Sur le "paradigme de l'enregistrement". Terminologies musicales au XXe sièclepar Jason Mache Université Paris-8 - Vincennes - St-Denis - Master philosophie 2022 |
II. Émergences45 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE « Genres» Une des contributions majeures à l'objet de notre étude est l'ouvrage collectif Quand l'enregistrement change la musique 1. Mais si nous avons déjà montré comment certains aspects de la musique sont, ainsi que le suggère ce titre, transformés par l'enregistrement, la notion de « paradigme » à laquelle nous nous attachons implique que de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations émergent. Il est vrai que pour les musiques usuellement dites « classiques », l'arrivée de l'enregistrement a engendré un ensemble de modifications des pratiques, et de manière moins franche, des représentations -- par exemple, à travers l'émergence de l'interprète comme artiste à part entière. Mais les musiques « classiques », passées ou présentes, demeurent articulées à une même tradition façonnée par l'histoire et l'historiographie musicales; si bien que leurs théories subissent certes des amendements notables (modalité, atonalité, « mixité » de la « musique mixte »), mais aucun démantèlement général. En revanche, dans ce que l'on appelle par contraste la « culture populaire », l'enregistrement joue un rôle placentaire pour un grand nombre de musiques -- pour les « musiques populaires », donc. Pour énoncer immédiatement la thèse de ce chapitre, il nous semble que ce soient les « genres musicaux », dans leur généralité, qui émergent. Nous tenterons donc ici d'éclaircir l'ensemble des taxonomies évoquées. Nous croyons pouvoir y montrer que la perspective des études sur les rapports entre musiques et enregistrement permet d'avancer sûrement et à grand pas dans les innombrables débats d'opinions qui agitent, plus ou moins formellement, ces questions. Pour une première échelle taxonomique : les «paradigmes musicaux» Le « genre » est aujourd'hui si amplement associé aux études sur les notions de « féminin » et de « masculin », qu'il est peut-être utile de démarrer en affirmant que nous parlerons ici de l'usage courant du terme de « genre » en musique. Nous pensons pouvoir introduire notre réflexion en le précisant, et en le rendant dans le même temps à son acception la plus générale -- c'est dire que nous décrirons en quoi l'étude des « genres musicaux » peut partager un certain type de préoccupation avec les « études de genre ». Dans sa conception aristotélicienne, le genre décrit une échelle taxonomique particulière. C'est le même Aristote qui systématise la zoologie, science qui 1 Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit. 46 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE persiste dans son acception contemporaine à user de ce sens du terme pour la classification des êtres vivants. Néanmoins, avant d'être utilisée dans ce cas particulier, le « genre » figure chez Aristote dans ce que l'on nomme l'Organon, premier ouvrage de sa Logique. Et certaines des critiques proposées par les « études de genre » pourraient sans doute effectivement s'étendre à une discipline qui n'envisagerait pas le « genre » dans sa seule acception socio-linguistique (remise en cause des « genre féminin » et « genre masculin »), mais proprement une critique de l'essentialisation engendrée par toute taxonomie. Ce n'est donc sans doute pas un hasard si, dans une acception qui est pour une grande part affaire de sociologie, l'étude des « genres musicaux » partage certaines problématiques avec les « études de genre », qui ont pourtant a priori un objet radicalement différent. Si nous tenterons ici d'en remonter à une source plus proche de la logique, il faut énoncer le fait que les « genres musicaux » sont fondamentalement associés à des groupes sociaux, existant ou non par ailleurs. De fait, et de ce fait, les études sur les « genres » en musique se focalisent largement sur ces aspects sociologiques, avec des problématiques similaires à ce que l'on peut trouver dans le champ des « études de genre » : les questionnements sur les prédéterminations culturelles, et les conflits que ces catégorisations (implicites ou explicites) génèrent par suite. Mais en remontant pour nous vers des considérations plus abstraites, l'utilisation du terme de « genre musical » a ceci d'intéressant qu'elle suppose un cadre plus large que la séparation entre rock, jazz, « classique », et autres catégories; et elle permet également de comprendre les guillemets que nous nous sentons contraints d'utiliser ici. Une première question peut se poser en ces termes : le « classique » est-il un genre? D'une manière très concrète, la question peut être la formalisation de cette autre : n'y a-t-il pas quelque chose d'étrange à voir se côtoyer dans une forme similaire un album de Mayhem, groupe culte de metal scandinave, et un enregistrement de Mahler dirigé par Bernstein? -- Ou encore : peut-on parler de la « discographie » de Mozart au même titre que l'on parlerait de celle de Michael Jackson? Évidemment, il est bien aisé de passer outre les similitudes formelles (durée, jaquette, séparation en pistes; distinction entre enregistrements de studio et de concert, etc.), pour comprendre que les disques de Jackson sont pensés comme des « albums ». Il n'y s'agit pas seulement de l'interprétation de compositions musicales, mais d'artefacts aussi bien sonores que physiques et visuels; rien de comparable de ce point de vue avec les enregistrements d'oeuvres « classiques » passées. Mais plus difficilement, la même question pourrait être réitérée, en comparant le même disque de Mozart avec des enregistrements de compositeurs tels Moondog ou Arvo Pärt, qui ont pu penser de manière souvent conjointe la composition et l'enregistrement sous tous ses aspects; soudain, la fracture n'est plus aussi claire. Ajoutant à cela que nous avons déjà porté dans notre réflexion le biais de l'enregistrement, la question paraît sans doute plus opaque SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE légère populaire actuelles / amplifiées encore, en tentant de comprendre ce qui peut distinguer ou rapprocher les différents noms cités. Commençons par désigner cette fracture dont nous parlons. Afin de la rendre la plus claire possible (et même si cette formalisation pourra paraître exagérée), nous proposerons un tableau répertoriant ses usages lexicaux majeurs -- car ils sont pluriels. Dans chaque cas, c'est une opposition similaire qui est soulevée, mais le contexte d'usage et les implications conceptuelles n'y sont pas égales; et pour des oeuvres ou artistes se situant à la frontière de ces distinctions, l'appartenance ne sera pas nécessairement la même : c'est-à-dire que les distinctions, bien que similaires, ne sont conceptuellement pas tout à fait égales entre elles. Dans chaque cas, les épithètes répertoriés sont accolés au terme de « musique(s) » : savante classique sérieuse 47 Une première remarque élémentaire permet de mettre en exergue les différences de conceptions que ces couples revêtent : nous ne relevons le pluriel que dans un cas, celui des « musiques actuelles » ou « amplifiées », expressions souvent utilisées comme synonymes, et qui nous semblent être mises au pluriel de manière quasiment systématique. Sans avoir à entrer dans la compréhension de cet usage, ce seul fait révèle que les musiques « amplifiées », « actuelles », « populaires », « légères » ne sont pas des désignations équivalentes. Arrêtons-nous sur notre premier couple (musique « savante » - musique « populaire »). Il n'est pas tout à fait évident de comprendre sa légitimité et l'usage qui en est fait par les musicologues -- bien qu'il soit souvent assorti d'une remise en cause. En réalité, comme beaucoup des termes servant à catégoriser et différencier les musiques, ceux-là ne sont pas exactement fixes. Mais s'ajoute à cette indistinction un problème plus important, dont il est aisé de sentir la présence. L'utilisation du couple (en opposition) et celle des termes pris séparément (et donc positivement) peut impliquer des sens différents, et de fait, les deux usages existent. Car le couple « savant » - « populaire », en tant qu'opposition, semble définir une sorte d'axe gradué le long duquel toutes les musiques pourraient se placer, ou une frontière qui les départageraient dans leur ensemble. Mais s'agit-il d'un critère double? -- c'est-à-dire : une musique « non-savante » est-elle nécessairement « populaire », et inversement, une musique « non-populaire » est-elle nécessairement « savante » ? Il paraît clair que ces vocables ne peuvent pas faire référence à des valeurs absolues, et qu'ils doivent donc être compris contextuellement. Dans ce cas, l'appréhension du contexte consiste à cerner à quoi la catégorie de « musique savante » fait référence, et il est évident que l'usage découle de la nécessité de nommer l'écriture occidentale traditionnelle. Mais face à quoi doit-elle être nommée? Sans cerner l'importance de l'enregistrement (saisir donc le paradigme inédit qu'il induit), il est difficile de comprendre et critiquer cette scission 48 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE et ses termes. C'est en effet par contraste avec de nouvelles pratiques, dont l'intérêt échappe à l'écoute et à l'analyse traditionnelle, que le paradigme de l'écrit est nommé « savant ». Il est donc possible de percevoir l'unité des musiques « savantes », en fait inscrites dans une même tradition; dégager la même unité de tout ce qui se trouverait, de fait, rejeté dans le « populaire » est en revanche impossible. Si le nom de « musique populaire » conviendrait bien à ce que l'on peut subsumer sous le terme de « pop » 2, il est plus difficile, voire impossible, d'y comprendre également les musiques dites « underground », « extrêmes », concrètes, mixtes. Ceci sans compter les musiques de tradition orale passées ou présentes, et toutes les musiques non-occidentales non-écrites, voire écrites, selon le contexte d'usage du terme de musique « savante ». Il convient ici d'ajouter que cette dernière critique n'est pas tout à fait légitime : si nous n'y portons pas ici attention puisque notre étude n'aborde pas les musiques non-occidentales, il faut néanmoins mentionner une catégorie qui s'ajoute à celles que l'on a déjà énoncée, et qui, elle aussi, trouve plusieurs synonymes. Les vocables de musiques « traditionnelles » ou « folkloriques » servent habituellement à désigner pêle-mêle un grand nombre de musiques orales et / ou non-occidentales -- remarquons le pluriel, qui paraît ici habituel, et significatif d'une ignorance usuelle de la part de la musicologie traditionnelle : ce tas est établi par contraste avec un objet bien défini, mais lui-même est un ensemble hétérogène. On retrouve un problème identique avec les appellations de musique « sérieuse » et « légère ». Cet usage est notablement convoqué par Adorno, chez qui le biais du jugement négatif vis-à-vis du « léger » ne fait aucun doute. Mais sans cela, l'usage lexical de l'opposition « sérieux » - « léger » ne laisse déjà que peu de place au doute concernant le jugement dont il témoigne. Le dernier couple est sans doute le plus intéressant pour nous : il ressort d'un usage non spécialisé, et est bâti à rebours des autres. Pour l'histoire de la musique, le terme de « classique » a une définition précise (« nous parlons de la période classique et du style classique » 3) ; mais l'usage quotidien qui en est fait, s'il provient de ce premier sens, est beaucoup moins déterminé. C'est que le « classique » vise à décrire tout ce qui ressemble aux musiques de la tradition écrite occidentale. Cela peut aussi bien comprendre Haendel, qui précède de loin le moment classique, que Berlioz, Schoenberg ou John Williams (connu pour ses bandes-originales de succès hollywoodiens), qui n'en font pas plus partie. En apparence, l'unité est semblable à celle que peut recouvrir la musique « savante », mais la cause n'est pas la même, et comme toujours ces différences se révèlent dans l'examen de cas problématiques : Régis Chesneau, qui convoque le compositeur John Williams, dédie par ailleurs deux pages au problème de catégorisation d'André Rieu, arrangeur perçu comme un vulgarisateur et volontiers taxé de 2 Sur cette notion, nous ne ferons pas mieux que de renvoyer à la riche analyse d'Agnès Gayraud, Dialectique de la pop, Paris, La découverte / Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 2018. 3 Régis Chesneau, Pour en finir avec le « classique», Paris, L'Harmattan, 2019, p. 50. 49 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE « mièvrerie » 4. Ce débat est un témoignage complexe, car le qualificatif contesté à André Rieu est celui de musicien « classique », épithète auquel il peut certes prétendre en tant que technicien, mais dont il ne serait pas digne en tant qu'arrangeur et musicien de scène. Or cette catégorie même de musique « classique » est déjà un grossissement discutable, qui convient en réalité parfaitement à désigner ce que Rieu opère, en faisant « du classique ». Est offerte une vision lointaine et romancée de ce que représente la longue tradition écrite occidentale, culminant effectivement avec la période classique. Cette vision assez grossière est celle d'un public appartenant en propre au paradigme de l'enregistrement, pour lequel la tradition écrite n'est pas une culture prédominante. Le vocable de « classique » est donc bien formé à rebours des termes de « savant » et « sérieux », qui pour leur part semblent très évidemment être tenus d'abord par les auditeurs familiers des musiques écrites occidentales. De même, les termes de musiques « actuelles » ou « amplifiées » souffrent d'emblée d'un jugement moindre, par rapport au « populaire » ou au « léger » : ils témoignent d'une meilleure reconnaissance, voire d'une meilleure connaissance, de ce qui fait la singularité des musiques nées au sein du paradigme de l'enregistrement (le terme de musiques « amplifiées » est un pas significatif vers le lien de ces musiques aux technologies du son). Il n'est pas question d'effacer ce que les différentes oppositions relevées contiennent en elles de particulier : la distinction entre « savant » et « populaire » porte une légitimité au-dehors de ses ambiguïtés, puisque certaines musiques requièrent, du côté de la création comme de l'écoute, une somme de connaissances nécessaires. On peut supposer -- et notre étude nous amène à le penser -- que toutes les musiques convoquent des connaissances; mais pas dans des mesures identiques. Toutes peuvent être plus ou moins « comprises » ou « incomprises » selon l'accoutumance de l'auditeur à leurs formes, et selon la distance des pièces musicales vis-à-vis de telles formes préconçues. Par cet exemple, nous comprenons quelque chose d'également valable pour toutes les distinctions que nous avons relevées : ces couples d'oppositions détiennent tous leurs singularités, des critères particuliers de catégorisation des musiques. Mais ils servent également, faute de mieux, à décrire l'opposition entre les deux paradigmes historiques de la musique occidentale : la tradition écrite occidentale, et les musiques nées de l'enregistrement. C'est, au moins en partie, à ce fait que nous attribuons la confusion qui règne dans ces oppositions, qui paraissent toutes imprécises : 4 L'expression de « King of Schmaltz [musique sentimentaliste à l'excès] » a été utilisée par référence à celle de « King of the Waltz » (roi de la valse) originellement dédiée à Johann Strauss, reprise par Rieu pour le titre d'un album en 2002. Voir Brian Viner, « The King of Schmaltz who's waltzed his way to be bigger that Springsteen: How Andre [sic] Rieu conquered classical music », The Daily Mail, 13 nov. 2002 (en ligne : https://www.dailymail.co.uk/femail/article-2232098/The-King-Schmaltz-whos-waltzed-way-bigger-Springsteen-How-Andre-Rieu-conquered-classical - music .html, consulté le 17 juillet 2021] ; Dean Paton, « King of Waltz or King of Schmaltz? How conductor André Rieu fills stadiums », The Christian Science Monitor, 1er déc. 2017 (en ligne : https://www.csmonitor.com/USA/Society/ 2017/1201/King-of-Waltz-or-King-of-Schmaltz-How-conductor-Andre-Rieu-fills-stadiums, consulté le 17 juillet 2021). André Rieu, The King of the Waltz [4xCD], Philips, 2002. 50 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE chacune, en plus de désigner des critères propres, cherche à décrire cette scission très sensible, mais pour laquelle aucun terme usuel ne convient véritablement. Nous cherchons donc ici à décrire une première échelle taxonomique, très imparfaitement atteinte par ces oppositions, et qui nous semble être bien conceptualisée par le terme de paradigmes. En définitive, une grande part des usages qui est faite des différentes oppositions (« savant » - « populaire » / « sérieux » - « léger » / « classique » - « actuel » - « amplifié ») nous paraît être un défaut de cette conception manquante, et pourrait donc -- en dehors de quelques usages précis légitimes -- être remplacée par des termes décrivant la différence paradigmatique entre les usages de l'écriture et de l'enregistrement. Nous ne discuterons pas mieux la notion de paradigme que ne le fait François Delalande en se confrontant directement au texte de Kuhn 5, mais il nous semble important de relever le caractère essentiel de globalité que le terme décrit : par son caractère nouveau et incompatible avec sa prédécession, un changement de paradigme affecte l'entièreté d'un domaine, dans ses représentations comme dans ses techniques. Appuyons également sur un autre point de la notion : le terme de « paradigme » est forgé par Kuhn à partir de moments de l'histoire des sciences. Lorsque nous parlons des paradigmes de l'écrit ou de l'enregistrement, nous ne décrivons donc pas une partition absolument valable et transposable, mais des moments de l'histoire de la musique occidentale, en tentant de les articuler au sein d'une même classification. La question de savoir si ces distinctions pourraient s'étendre n'est donc pas ici la nôtre. L'intention est de rendre compte de cette classification, qui avant cela existe au moins informellement. Genre et enregistrement Pourquoi cette classification est-elle en question? En quoi émerge-t-elle particulièrement avec le développement de l'enregistrement musical? C'est que l'étude de la notion de « genre musical » semble primordiale pour la compréhension de ce développement, et pour l'appréhension des musiques développées avec l'enregistrement -- palpablement plurielles, mais déjà systématiquement classées. Il semble falloir distinguer au moins deux causes dans ce fait, et bien conserver à l'esprit la différence que nous avons pointée, entre les paradigmes musicaux dont nous avons parlé (de l'écrit et de l'enregistrement) et d'autres ordres de distinctions, comme celui entre musiques « savantes » et « populaires ». Ces deux dernières catégories, lorsqu'elles ne servent pas à désigner faute de conceptualisation les « paradigmes » eux-mêmes (grossièrement : musiques savantes écrites; 5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, éd. rev. et augm., Paris, Flammarion (Champs), 1983 ; François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 42-50. Profitons-en pour préciser le vocable utilisé par Delalande, qui est celui de « paradigme technologique ». Bien que parfaitement acceptable et importante pour son argumentation, l'adjonction de l'adjectif ne nous semble pas absolument indispensable. 51 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE musiques populaires enregistrées), sont considérées comme se côtoyant au sein du paradigme de l'enregistrement : généralement, les origines allemandes de l'électronique musicale, les musiques électroacoustiques, mixtes, spectrales, sont désignées comme « savantes » malgré leur dépassement du cadre de l'écriture occidentale traditionnelle. L'émergence des genres comme catégories primordiales dans le paradigme de l'enregistrement nous paraît liée au moins autant aux musiques « populaires » qui y naissent qu'à des caractères propres à ce paradigme lui-même, indépendamment des musiques qu'il génère. La distinction des deux thèses demeure importante. La première nous est livrée en substance par le musicologue italien Franco Fabbri 6. Dans une analyse de la notion de « genres musicaux », Fabbri soutient l'idée que l'importance du nombre de genres (sous-entendu, au sein des musiques « populaires ») est liée à un mécanisme particulier. Les « genres » se définissent par un ensemble de règles d'ordres divers (règles musicales -- formelles et techniques --, sémantiques, comportementales, sociales, idéologiques, économiques, juridiques). Pour Fabbri, la « pauvreté » des codes explique, au sein des musiques « populaires », la vitesse de leur succession : plus les règles sont « pauvres » (lui-même conserve des guillemets), plus rapide est leur péremption au profit de nouvelles modes musicales éphémères. L'analyse présente un intérêt, mais comporte également des limites. À cette première cause (« pauvreté » générale des musiques « populaires ») qui, sans doute, pourrait être autrement et plus justement formulée (sans guillemets), s'ajoute au moins une autre, que nous voulons ici proposer : l'enregistrement engendre lui-même une catégorisation des musiques. Précisons immédiatement : parler d'enregistrement musical signifie parler de musiques subissant l'influence de l'enregistrement (il ne faut pas envisager l'enregistrement par opposition, par exemple, au concert); et l'enregistrement est ici envisagé en un sens large, qui suppose avec ses aspects techniques et musicaux une importante part économique (l'« histoire de l'enregistrement » est avant tout celle du « disque » 7, c'est-à-dire : l'histoire d'un marché). Un exemple pertinent est celui de l'ethnomusicologue Johanni Curtet, spécialiste du chant diphonique mongol (höömij), dans un article qui relève l'influence de l'enregistrement sur cette pratique 8. L'enregistrement, par son caractère de « fixation » 9, cristallise un répertoire canonique, permettant par exemple à Curtet d'énoncer, « au regard de [son] corpus d'enregistrements », ce 6 Franco Fabbri, « A Theory of Musical Genres. Two Applications », communication au colloque « First International Conference on Popular Music Studies », Amsterdam, 1980
(disponible en ligne : 7 Le « disque », comme nous le verrons dans le chapitre suivant, n'est pas seulement le disque physique (78, 45 ou 33 tours, CD), mais un format : il ne faut donc pas limiter ce terme à une histoire qui tiendrait entre la fin des cylindres de cire et le début des supports magnétiques. 8 Johanni Curtet, « L'apport de l'enregistrement dans l'étude ethnomusicologique et historique du chant diphonique mongol » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 123-136. 9 Ibid., p. 124. Le terme de « fixation » n'a rien d'anodin : volontairement ou non, il fait écho à l'usage abondant qu'en fait Michel Chion pour désigner les musiques électroacoustiques, « art[s] des sons fixés ». 52 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE qu' « un bon disque de höömij produit en Mongolie doit aujourd'hui contenir » 10. Cette musique de tradition orale se traduit ainsi en un genre phonographique. Mais ce lien se révèle également à un autre niveau : une large part de la présentation dans cet article, qui fait état du travail de thèse de l'auteur, est consacrée à la compréhension en détail de ce répertoire réglementaire, qui découle des enregistrements commerciaux du höömij : En considérant tous les enregistrements en ma possession, j'ai établi une liste de façon bibliographique, afin présenter l'ensemble du corpus à travers une discographie du chant diphonique mongol. [...] Cet ensemble révèle le répertoire (uryn san) enregistré du chant diphonique mongol en l'état actuel. [...] Il se compose actuellement de quatorze catégories. 11 Cette catégorisation interne est opérée par l'auteur lui-même, à partir des enregistrements, et grâce à eux -- sans cette formalisation et cette concrétisation, les rapprochements et les distinctions ne peuvent pas comporter ce type de systématisme (« j'ai procédé à la réalisation d'un grand tableau regroupant l'ensemble des pièces enregistrées [...] catégorisées » 12). À ce point de vue, l'enregistrement se comporte, à l'égard de traditions orales telles que le höömij, comme une sorte d'écriture. Mais par une étrange symétrie qui révèle que l'enregistrement n'est pas seulement cela, il est à l'inverse, pour l'écriture, une sorte d'oralisation. C'est par ce caractère de « son fixé » que le paradigme de l'enregistrement se distingue à la fois des traditions orales et écrites, et cette spécificité engendre une attention singulière aux similitudes entre les codifications musicales, qui se déclinent sur un nombre indéfini de caractères sonores. Dans un tout autre registre, l'album 20 Jazz Funk Greats 13 du groupe industriel anglais Throbbing Gristle, outre l'intérêt de son rapport intime à l'enregistrement (« le studio est utilisé comme un instrument » 14), est un bon exemple de ce qui fait un « genre ». L'album (étiqueté « avant-garde ») ne se contente pas de singer certains « sons » au sein d'une musique qui n'a par ailleurs aucune similitude avec le « jazz-funk » ou tout autre style « populaire », mais la jaquette, assortie à ce titre, suffit à semer un trouble volontaire : Nous avons fait en sorte que la jaquette soit un pastiche de ce qu'on trouverait dans un panier promo chez Woolworth. [...] On avait en tête l'idée que quelqu'un tomberait dessus chez un disquaire, verrait le disque en pensant véritablement y trouver vingt bons standards jazz-funk, puis l'écouterait une fois arrivé à la maison et serait tout simplement anéanti. 15 Le genre n'est donc pas seulement l'affaire des « paramètres » traditionnels du son musical, mais aussi de tout ce qui constitue une oeuvre enregistrée, de la musique à la diffusion phonographique. 10 Ibid., p. 131. 11 Ibid., p. 128. 12 Ibid. 13 Throbbing Gristle, 20 Jazz Funk Greats [LP], Industrial Records, 1979. 14 Stephen Bush, « Throbbing Gristle, «20 Jazz Funk Greats» », Brainwashed, (en ligne : https://brainwashed.com/ - index.php?option=com content&view=article&id=9058:throbbing-gristle-q20-jazz-funk-greatsq&catid=13:albums-and-singles&Itemid=133, consulté le 25 juillet 2021), à propos de l'édition remasterisée sortie en 2011. 15 Emma Warren, Cosey Fanni Tutti, « Hot On The Heels: An Interview With Cosey Fanni Tutti », Red Bull Music Academy, (en ligne : https://daily.redbullmusicacademy.com/2012/11/cosey-interview, consulté le 25 juillet 2021). 53 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE Avec cette quantité de paramètres potentiels, les genres musicaux peuvent aisément se multiplier. En revenant à l'exemple du höömij, Johanni Curtet relève l'émergence d'une pratique semblant générée, au moins en partie, par l'enregistrement : l'adjonction au chant diphonique (bourdon et mélodie d'harmoniques produits simultanément) d'un vibrato. Cette pratique inexistante avant les années 60 est héritée de la volonté de création d'un art soviétique, plus ou moins calqué sur le modèle occidental classique : des salles de concert sont créées, et les höömijèid s'identifient aux chanteurs d'opéra. L'utilisation du vibrato se diffuse rapidement, au point de devenir « l'affirmation «du chanteur professionnel qui se démarque, de cette façon, du traditionnel populaire» » 16. Nous parlons donc bien d'un phénomène de codification, édifiée par rapport à (ou, pour Fabbri : en « subversion » vis-à-vis) d'anciennes règles. À lire les termes de Curtet, il semble même s'agir proprement de l'émergence d'un « sous-genre » à part entière, en forme de disjonction : un höömij professionnalisé se distinguant d'un autre, demeuré traditionnel. L'idée d'une telle origine altérée n'est pas bien loin de celle de l'appropriation des « musiques noires » aux États-Unis, d'un reggae « roots » diversement malmené ou ravivé, ou d'une « popularisation » ou « commercialisation » des genres metal extrêmes. Cet exemple du höömij montre de quelle manière les phénomènes conjoints de codification et de catégorisation se trouvent liés à l'enregistrement lui-même. Si cet argument ne suffit pas à lui seul à faire autorité pour défaire son analyse, nous y entrevoyons du moins un amendement à ce que Franco Fabbri énonce dans son approche. La multiplicité des « genres » n'est pas seulement liée à cette pauvreté des codes qui définiraient les genres « populaires » : dans une musique de tradition orale ancienne, l'arrivée de l'enregistrement produit également des disjonctions de genre, de manière immédiate et remarquable. L'importance du « genre » n'est sans doute pas uniquement relative au caractère « populaire » des musiques au XXe siècle, mais plus généralement à l'influence de l'enregistrement (et de son caractère mercantile) sur elles. Le « genre » hors de l'enregistrement? Si cela ne se limite pas aux musiques dites « populaires », il n'en demeure pas moins que c'est dans ce registre que les « genres » trouvent leur acception la plus visible (ce qui n'est rien que logique, considérant précisément ce caractère « populaire » qui, toute considération sociale ou esthétique mise à part, ne signifie rien de plus qu'une diffusion importante). L'analyse déjà citée de Roger Pouivet va jusqu'à identifier l'ensemble de l'enregistrement musical « populaire » (c'est-à-dire, massivement diffusé) à ce qui est habituellement considéré comme un genre musical, le rock. La définition du terme est si large qu'il peut sembler que l'ensemble des musiques « populaires » 16 J. Curtet cite Alain Desjacques, Rhapsodie en sol mongol, Lille, Le Rifle, 2009, p. 60. Johanni Curtet, art. cit., p. 135. 54 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE enregistrées entrent en fait à l'intérieur de ce genre, pour peu qu'on veuille le définir objectivement, c'est-à-dire en omettant tout jugement esthétique susceptible d'en exclure telle ou telle musique, sans autre critère qu'une apparente ressemblance à l'image que l'on se fait du « rock ». Le genre lui-même acquiert tant d'importance qu'il s'autonomise et accède au rang de concept, au point de ne plus recouvrir son sens usuel. Pouivet ne parle pas d'enregistrement, mais de rock. C'est dire que le genre est d'une importance singulière dans le cadre des musiques enregistrées. Est-ce son seul sens? Qu'en est-il du « genre musical » au-dehors de l'enregistrement et de son paradigme? La réponse à cette question doit nous aider à clarifier notre seconde échelle taxonomique : les distinctions en genres et sous-genres appartiennent-elles en propre au paradigme de l'enregistrement, ou sont-elles également en vigueur ailleurs? Notre excursion profitable dans le champ des musiques orales et extra-occidentales faisant, comme nous l'avons énoncé, figure d'exception, nous nous limiterons ici à répondre à la question du « genre » dans la tradition écrite occidentale. Le « genre » a bien un sens dans le registre de la « musique classique » : en témoigne au moins le titre d'un ouvrage, le Guide des genres de la musique occidentale 17. Mais quel est ce sens ? Le fait est que de manière générale, la notion de genre est assez peu usitée, et encore moins étudiée dans la tradition écrite occidentale; si cette occurrence ne peut pas être taxée d'accidentelle, elle n'est du moins pas généralisée, presque idiosyncratique. Pour beaucoup de dictionnaires et encyclopédies musicales, l'entrée « genre » n'apparaît pas, et les occurrences du terme concernent souvent, lorsqu'elles y sont évoquées, les musiques « populaires » (c'est-à-dire, celles relevant du paradigme de l'enregistrement). Pour le Dictionnaire de la musique dirigé par Marc Vignal, bien qu'une entrée lui soit dédiée, la définition n'existe tout simplement pas. Le « genre » n'est qu'un outil lexical usuel ne recouvrant rien de spécifique : Terme vague, employé sans attribution déterminée : on parle du « genre lyrique » aussi bien que du « genre variétés » ou du « genre descriptif», du « genre symphonique » ou du « genre concerto », voire du « genre gai » ou du « genre ennuyeux ». Dans la musique grecque antique, par contre, le mot genre (genos) avait un sens précis [...]. 18 Pour certains de ses usages, des termes apparemment similaires sont beaucoup plus précisément définis : on parle de forme, de style. Néanmoins, le terme de genre ne cesse de s'imposer par défaut, pour désigner certains types de catégorisations musicales. Dès qu'il s'agit de désigner des musiques pouvant être regroupées sans qu'une formalisation palpable soit accessible (un mouvement historique, le « style » d'un compositeur ou la « forme » d'une pièce), le « genre » intervient. Il semble donc désigner des usages musicaux semblables, mais sans critères précis permettant de les réunir. Le « genre » ressort de l'usage, et certains genres particuliers peuvent être nommés, étudiés, voire plus 17 Claude Abromont, Eugène de Montalembert, Guide des genres de la musique occidentale, Paris, Fayard, 2010. 18 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 405. 55 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE ou moins formalisés (sans nécessairement relever de la « forme ») : mais le « genre » en lui-même n'est rien de plus qu'un « terme vague, employé sans attribution déterminée » ; il n'est pas un concept. Au sein du paradigme de l'enregistrement, le « genre » possède en revanche une utilité pratique : il sert à catégoriser la musique en tant que marchandise (la classification de la musique « dans les bacs » de disques semble demander cette catégorisation), à « segmenter le marché » musical, en attribuant à chaque musique un public (ou en concevant pour chaque « public » un type de musique). Par cette segmentation en « genres », une histoire peut s'écrire rapidement, des communautés s'ériger, et une actualisation ainsi qu'une actualité se maintiennent. Le caractère « pauvre » des musiques « populaires » pointé par Fabbri semble moins en cause que le marché musical en propre, qui n'existe pas au-dehors de l'enregistrement et sans qui (inversement) l'enregistrement musical ne peut pas prendre la forme que nous lui connaissons. Une fois de plus, la représentation rendant compréhensible cette scission semble être celle du « paradigme », et nulle autre : le « genre » est une notion importante du paradigme musical de l'enregistrement. Si son utilisation est somme toute proche de celle, informelle, en vigueur dans la terminologie de la musique écrite occidentale, son rôle n'est nullement comparable. Le « genre » ressort bien comme une nécessité du paradigme de l'enregistrement, et c'est dans cette forme privilégiée que les musiques y sont catégorisées. Dans d'autres paradigmes musicaux, la forme de la classification repose sur d'autres critères, d'autres concepts, et d'autres vocables. Fissures Après notre modeste analyse, nous semblons être parvenus à une architecture taxonomique rendant compte de l'usage de plusieurs termes et distinctions, articulés de manière relativement stable : « savant » - « populaire » (entre autres), « paradigme musical », « genre ». Pourtant, et heureusement, les musiques ne cessent de déborder ces cadres. Parfois en ne les affirmant que mieux, ou en offrant une matière sonore à des conceptions abstraites, faisant passerelle ou ouvrant à de nouvelles représentations; parfois, en ruinant des catégorisations établies. Afin donc de tout à la fois affirmer et ruiner notre pensée, nous examinerons ici quelques-unes de ces musiques situées sur une frontière ou une autre. La première d'entre elles est la musique dite « concrète », « électroacoustique » ou encore « acousmatique ». Pour la bien définir, il convient de la situer au sein d'un contexte : ces termes désignent une musique ancrée dans une culture « savante », c'est-à-dire largement séparée des musiques « populaires », qui se distinguent donc ici du paradigme de l'enregistrement, puisque les genres dont nous parlons sont des musiques portées sur l'enregistrement, produites par lui, avec lui, 56 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE et presque sur lui; elles génèrent une pensée (peut-être l'essentiel de ce qui est pensé) sur l'enregistrement sonore. Nous parlons de musiques héritées d'une école française, traditionnellement polarisée face à l'électronique musicale allemande et à l'informatique américaine. Parmi celles-ci, l'électroacoustique est sans doute plus que les autres séparée de son héritage, direct ou indirect. Sans la précision de ce contexte, toutes les musiques appartenant au paradigme de l'enregistrement, ou du moins une immense partie d'entre elles, pourraient bien être taxées d' « électroacoustiques », de « concrètes » ou d' « acousmatiques » ; et c'est d'ailleurs parfois le cas dans les études alertes sur l'enregistrement musical. Presque toutes les musiques dépendantes de (ou notablement influencées par) l'enregistrement sont pensées comme des choses sonores, des articulations de sons -- ceci pour ne pas parler des enregistrements eux-mêmes. Le « studio », vocable incontournable de toutes les musiques que nous fréquentons quotidiennement, désigne bien ceci : la fabrication de la musique par le collage sonore, soit ce qui définit musicalement les musiques concrètes. L'électroacoustique est-elle donc un genre? Ou désigne-t-elle le paradigme enregistré lui-même? Pour beaucoup d'auteurs déjà cités, le problème est évident. L' « acousmatique » désigne un type d'écoute, généralisé depuis l'émergence de l'enregistrement musical -- mais « acousmatique » n'est pas le terme le plus usité pour désigner ce « genre » musical, car la chose n'est qu'une extrapolation, depuis l'écoute, vers le type de musiques qu'elle peut en propre définir. Le vocable de musique « concrète » est volontiers extrapolé à beaucoup d'autres champs que ce seul genre restreint, empiétant sur le terrain des musiques contemporaines « savantes » en général, le domaine large des musiques dites « expérimentales » et par capillarité sur l'ensemble des musiques « populaires », pour lesquelles le rapport au disque est primordial. Enfin, l' « électroacoustique », comprise comme technique, est évidemment présente dans toutes ces musiques, mais aussi dans toutes celles qui passent à un moment ou un autre par l'enregistrement, sans être pensées spécifiquement en vue de lui (musiques écrites ou orales). Le genre musical électroacoustique, en ce qui le définit en propre, n'en est pas un, puisqu'il n'est défini par rien d'autre que le logiciel de base du paradigme musical au sein duquel il agit, au sein duquel toutes les autres musiques que nous fréquentons agissent. Son domaine propre ne lui appartient pas. Le cas est bien différent lorsque des musiques se montrent capables de s'émanciper de l'enregistrement pour être. La naissance du jazz intervient au même moment, et est aussi progressive, que l'émergence de l'enregistrement musical. Il naît et se développe aux côtés de l'enregistrement sonore, mais n'en dépend nullement -- on y trouve la quintessence, sinon l'essence, de l'improvisation occidentale, autrement dit d'une musique absolument non-écrite, qu'il est possible d'enregistrer, mais non de penser pour l'enregistrement. L'enregistrement tel que nous 57 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE l'avons pensé jusque-là ne recouvre plus son sens d'artefact dans l'improvisation : « l'objet disque se trouve inévitablement dans l'incapacité de restituer une improvisation et en ce sens nous pourrions dire que la réification transfère l'improvisation dans une autre sphère » 19. Il devient alors tout à fait autre chose; rien de plus, est-on tenté de dire après John Cage, qu'une « carte postale » 20, ou peut-être à l'inverse « un phénomène distinct, quelque chose en fait de bien plus fort que le simple jeu de l'improvisation » 21 ; quoi qu'il en soit, improvisation et enregistrement sont antithétiques. Mais cette position n'est pas celle du jazz dans son ensemble, qui est d'une extrême ambiguïté, ou complexité, dans son rapport à l'enregistrement. Au-dehors de l'improvisation, qui ne recouvre qu'une partie du jazz, cette musique -- ces musiques? « les jazz » ? -- peut être enregistrée, et pensée pour l'enregistrement. L'exemple canonique est celui de Miles Davis 22, mais les compléments ne manquent pas pour étayer un jazz « acousmatique » dans son écoute et « électroacoustique » dans sa création. Néanmoins, il n'en dépend pas : hors l'improvisation, le jazz demeure une musique essentiellement instrumentale et performative, qui n'use pas avec nécessité des moyens de l'enregistrement. De la même manière, si le jazz est couramment admis comme une musique « savante », il ne s'inscrit pas dans la continuation de la musique écrite occidentale, mais plutôt dans la possibilité de son dépassement : modalité (plutôt que tonalité -- ou même atonalité), improvisation (pas de nécessité de l'écriture); et historiquement construit par opposition aux codifications sociales imprégnant les musiques « classiques ». Ainsi, le jazz, qui apparaît à première vue comme un « genre », occupe une position bien plus complexe. Par plusieurs aspects (largeur du champ, ancienneté du terme, indépendance relative vis-à-vis de l'enregistrement) il semble excéder ce type de catégorie, propre au paradigme enregistré; mais est tout aussi distinct du paradigme de l'écriture occidentale. Il ouvre une brèche irréductible dans nos distinctions -- nous voudrions dire : à lui seul, c'est-à-dire, ce seul « genre ». En considérant qu'il n'en est pas exactement un, la chose paraît beaucoup plus sensée. Toutes les musiques ne peuvent pas se réduire à un même type de catégorisation. Lorsque la définition du « jazz » (toujours au singulier) peut paraître une chimère, voilà du moins ce qui pourrait le définir négativement, et affirmer une sorte d'unité par défaut : le jazz échappe fondamentalement aux ruptures que nous affirmons ici. Nous pourrions ajouter beaucoup d'autres cas à notre investigation des fissurations provoquées par certaines musiques, qui remettent en cause notre représentation catégorielle. À commencer par le rock, que nous avons déjà assez longuement évoqué, et qui paraît, à l'intérieur du paradigme de 19 Matthieu Saladin, « Processus de création dans l'improvisation », Volume !, 1/1, 2002, p. 11. 20 John Cage, Silence. Conférences et écrits, Genève, Contrechamps / Héros-limite, 2017, p. 44. 21 Denis Levaillant, L'improvisation musicale : essai sur la puissance du jeu, J.-C. Lattès, 1981, cité par Matthieu Saladin, ibid., p. 11. 22 Ibid. Miles Davis est également cité par François Delalande dans sa présentation de l' « invention du son » : François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 51 ; Michel Chion, La musique concrète acousmatique. Un art des sons fixés, Fontaine, Metamkine, 1990. Nous citons la trosième édition, mise en ligne par l'auteur en 2017. 58 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE l'enregistrement, un genre sans limite, recouvrant peut-être l'ensemble des musiques -- c'est ce que suggère une lecture radicale de l'ouvrage de Roger Pouivet. Autre « genre », le dub pourrait également être évoqué : son caractère paradoxal, à la fois musique enregistrée et improvisée, a pu être relevé 23 ; il se situe à la croisée de pratiques radicalement distinctes (techniques dignes de l'électroacoustique, origine rocksteady-reggae, puis intégration aux genres punk et post-punk), et préfigure des pratiques tout aussi éloignées 24. Les exemples questionnant les limites ne manquent pas; rares sont en fait, évidemment, les musiques pouvant être précisément cartographiées. Tout aussi nombreuses sont les propositions musicologiques (générales ou spécifiques) sur lesquelles nous passons ici, faute de pouvoir épuiser les distinctions 25. En somme, l'idée même d'une taxonomie paraît viciée. Néanmoins, par son aspect schématisant, elle est profondément liée à notre capacité d'appréhension du monde, et ici du monde musical qui est le nôtre. Ces éléments de classification sont donc éminemment temporaires et déjà imparfaits; et les causes qui fomentent cette classification sont si complexes qu'il semble peut-être impossible de les penser exhaustivement. Nous pensons avoir ici rendu compte de notre manière d'appréhender les musiques dans leurs semblances et leur différences, par la proposition d'un premier niveau taxonomique (le niveau des paradigmes musicaux), et en ayant montré comment un second niveau, plus usuel (distinctions en genres et sous-genres), est lié au paradigme qui nous intéresse ici, qui est celui à partir duquel nous pensons l'ensemble de ces distinctions. Par notre proximité quotidienne à son mode d'écoute (« acousmatique »), et à ses techniques de création propres (au fond, « électroacoustiques »), il ne nous paraît pas abusif de dire que le paradigme de l'enregistrement forme ce prisme. Aussi imparfait qu'il puisse être, cet examen nous semble nécessaire pour cerner notre appréhension des musiques; et dans un ordre de considération consécutif, à la construction de nouvelles formes musicales bousculant cette perception -- qui nous semble statique par manque de précision et de compréhension. 23 Par Rodolphe Weyl, « Entre oeuvre phonographique et improvisation. Le cas du dub », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay, Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 153-170. 24 Cf. infra, p. 71. 25 Citons Allan Moore, « Issues of Style, Genre and Idiolect in Rock » (disponible en ligne : http://allanfmoore.org.uk/ - questionstyle.pdf, consulté le 4 septembre 2021), traduction française parue dans Musurgia, 14/3-4, 2007 ; Allan Moore, « Style and Genre as a Mode of Aesthetics », communication à l'Université de Bologne (disponible en ligne : http://allan fmoore.org.uk/styleaesth.pdf, consulté le 4 septembre 2021) ; Robert Gjerdingen, David Perrott, « Scanning the Dial: The Rapid Recognition of Musical Genres », Journal of New Music Research, 37, 2008, p. 93-100 ; Gérard Denizeau, Les genres musicaux, vers une nouvelle histoire de la musique, Paris, Larousse, 1998 ; François Pachet, Daniel Cazaly, « A Taxonomy of Musical Genres », communication au colloque Content-Based Multimedia Information Access Conference, Paris, avril 2000 (disponible en ligne :
https://www.francoispachet.fr/wp- 59 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE « Disque» L'enregistrement comporte quelques synonymes. L' « histoire de l'enregistrement sonore » peut tout aussi bien être nommée « histoire de l'industrie musicale » ou tout simplement « histoire du disque » : l'équivalence est plus légitime que les arguments mineurs qu'on lui voudrait opposer. Si tel ou tel vocable appuie sur un aspect au détriment d'autres, nous pensons avoir déjà montré comment tous ces jours sont immédiatement liés : l'enregistrement est très largement musical, ne peut pas être autre qu'industriel, et c'est donc en lui que se forme un nécessaire marché de la musique qui n'a pas d'équivalent historique, en ce qu'il produit des formes d'écoute et de création radicalement nouvelles. Si le disque au sens strict n'intervient pas au tout début de l'enregistrement sonore, et si son avenir en tant que support particulier est contesté, le terme ne cesse de désigner un concept-clé de la musique enregistrée. Ce concept est ailleurs le « support » de la « musique sur support » (lexique électroacoustique) ; ailleurs l' « album » (au sein des « musiques populaires »). Ébauche d'une histoire « rugueuse » L'histoire du « disque » est ainsi plus précisément l'histoire de la succession des supports de l'enregistrement sonore. Elle démarre dès la « préhistoire » de l'enregistrement, avec les feuilles de carbone sur lesquelles s'imprimaient les phonautogrammes de Léon Scott de Martinville, la nuance notable étant que ces premiers supports ne permettaient pas l'écoute, mais formaient seulement le tout premier réceptacle du « son fixé » en germe. Les cylindres, puis très vite les disques constituent donc, à leur suite, les premiers supports d'enregistrement et de restitution du son. Dès ce moment, c'est-à-dire à partir de 1877, l'historiographie des supports devient complexe : elle est l'histoire d'une concurrence commerciale et d'une compétition à l'innovation technologique. Sophie Maisonneuve fait le récit de cette histoire dans L'invention du disque. 1877-1949. Genèse des médias musicaux contemporains 1. Il n'est aucun hasard à ce sous-titre : si la première borne (1877) est celle, bien connue, de l'invention conjointe de l'enregistrement par Cros et Edison, la seconde (1949) est celle de l'entérinement du microsillon, qui met fin à la course du « format ». Pas plus de coïncidence 1 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit. 60 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE alors si, avant d'aborder cette question particulière (celle de la « dynamique des formats » 2), l'autrice prend le temps d'exposer la nécessité de percevoir l'histoire comme « rugueuse » : Ce terme vise à souligner les limites d'une écriture « lisse » de l'histoire, où les faits s'enchaînent logiquement et par un mouvement homogène, à peine perturbé par ce qu'on appelle alors des « résistances ». Il s'agit ici de s'efforcer de renverser la place de l'observateur, narrateur « omniscient » du fait de sa connaissance de l'aboutissement des processus qu'il analyse, et de reconnaître la coexistence de phénomènes qui nous paraissent contradictoires ou aberrants, mais dont la présence même requiert une interrogation et peut donner une clé d'analyse des mutations. 3 Cette perception pointant les « va-et-vient » entre « représentations et systèmes discursifs » d'une part, « pratiques » 4 d'autre part, au lieu de supposer que les premiers déterminent entièrement les secondes, semble important pour envisager la période de construction du format promu par l'arrivée du microsillon. Elle est à la fois histoire technologique, sonore, musicale. L'évolution du « disque » en tant que technologie est aussi bien liée aux formes des supports (cylindres, disques), qu'aux matériaux (métal, cire, gomme-laque, matières thermoplastiques), aux appareils de lecture (différentes normes et terminologies en fonction des firmes), aux multiples vitesses de lecture, au type de gravure (sillons latéraux ou verticaux), au diamètre des disques et à leur nombre de faces gravées (une ou deux). Il faut d'abord voir que les avancées ne s'opèrent pas par étapes successives dans une parfaite continuité : le cylindre et le disque se côtoient, par exemple, pendant plus de vingt ans, avant que le premier ne disparaisse graduellement au début des années 1910 au profit du second. De la même manière, l'évolution de la durée d'enregistrement étant un enjeu de premier ordre, elle est l'objet d'une âpre compétition entre les firmes, et chacune avance donc, par le jeu des innovations et des brevets, à un rythme différent. En ce domaine, des expérimentations font aussi des apparitions éphémères sans que la technologie soit véritablement viable : un exemple notable est celui de la tentative de la RCA Victor, en 1931, de produire des disques préfigurant le LP (long play), qui deviendra une norme à partir de 1948-49 avec le microsillon. Si la durée n'atteint pas le stade final du format long, elle opère un pas sensible : de quatre minutes (1904), Edison était passé à plus de vingt, et très expérimentalement à quarante minutes (1926). Victor, avec deux faces de quinze minutes, en donnait alors trente en 1931, de manière très légèrement plus viable. Pour diverses raisons, peu d'enregistrements sont ainsi produits -- la proposition relève, pour ces « long play records » précoces, plus de la curiosité que du pas décisif dans l'histoire des supports. Il faut ensuite voir que l'ensemble de ces paramètres évoluent conjointement dans l'évolution du disque analogique, ce qui contribue aussi à rendre l'histoire « rugueuse ». Impossible de comprendre l'évolution d'un seul aspect en particulier -- telle la durée : elle est évidemment due au diamètre des 2 Ibid., chap. 3, « La dynamique des formats : technique et esthétique », p. 103-131. 3 Ibid., n. 105 p. 91. 4 Ibid., p. 91. 61 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE disques , à la vitesse de lecture et au nombre de faces, mais indirectement, elle est liée à l'ensemble des caractéristiques du disque, et pas seulement techniques. Tous les critères finaux -- durée, qualité, praticité de manipulation, prix d'achat -- sont ainsi rattachés ensemble aux paramètres techniques, eux-mêmes interdépendants, sur lesquels les firmes peuvent jouer. La « rugosité » de l'histoire est donc saillante. Plusieurs niveaux sont mobilisés sans qu'il soit possible de les disjoindre. Les caractéristiques techniques, tenant entre elles grâce à un équilibre difficile, influent directement sur l'objet de jugement esthétique que constitue le disque, et ces jugements eux-mêmes opèrent à leur tour un rôle important dans la définition des formes -- ici, des « formats » -- selon lesquels les oeuvres à venir seront envisagées. Il devient possible, à partir d'ici, de saisir l'importance de ces questions pour notre examen; c'est-à-dire de saisir l'influence massive de cette histoire complexe sur les formes musicales au sein du paradigme de l'enregistrement. Depuis la pop jusqu'aux musiques extra-occidentales qui subissent des mutations inattendues au contact de l'enregistrement (moyen qui, bien que secondaire, est influent sur les pratiques, comme nous l'avons pointé dans l'exemple du höömij), aucune musique ne se sépare sereinement des formes normées qui émergent de cette période d'expérimentations techniques. Les musiques « underground », « expérimentales » ou « d'avant-garde », quelque nom que l'on veuille leur donner (nous voulons parler de toutes celles qui, de près ou de loin, s'astreignent à remettre en cause les formes au sens large) y sont également soumises : au sein de ces remises en cause, le « format » lui-même nous semble rarement en jeu. Les musiques « savantes » ont une position bien différente, mais également soumise, pour ce qui est de l'enregistrement, aux formats commerciaux -- soit qu'elles soient pensées sans considération pour lui et malgré tout distribuées par son biais, soit qu'elles le considère sans véritablement s'emparer de la question de ses normes. Il est évidemment nécessaire de noter l'existence (et l'impossible exhaustivité d'une liste) de jeux vis-à-vis des formats de l'enregistrement, dans des musiques souvent transversales en termes de genres. Parmi les exemples que nous sommes en mesure de citer, relevons des artistes tels que Loke Rahbek (sous l'alias Croatian Amor) 5, Frédéric Acquaviva 6, mais aussi, pour des noms bien plus célèbres, Aphex Twin 7, 5 Croatian Amor, The Wild Palms [Cassette], Posh Isolation, 2014. « Il a été annoncé sur le site du label que l'album serait uniquement échangé contre un auto-portait nu et de face de l'acquéreur, envoyé à l'auteur par e-mail entre le 22 juin et le 22 juillet 2014. La quantité devait être définie par le nombre de commandes. Il a plus tard été annoncé que 327 personnes avaient participé au projet. », Discogs (en ligne : https://www.discogs.com/fr/Croatian-Amor-The-Wild-Palms/release/ 5977458, consulté le 13 août 2021). 6 À divers degrés, les médias pensés par Frédéric Acquaviva pour diffuser sa musique remettent tous en cause les notions de « disque ». Relevons notamment Tri (3 Clés DIY Pour Installation Chronopolyphonique), B@£, 2014, « trois clés usb pour préparer vous-même une installation chronopolyphonique », Discogs (en ligne : https://www.discogs .com /fr/Fr%C3%A9d%C3%A9ric-Acquaviva-Tri-3-Cl%C3%A9s-DIY-Pour-Installation-Chronop o ly phonique/release/6950083, consulté le 13 août 2021) ; et Antipodes, B@£, 2019, jaquette de type LP (dix pouces) en PVC, sans disque, comportant un QR-code à scanner renvoyant vers la composition audiovisuelle. 7 Familier des hétéronymes (presque une vingtaine), Richard David James a publié sous une forme voulue anonyme une quantité importante de compositions inédites (plus de trois cents enregistrements) par le biais de la plateforme Soundcloud, en 2015. 62 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE Nine Inch Nails 8 ou même Manu Chao 9. Malgré les critiques adressées à ces derniers, pour un engagement parfois jugé facile (voire « marketing » dans le cas de Nine Inch Nails) vis-à-vis des formats commerciaux, ces manières de diffusion esquissent un rapport conscient et distant vis-à-vis des « formats » de la musique enregistrée, et sont à ce titre d'un intérêt (et d'une rareté) indéniable. Émergence du microsillon De quoi parlons-nous donc exactement, lorsque nous évoquons ces « formats » ? Nous voulons ici ébaucher le plus précisément possible l'histoire de ce qui en constitue pour nous l'objet principal, le microsillon. Examiner cette histoire ne signifie pas seulement en écrire l'histoire constituante, mais également montrer comment les formats perdurent après le microsillon, et d'après lui. Pour présenter la constitution historique de ce support sans y consacrer un ouvrage entier, difficile de ne pas en passer, malgré nos mises en garde, par une romantisation de la finalité que le microsillon représente. Dans les lignes qui suivent, il sera tentant de comprendre les évolutions qui mènent à cette forme comme des tâtonnements menant à une fin déterminée, incarnée par le microsillon. Cela ne doit pas occulter l'absence d'une telle finalité a priori. Les formes qu'amène le microsillon ne préexistent pas à l'enregistrement musical, qui tenterait ainsi d'atteindre à cette fin de l'histoire -- du moins, nous ne le postulons pas. Demeure le simple fait que les formes elles-mêmes s'instaurent durablement, indépendamment même du microsillon, perdurant lorsque que ce support génésique est rendu obsolète. Nous avons énoncé différents critères selon lesquels l'évolution des supports se dessine, le long desquels ils se définissent entre eux, et dans leur lexique. Dans les analyses les plus courantes de l'histoire du disque, un de ces critères sert généralement de repère : l'évolution est ainsi envisagée, par exemple, au prisme des types de supports (cylindres, disques...) ou des vitesses de lecture (78, 331/3, 45 tours...), qui servent d'axes majeurs pour envisager une histoire technologique en fait extrêmement resserrée et complexe. Ici, nous les traiterons tous séparément, c'est-à-dire de manière thématique avant d'être chronologique. Notons que nous nous arrêtons pour cette première présentation aux évolutions ayant cours jusqu'en 1948, année de lancement du microsillon. Un second temps nous permettra d'envisager proprement l'importance des formats après lui. 8 Plusieurs albums de Nine Inch Nails ont été publiés sous licence Creative Commons : The Slip, The Null Corporation, 2008 ; Ghosts I-IV, The Null Corporation, 2008 ; Ghosts V-VI, The Null Corporation, 2020. Year Zero Remixed, Interscope, 2007, a par ailleurs été édité aux côtés d'un DVD-ROM contenant les morceaux de l'album Year Zero (Interscope, 2007) en pistes séparées; l'album (« -concept») lui-même a fait l'objet d'une diffusion hors des circuits habituels. 9 Après quatre albums « solo » très largement diffusés (1998-2007), et un dernier enregistrement live en 2009, Manu Chao refuse la publication de nouveaux disques, partageant sporadiquement des enregistrements gratuits par divers biais, sur internet. 63 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE Les types de support : au-dehors des feuilles de carbone (« phonautographes ») de Léon Scott de Martinville, rangées sous le statut d'anecdote visionnaire, les premiers supports de l'enregistrement sont les cylindres, proposés dès 1877 conjointement par Cros et Edison. Peut-être grisé par l'autorité de l'invention, la société Edison Records maintiendra la production de cylindres musicaux jusqu'en 1929 -- à ce moment, le disque l'a déjà largement supplanté comme support dans la commercialisation d'enregistrements. Développés par Emile Berliner à la fin des années 1880 (suite à ses expérimentations dès 1886 sur les dispositifs d'enregistrement), les premiers disques sont commercialisés en 1889. Cette forme de support musical s'impose face au cylindre au début des années 1910 (Columbia arrête dès 1912 la production de cylindres). En grossissant légèrement le trait, le cylindre peut être lié, et sa disparition en partie attribuée, à son rôle de support d'enregistrement : dans les premières heures de l'enregistrement sonore, le souci de la voix prime sur celui, très progressif, de la musique. Avant de représenter une pratique très mineure, la possibilité d'enregistrer et de s'enregistrer est donc le premier usage des technologies de reproduction du son, et le cylindre en est le moyen privilégié. D'un certain point de vue, il est autant supplanté par le disque (pour ce qui est de la lecture d'enregistrements commercialisés en tant que tels), que par les innovations qui donnent lieu à un marché indépendant du premier, celui des « appareils de dictée ». Peu avant l'émergence des supports magnétiques, les cylindres de cire (parmi lesquels les Edison Blanks dédiées aux « business phonographs », perdurant dans ce marché parallèle à celui de l'enregistrement musical) seront remplacés par des bandes de plastique. C'est la société Dictaphone qui apportera cette innovation, en marquant le langage courant de son propre nom pour désigner ces appareils d'enregistrement portatifs. Les matériaux : La cire, utilisée pour les premiers cylindres musicaux, est abandonnée presque immédiatement dès l'apparition des disques. Des expérimentations sur les matériaux se succèdent pendant les premières années du disque, avant qu'ils ne soient produits à partir de gomme-laque (« shellac », vers 1895), qui devient rapidement un standard. L'évolution des matériaux se dessine en regard direct de deux impératifs finaux majeurs, qui se dessinent lentement avec l'émergence d'une mélomanie de l'enregistrement : solidité des disques et qualité de rendu. À ces deux problèmes, la gomme-laque n'apporte une solution qu'imparfaite, bien qu'elle perdure largement jusqu'à l'arrivée du microsillon, et même encore plus tard. Disques et cylindres voient ensemble l'apparition du celluloïd réputé « indestructible », mais l'usage de la gomme-laque perdure néanmoins pour les disques, car les bruits parasites y sont beaucoup moins présents; les cylindres de cire demeurent pour leur part courants par l'avantage du ré-enregistrement, que le celluloïd ne permet pas. Le vinylite, qui deviendra la norme après la Seconde Guerre mondiale, est utilisé dès 1931 pour les 64 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE disques (RCA Victor), mais s'impose lentement à cause de coûts de fabrication plus élevés et d'une compatibilité délicate avec le matériel de lecture alors courant. Le microsillon (couramment désigné en français par le terme de « vinyle ») entérinera définitivement son usage. Techniques de reproduction : Berliner introduit très tôt la méthode de reproduction par galvanoplastie, adoptée par Edison Records en 1892. Le ratio, par rapport à la production directe en studio, est de 100 à plus de 300 fois supérieur. Avant la reproduction par galvanoplastie, l' « on place, selon qu'il s'agit d'un chanteur ou d'un orchestre, trois à dix appareils enregistreurs devant l'interprète, ce qui oblige celui-ci à répéter 30 fois la même pièce pour n'obtenir finalement que 90 à 300 cylindres commercialisables » 10. Notons que cette technique est donc liée à l'apparition du disque, qui comporte l'avantage important de pouvoir être ainsi reproduit, renvoyant le cylindre à un usage très restreint. Plusieurs objets, tour à tour positifs (comme l'enregistrement original) et négatifs (des moules permettant la reproduction) entrent dans ce processus. Par le jeu des matériaux constituant ces différents objets et des additifs ajoutés au produit final (le disque commercialisable) ou aux supports médiats de fabrication, des améliorations sont progressivement apportées à cette reproductibilité. Peu après l'arrivée du microsillon, l'enregistrement original s'opère déjà sur des bandes magnétiques. Techniques d'enregistrement et de lecture : on distingue habituellement l' « ère acoustique » (celle de l'enregistrement mécanique) de l' « ère électrique ». Elles dénotent en effet une rupture de poids : l'enregistrement électrique (où le signal sonore est converti en un signal électrique qui grave les disques) permet l'amplification du signal. Difficile de résumer l'impact de cette innovation, mais l'image des musiciens contraints de produire un volume sonore le plus important possible devant un cornet frappe immédiatement. La disparition de cette contrainte permet progressivement le passage à un enregistrement conçu comme un travail musical propre, qui ne relève plus seulement de l'exécution. Sens de gravure : cette donnée, très inhabituelle car restreinte dans le temps et très peu visible, n'est pas un critère de classification usuel. C'est à nouveau Emile Berliner qui apporte une modification aux premiers appareils (phonautographe, paléophone, phonographe, graphophone) avec son gramophone. La gravure latérale des sillons, qui diffère de celle, verticale, des cylindres de cire, possède de plus grandes qualités dans la reproduction du son, et sera adoptée pour le microsillon monophonique, alors que les disques de Berliner étaient jusqu'alors les seuls à l'utiliser. La concurrence des deux systèmes sera reconvoquée et remise en cause par la stéréophonie, dont le 10 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 34. 65 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE défi consistera à utiliser les deux techniques simultanément, avec une qualité sonore similaire pour chacun des canaux. Nombre de faces : tous les disques ne possèdent pas dès le départ deux faces enregistrées. Les premiers à en disposer sont proposés par la firme Odéon, plus de quinze ans après la commercialisation des tous premiers disques Berliner. Si certaines contraintes techniques se posent et empêchent la simple généralisation des disques à double face, elles se généralisent néanmoins avec une rapidité relative, la face simple ne représentant aucun avantage substantiel. Cette disjonction, à la fois progressive et irrévocable, n'est ainsi pas d'une très grande pertinence pour la classification historique des disques. La double face demeure néanmoins importante, pour ce qui est des « formats » eux-mêmes. Appareils : les appareils de lecture se succèdent et diffèrent largement en fonction des firmes, des modèles et des années. Techniquement, des améliorations sont généralisées, telle l'adjonction de moteurs (à ressort à partir de 1894, puis progressivement électriques, avec la contrainte des perturbations sonores provoquées), et plus tard la lecture électrique permettant une meilleure maîtrise du son (notamment du volume, par amplification -- de la même manière que pour l'enregistrement électrique, conjoint). La terminologie évolue : certains noms déposés (phonographe, gramophone) deviennent génériques pour décrire les appareils. La chose est évidemment un enjeu commercial : en témoigne par exemple la revue Gramophone, publiée à partir de 1923. D'autres s'imposent plus tard, comme le nom de « tourne-disque » (« record player », « turntable »), différant sensiblement des premiers appareils. Entre ces noms génériques, des pratiques se révèlent à travers les modèles : autour de 1905, l'historiographie retient la domestication de la musique enregistrée, notoirement représentée par des appareils de lecture devenant objets de décoration (meubles de la Compagnie française du Gramophone en 1904 ; le « Victrola » en 1906). La notion de « jeu » est également associée à l'évolution des appareils et à cette domestication : le « Graduola », introduit en 1916, opère le lien entre la lecture d'enregistrements (sur le volume desquels il est alors permis de jouer) et le piano mécanique (« pianola »), donc avec le piano, instrument domestique par excellence -- il est suivi par ses équivalents : Odeola, Grafonola, Amberola, Victrola entre autres. Ces pratiques (domestication et « jeu ») fondent un type d'écoute que le microsillon viendra parachever à la fin des années 1940, s'accompagnant d'appareils affirmant les mêmes tendances. Les dimensions : un nombre important de diamètres se succèdent dans le développement du disque. Le plus souvent données en pouces, elles constituent des éléments de vocabulaire connus des discophiles, servant de repères dans la classification des disques. Cet aspect est rendu évident par 66 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE l'adjonction de tirets, ces dimensions sont ainsi formalisées et érigées au rang d'expressions, au lieu d'être seulement descriptives d'un élément technique : « 12-inch », « 10-inch », « 7-inch », etc. Pour autant, avant une normalisation générale induite par le microsillon, ces dimensions sont le plus souvent expérimentales, et ne font pas autorité dans la création de « formats ». Leur lien à la durée des support est évident, mais les contraintes techniques sont nombreuses, et les évolutions jusqu'aux années 1940 ne sont pas toujours significatives dans ce domaine. Les vitesses : plus que les dimensions, et plus sans doute que tous les autres critères, les vitesses servent de repères (plus ou moins) historiques pour la classification des disques -- à l'exclusion évidemment des disques numériques à partir des années 1980. La vitesse de rotation est dépendante du support, c'est-à-dire dépendante du disque et des autres supports analogiques. En tant que donnée technique, elle est primordiale pour que la lecture soit possible, sans quoi la durée et la hauteur de l'enregistrement sont modifiées. Cette donnée est donc quasi nécessairement connue de tout propriétaire de disque. Si certaines vitesses hors-normes sont proposées dans l'histoire du disque, ce critère sert de référence pertinente, divisant grossièrement l'histoire du disque en deux grandes périodes : celle du « 78 tours » (par minute), et celle du microsillon, divisé par deux vitesses majeures, 45 et 331/3 tours par minutes. Par extension, ces vitesses sont une nouvelle fois des dénominations de supports spécifiques, c'est-à-dire, de « formats ». La durée : le critère fondamental de la constitution des « formats » est indéniablement, mais à titre largement rétrospectif, la durée. Si son extension progressive à travers l'évolution du disque est un enjeu majeur dans la période 1877-1949, son évolution n'est pas décrite par une croissance continue. Nous avons déjà évoqué cet historique de la durée. Celle des disques et des cylindres avance conjointement, mais pour ces derniers, la progression n'est pas franche : entre 1877 et 1908, la durée varie entre deux et quatre minutes. Le disque s'imposant, cette progression s'arrête à ce moment, même si la production des cylindres se poursuit -- certes, en déclinant. Néanmoins, la bataille n'est au départ pas vaine : les quatre minutes sont atteintes par les cylindres Pathé dès 1896, le disque attendant cinq ans de plus (1901, Berliner / Gramophone company) pour parvenir à trois minutes. Ce retard est néanmoins rapidement rattrapé. Deux ans plus tard en 1904, RCA Victor étend la durée à quatre minutes, Neophone propose un disque de 12 minutes la même année. À ce moment, les deux supports sont encore en concurrence presque officielle, mais seul le disque continuera en fait sa progression. Ces données sont résumées par le graphique qui suit, mais sa lecture doit être nuancée par le fait que pour l'essentiel des durées « records » jusqu'au microsillon, ces modèles de disques sont produits en quantité restreintes. Certes, des « pièces » (c'est-à-dire, « classiques ») y sont enregistrées et sont diffusées, mais outre les problèmes que pose parfois la technique (les 67 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE disques « long play » de vingt-quatre à quarante minutes proposés en 1926 par Edison tournent à 80 tours par minute : en résulte une grande vulnérabilité du sillon en cas d'accident de lecture), s'ajoutent des contraintes commerciales difficiles : formats inhabituels, prix élevés et compatibilité approximative avec les appareils. Dans cette première moitié de siècle, les formats demeurent donc généralement courts, autour de trois minutes par face. Durée (mn) Columbia Cylindres Disques Victor Berliner Berliner Edison Victor Neophone Pathé Edison Edison 16 11 8 6 4 3 2 1 44 31 22 1870 1880 1890 1900 1910 1920 1930 1940 1950 Évolution des durées Cylindres et disques, 1877-1949 Deux clés de lecture majeures résultent de cet historique des durées, justifiant à la fois l'histoire des « records » expérimentaux, et celle des durées en fait en usage. Le premier point illustre la manière dont la durée se pose comme enjeu pour l'industrie naissante du disque. Si une normalisation tarde à venir (tant au point de vue des conventions de production que dans l'appréhension des formes de la part du public), il n'en demeure pas moins que de multiples tentatives de normalisations s'opèrent. La rupture de durée (mais aussi de solidité et de « fidélité » sonore) opérée par le microsillon n'arrive donc, comme pour tous les autres paramètres, qu'après une longue et riche période d'expérimentations sur le support. En ce sens, les différentes tentatives, même apparemment infructueuses, ne sont pas anecdotiques : elles témoignent d'un mouvement dans lequel le microsillon et ses formats viennent s'inscrire. Mais l'histoire ne doit pas être lue à l'envers. Le concept crucial de « format » ne se résume pas à celui de l' « album » et des formats associés. L'histoire du disque naissant révèle certes une période d'expérimentations techniques et industrielles, mais la musique enregistrée de l'époque ne se résume pas à une ébauche informe. Des pratiques s'instaurent -- nous avons parlé des notions de « domestication » et de « jeu » : elles inscrivent le disque dans la vie des « auditeurs », un concept lui aussi nouveau. Les appareils trouvent leur place dans les intérieurs, le phonographe s'érige presque au rang d'instrument, une 68 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE manière de faire entrer l'enregistrement dans l' « art » au sens le plus étroit du terme. La musique enregistrée est donc musique, elle est; en fait, en droit. Des groupes et des revues se créent, des manuels paraissent, et des habitudes s'ancrent, d'écoute ou de « jeu », mais aussi de production. Nous avons évoqué les déplacements qui s'opèrent alors au sein des rôles, entre musiciens : les interprètes gagnent en importance, certains se spécialisent progressivement dans l'enregistrement, enfin des fonctions et agents tout à fait nouveaux apparaissent. Si des scientifiques sans statut spécifique s'occupent au départ d'enregistrer, la main passe rapidement aux sociétés de production elles-mêmes (les « labels », dont les premiers sont créés avant que ce concept soit même envisageable, par Edison, Berliner, Johnson; puis Pathé et beaucoup d'autres suivent). L'enregistrement musical prend alors forme : des premiers « formats » apparaissent immédiatement. Sophie Maisonneuve les énumère : dans un premier temps, lorsque la durée n'excède pas les cent-vingt secondes, on a recours aux « arrangements » et « pots-pourris » 11, plutôt qu'à l'enregistrement de stricts extraits, ou plutôt que de sélectionner des pièces très courtes. Ainsi, les « airs d'opéra [...] finissent par constituer un genre propre, esthétiquement émancipé de la forme opéra : l'air existe de façon indépendante » 12. La musique s'adapte et se transforme pour, déjà très tôt, constituer des pratiques radicalement sans précédent : ni le concert, ni l'édition musicale n'avaient permis ou nécessité ces formes, proprement dictées par celle du disque et ses contraintes. Cette première période est suivie, à partir du milieu des années 1895, d'une autre, encore différente, et qui s'inscrit d'emblée en rupture vis-à-vis des tous premiers « formats » -- une nouvelle fois, l'attitude de transgression des codes et leur succession, que pointe Franco Fabbri en l'attribuant à la « pauvreté » des musiques populaires, semble plutôt inhérente au marché du disque, y compris donc dans sa genèse. « Lorsque la durée d'enregistrement atteint quatre minutes [...] commence à se développer un souci d' «authenticité» de l'oeuvre » 13. Dès lors, les enregistrements se voudront plus fidèles aux oeuvres originales (on n'est alors pas encore au stade de l'écriture pour le disque); s'enregistrent des pièces entières, avec des nombres parfois invraisemblables de faces : notoirement, le tout premier opéra enregistré en intégralité (Ernani de Verdi, par la Gramophone Company de Berliner en 1903) l'était sur quarante disques mono-faces. Sur des échelles de durées qui peuvent paraître dérisoires (noter que notre graphique allège cet effet par une échelle logarithmique), les différences d'une à deux minutes produisent néanmoins des effets palpables sur la musique enregistrée, dans sa production comme dans ses pratiques d'écoute. Avant que le microsillon n'arrive, ce sont ces formats (les disques plus longs étant rares) qui font la musique enregistrée. Des évolutions (double faces, 11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 119-120. 12 Ibid., p. 120. 13 Ibid. Remarquons que Maisonneuve ne paraît pas attribuer de rapport causal entre ces deux faits; mais nous pouvons raisonnablement supposer que les nouvelles durées ne sont pas pour rien dans ces nouvelles conceptions. 69 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE reproduction électrique, matériaux permettant une écoute plus régulière) ponctuent cette « dynamique des formats » jusqu'aux années 1940, mais ce n'est qu'en 1948 que la rupture de poids s'opère. Le microsillon est commercialisé par Columbia, et apporte plusieurs innovations majeures : la solidité accrue par l'usage du vinylite, matériau connu mais peu usité à cause de son coût plus élevé (son usage se systématise aux États-Unis pendant la Seconde Guerre, l'importation de gomme-laque étant alors réduite et consacrée à la fabrication de matériel militaire); la qualité de restitution sonore, également amplifiée par le matériau et par la gravure latérale; enfin, la durée plus longue que celle des disques précédents, de plus de vingt minutes par face (obtenue grâce, en propre, à la technologie nouvelle du « microsillon », exigeante pour la compatibilité des appareils mais permettant de contenir plus de son sur une même couronne, et également par l'usage de vitesses plus lentes -- 45 et 331/3 tours par minute). Par l'ensemble de ces nouveaux avantages, le microsillon s'impose dès les années 1950 comme le principal support de la musique enregistrée pour le grand public. Avec lui s'imposent également les formats normalisés sous lesquels il se présente immédiatement, les « disques 33 tours » et « 45 tours », qui désignent évidemment des supports très spécifiés, pas seulement réduits à la vitesse. Le diamètre du disque et la taille des sillons, par conséquent donc la durée maximale, sont également normés; et nous avons déjà évoqué les autres caractéristiques du microsillon, héritées d'expérimentations ou usages mineurs (vinylite, gravure latérale), ou d'usages déjà systématisés (double face). Les vocables de « microsillon », « 33t », « 45t » ne désignent donc pas seulement des techniques ou des technologies, mais proprement des formes, qui pour la toute première fois deviennent une norme industrielle reprise par l'ensemble des sociétés de production d'enregistrements. La musique enregistrée gagne encore en importance grâce à ces nouveaux disques plus longs, plus fiables et d'une qualité accrue, au même moment que ses formes se figent. Persistance du format : le concept d' «album» Avec les disques 331/3 tours, c'est une forme longue, succédant aux premiers « long play records » expérimentaux (« LP ») qui apparaît. D'une durée variant entre trente (quinze minutes par face pour les disque de vingt-cinq centimètres « 10-inch »), quarante-six (vingt-trois minutes par face, trente centimètres « 12-inch » -- de loin le plus courant) et cinquante-deux minutes (Columbia, 1952, vingt-six par face). En réaction et complément à ce format long, RCA Victor propose dès 1952 le format « EP » (pour « extended play »). Le format LP devenant, dans les musiques « populaires », c'est-à-dire dans l'ensemble des musiques prenant en considération l'enregistrement au point de l'envisager 70 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE comme une finalité musicale, synonyme d' « album », le « EP » prend rapidement la forme du « single ». Il est important de considérer l'identité des musiques « populaires » et « savantes », qui tiennent moins à ce que ces vocables laissent entendre qu'à la parenté que les musiques entretiennent avec l'enregistrement sonore. Des exemples remarquables de musiciens « savants » n'hésitent pas à travailler avec l'enregistrement et pour lui, plutôt que de le considérer comme une branche mineure de la diffusion des musiques. C'est ainsi que des chefs deviennent des personnages-clés de la musique écrite de la seconde moitié du XXe siècle (Klemperer, Karajan, Bernstein), mais également des interprètes (Gould) et des compositeurs partageant souvent un lien au jazz (Gerschwin ou Moondog, dans des registres différents). Ce dernier exemple est particulièrement frappant, en ce que « Moondog » (Thomas Louis Hardin) enregistre et prépare lui-même des enregistrements de ses pièces dès 1950 (avec la parution de quatre EP et un LP en 1952), en les pensant comme des disques et non seulement comme des témoins enregistrés. Jusqu'en 1995, il ne cesse de faire de ses disques des objets de plus en plus proches des artefacts que l'on trouve dans les musiques « populaires ». En partie pour cette raison, Moondog s'inscrit très mal dans les distinctions « savant », « populaire » ou « jazz », puisqu'il se situe à une équidistance remarquable de chacune de ces catégories. Sans doute cette difficulté de classification a-t-elle joué en la défaveur de sa postérité, assez restreinte au vu de l'intérêt de ces compositions pour un public d'une extrême variété. Le microsillon ne marque pas la fin de l'évolution des supports d'enregistrements sonores, bien qu'il arrête brutalement une longue période de recherches sur la forme du disque analogique. L'enregistrement sur supports magnétiques est quasiment contemporain du microsillon (déjà en vigueur pour des usages professionnels dans les années 1940 puis systématisés dans l'après-guerre, jusqu'à la commercialisation de la « musicassette » par Philips en 1963) ; et un nouveau type de disque, le CD (« compact disc », Sony, Philips, 1982), viendra bousculer ce qui devient alors le « vinyle », lors de l'émergence des supports numériques dans les années 1980. Jusqu'à l'arrivée d'internet, qui remettra en cause beaucoup de caractéristiques du « support » -- cette évolution est toujours en cours et en recherche de formes 14 -- les nouveaux supports s'identifient néanmoins largement à ce que le microsillon avait institué. Les cassettes audio, supports magnétiques d'écoute, étendent légèrement la durée d'enregistrement par rapport au disque (généralement 60 minutes), mais la différence n'est pas significative au point de défaire l' « album » : un enchaînement de « pistes » ou « morceaux » constituent l'unité de base correspondant (avec une plus grande uniformité) aux « pièces », telles que nommées dans la musique écrite. La cassette est néanmoins un support meuble : elle offre la possibilité d'écouter, certes, et d'être à ce titre éditée comme 14 Ce constat empirique est ressorti d'une série d'entretiens personnels avec des disquaires et clients de disquaires, réalisés à Paris en janvier 2020 avec Soliman Cosse. 71 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE enregistrement sur support, mais elle est aussi enregistrable. L' « album » s'effrite donc légèrement, en ce que l'auditeur peut composer lui-même ses « disques », dont le nom ne se justifie plus. Apparaissent les compilations « maison », donnant un nouvel élan à la discipline du « mix », déjà en germe dès les années 1970 en Jamaïque avec l'apparition des diffusions populaires d'enregistrements par le biais technique des « sound systems » permettant de jouer avec l'égalisation des disques -- cette pratique, en donnant naissance au genre dub, préfigure à la fois le hip-hop (distinctions proches de celle entre « DJ » et « MC », le sampling naissant), et de la techno (sound systems, free parties) 15. Dans certaines acceptions précoces de ces genres, la cassette porte ainsi une symbolique forte, notamment par opposition au CD qui lui succède, venant appuyer l'aspect conventionnel et institutionnel du disque-artefact, présent et hégémonique pendant l'ère du microsillon. Avec une nouvelle (bien que moindre) discophilie numérique, ce sont également les formats (album, single, EP) qui sont réaffirmés, sans qu'ils ne correspondent plus pourtant à différents types de supports -- là où les 45 tours étaient auparavant immédiatement identifiables par leur dimension. L'utilisation de différents types de jaquettes rend en fait l'aspect visuel différent (les singles sont usuellement insérés dans de simples pochettes cartonnées, alors que les albums sont généralement stockés dans des boîtiers « cristal »), mais le support lui-même demeure unique. En plus de « faces-b » (terme tiré des singles 45 tours, pistes complémentaires souvent exclusives car non présentes sur album), les singles comportent ainsi souvent plusieurs « remixes» du titre principal, le « disque compact » comportant toujours une durée d'enregistrement identique, quel que soit le format commercial qu'il prenne. Quelles qu'en soient les causes (la question demanderait une analyse approfondie, et nous ne tenterons pas d'y répondre à l'aveugle), les « formats » se maintiennent donc, bien après leur émergence au début des années 1950. Justifiant en définitive l'usage toujours en vigueur du terme de « disque », qui désigne proprement les formes de la musique enregistrée, quasi indépendammant du support du même nom. Si les discours sont nombreux tentant de percevoir dans les évolutions que ce « disque » a subi à la fin du XXe et au début du XXIe siècles, le fait est que les « formats » tiennent encore aujourd'hui leur place dans la conception de la musique. Qu'il s'agisse des unités de la musique « populaire », calquées sur les « chansons », « morceaux », « titres » ou « pistes » ; des visuels (« jaquettes ») associés aux « disques » même lorsque dénués de support physique; des différentes durées; ou plus abstraitement de la conception d'une musique procédant par « sorties », c'est-à-dire par des actes datés de publication; la musique demeure ancrée à ces « formats ». Pour ce qui est de leur dépassement par les artistes eux-mêmes, qui se sont emparés de tous ces aspects au cours de 15 Une littérature abondante d'articles sur le dub existe, significative de sa place primordiale bien que relativement méconnue, sans doute minimisée, dans l'histoire des musiques enregistrées. Citons Wilfried Elfordy, « Le Dub jamaïcain. Du fond sonore au genre musical », Volume !, 1/1, 2002, p. 39-46 ; et Rodolphe Weyl, voir supra, p. 58. 72 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE l'évolution du « disque », nous renvoyons aux exemples listés au début de ce même chapitre, en maintenant le constat de leur rareté. Au-dehors de ces premiers acteurs, qui malgré leur place de choix (le marché musical est fondamentalement soumis à la présence au tout premier plan des artistes et de leurs oeuvres) ne semblent que très peu impliqués dans l'évolution des supports et des formats; demeurent les acteurs de la production industrielle, et le public. Ceux-là semblent engagés dans une composition perpétuelle des formes musicales, qui se poursuit aujourd'hui en étant largement commentée (« mort » ou « crise du disque », voire du marché lui-même, « retour du vinyle », recomposition du rapport entre enregistrement et concert, et nombreuses formes de la musique « en ligne » et « dématérialisée ») ; pour autant, les prédictions abondamment énoncées et parfois sérieuses au début des années 2000, semblent aujourd'hui démenties ou dépassées. Nombre de pratiques émergent certes, mais ne s'entérinent pas nécessairement au point de modifier les formes de la musique. Ce que notre analyse peut néanmoins postuler est qu'aucune rupture au sein de la musique enregistrée, c'est-à-dire qu'aucune rupture de ses « formats » ne peut être comparée, pour celles que nous avons relevées, à la rupture que l'enregistrement lui-même a provoquée vis-à-vis du paradigme de l'écriture en occident. Il y a donc fort à parier que, si les formes à venir de l'enregistrement musical peuvent changer les formes de la musique elle-même (sans doute notablement), ces évolutions ne pourront être comparées à celle sur laquelle nous avons apposé le terme de « paradigme musical ». Mais l'on ne saurait que souhaiter que cette analyse soit démentie par la création; et le champ des études sur l'enregistrement serait peut-être sacré par l'histoire s'il pouvait contribuer à produire ce démenti, en piquant au vif cette création même par l'affirmation d'une telle limite. Pour tout dire, c'est dans cet espoir, rétrospectif vis-à-vis de notre recherche, que nous plaçons l'unique intérêt majeur -- potentiel -- de ce travail. 73 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE « Enregistrement» Tout comme celui consacré au « son », ce chapitre assure un rôle transitionnel. De nombreuses réflexions déjà esquissées mènent à la notion même d'enregistrement, avec la nécessité sensible de l'analyser en profondeur -- analyser, au sens d'une décortication des éléments : distinguer ses sens, relever ses ambiguïtés et paradoxes latents. La conscience de l'enregistrement comme paradigme musical est affaire récente. L'enregistrement lui-même désigne une technologie qui n'excède pas encore les cent cinquante ans; et l'acception majeure que nous venons de nommer, constituée par la normalisation de formes musicales (les « formats du disque ») ne s'est formée qu'à partir des années 1950. L'apogée de cette période est marquée par une date symbolique : 1978, pendant laquelle les ventes de disques atteignent leur maximum historique 1. Selon Alessandro Arbo, les réflexions quant au rôle profond de l'enregistrement sur les mutations de la musique ne se traduisent, au plus tôt, que dix ans plus tard, « lorsque le philosophe et critique musical américain Evan Eisenberg suggérait de voir dans certains enregistrements la «photographie composite d'un minotaure» » 2, à la suite de quoi sont listés les contributions majeures dans ce champ, par Theodore Gracyk, Aron Edidin, Andrew Kania et Roger Pouivet. Les ouvrages et articles concernés s'étendent de 1996 à 2011, et d'autres contributions plus récentes sont discutées plus loin dans le même texte. Parmi ces réflexions, beaucoup touchent à des questions d'ordre ontologique sur l'enregistrement, et le terme d'ontologie est abondamment convoqué. Accolée à celles-ci, une autre, complémentaire et parfois (nous le voudrions) indifférenciée, quasi lexicale -- en fait définitionnelle : qu'est-ce que l' « enregistrement » ? Plus profonde, et néanmoins plus concrète, qu'elle ne peut d'abord paraître. Caractériser l'enregistrement Ce second problème semble particulièrement naïf, et n'a selon nous presque aucune chance d'émerger intuitivement. Au contraire, il vient comme parfaire une série de questionnements sur ce qui fait la musique contemporaine (au sens le plus strict et le plus large); plus ou moins, ceux que 1 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 123. 2 Evan Eisenberg, Phonographies, explorations dans le monde de l'enregistrement, Paris, Aubier, 1988 [1987], p. 122, cité par Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 16. Pour notre part, nous citons la version américaine du livre d'Eisenberg. 74 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE nous avons tenté de présenter dans nos chapitres précédents. Il justifie peut-être notre position (son nom n'a que peu d'importance) « philosophique » : la candeur de l'intention à l'origine de ce travail est une nécessité fondamentale pour sa pertinence. Elle consiste à questionner un des objets les plus courants de notre quotidien, en demandant ce qui lie et différencie cette écoute musicale intime, et les oeuvres écrites appartenant à une histoire de la musique bien mieux consommée, oeuvres paraissant lointaines et radicalement différentes de celles que nous fréquentons chaque jour, quelles que soient nos affinités musicales personnelles. Ce questionnement mène à une caractéristique commune que nous avons désignée par un terme, là aussi, courant, et dont la signification ne semble rien recouvrir d'obscur : l' « enregistrement » sonore. La question de sa définition paraît être une formelle affaire de dictionnaire. Mais prise dans une perspective étymologique minimale, la chose révèle immédiatement un paradoxe dans l'ordre des représentations: [...] Au livre et à l'écriture correspondent dans le domaine musical la partition et la notation qui enregistrent (dans un sens premier) diverses données reproductibles à l'infini. Précisément, le verbe « en-registrer » (datant du XIIe siècle) signifie « inscrire sur un registre ». On enregistre une commande, comme on enregistre un acte de loi, un contrat, un document administratif. Enregistrer c'est encore prendre note avec l'intention de se rappeler. « Enregistrement » désigne de ce fait, dès 1863, « l'action de consigner par écrit » et, dès 1870, en sciences, l'action de stocker sur un support des informations. 3 Avant de prendre son sens courant et évident, l'enregistrement désignait une écriture. Il convient donc de distinguer clairement ce qui sépare la « notation musicale » de l' « enregistrement sonore », et l'on comprend pourtant que les deux expressions, une fois défaites de leur familiarité pour être comprises en un sens vierge de concrétude quotidienne, pourraient être synonymes. Une partition est une sorte d' « enregistrement sonore », au sens où la musique écrite fait toujours d'abord référence à des sensations sonores, et aux instruments qui permettent de les provoquer. De la même manière, l' « enregistrement sonore » appliqué à la musique est indéniablement un certain type d'écriture de cette musique. Quelle qualité, ou quel ensemble de caractéristiques, permet de différencier ces deux modes d'écritures -- quels mots poser sur cette distinction? Car il faut voir que, comme nous l'avions déjà évoqué dans notre premier chapitre, l'enregistrement est une technique difficilement imaginable, aussi difficile à caractériser qu'une photographie, si l'on se trouvait contraint de la décrire à un esprit vierge de toute expérience de cet ordre. Il y a, comme toujours dans la manie philosophique, une extrême complexité à décrire la chose la plus évidente. Nous tenons l'enregistrement d'une voix pour sa reproduction exacte; mais il n'y a qu'à rappeler à l'expérience de notre écoute pour que chacun puisse témoigner de la différence essentielle entre la 3 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction... », art. cit., p. 13. 75 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE voix émise par l'organe, et celle reproduite par un appareil de lecture après avoir été enregistrée 4. La distinction, tenant pour beaucoup de la fréquentation quotidienne des media (et évoluant avec eux), voisine une confusion déroutante qui approche celle des histoires en forme de comptines que l'on raconte sur les réactions tenues pour « animistes » que provoque la photographie. La vue de cette reproduction, mise côte à côte avec l'objet copié, produit un trouble dans l'ordre des représentations, et cet effet n'est pas l'apanage de peuplades vierges de toute technologie industrielle, desquelles on s'amuse comme de la vue de chiens aboyant après un film. L'indignation et l'acharnement de l'académicien Bouillaud 5 devant la « machine parlante » le prouve sans équivoque. Elle met aussi en exergue un autre point important : l'audition est développée au contact d'outils spécifiques 6. C'est ainsi que, ce qu'un auditeur pouvait trouver troublant de réalisme à la fin du XIXe siècle ne paraît plus pour nous qu'un témoin inécoutable; cela contribue à expliquer la proximité que nous pouvons nous-mêmes éprouver entre distinction et confusion, lorsque l'on compare son acoustique et enregistré. Les différences imperceptibles ne le sont que par habitude de côtoyer certaines techniques précises, prises comme étalon de l' « imitation » en général, mais qui n'ont rien d'absolument « fidèle ». Ces nuances contribuent à mettre à distance un objet que Sophie Maisonneuve qualifie de « transparent » en rappelant leur « «opacité» première » 7, et nous n'entendons pas cette primauté comme seulement historique. À quoi tient donc la singularité de l'enregistrement, en tant qu'écriture musicale? La question subsidiaire est celle de comprendre si le terme d' « écriture » est refusé à l'enregistrement par seul contraste avec la notation, ou si des raisons moins contextuelles font qu'il ne convient pas à le décrire. Un premier terme notable à la lecture du passage que nous avons relevé est l'adjectif « reproductible », qui, attribué aux « données » de la partition musicale, frappe immédiatement. De manière analytique, la notion de reproductibilité émerge rapidement lorsqu'il s'agit de caractériser l'enregistrement sonore : son importance en tant qu'invention est intuitivement attribuée à cette qualité de reproduction du son « objective », indépendante d'une écoute qui y distingue, par exemple, des qualités musicales, ou des « données des sens » nous informant sur des objets particuliers de notre environnement, manifestés par les sons qu'ils produisent. Si l'enregistrement est donc distinct 4 La question de la « transparence » possible des sons reproduits est un débat, et nous ne voulons pas dire ici qu'une telle reproduction sonore est utopique. La question a été traitée en rendant compte du débat (sans réponse définitive, mais en proposant un argumentaire en faveur d'une transparence possible) par Joshua Glasgow, « Hi-Fi Aesthetics », Journal of Aesthetics and Art Criticism, 65/2, 2007, p. 163-174. 5 Cf. supra, p. 11. 6 « les jugements au premier abord déroutant des premiers auditeurs émerveillés par la performance du phonographe nous révèlent que la fidélité est aussi un objet social, et que l'histoire du son enregistré est indissociable d'une histoire des pratiques et dispositions musicales », Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 126. 7 Maisonneuve emprunte ces termes à Philippe Junod, Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l'art moderne. Pour une nouvelle lecture de Konrad Fiedler, Lausanne, Nîmes, Chambon, 2004 [1976] et à Louis Marin, Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris, Usher, 1989 : Sophie Maisonneuve, Ibid., p. 14. 76 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE d'autres dispositifs de notation du son, c'est par le caractère « objectif» de sa reproduction des sons, mais non proprement par la « reproductibilité » qu'il offrirait. N'importe quel type d'écriture musicale offre la même reproductibilité, et ni plus ni moins la même vulnérabilité face à la perte de son support d'écriture (une partition disparue est une « musique » perdue, au même titre que peut l'être une musique enregistrée dont le support est détruit ou égaré). Ce second terme, le « support », est également présent dans la citation, et procède du même effet dans les mots des auteurs : attribuer à la « notation musicale » un caractère par lequel l'enregistrement est habituellement défini. C'est en effet par le terme de « support » que de nombreux musiciens électroacoustiques désignent l'enregistrement musical, et par quoi ils distinguent leur pratique d'autres genres, l'expression consacrée étant celle de « musique sur support», de laquelle dérivent différentes métonymies typiques de ce fascinant milieu sociolinguistique (le « support » désignant tour à tour la musique concrète en général, ses techniques, ses matériaux, ses produits). Parler de support pour désigner la « partition » est donc un paradoxe de choix (presque une provocation). Pourtant, si le « support », dans son acception électroacoustique, différencie très pertinemment le choix conscient d'un résultat final qui se résume au support enregistré, par rapport à toutes les musiques considérant que l'oeuvre musicale est indépendante de celui-ci, il est indéniable que le vocable général de « support » puisse être indifféremment attribué à un disque ou une partition. Le support en lui-même, toute spécificité mise à part (difficile à définir par leur multiplicité; et l'idée de la « dématérialisation », évidemment un abus de langage, n'aide en rien à bâtir une solide théorie du support sonore), ne peut pas suffire à décrire en propre l'enregistrement. Demeure au moins une caractéristique supplémentaire pouvant, a priori, prétendre définir l'enregistrement par rapport à l'écriture. Si le support dans sa généralité ne suffit pas, une de ses propriétés révèle sa différence fondamentale par rapport à la notation musicale : un support sonore ne peut être directement lu par un être humain. Sa lecture est un décodage de données que nous ne sommes pas en mesure de déchiffrer, mais là encore, rien de parfaitement distinctif : la notation musicale, comme tout langage et toute écriture, requiert la connaissance d'un système pour parvenir à son déchiffrement. Mais nous approchons ici d'un critère décisif : le terme (parmi d'autres) de « codage » vaut pour d'autres formes d'écriture musicale; en revanche, l'appareil qui permet sa lecture est radicalement différent de ce qui fait la notation musicale, et qui la rattache au terme plus général d' « écriture ». Comprise en ce sens, l'écriture en tant qu'acte humain ne correspond pas à l'enregistrement, qui dépend d'une technique tierce, pour enregistrer (« écrire ») comme pour reproduire (« lire ») les sons. Rien de comparable entre la dépendance à un matériel de rédaction (plume et papier) et le rapport passif entretenu avec un système d'enregistrement ou de reproduction sonore. Cette différence s'exprime à nouveau, mais de manière bien plus concrète, par le terme d' « objectivité ». Georges Perec, à travers 77 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE ses « tentatives d'épuisement », a mis en évidence cette rupture foncière entre l'acte d'écriture humain (textuel, mais aussi pictural et ainsi de suite à travers tous les arts) et celui qu'il est permis d'opérer grâce à une machine tierce (photographie et cinéma, enregistrement sonore). La chose est ainsi rendue plus profonde encore lorsque Perec opère une de ses tentatives à la radio : enregistré, il tente par tous ses moyens de produire lui-même cette sorte d'enregistrement, énonçant les données sensibles qu'il reçoit, placé au carrefour Mabillon. C'est donc cette médiation, et son caractère totalisant, qui font différer l'enregistrement de l'écriture : il ne s'appuie par sur une quantité limitée de critères (dans le paradigme de l'écriture occidentale : « hauteur, durée, intensité, timbre »), mais prend en compte indistinctement le phénomène sonore dans son ensemble. La notion d' « appareil » semble seule, parmi du moins celles que nous avons énoncées, à relever une différence essentielle entre écriture et enregistrement. «Ontologies» et types Nous comprenons ainsi mieux ce que le phénomène de l'écoute « acousmatique » signifie. C'est un fait systématiquement relevé dans les études sur l'enregistrement, et logiquement, un des mieux balisés conceptuellement : l'enregistrement, et plus particulièrement à partir de l' « ère électrique » (1925), génère un nouveau type d'écoute, attentive au « son », sensible au timbre -- parfois au détriment de certaines complexités rythmiques ou harmoniques, constituant des oeuvres apparemment pauvres ou lisses; en fait axées sur d'autres caractères sonores. Un parallèle évident est à établir entre l' « indistinction du phénomène sonore » par laquelle nous avons qualifié l'objectivité de l'enregistrement effectué par un appareil, et cette écoute riche d'attention à des critères non seulement nombreux, mais peut-être même poreux -- du moins, pas aussi bien définis que les « paramètres » arrêtés des systèmes de notation. Mais il convient de ne pas réduire l'ensemble de la musique enregistrée à des oeuvres plus ou moins réductibles au genre électroacoustique, qui donneraient à l'enregistrement un rôle moteur, en le percevant comme matériau et produit fondamental. Beaucoup de musiques enregistrées demeurent d'abord des musiques d'ordre compositionnel, où l'intention musicale n'est pas teintée, ou presque, par la volonté de donner à entendre un objet sonore fixé. Toutes ne sont pas pensées en premier lieu comme des enregistrements. Ces différences d'intention et de traitement, qui affectent le statut de l'enregistrement, ont donné lieu à une multitude de typologies théoriques des diverses sortes d'enregistrement. Nous en présenterons ici une partie, correspondant à une part significative des études françaises sur la question. Pour l'introduire, commençons par pointer le fait que ces tentatives font un usage 78 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE remarquable du terme d' « ontologie », dans un univers philosophique où celui-ci est souvent frappé de tabou. Nous ne ferons pas ici état de ce débat âprement traité par Roger Pouivet dans sa Philosophie du rock (2010) 8, car une réponse simple et suffisante nous semble être énoncée dans plusieurs contributions plus courtes. Alessandro Arbo énonce (en 2017) le problème de manière élémentaire : « On pourrait ici se demander : mais qu'importe, au fond, si l'oeuvre est instanciée dans une exécution ou un enregistrement? Ne continue-t-elle pas à coïncider avec un ensemble organisé de sons ? » 9. Le seul vocabulaire employé marque déjà sa référence marquée aux travaux de Pouivet, qu'il discute abondamment, et par le biais de qui il envisage certainement les ouvrages moins récents d'Eisenberg, Gracyk, Davies, Kania -- et c'est Pouivet lui-même qui complète l'enjeu de la question : « le musicologue ou le simple amateur de musique, dirait-on, n'a rien à en tirer » 10. Nous l'avons déjà énoncé et allons le voir à nouveau, la fracture fondamentale est tracée entre les enregistrements pensés en tant que témoins d'une composition, et ceux pensés en tant qu'oeuvre enregistrée. Effectivement, la question du « qu'importe ? », pour qui n'a pas le goût de ce genre d'abstraction, peut se poser. Mais au vu de notre cheminement, la réponse paraîtra claire : « le problème est que dans les deux cas, notre écoute, aiguisée par l'une ou l'autre catégorie, ne s'oriente pas de la même manière » 11. La conceptualisation a une racine parfaitement tangible. Il faut replacer le processus dans sa chronologie : la catégorisation est déjà établie lorsque l'écoute intervient, et c'est elle qui est susceptible de lui poser problème (de lui faire obstacle). « Une erreur catégorielle [...] a des conséquences esthétiques. Elle entrave l'appréciation d'une oeuvre, voire la rend impossible » 12. La classification des types d'enregistrements, qui peut donc paraître superflue, n'est que troisième : elle vient remédier à de premières conceptions (1) posant un problème concret de compréhension des oeuvres (2) ; qui peut porter à, par exemple, trouver le « classique » ennuyeux 13, ou ne pas parvenir « à faire la différence entre la musique de Jimmy (sic 14) Hendrix et le bruit d'une machine à laver déglinguée » 15. Voici donc à quel titre nous (et, nous le croyons, tous les auteurs que nous citons ici) nous intéresserons à cette typologie ontologique des enregistrements. Mais avant de clore cette question, nous relèverons, avec Jacques Favier, un autre point important dans l'abord de la bibliographie (que nous n'épuisons pas) sur ce thème -- une remarque sans doute insuffisamment 8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 74-81. 9 Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre»? Un problème épistémique » art. cit., p. 19. 10 Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes d'enregistrement sonore », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 160. 11 Alessandro Arbo, ««Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre» ?... », art. cit., p. 19. 12 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 161. 13 Régis Chesneau, Pour en finir avec le « classique», op. cit., p. 30. 14 James Marshall Hendrix est né Johnny Allen Hendrix. Il se fait appeler Jimmy jusqu'en 1966, au début de sa courte carrière avec les groupes The Jimi Hendrix Experience, puis Band of Gypsys. Voir John McDermott, Edward E. Kramer, Hendrix. Setting the Record Straight, New-York, Warner Books, 1992, p. 21. 15 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 85. 79 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE énoncée. Elle explique en partie notre limitation dans la quantité de travaux recensés plus bas, et dissout certainement une part de la confusion inhérente au débat sur l' « ontologie » : « la confusion entre les thèses défendues tient largement à un malentendu quant à leurs objectifs respectifs » 16. « Dans un cas, en effet, celui où l'on oppose enregistrement véridique et enregistrement constructif, il est question des seules oeuvres phonographiques 17 ; dans l'autre, celui exposé par Davies [par contraste avec Eisenberg, Gracyk, Edidin], ce sont les oeuvres musicales en général qui sont prises en considération » 18. Cette remarque a pour conséquence de simplifier légèrement notre tâche en délimitant son champ, ce qui épargne l'abord de nombreuses réflexions (et les débats dans lesquelles elles se tiennent) qui opèrent une ontologie de la musique à partir des diverses catégories d'enregistrements. Si les deux territoires sont coextensifs, nous nous limiterons ici à n'envisager que les musiques enregistrées, sans quoi la tâche excéderait nos moyens. Notre présentation en passe par le tableau établi ci-après, qui répertorie les usages lexicaux (de neuf sources, chez sept auteurs) pour opérer cette catégorisation « ontologique », que nous nommerons simplement « typologie(s) » des enregistrements. Si le tableau comporte de nombreux synonymes révélant une assez grande harmonie générale, certaines précisions (des disjonctions incluses) ne sont pas systématiques, et en complexifient la lecture. Néanmoins, nous demeurons à un niveau de recension assez large -- plus de précision rendrait la forme même du tableau tout à fait inopérante. Dans l'ensemble de ces sources, exclusivement françaises, qui profitent de discussions antérieures amenées et discutées par Roger Pouivet dès 2010, un axe principal est admis. Il s'agit de la différence entre les enregistrements « témoignages », faisant référence à une oeuvre ne relevant pas elle-même de l'enregistrement (typiquement, une oeuvre écrite dont une interprétation est enregistrée), et les enregistrements « constructifs » qui constituent en propre les oeuvres musicales. 16 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit., p. 124. 17 Ici, cette expression ne correspond pas à celle relevée plus bas (apparaissant chez Pouivet), synonyme d' « enregistrement constructif», mais à tout enregistrement musical, par opposition à toute musique non-enregistrée (composition écrite ou orale, concert, interprétation ou improvisation). 18 Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit., p. 123. 80 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE
Comme nous le voyons, plusieurs auteurs amendent néanmoins cette première rupture en relevant un cas particulier mais nullement rare, celui des interprétations d'oeuvres ne dépendant pas de l'enregistrement, mais passées par la moulinette du travail de production post-enregistrement. Particulièrement concernant les raccords 19 de différentes prises, qui brisent toute intention possible d' « enregistrement véridique », ainsi que le nomme Pouivet (c'est-à-dire fidèle à la captation du moment de l'interprétation, et non « construit » hors de la performance 20). Plus largement, ces « oeuvres d'interprétation » ne font pas qu'affiner l'enregistrement, mais « établissent et rendent durable une interprétation » 21 (ce que l'on appelle usuellement une « version »). C'est Alessandro Arbo qui formule précisément cette distinction entre « exécution réelle » (ou « document »), et « oeuvre d'interprétation ». Pour faire oeuvre d'exégèse maniaque, il faut ici noter que, malgré cette formalisation bienvenue, la catégorisation en est néanmoins trouble : dans son article de 2014, Arbo a Alessandro Arbo, « Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique ? », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 173-192. b Alessandro Arbo, « «Enregistrement-document» ou «enregistrement-oeuvre» ? Un problème épistémique », art. cit. c Sandrine Darsel, « Nos pratiques d'écoute musicale à l'épreuve des enregistrements » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 193-203. d Pierre-Emmanuel Lephay, « De l'«enregistrement-témoignage» à l'«enregistrement-objet» et vice-versa », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, op. cit., p. 39-65. e Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit. f Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », art. cit. g Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit. h Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit. i Roger Pouivet, « La triple ontologie des deux sortes d'enregistrements musicaux », art. cit. 19 « De toutes les pratiques spécifiques à l'enregistrement studio, aucune n'a été le sujet d'autant de controverses que le raccord de bandes [tape splice]. » Glenn Gould, « The Prospects of Recording » [1966], repris dans Glenn Gould, Tim Page (éd.), The Glenn Gould Reader, New-York, Alfred A. Knopf, 1989, p. 337. 20 Evan Eisenberg l'exprime : « Le mot «enregistrement» prête à confusion. Seuls les enregistrements de concert enregistrent un événement; les enregistrements studio, qui représentent la grande majorité, n'enregistrent rien. » The Recording Angel. Music, Records and Culture from Aristotle to Zappa [1987], New Haven, Yale University Press, 2005, p. 89. Traduction de Dominique Defert citée par Alessandro Arbo, « Qu'est-ce qu'un enregistrement musical(ement) véridique?, art. cit., p. 179. 21 Alessandro Arbo, ibid., p. 183 ; citation approximative. 81 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE compte l' « oeuvre de performance » parmi les enregistrements « constructifs » ; en 2017, il la place comme disjonction (avec l' « exécution réelle ») de l' « enregistrement-document ». De fait, cette catégorie bâtarde comporte à la fois la caractéristique d'un « témoin » (l'oeuvre n'est pas constituée en propre par l'enregistrement), et celle d'un « enregistrement-oeuvre », auquel une valeur singulière est accordée. Ce problème s'éclaircit en considérant la variété d'oeuvres qui peuvent se trouver rangée sous cette catégorie mixte. Une chanson de Bob Marley est une composition avant d'être un enregistrement. Néanmoins, si une telle composition était demeurée notée en grille d'accords et paroles dans un carnet inédit retrouvé après la mort du chanteur, on n'attribuerait pas la valeur de « chanson de Bob Marley » au premier enregistrement venu qui en ferait une interprétation. Non seulement, une partie essentielle du travail proprement musical est réalisé en studio (à un tel point que cela tombe tout à fait dans l'enregistrement « constructif»), mais la performance enregistrée est en propre un artefact (n'importe quelle « prise », dans le cadre de musiques reposant sur l'enregistrement, l'est dans une certaine mesure). Nous pourrions traduire (imparfaitement) cette remarque en convoquant à nouveau le couple compositeur - interprète : lorsque les deux rôles sont mentionnés, plus ou moins au même titre, dans l'édition d'un enregistrement, il s'agit d'une telle « oeuvre de performance » ; et à plus forte raison lorsque le même musicien est à la fois compositeur et interprète. Mais sont également et à plus forte raison concernées les oeuvres enregistrées, par exemple, par le pianiste Glenn Gould ou le chef d'orchestre Herbert von Karajan -- sans doute les deux noms les plus historiquement associés à la phonographie des musiques écrites, car ayant emprunté cette voie très tôt dans l'histoire de l'enregistrement, et dans une perspective constructiviste marquée 22. On comprend donc que la classification s'approchera plus ou moins du « document » ou de l' « enregistrement-artefact », selon que l'on parle d'interprétations d'oeuvres écrites « classiques » ou d'oeuvres « pop ». Dans le premier cas, l'oeuvre ne peut pas être constituée dans l'enregistrement, et relève donc nécessairement en partie d'une « oeuvre d'interprétation » ; sauf à émettre l'éventualité comme « chez Gould », si l'on en croit Martin Kaltenecker, de « la destruction du texte maître » 23, dans laquelle l'enregistrement constituerait alors, véritablement, une oeuvre à part entière et ceci presque indépendamment de la composition jouée. Cette première présentation nous mène immédiatement à la deuxième section de ce tableau, qui relève deux typologies relativement similaires d' « esthétiques » des enregistrements. Elles correspondent assez exactement à celles des enregistrements eux-mêmes, à ceci près qu'elles ne s'appliquent pas nécessairement, dans leurs sources, à une variété aussi large d'objets. Ces 22 Voir par exemple Pierre-Emmanual Lephay, « La prise de son et le mixage, éléments de l'interprétation. Les exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Musique et enregistrement, op. cit., p. 113-122. Les exemples de Gould et Karajan sont très récurrents -- quasi systématiques -- dans les études sur enregistrement et musique. 23 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 152. 82 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE caractérisations « esthétiques » nous paraissent particulièrement intéressantes en ce qu'elles ne relèvent pas de jugements -- on trouvera souvent le critère de l' « authenticité » pour qualifier la première catégorie d'enregistrements, face à l'argument d'un rendu « finalisé » des enregistrements « constructifs ». Ici, les deux auteurs relèvent les marques historiquement perceptibles de ces intentions : elles se retrouvent à la fois du côté de la production (l'intention en propre des musiciens, techniciens, producteurs), et de la réception (servant pour le public de grilles de lecture des enregistrements). Ainsi, les enregistrements « documents » sont caractérisés par une esthétique « réaliste » : pour des raisons diverses, l'enregistrement y est considéré comme la trace d'une interprétation. Ceci implique que l'intention de la post-production, lorsque celle-ci existe, sera généralement de rendre l'enregistrement « transparent » : seule doit ressortir la performance, sans corrections substantielles. Si un travail devait être opéré sur l'enregistrement, ce serait alors afin de pallier les éventuels défauts de l'appareillage, qui feraient de la reproduction un témoin sonorement biaisé de l'interprétation. Dans les faits évidemment, l'esthétique n'est pas toujours une donnée consciente, et l'intention doit être nuancée. Il faut par exemple voir que les deux typologies exposées sont historisantes, et qu'à ce titre, des contraintes pèsent lourdement en faveur de cette esthétique réaliste au début de l'enregistrement musical. Sous l' « ère mécanique », alors que les oeuvres sont interprétées en une prise définitive par un « cornet » techniquement exigeant pour les musiciens, ces questions ne se posent pas encore -- l'intention esthétique (pour la production comme pour la réception) ne souffre pas d'alternative. Néanmoins, la question s'esquisse assez tôt dans la réception de l'enregistrement musical, par un dilemme entre ce réalisme primaire, et une sublimation sonore des enregistrements. Elle prend lieu notamment avec la notion de « jeu », un caractère essentiel de la domestication de l'enregistrement qui tient dans la possibilité (et la volonté), de la part de l'auditeur phonographique, de se rendre acteur de l'écoute constituée en interprétation. C'est en ce sens que Sophie Maisonneuve oppose, d'après des termes empruntés aux années 1920 et 1930 24 les esthétiques « réaliste » et « romantique ». Elles se cristallisent dans les débats techniques de ces années -- d'une précision excessive; formant de véritables clans autour, par exemple, des matériaux utilisés pour telle ou telle composante (diaphragme, aiguilles de lecture). La compréhension de ce phénomène ne semble pouvoir être atteinte qu'au regard de l'enjeu, qui est déjà une querelle anachronique entre « témoignage » et « construction ». Soit : entre visions « réalistes » et « impressionnistes » de la musique enregistrée, « fidélité » ou indépendance vis-à-vis des expériences antérieures de la musique. 24 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 157. Jochen Stolla parle de la même controverse dans les années 1930 au point de vue de la prise de son, dans Abbild und Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik 1950-1994, Marburg, Tectum, 2004, cité par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit. 83 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE Le « romantique », contrairement au « réaliste », ne recherche pas la « fidélité » au son connu jusque-là par le concert ou la pratique domestique : il pose le son phonographique et, avec lui, l'ensemble du dispositif d'écoute dont il relève, comme relevant d'une esthétique propre, nouvelle, qu'il contribue à définir. Cette deuxième vision ne coïncide pas de manière tout à fait exacte avec une tendance à la production d'enregistrements « constructifs », qui n'arrivent véritablement que dans les années 1950-1960, mais elle en constitue une préfiguration du côté de la réception. L' « esthétique » dont parle Sophie Maisonneuve et qui se fomente alors, est fortement conditionnelle de celle qui teintera ensuite la production des enregistrements; mais à cette époque, l'enregistrement lui-même semble encore unilatéralement « réaliste », les batailles du son se jouant d'abord sur le terrain des techniques de reproduction domestique. Pour Martin Kaltenecker (qui ne borne pas son étude à une période spécifique 25), esthétique et enregistrement concordent beaucoup plus amplement, et une plus grande précision conceptuelle est donc permise. Les différentes intentions de la prise de son s'accolent en fait véritablement aux trois types d'enregistrements distingués par l' « ontologie », et apportent à cette classification d'importantes clés de lecture historiques. En s'appuyant sur une quantité de sources, historiques ou analytiques 26, Kaltenecker montre que les différentes esthétiques de l'enregistrement sont largement liées à l'histoire technologique de l'enregistrement. Il montre (plus qu'il n' « avance ») que l'esthétique « réaliste » est ainsi liée à l'époque de la monophonie. Ce critère historique n'a pas de valeur causale (la monophonie ne provoque pas le « réalisme » des enregistrements, ni techniquement, ni par l'influence de la technique sur l'intention des acteurs musicaux), mais définit une période historique par contraste avec l'émergence de la stéréophonie à la fin des années 1950. Évidemment, cette date nous rappelle également l'arrivée (légèrement antérieure) du microsillon, qui est sans doute pour beaucoup dans l'esthétique qui domine dès ce moment, et que Kaltenecker désigne par le qualificatif d' « illusionniste ». À noter que, quant à la question de l' « image sonore » (c'est-à-dire la répartition du son dans l' « espace ») dont l'article traite en propre, il y a bien un lien fort à la stéréophonie; mais concernant plus largement la correspondance entre prise de son et intention esthétique des enregistrements, le repère de la stéréophonie est moins justifié. Le rapport entre cet « illusionnisme » et les « oeuvres d'interprétation », ces performances « reconstituées » par un travail de studio substantiel, semble évident : l'importance accordée au rendu sonore de la reproduction supplante celle de la valeur de « témoignage » de l'enregistrement. Glenn Gould, avec 25 Martin Kaltenecker, ibid. Il ne borne pas historiquement, mais thématise en fait son étude sur la question de la prise de son, intimement liée à la typologie précédente en ce que l'intention fomente l'identité (l' « ontologie ») des enregistrements. 26 Particulièrement Jochen Stolla, Abbild und Autonomie. Zur Klangbildgestaltung bei Aufnahmen klassischer Musik 19501994, Marburg, Tectum, 2004, abondamment cité, et Evan Eisenberg, The Recording Angel, op. cit., à qui il emprunte sa tripartition. 84 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE une ardeur illustre, s'est engagé dans cette voie non seulement par le fait de son travail proprement musical, mais également de manière publique, revendiquant la cessation de toute activité de concert et multipliant les textes et entretiens. Dans ceux-ci, il promeut une conception de la musique enregistrée contre le culte de la performance « authentique » (voire artificiellement authentique quitte à dégrader volontairement, à l'en croire, la qualité du rendu), ce qui dénote l'importance effective de l'esthétique réaliste à cette époque 27. Cette approche est aussi attribuée notoirement à John Culshaw et son projet d'enregistrement du « Ring » de Wagner 28 étendu sur presque dix ans (les quatre opéras occupent quatorze heures réparties sur trente-huit faces) : « pour Culshaw, il s'agissait non pas de documenter la Tétralogie sur disque, mais de développer la notion d'«opéra stéréo» et de «produire cet opéra» phonographiquement » 29. La réalisation du disque est documentée par le producteur lui-même dans son livre Ring Resounding 30, qui porte à certains moments une allure de manifeste que l'on trouve également chez Gould, en forme de réponses aux objections qui ne manquent pas d'être formulées : « cela est impossible sur scène, voilà la phrase que certains allaient nous lancer. Il y a pourtant une réponse. Cela n'a pas lieu sur scène parce que personne n'a essayé de le faire [par des moyens électroacoustiques], mais l'idée est dans la partition » 31. Entre les deux bornes historiques qui correspondent assez clairement à une période « illusionniste » à partir de la fin des années 1950 (la commercialisation de disques stéréophoniques démarre en 1958), et le déclin du « constructivisme » dans les années 1970, les deux intentions se confondent dans une gradation indistincte. Martin Kaltenecker parle d'une « phase très caractérisée d'expérimentations avec la stéréo entre 1958 et 1963 » 32, c'est-à-dire assez restreinte -- ce qui concorde doublement avec la classification ambiguë et l'omission régulière des « oeuvres d'interprétation » dont parle Alessandro Arbo. Le récit se fait ensuite assez difficile à suivre dans le corps de l'article, par la proximité des dates et leur imprécision. Celle-ci est rendue nécessaire par une exactitude historique qui ne s'appuie alors sur aucun repère technique précis, et qui témoigne par là de la teneur proprement « esthétique », au sens de Maisonneuve, des évolutions dans l'approche de l'enregistrement à partir de cette période. La phase « constructiviste » s'acte pleinement avec l'arrivée du rock, différant d'une première vague « rock and roll » (d'abord « musique noire », puis appropriée notamment par Elvis Presley). Kaltenecker évoque, comme il est d'usage, les Beatles pour 27 Le texte essentiel sur cette question est « The Prospects of Recording », dans The Glenn Gould Reader, op. cit., p. 331353 ; une traduction française de Bruno Monsaingeon est disponible : « L'enregistrement et ses perspectives » dans Glenn Gould, le dernier des puritains, Paris, Fayard, 1983, p. 54-99. 28 Richard Wagner, Georg Solti, Vienna Philharmonic Orchestra, Der Ring des Nibelungen [19xLP], Londres, Decca/London Records, 1967. 29 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 142. 30 John Culshaw, Ring Resounding, New-York, Time, 1967 (consultable en ligne : https://archive.org/details/ringre sounding 00c u ls, consulté le 21 août 2021). 31 Ibid., p. 194, cité et traduit par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 143. 32 Martin Kaltenecker, ibid., p. 141. 85 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE leur Sgt. Pepper's (1967) 33, dont nous ne ferons pas l'analyse ici, car déjà itérée à foison dans des sources de tous genres. Expliquons peut-être seulement par quoi ceux-ci se démarquent de leurs contemporains d'alors, tels les groupes Pink Floyd ou Genesis : à la fois par leur maturité en tant que groupe et par leur célébrité déjà établie, les Beatles détiennent une importante connaissance du travail de studio, et une conscience aiguisée du rapport entre enregistrement et concert (notamment la pression que le second opère sur la construction du premier par la nécessité de la performance -- désormais fidèle au disque, par un retournement remarquable). L'ensemble de ces circonstances leur permet d'aboutir dès ce moment à un album des plus « construits », au sens constructiviste de notre typologie, en se débarrassant de la contrainte du concert. En cela, et avec à nouveau le rôle fondamental d'un producteur (George Martin), ils marquent et entérinent les premiers la rupture radicalement « constructive » du rock, sur laquelle l'ensemble des auteurs que nous citons s'accordent. La tendance « constructiviste » va grandissante jusqu'à décroître, selon Kaltenecker et Stolla, « à partir de 1970 » 34, annonçant un retour a priori désarmant par rapport aux typologies « ontologiques » qui n'en font pas état. Il va de soi que [...] c'est le réalisme négocié, légèrement idéalisé, la natura naturata de l'orientation positiviste qui l'a emporté depuis les années 1970. Après la brève euphorie autour d'une « surréalité » stéréophonique, d'une « interprétation (Auslegung) supplémentaire de la musique par la prise de son », ces « approches non naïves » ont largement disparu, ressurgissant (ou se poursuivant) dans le domaine de la composition électronique. 35 Résumons cette vue historique, qui affecte notablement notre premier tableau axé sur les typologies « ontologiques » qui forment l'essentiel de la littérature philosophique sur l'enregistrement musical : réalisme illusionnisme constructivisme #177; réalisme constructivisme 1958 1963 1970 1980 La typologie des enregistrements, à en croire cette présentation, n'a qu'une valeur moindre au point de vue historique : l'enregistrement est, par défaut, réaliste jusqu'en 1958, après quoi l'enregistrement constructif se développe pendant tout au plus une vingtaine d'années. Ensuite, la chose devient pour le moins complexe, mais ne semble plus s'inscrire dans la bi- ou tripartition précédente. Au cours des presque cent cinquante ans d'existence de l'enregistrement (disons un peu moins pour l'enregistrement musical institué), quelques années de « surréalité » sonore vaudraient de dresser une typologie à laquelle Kaltenecker et Stolla eux-mêmes s'intéressent en premier lieu? Car ils énoncent bien un retour au réalisme (non une forme nouvelle de celui-ci); et finissent par noter que la rupture des années 1980 n'en est pas une : l' « image sonore » ne subit pas de véritable 33 The Beatles, Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band [LP], Parlophone/Capitol, 1967. 34 Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », art. cit., p. 149. 35 Ibid., p. 146. 86 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE modification avec l'apparition du CD, et l'esthétique « constructive » provoquée par la stéréophonie est déjà à ce moment datée. Si bien qu'un autre point de vue des mêmes données rendrait peut-être mieux compte du bilan de ces études : 1958
1970 Les limites de ce schéma nous paraissent évidentes : comment envisager sa poursuite (historique et future) ? Demeure la mention des musiques électroniques. Kaltenecker n'est pas le seul à pointer ce fait. De même que celle des genres musicaux, la typologie « ontologique » des enregistrements souffre du problème des exceptions. Or, il nous semble que notre position sera ici similaire : plutôt que de considérer une liste de cas exceptionnels comme problématiques, en tentant de voir de quelle manière ils s'insèrent imparfaitement entre les catégories proposées, mieux faut-il immédiatement considérer tout projet de classification comme un échec substantiel, à seule fin de représentation. Les exceptions sont des nécessités, qu'elles soient déjà palpables au moment de l'étude, ou qu'elles apparaissent plus tard jusqu'à ce que les catégories proposées ne présentent plus aucune pertinence au regard des évolutions. Dans le cas précis sur lequel nous appuyons ici, nous aimerions comprendre dans laquelle de ces situations nous nous trouvons. Ce faisant, nous affinerons non seulement notre lecture de l'article proposé par Martin Kaltenecker et le compte-rendu qu'il fait de l'ouvrage (de langue allemande) de Jochen Stolla, mais c'est aussi toute la typologie des enregistrements qui gagnera en précision. Remarquons d'abord qu'un problème d'interprétation semble poindre : Kaltenecker aborde à peu près indifféremment des oeuvres classiques (au sens médian qui n'empiète pas sur l'ensemble des musiques « savantes », mais pas purement et simplement limitée à la courte « période classique ») et, comme nous l'avons vu, des musiques « populaires » enregistrées. Mais l'ouvrage dont il rend compte porte exclusivement sur la première catégorie. Aussi, ce qui apparaît comme une remarque à la portée limitée (la poursuite de l'esthétique constructiviste dans la musique électronique) doit être lu en regard de cette position, qui est par ailleurs aussi celle de l'auteur -- pas de spécialisation dans les musiques « populaires », et donc l'abord par défaut des musiques « classiques ». Affirmer un « constructivisme » des musiques électroniques, qui ne désignent pas un genre, peut revenir à faire exister cette esthétique (dans différentes mesures) au sein de toutes les musiques qui sont rangées sous, associées à ou influencées par la composition électronique -- autant dire que l'importance n'en serait pas moindre. Mais, plus important que cette première remarque, l'électronique musicale, dès le début de son histoire (et l'on pourra apprécier la distinction que nous avons eu à cet égard dans 87 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE nos différents chapitres, en appuyant sur la distinction historique entre électroacoustique, électronique et informatique musicales), s'associe mal aux catégories esthétiques générées par l'enregistrement. À la lecture de l'article de Martin Kaltenecker, la musique électronique, même pluralisée, semble encore désigner une certaine catégorie musicale en propre. À notre sens, cela n'est pas le cas : l'électronique musicale désigne un ensemble de techniques qui, au même titre que le microphone, peuvent trouver, et trouvent, des usages dans tous les genres musicaux -- évidemment, dans des mesures différentes. Que faut-il donc voir dans l'histoire récente de l'image sonore, dressée avec rigueur ici : cohabitation ou recomposition des types d'enregistrements? Paradigme et évolutions Soyons clair sur la différence entre ces deux alternatives, qui ne sont pas nécessairement différenciées de manière essentielle. Car plusieurs types de cohabitation peuvent être envisagées : l'une est décrite par le vocable d' « oeuvre d'interprétation », où des caractéristiques du « document » et de l' « artefact » cohabitent dans un même enregistrement. Mais au sens où semble le suggérer l'article de Kaltenecker, il semble plutôt s'agir d'une cohabitation entre « genres » (nous revenons immédiatement sur ces guillemets) : les musiques « classiques » étudiées par Stolla sembleraient être revenues ensemble à une esthétique largement « réaliste », et d'autres seraient simultanément « constructivistes ». Mais en suivant la typologie que nous avons proposée dans notre quatrième chapitre, il nous faut démentir le terme de « genres » : la distinction est opérée sur l'échelle taxonomique (d'un cran supérieure) des paradigmes; le « classique » désignant les musiques issues de la tradition écrite occidentale, alors que les « musiques électroniques » dépendent (nous maintenons ce fait) du paradigme des musiques enregistrées. Si le partage ontologique entre genres vaut historiquement, car le rock est essentiel pour l'esthétique constructiviste, la chose n'est peut-être plus vraie. Si les auteurs (Kaltenecker, Stolla, mais aussi Lephay) peuvent s'accorder sur un regain de réalisme dans les enregistrements de pièces « classiques », la chose n'est pas claire ailleurs. Peut-être observe-t-on une affirmation de l'enregistrement comme paradigme. Elle permet à notre sens de rendre conceptuellement claire la distinction entre les différents usages de l'enregistrement, qui ne se réduisent pas à des vagues habitudes propres aux genres. La conception paradigmatique permet de donner un statut clairement distinct aux musiques (passées ou présentes) appartenant au paradigme écrit, qui envisagent (pour l'essentiel) l'enregistrement comme un moyen d'accession aux oeuvres; et celles pour lesquelles l'enregistrement est génésique. Au-dehors de cette catégorisation paradigmatique, dont nous maintenons la primauté hiérarchique (son niveau taxonomique est nécessairement supérieur aux divisions, par exemple en 88 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE genres), le cas de l'électronique musicale continue néanmoins de faire problème. À l'envisager « ontologiquement », il nous paraît clair que la composition électronique ne peut être associée à l'enregistrement, quel qu'il soit. Elle paraît s'approcher plutôt du cas des « automatophones » (synonyme de la catégorie des instruments mécaniques) : si ceux-ci sont parfois comptés, pour des raisons notamment historiques, comme des enregistrements d'un certain type, la différence reste palpable, entre enregistrement sonore et une telle reproduction mécanique. En réalité, peut-être la diffusion des musiques électroniques par le biais de l'enregistrement serait-elle plus proche de la « documentation » que de la « construction ». Techniquement, la composition électronique, même si elle est diverse et qu'elle fait un usage habituel de l'enregistrement, peut être tout à fait indépendante de ce moyen. Dans l'électronique musicale, la production et la reproduction des sons est souvent synonyme. Par des jeux de paramètres, souvent enregistrés par des mémoires électroniques, un même son peut être produit à des moments différents. Il ne s'agit pas d'un enregistrement sonore, mais d'un enregistrement paramétrique qui, par le fait que le dispositif est un appareil défini et fixe (non soumis à une exécution vivante), produit un résultat semblable : la réitération exacte d'une même donnée sonore électrique. Dans beaucoup de cas, même si l'enregistrement facilite et complémente le processus de composition électronique, une reproduction musicale exacte peut être obtenue sans lui. L'affirmation de Kaltenecker, si on lui attribue un tel sens ontologique, est donc très discutable. Néanmoins, le fait est que la musique électronique ne se sépare pas pour autant du paradigme de l'enregistrement : la diffusion des musiques purement électroniques ne se fait pas (du moins, pour le moment et à une échelle significative) par génération computationnelle. En dehors de cela, presque aucune n'est en fait indépendante de l'enregistrement : l'utilisation d'échantillons (samples) d'origine microphonique est quasi systématique, et l'utilisation des pratiques héritées du studio (mixage, mastering, application d'effets en post-production) l'est également, l'usage de machines analogiques, intransposable sans enregistrement, est toujours prégnant. En somme, l'électronique musicale ne se passe pas de l'enregistrement comme moyen de diffusion et de composition, mais n'a que peu de points communs avec l'idée de l' « enregistrement constructif», tant la synthèse sonore est présente. Elle ne se trouve pas exactement dans la perspective « constructiviste » que lui attribue Martin Kaltenecker, et ce n'est pas non plus en cela qu'elle influe sur les musiques qui en font usage, sans pouvoir être pleinement qualifiées d' « électroniques ». Nous en arrivons finalement à la conclusion de cette discussion, en émettant l'hypothèse que les typologies présentées souffrent de limites qui se font jour, notamment par le développement massif de l'électronique musicale. À notre sens, la distinction paradigmatique que nous avons présentée au début de notre quatrième chapitre n'offre pas de solution conceptuelle pour penser ces évolutions, mais est un premier pas nécessaire et qui continue à valoir au regard de ces 89 SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE évolutions. Nécessaire, car nous avons tenté de montrer comment l'histoire des typologies d'enregistrements semblent directement en faire état : les paradigmes permettent de rendre compte d'une affinité de certaines musiques (écrites et orales, enregistrées), avec certaines pratiques d'enregistrement (« accession » ou « constitution » des oeuvres). Toujours valable, car l'électronique musicale, aussi radicalement qu'elle puisse influer sur les pratiques contemporaines, ne se sépare pas dans son mode de fonctionnement du paradigme enregistré. La voie demeure évidemment ouverte à cette option, qui est une voie particulièrement intéressante d'évolution pour la production et la diffusion des musiques -- peut-être même pour de nouvelles pratiques d'écoutes -- mais elle demeure, pour le moment, presque inexistante, et ne peut donc en rien prétendre encore à un renversement du paradigme enregistré. |
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