, donc liée à un type de représentation proche de l'image. Les hauteurs sont plus ou moins hautes, les durées plus ou moins longues, les intensités plus ou moins grandes -- autant de critères qui se résument aisément à une représentation visuelle, en témoigne leur notation possible. Mais le timbre, qui ne peut être résumé à une échelle unidimensionnelle (pas plus qu'il ne peut être cartographié en trois dimensions, ainsi que l'ont tenté Reiner Plomp, John Grey ou David Wessel 14) et ne peut donc être imagé, l'est pourtant. Plus encore, la qualité du son semble si impalpable que sa description passe non seulement par des comparaisons visuelles (« brillance »), mais autant voire plus par la convocation d'autres sens (« légèreté », « lourdeur », « rugosité ») ; ou même par des affects non directement sensoriels (« rudesse », « agressivité », « douceur »). La limitation définitionnelle des notions d' « espaces sonores », qui nous paraît mener à des confusions grossières, ne s'en tient pas à ce seul problème, mais est bien plus général; et le lien entre ces deux constats est d'ailleurs rendu évident par la notion d' « image sonore », terme consensuel désignant la perception des sons dans l'espace, et plus particulièrement la spatialisation sonore (c'est-à-dire la simulation d'un espace « attributionnel » par la convocation de l'espace « auditif»).

Lorsque la représentation visuelle dont nous parlons s'affaiblit, au profit de l'émergence du « son » (que nous avons décrite particulièrement dans notre troisième chapitre, mais généralement latente au cours de tout le XXe siècle), la modification des pratiques induit, de manière plus ou moins prégnante, une recomposition des représentations. C'est le caractère général de cette recomposition

14 Sur ces analyses multidimensionnelles du timbre, nous nous en remettons au compte-rendu qu'en fait Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 36-38.

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que nous avons nommé, après François Delalande, un « paradigme musical ». Lorsque les représentations ou pratiques nouvelles s'éloignent de manière peut-être trop brutale des canons qui les précédaient, au lieu d'opérer un déplacement progressif voire insensible, des objets qui autrement pourraient être identifiés peuvent paraître radicalement différents. Il nous semble que c'est ce qui se produit lorsque, au vocable de « musiques », celui d' « arts sonores » vient se substituer. Cette évocation nous semble être en lien direct avec la recomposition des liens entre sons et images -- ou schèmes. La liaison de ce que l'on peut appeler les « arts sonores » avec la vision et la représentation spatiale est palpable, bien qu'il conviendrait de consacrer un long moment à ces vocables contemporains pour prétendre la cerner avec une précision satisfaisante. Le terme

d' « arts » semble impliquer l'introduction du son dans un réel amplement envisagé par l'image

(l' « art » étant généralement, par le fait du primat de la vision sur les autres sens, synonyme d' « arts visuels »). Immédiatement alors, l'idée d'un art « sonore » évoque la nécessité de l'espace réel, sans lequel aucune sorte de pratique acoustique ne peut être envisagée. Ainsi depuis l'émergence du souci de l'espace dans le champ du musical, le voisinage pluriel des « arts » et de l'architecture s'est imposé, un fait abondamment relevé par les critiques et analystes depuis plusieurs décennies. Quantifier précisément cette histoire (de la création et de la réception) est une tâche périlleuse, qui requiert de poser des jalons, même si l'histoire est toujours plus meuble que son récit. Certains ont déjà été évoqués, mais parmi les oeuvres considérées comme fondatrices, il convient de citer a minima le Poème électronique (1958) d'Edgar Varèse. Jusqu'aux années 1980 on trouve ensuite, pêle-mêle, les noms de Xenakis, Stockhausen, Pink Floyd, Schaeffer (nous l'avons vu, plus tardivement porté sur l'espace), Henry et les studios de musiques électroacoustiques (à la tête desquels le GMEB et le GRM et leurs dispositifs de « projection sonore », Gmebaphone et acousmonium), puis John Chowning, The Cure, Boulez, Luigi Nono 15. À notre sens et d'un point de vue théorique général, « musique » et « art sonore » ne font qu'un. Si l'on peut considérer ensemble (parvenir à concilier), sous un même vocable, les musiques « savantes » et « populaires », qui se distinguent pour nous par leurs liens à deux paradigmes musicaux différents, la même souplesse est possible (et peut-être à plus forte raison) pour la réunion entre « musiques » et « arts sonores ». Agnès Gayraud, dans sa Dialectique de la pop, propose dans ce même esprit de distinguer son objet des autres catégories musicales pour le considérer comme « non pas un avatar moderne dégradé de la musique, mais véritablement un autre art musical » 16. L' « art sonore », s'il se distingue à son tour des formes des musiques enregistrées telles que nous les avons présentées, ne suffit pas en cela à se distinguer de la

15 Cette liste d'un éclectisme rare correspond au relevé historique que donne Makis Solomos, ibid., p. 424-442. Pour un ouvrage général sur l'espace et le son, nous renvoyons à Gascia Ouzounian, Stereophonica. Sound and Space in Science, Technology, and the Arts, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2020.

16 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 9.

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musique en général. Quant à savoir si ce vocable pourrait amorcer un nouveau paradigme, c'est encore pour nous impossible à déterminer -- mais il nous semble du moins que le seul rapport à l'espace ne suffit pas à opérer un tel passage. La remise en cause du terme de musique elle-même nous semble inhérente au passage dans le paradigme de l'enregistrement : Edgar Varèse, et à sa suite John Cage, faisaient la promotion active de l'expression d' « organisation de sons ». Ce qu'elle suggère n'a pas été mieux accompli dans les faits que par l'émergence d'une écoute nouvelle au cours du XXe siècle, du côté des musiciens comme du profane, par le biais de la diffusion massive de la musique sous forme enregistrée. L' « esthétique constructiviste » qui lui est conjointe ne signifie pas autre chose que l' « organisation de sons » supplantant la composition écrite.

Contribution à l' « écologie acoustique»

Après ces différentes parenthèses, qui nous semblent constituer un ensemble de points que relie la question du rapport entre sons et corps, nous en revenons à l' « écologie sonore ». Cette discipline s'empare ensemble de toutes ces questions et il nous paraît intéressant de discuter ici certains de ses présupposés pour avancer dans notre dernière problématique tout en discutant des positions contemporaines sur celle-ci. Les présupposés substantiels dont nous parlons, dans le rapport que l' « écologie sonore » semble vouloir entretenir au corps, semblent révélés par une volonté de réinvestir celui-ci dans le rapport au son. C'est tout le sens de la « schizophonie », qui serait une perte de la source matérielle du son, et inversement dans les pratiques proposées par elle, le « field recording », qui consiste dans la collection de données sonores in situ, impliquant une expérience directe des environnements sonores avec cette même attention auditive. Car adossée précisément à la critique du caractère « schizophonique » de l'écoute contemporaine généré par le rapport à l'enregistrement, il est proprement impossible de comprendre cet enregistrement comme la finalité du « field recording » ; il est évident que le terme essentiel est celui de « field », la pratique ayant ceci de particulier qu'elle est « de terrain ». Ainsi, on comprend qu'en substance, l' « écologie acoustique » semble supposer que le son en lui-même n'a pas grande valeur corporelle. C'est une critique qu'opère Francisco López de manière radicale 17, en convoquant les distinctions de Pierre Schaeffer sur les types d'écoute. Ceux-ci recouvrent en réalité une analyse des rapports aux sons, qui peuvent être ou non causaux. Pour López, attribuer une valeur effective à tous les sons, c'est-à-dire les soumettre de manière nécessaire à une cause, est une condamnation radicale de notre rapport au monde, réduit à une vue unilatérale, et restreignant d'autant les manières d'interagir avec celui-ci. Il argue finalement que le rapport causal aux sons -- considérer qu'un son est fondamentalement le son de quelque

17 Cette critique est plus particulièrement développée dans Francisco López, « Sonic Creatures », 2019 (disponible en ligne : http://www.franciscolopez.net/pdf/creatures.pdf, consulté le 1er septembre 2021). Une version espagnole en a été publiée dans la revue chilienne Aural.

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chose -- est un rapport soumis à une perspective de la « représentation », dans un sens différent de celui que nous avons convoqué jusqu'ici. La représentation désigne chez López ce que l'on pourrait ailleurs nommer « signification », c'est-à-dire le renvoi d'un phénomène à un objet, qui est ici à l'origine du son. À l'inverse, dans la droite lignée Schaefferienne (non Schaferienne -- et même clairement anti-schaferienne) qu'il revendique, le son est « une chose, autant que n'importe quoi d'autre » 18. En déconsidérant leur référenciation, les sons deviennent le véritable centre de l'attention auditive -- à l'inverse, l' « indexalité » des sons renvoyant à leurs sources concentrerait l'attention sur des objets dont les sons ne donnent qu'une information catégorielle : le son d'une grenouille, par exemple, renvoie à une catégorie abstraite qui ne considère pas l'être en question pour lui-même. Pauline Nadrigny résume bien la limite de ce raisonnement (s'appuyant sur un autre article de Francisco López), tout en valorisant le débat qu'il engage : « au-delà de cette opposition peut-être stérile, tout l'intérêt de l'attitude de López est de repousser l'écologie acoustique dans une conception plus compréhensive de notre rapport quotidien au sonore, tout en évitant de tomber dans une compréhension documentaire du musical » 19. En définitive, c'est bien la place de la musique dans l'étroite orthodoxie de l'écologie de Schafer qui pose problème. Loin de composer avec l'enregistrement musical, il assène sa critique contre les effets que celui-ci a engendrés tout au long du XXe siècle; et particulièrement au moment où il bâtissait l'édifice The Soundscape (rappelons que celui-ci est publié en 1977, l'année-record des ventes mondiales de disques étant 1978). Aucune conciliation ne semble possible entre ses positions et l'esthétique la plus constructiviste -- la plus « schizophonique », ou la plus aboutie des versions de la musique enregistrée.

L'intention de l' « écologie acoustique » semble donc être le réinvestissement des corps dans le domaine sonore; du moins leur reconsidération. L'autre voie est celle de la recherche des corps dans le paradigme de l'enregistrement -- des corps qui, de toute évidence, n'ont pas disparu, mais dans le pire des cas, auraient pu être mis de côté. Il convient donc de poser la question : quel est le statut du corps dans le paradigme enregistré du son musical?

À celle-ci, nous l'avons dit, Schafer semble répondre qu'il n'y a qu'une forme de corporéité possible, hors de quoi le rapport du corps « entendant » au corps « sonore » serait absent ou nul, car médiatisé. Or, il nous semble au contraire que des corps proprement sonores n'ont jamais été aussi présents que depuis l'invention de l'enregistrement, qui coïncide avec l'entérinement global de la société industrielle. Ce n'est, en somme, pas contradictoire avec la position schaferienne que de l'énoncer : la progression des machines de tous types a signifié une croissance des sons humains. C'est évidemment le futuriste italien Luigi Russolo qui le relève avec un ton emporté caractéristique

18 Ibid.

19 Pauline Nadrigny, « Paysage sonore et écologie acoustique » (en ligne), art. cit.

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des « Manifestes » écrits autour et d'après Marinetti : « La vie antique ne fut que silence. C'est au dix-neuvième siècle seulement, avec l'invention des machines, que naquit le bruit. Aujourd'hui le bruit domine en souverain sur la sensibilité des hommes » 20. Il semble presque balourd de dire que ces lignes pourraient être de Murray Schafer. Il faut néanmoins le remarquer pour affirmer que sa position, que l'on pourrait qualifier de réactionnaire au sens le plus strict, n'est pas l'unique possible. Car Russolo, dans son Art des bruits, propose évidemment, après ce constat énoncé dans les premières lignes de son texte, de s'emparer de ces sons. La concrétisation qu'il lui donnera n'est pas celle qui domine aujourd'hui dans des disciplines d'ordre électroacoustique (bruitismes divers dont

l' « industriel » anglais dès la fin des années 1970, puis des mouvements « dark ambient», « drone metal », « japanoise » et autres « harsh noise wall »), puisque Russolo a pour sa part promu une musique de « bruits » produite de manière mécanique, sans aucun recours à l'enregistrement; qui, on peut le croire, aurait difficilement permis ces expérimentation dans les années 1910. La remarque n'a rien de très glorieux : Schafer abhorre le bruit, certains genres musicaux s'en emparent. Mais il est beaucoup plus intéressant sans doute de voir que se tracent deux voies relativement distinctes, dont Schafer n'est qu'un point. Les postulats de l' « écologie sonore » trouvent déjà une racine importante chez Henry David Thoreau au XIXe siècle 21 et éminemment repérés par John Cage qui prolongea ses vues sur l'attention indistincte à tous les sons. La position de Cage est particulièrement complexe et nuancée, et il convient de ne pas l'identifier à celle de Schafer. Mais par beaucoup d'aspects (perspectives sur l'enregistrement et la musique, question du silence), Cage nous paraît néanmoins (légèrement) plus proche de Schafer que d'une autre lignée, tracée à partir de Russolo. À la musique industrielle et aux différents courants bruitistes contemporains (plutôt d'ordre « populaire »), il conviendrait d'ajouter les noms déjà cités de l'esthétique constructiviste -- Culshaw, Gould ou Karajan; mais également l'électroacoustique dans son ensemble et des figures contemporaines comme Francisco López. Ce qui lie ces musiques si différentes entre elles est le parti d'une création radicale s'emparant des outils techniques du XXe siècle pour s'enfoncer dans le son en acceptant sa condition d'alors : divers, modifiable, reproductible. Et à ces possibles correspondent des faits : l'univers sonore contemporain est « bruyant », altéré, répétitif. La question, d'ordre éthique, de savoir ce qu'il convient d'en faire (le prendre comme tel pour le faire sentir et éventuellement le dépasser, ou y proposer une alternative radicalement opposée), n'a aucune réponse évidente. Nous aurons certainement fait comprendre notre propre position quant à cette question -- mais l' « écologie sonore », ou peut-être plutôt comme nous voudrions le faire voir,

l' « écologie » générale, la convoque à nouveaux frais.

20 Luigi Russolo, L'art des bruits, Paris, Allia, 2003, p. 9.

21 Henry David Thoreau, Walden, Marseille, Le mot et le reste, 2017, chap. 4, « Bruits », p. 125-143.

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La question se pose de savoir laquelle des deux alternatives est véritablement tenable -- si, du moins, l'une des deux peut l'être. La seconde est proprement ce qui est appelé de manière usuelle l' « écologie sonore » : elle ne constitue pas un simple questionnement, mais un positionnement. Elle propose de repenser radicalement notre rapport aux sons pour le modifier dans son entièreté : établir des critères arrêtés (en dernier recours, d'ordre législatif), 1/ de respect des sons « naturels », pris comme témoins de la santé des écosystèmes sonores; 2/ de réglementation de la production sonore humaine, potentiellement nuisible, ce qui passe logiquement par, a) le sanctionnement et b) la fixation de règles sonores plus ou moins précises. Nous sentons la question massive et délicate : elle impliquerait, pour être effective, un processus long et sujet à débats. La première en revanche, ne prône aucune sorte de militantisme; elle paraît même tout à fait ignorante des problématiques écologiques. Pourtant, outre le statut de témoins qu'assument les sons des écosystèmes, ainsi que les diverses données objectives qui peuvent être énoncées sur les effets négatifs des sons industriels sur l'esprit et le corps humain, un problème plus grand semble s'esquisser aujourd'hui. Nous avons parlé de la présence croissante des « corps sonores » depuis la naissance de l'enregistrement. Outre l'ensemble des machines produisant des sons à plus ou moins fort volume, l'enregistrement a fait naître une catégorie d'objets nouvelle, faisant un usage abondant de matières plastiques et de métaux, destinés en propre à produire du son. Voici donc nos corps sonores ignorés, définis en propre par leur finalité acoustique. Si l'enregistrement produit une médiation entre les sources primaires de production des sons enregistrés (c'est, notons-le, exclure la synthèse sonore, qui ne possède pas exactement ce même genre de cause mécanique) et l'oreille, ce n'est pas pour rendre le son immatériel. Au contraire, chacun d'entre nous est équipé d'objets sonores -- au sens le plus brut, plus « concret » même que celui des « objets sonores » du traité de Pierre Schaeffer. Nous avons déjà débattu du caractère sonore ou abstrait de la musique, pour conclure que celle-ci demeurait foncièrement dépendante du son : nous constatons ici qu'elle est aussi dépendante des corps matériels. Quel qu'il soit, un son est nécessairement rattaché aux corps : considérer la causalité à la manière de Schafer équivaut presque à dire qu'un haut-parleur ne produirait pas de son (ne faisant que reproduire); et finalement à l'abstraire de sa matérialité inhérente. Que faire donc de l'ensemble des « corps sonores », qui pèsent de la manière la plus concrète sur l'écologie par le saccage de ressources, le dégagement polluant de leur fabrication, et l'amas de substances encombrantes qu'ils représentent? Le paradigme de l'enregistrement est-il en ce sens matériellement viable? Évidemment, les musiques enregistrées, électriques et électroniques ne sont en cela qu'un effet collatéral de ce questionnement, qui touche à l'ensemble des pratiques propres aux sociétés industrialisées. La musique et le son ne sont pas des enjeux à eux seuls décisifs, mais la question de leur viabilité au sein du paradigme de l'enregistrement demeure telle que nous l'avons posée. C'est

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par cette question que nous entendons contribuer à l' « écologie acoustique ». Moins brillante que le raffinement des propositions sur l'écoute proposées par l'orthodoxie rangée sous cette expression, elle nous paraît cependant se poser d'une manière au moins aussi urgente, et rendre à ce vocable sa dimension complexe. Les problématiques climatiques des décennies et siècles à venir ne limitent pas leur impact sur le son à des aménagements de l'écoute : elles sont, avant d'aboutir à ce point, influentes sur nos conditions d'écoute, en ce que celles-ci sont tributaires d'objets dont la viabilité est en question. Les supports traditionnels, dont la mort annoncée au début du XXIe siècle n'a pas eu lieu, ne sont pas l'unique problème : s'ils démultiplient significativement la production de matériaux polluants, le son enregistré ne saurait se débarrasser, même sans eux, de supports de lecture quelconque, et de dispositifs de production du son. Incapable de prolonger plus loin ici une réflexion plus avancée sur les possibles que ces questions requerraient, nous souhaiterions, à défaut, poursuivre cette contribution en reprenant le problème de la place des corps dans le paradigme enregistré, dont nous n'avons fait qu'esquisser une réponse.

Corps enregistrés

Nous avons posé la recomposition comme une évidence : la musique, demeurée sonore, et même selon une autre acception du terme, rendue sonore dans le paradigme de l'enregistrement, demeure liée à la matérialité inhérente du son. Cette recomposition peut être utilement conceptualisée, puis problématisée en prolongeant notre questionnement sur l'espace. Le son implique nécessairement un ensemble de trois corps : celui, « entendant », de l'auditeur; un corps proprement « sonore » ; enfin, un ensemble de corps « obstacles » (dont le milieu), dans et par lesquels le son émis se diffuse et se modifie. Quoi que l'on puisse dire par ailleurs des modalités d'écoute, ce modèle n'est en rien changé; tout au plus, à un niveau supérieur de représentation que celui du contexte de propagation d'un événement, est-il médiatisé, c'est-à-dire redoublé. Dans ce cas, un son est émis et diffusé, entendu par un corps d'un type particulier, appareil de réception relié à un dispositif d'enregistrement. Dans un second ensemble, un appareil de lecture est relié à un premier corps émettant ce même enregistrement, diffusé et finalement entendu par un auditeur. Aucune disparition, au contraire : un nouveau type de corps objectaux apparaissent, constituant le dispositif d'enregistrement et de lecture (conceptuellement distincts des corps sonores, même s'ils sont, dans le phonographe par exemple, des parties d'un objet par ailleurs individualisé). Comment ce rapport se modifie-t-il donc, outre cette médiation sur laquelle nous n'appuierons pas, dans le paradigme enregistré -- c'est-à-dire, en pratique?

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Examinons d'abord le rapport des corps sonores dans le lieu du concert, qui demeure quoi qu'il en soit une modalité importante de la musique, même lorsqu'elle se présente d'abord comme artefact « saturé » (défini dans tous ses paramètres) 22 dans l'enregistrement. Le concert « classique », si son évolution est palpable et que sa codification a donc été le fruit d'un mouvement progressif, semble avoir tendu, c'est du moins ce qu'il reste de son acception bourgeoise, à une mise de côté des corps le temps du concert. Le silence est de mise, les applaudissements ordonnés (seul maigre investissement), parfois complémentés par une station debout, signifiant l'émoi provoqué par l'interprétation 23. Nous connaissons l'équivalence de cette codification du côté des musiciens -- discrétion, mouvements réglés. Au milieu de cette catalepsie générale ressortent peut-être les instruments, et surtout le son : le seul sens à avoir sa place dans la salle de concert est l'audition. La synesthésie relative de l'opéra n'échappe qu'à moitié à cette norme : les chanteurs sont parfois en mouvement, un décor globalement fixe excite l'imaginaire. L'orchestre est pour l'occasion invisibilisé, rejeté dans sa fosse; le public conserve la même disposition. Si les réflexions sur l'espace ont pu mener à une recomposition de la limite entre public et musiciens, la chose est demeurée exceptionnelle. Solomos évoque les expérimentations « spectaculaires et quasi politiques » de Xenakis dans les années 1960 : « les musiciens sont distribués dans la salle et le public est dispersé dans l'orchestre » 24. Il faut s'arrêter un instant sur cette configuration pour comprendre que l'événement est de poids : il ne peut plus être question ici de mettre les corps « de côté » : la limite entre public et orchestre, qui assure une partie importante du dispositif permettant d'oublier les corps et les sens (d'une manière presque « acousmatique »), tombe. La composition, qui par le seul style de Xenakis est déjà bousculée dans ses canons et suffit à provoquer des réactions saisissantes, exploite ici la dimension humaine et charnelle du concert -- habituellement annihilée au prix d'efforts communs. Mais le caractère accidentel de cette configuration n'est pas mieux illustré que par le fait que Terretektorh pour orchestre éparpillé dans le public, la pièce en question dans l'extrait, est disponible dans une vidéo d'un concert à Darmstadt en 2011 25, où l' « éparpillement» n'est pas respecté. Mais outre ces explorations dans les musiques écrites, dont l'exemple de Xenakis n'est qu'une illustration, c'est véritablement dans le cadre du concert pop qu'une rupture de taille s'opère. Avec le rock, c'est une convocation double des corps que le concert cristallise. D'un côté, le public

22 L'idée de la saturation, que nous n'avons pas pris le temps d'évoquer en ces termes, est proposée par Davies. Il définit l'ontologie des oeuvres musicales selon le critère de l' « épaisseur » : les oeuvres définies dans tous leurs paramètres, tels les enregistrements constructifs, sont en ce sens d'une « épaisseur » maximale, soit « saturées ». Inversement, des oeuvres écrites précoces, où seule la hauteur apparaît, mais ni l'instrumentation, ni le tempo, etc., ne sont indiquées, sont plus « minces ». Voir par exemple Stephen Davies, Themes in the Philosophy of Music, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 30-46.

23 Pour une nuance de cette passivité, voir Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 70.

24 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 428.

25 « Iannis Xenakis - "Terretektorh" für Orchester - Cresc... Biennale für Moderne Musik », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=37ajOyhcl c, consulté le 2 septembre 2021).

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(nombreux) se tient debout, est invité à danser -- et peut-être sans invitation, l'attitude du « fan » est également productrice de sons pendant le concert. Avec la « beatlemania » qui entérine le rôle de ce dernier personnage, le son venant du public est effectivement si prégnant qu'il fait partie des raisons de l'abandon de la scène par le groupe au moment de l'album Sgt. Pepper's. Les corps des membres de public sont donc convoqués : de plus en plus massés devant la scène, criant et bougeant, les « spectateurs » vivent en réalité une expérience totale, qui convoque tous les sens à un degré toujours plus fort. Avec le dispositif du festival qui étend le cadre du concert sur une journée ou plus, offrant des temps de pause propices aux rencontres, c'est également une expérience sociale. Mais ce n'est pas tout : de l'autre côté, le corps de l'artiste entre en jeu d'une manière inédite. Dans la configuration générale de la pop, où l'enregistrement constitue une part essentielle de l' « oeuvre », la figure du musicien passe au-devant : celui-ci est l'interprète dont les mimiques (auditives comme visuelles) sont connues et exagérées, la singularité du personnage (qui est aussi dans le meilleur des cas la personne; ainsi que l' « auteur-compositeur-interprète ») est tout entière mise en avant. Le corps du musicien, qui assure l'existence de sa musique, est donc sacralisé; sa présence est en elle-même une expérience. Agnès Gayraud résume ce rôle dans le paradigme enregistré en général :

Par l'enregistrement, toutes les manifestations acoustiques perceptibles possibles d'une incarnation, y compris ce que cette dernière a d'incontrôlable, d'instantané, deviennent matériau indispensable des oeuvres : la forme pop [...] inscrit de cette manière les corps incarnés au coeur de sa puissance d'expression. 26

Mais le concert, qui demeure ici proche de sa forme traditionnelle dans sa définition, ne se résume pas à cette acception. L'enregistrement, dans sa forme médiatisée, trouve également une place dans l'événement, et la corporéité n'est pour autant pas en reste -- le son non plus. Il ne paraît pas illégitime d'affirmer que l'expérience contemporaine du concert trouve son apogée dans l'événement techno. L'exemple semble presque idéel. La figure de l'artiste, si elle peut exister, ne souffre pas le même fanatisme que dans le concert pop en général -- quoi que nous mettions derrière ce terme. Le « DJ » peut bien parfois être anonyme, l'essence de la techno ne repose pas dans cette figure. Le critère fondamental est celui du « son », dans une acception proche de celle de Delalande, ou plutôt dans une acception radicale de ce concept de « son ». Certaines catégories musicales qui, dans le cadre de la pop, n'avaient plus de prédominance, mais continuaient à demeurer apparemment nécessaire -- en premier lieu la hauteur, et avec elle harmonie et mélodie, peuvent également s'évanouir. Le « son », ce concept que nous avons tenté de cerner dans notre troisième chapitre, devient alors l'unique critère -- presque l'unique vocable. Il recouvre presque tout, et parmi ses définitions, une est d'un intérêt particulier. S'il est évidemment le phénomène acoustique, il désigne aussi des groupes et leur équipement (tel ou tel « son » étant présent à un événement ou un autre).

26 Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, op. cit., p. 226.

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Le « son » est donc un ensemble matériel, et le jugement qui en est fait dépend pour beaucoup de la quantité des équipements sonores en question; en définitive, de la qualité et du volume que ce « son » sera en mesure de produire. Cette définition éclaire donc l'expérience techno : il s'agit de ressentir le son, de manière à ce que la seule expérience auditive atteigne ou surpasse la synesthésie ailleurs recherchée. Le corps n'est nullement ignoré, et le corps fondamental, au centre de tout, est celui du matériel sonore -- peu ou prou, un ensemble de haut-parleurs. C'est à ce matériel et à ce qu'il est en mesure de produire que l'ensemble de l'événement techno est dédié. Que l'on comprenne la formule de manière plus ou moins métaphorique, l'événement techno donne corps au son.

Cela nous ramène à l'expérience individuelle de la musique, soit le centre de l'attention que beaucoup d'auteurs ont consacrée à l'enregistrement, qualifiée par les termes d' « écoute acousmatique », d' « auralité » ou de « schizophonie ». Il nous paraît important de pointer une remarque de Schafer qui nous semble d'une pertinence tout à fait déconsidérée :

Les trois mécanismes sonores les plus révolutionnaires de la révolution électrique furent le téléphone, le phonographe et la radio. Avec le téléphone et la radio, le son n'était plus lié à son

origine spatiale; avec le phonographe il était libéré de son origine temporelle. 27

L'espace n'est finalement pas la question que pose l'enregistrement. Du moins, ce n'est pas le pas qu'il engage en propre. L'espace est l'affaire de la radiophonie et du téléphone, à qui pourtant le problème de l'écoute « acousmatique » ou « schizophonique » ne se pose pas véritablement. « À l'antenne », « au bout du fil », quelqu'un est présent. Certes, seule l'audition est engagée; mais demeure une correspondance directe avec la source de production primaire du son -- qui est généralement une voix humaine. Revenons-en à notre question : que deviennent les corps (« sonores », « obstacles », « entendants ») dans l'écoute solitaire permise par l'enregistrement? Nous avons pu appuyer en plusieurs endroits de notre travail sur le rapport de « jeu » que la phonographie génère; entendre que, rapidement dans l'histoire de l'enregistrement musical, le disque est « joué ». Cela renvoie à une intentionnalité nouvelle que l'enregistrement musical engendre : l'écoute n'est plus soumise aux contraintes du concert, c'est donc à l'auditeur de s'emparer de la musique. Cette appropriation est aussi bien matérielle que temporelle. Matérielle, car comme nous venons de l'énoncer avec l'expérience de l'événement techno, le son n'est pas une pure abstraction -- au contraire, il nécessite la mise en place d'un équipement, plus ou moins lourd sur les plans physique et technique. Temporelle, car le moment de l'écoute n'est plus dicté par le concert, programmé indépendamment de l'opinion du « spectateur ». Il s'agit donc de déterminer le moment de l'écoute, et avec lui, de choisir quelle musique doit être jouée; quelle musique correspond à quel moment -- à quels amis, puis à quel contexte temporel, puis à quelle humeur. La

27 R. Murray Schafer, The Soundscape, op. cit., p. 89.

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phonographie génère une relation particulière de la musique aux affects : elle ne les provoque plus, mais les épouse. La répétition agit de même, chaque disque devenant lié à des émotions particulières. Progressivement, l'expérience de l'audition de disques devient une relation de transfert. Le disque représente, entérine, éternalise. De même que dès 1878, « la chanteuse peut vieillir impunément, mourir même, sa voix reste » 28, le fait semblant énoncé dans un mélange ambigu de tons, le mélomane lui aussi projette, non sa voix, mais des tranches de vie dans ses disques. C'est ce qui ressort des récits contant la vie des collectionneurs : une sensation étrange de rapport passionnel et mortifère à la musique et à ses réceptacles. C'est par une de ces histoires qu'Evan Eisenberg introduit son ouvrage, peut-être le premier livre proposant une réflexion sur les enregistrements musicaux. Sans outrance et contrebalancé par l'humour du dénommé « Clarence » (Clarence Abram Browne), le récit est néanmoins parsemé de références à la vieillesse, à la maladie, généralement à toutes les formes du déclin, et à la mort : « «Groucho Marx : enfin quelque chose de rare. Il était un gentleman. Cette histoire avec l'infirmière était triste, mais le fils était de son côté 29. Ma mère disait qu'âgé de plus de cinquante ans, n'importe qui devrait se faire abattre. Elle disait toujours qu'on ne pouvait rien contre le Sieur Temps». Quand on se rencontre, Clarence a cinquante-trois ans. Récemment, confie-t-il, il a acheté une bouteille de poison » 30. Une atmosphère similaire règne dans une vidéo réalisée en 2008 à propos de Paul Mawhinney et de ses disques, qui constituaient alors la plus large collection privée au monde 31. Tentant de la vendre à des fins d'archivage alors qu'il estimait que plus de quatre-vingt pour cent de ses disques n'avaient pas été rendus disponibles en CD, le document se clôt dans le mélodrame des différents éclairages s'éteignant sur les différentes parties de sa collection, le titre « Music (Was My First Love) » de John Miles, et un texte expliquant l'impasse dans laquelle la vente se trouvait. Elle a depuis été réalisée par le brésilien « Zero » Freitas, magnat d'une société de transports projetant de rendre publique sa collection croissante de presque dix millions de disques. Celui-ci affirme pour sa part estimer que les disques ne lui appartiennent pas.

Il y a des milliers de disques qui me parviennent dont les étiquettes contiennent des messages écrits à la main, comme « ce disque appartient à untel, 1958 ». Eh bien, même ce jour-là, le disque n'appartenait pas à cette personne. Il est plus vraisemblable que la personne ait appartenu au disque. 32

28 Arnold Mortier, Les soirées parisiennes de 1878, Paris, E. Dentu, 1879, p. 153, cité par Élisabeth Giuliani, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique », art. cit. p. 91. Nous soulignons.

29 Erin Fleming a été accusée de mauvais traitement envers Groucho Marx pendant ses dernières années. Voir Howard Markel, « How Groucho Marx fell prey to elder abuse », PBS (en ligne : https://www.pbs.org/newshour/health/how-groucho-marx-fell-prey-to-elder-abuse, consulté le 2 septembre 2021)

30 Evan Eisenberg, The Recording Angel, op. cit., p. 4.

31 Sean Dunne, « The Archive - The World's Largest Record Collection », YouTube (en ligne : https://www.youtube.com / - watch? v=SwXayHbUQ2o, consulté le 2 septembre 2021)

32 José Roberto "Zero" Alves Freitas cité par Anton Spice, « Inside the world's biggest record collection. An interview with Zero Freitas », The Vinyl Factory (en ligne : https://thevinylfactory.com/features/inside-the-worlds-biggest-

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L'écoute du disque, par la mécanique du « jeu » qu'elle requiert encore dans l'écoute, relève d'une expérience attentive. Lorsque le son n'est pas un simple fond (« background music » désigne la musique diffusée en supermarchés), l'aspect rituel de l'écoute est régulièrement relevé. Elle renvoie directement à la présence-absence de l'interprète, et acquiert une dimension religieuse palpable.

La reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous la forme d'une photographie, soit sous la forme de disque. La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur; le choeur exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans une chambre. 33

Agnès Gayraud relève également après Benjamin ce même caractère, dans ce qui paraît en premier lieu comme une simple évocation de la « schizophonie » dans son aspect le plus froidement pathologique : « la transmission de la musique populaire enregistrée tient à sa reproductibilité technique et, ce faisant, à sa capacité de déterritorialisation (d'ubiquité et de résonance hors de son territoire d'origine) ». Si la « déterritorialisation » relève d'une description brute, l' « ubiquité » et la « résonance » changent fondamentalement la perception de cette écoute. Un rapport de convocation du corps sonore, absent, relève d'un ordre quasi magique. Inversement, l'auditeur étend sa corporéité, par l'écoute multipliée, à celle des disques. La collection, dans ce qu'elle a d'unique, rend palpable la survivance de l'esprit, mais rien de plus concret que cette survivance : l'expérience corporelle est actée et prolongée dans des artefacts qui en témoignent. Témoignage d'une interprétation, ou création d'une oeuvre inédite dans un corps tiers (le disque « constructif»); témoignage d'une écoute dans une collection; et dans la plupart des cas, renvoi à l'expérience du concert, unique rapport corporel intégralement consacré à la musique. En dernier ressort, l'enregistrement apparaît comme une expérience à la fois unique (dans la singularité de sa pratique) et « universelle » (dans la limite de l'humanité) -- elle relève de la nécessité d'un rapport absolu aux corps finis et périssables.

record-collection-an-interview-with-zero-freitas/, consulté le 2 septembre 2021)

33 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 142, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Musique et enregistrement, rupture ou continuité de l'art musical? », art. cit., p. 20.

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Conclusion et ouverture

Si nous espérons avoir argumenté d'une manière assez exhaustive et convaincante quant à l'influence de l'enregistrement sur les notions de « musique » et de « son », et avoir montré quelles conceptions émergeaient tout à fait avec cette technologie au cours du XXe siècle, ce n'est pas pour poser ces faits comme des données désormais permanentes. Cette première intention didactique n'est sans doute qu'une nécessité en vue d'une autre fin, qui a été de ménager au fil de nos réflexions des limites comme autant de fissures. Ceci dans l'espoir que les musiques, envisagées comme des arts critiques au même rang que tous les autres, puissent les investir. Nous n'énonçons nullement en cela la prétention de notre propre influence potentielle, mais la conviction que nous pensons avoir pu forger ici, que de tels interstices existent. Cette finalité, émergée d'une manière très progressive au contact de cette recherche, est presque en définitive son seul point focal. Encore un moyen de prolonger nos dernières réflexions, en posant que nos propositions, exclusivement discursives, ne se séparent pas non plus d'une forme de création. « Non plus » : nous répondons en cela à la position de Schafer, en pointant avec arrogance la singularité de notre propre résolution. Nous ne pensons pas avoir ici esquissé des préceptes, mais seulement avoir considéré, d'après une observation attentive, certains sentiers possibles -- y compris, certains vis-à-vis desquels nous n'avions parfois aucun goût personnel. Une dernière attitude rétrospective donc, qui nous porte à croire que nous avons aussi pu tracer quelques passerelles en tentant de penser les modes d'appréhension de différents types de musiques. Au rang desquelles les musiques enregistrées les plus « constructives » ont évidemment été les mieux servies, mais d'autres, nous le croyons, ont été examinées profitablement -- a minima, par et pour « nous ».

Cette conclusion sera le lieu d'une dernière remarque en forme d'hypothèse. Il nous semble que l'enregistrement sonore, parmi les définitions que l'on pourrait en donner, ne se distingue sans doute pas mieux des autres technologies du son que par son caractère de stockage -- un terme sans équivalent qui, par un hasard étrange, semble remonter, au plus tôt, à 1877 1. C'est peut-être par ce même terme qu'il conviendrait d'envisager son avenir. Si l'enregistrement a pu donner la sensation d'une musique abstraite de la matérialité, c'est par l'idée que le son pourrait être reproduit en le

1 S. v. « stockage », Trésor de la langue française illustré (en ligne : https://www.cnrtl.fr/definition/stockage, consulté le 3 septembre 2021).

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séparant de sa source première; puis par glissement, produit sans cette première source; puis produit, peut-être, sans aucune source. Cette vue absurde ne va pas en décroissant puisque le stockage, aussi matériel qu'il soit en dernier ressort, est erronément qualifié de « dématérialisé », alors qu'il en passe uniquement par un nouveau mode de médiatisation (la numérisation). Les supports d'enregistrements évoluent comme ils l'ont fait depuis le début de la reproduction sonore; et avant même son invention. Aussi longtemps que l'information aura à s'appuyer sur la matière, l'enregistrement aura un poids irréductible avec lequel nous nous trouvons contraints de composer. Pour l'envisager, il nous semble qu'il conviendrait de rendre publics les lieux méconnus que constituent les archives sonores. Cette catégorie, qui recouvre aujourd'hui un nombre impossible de réalités différentes -- ceci, autant par l'histoire difficile de la succession des supports, que par la finalité des enregistrements eux-mêmes, et encore, que par la diversité de ce qu'il est possible d'entendre par la notion d' « archivage sonore », recouvrant en dernier ressort n'importe quel enregistrement, qui est déjà nécessairement un stockage. L'ouverture, à la fois institutionnelle et privée, des différentes formes de stockages d'enregistrements, est à notre sens une nécessité sur plusieurs plans. Didactiquement, une telle fréquentation des enregistrements sous ses formes les plus diverses, rendrait peut-être d'abord inutile l'exposé que nous achevons -- aucun meilleur moyen de comprendre des musiques diverses qu'en les fréquentant dans leur diversité, et sous des formes dissemblables. En cela sans doute, sentirait-on la nécessité, dirait-on, « patrimoniale » de s'attacher (notamment, mais pas seulement) aux formes enregistrées des musiques. Mais l'on sentirait également par là le poids matériel qu'elles impliquent, et la nécessité de penser des formes écologiquement efficaces de les conserver -- à cette question encore passablement informe, la réponse semble pour le moment tout à fait inexistante. 2

2 Une partie de cette ouverture s'appuie sur un travail réalisé en 2021 sur la notion d'archivage sonore. Elle est accessible pour un temps indéterminé à cette adresse : https://app.milanote.com/1Lk30N1dfcNM5p/projet-- conservation-sonore?p=o6KhxK6G261.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote