Conclusion
Nous avons tenté dans cet écrit de proposer une
vision du patrimoine ouvrier. Les relations qui le sous-tendent avec d'autres
sphères patrimoniales nous semblaient primordiales à aborder car
constitutives d'un cadre théorique général. Le patrimoine
ouvrier, s'il n'est pas nommé, pose question quant à son devenir
propre. Au travers de plusieurs analyses nous avons constaté son absence
autour de trois axes principaux :
. Le premier axe est que le patrimoine ouvrier, dans son
appellation, relève d'attributs politiques. Cette politisation du terme
entre en conflit avec la manière dont est compris et consacré le
patrimoine. Il y a donc collision entre le patrimoine ouvrier et les
prérequis à la qualification de patrimoine.
. Le deuxième axe repose sur des considérations
historiques. Renvoyant à un échec industriel, la volonté
des services d'autorités est de ne pas mettre en valeur ce qui est
considéré comme un traumatisme sociétal. Aussi,
détruire et ne pas nommer invite à l'oubli, ce qui est le
maître mot pour beaucoup d'épisodes traumatiques. Affirmer le
patrimoine ouvrier peut être considéré comme une
acceptation générale de l'échec. A contrario le
détruire ou ne pas le nommer ne fait surgir aucun débat dans la
société.
. Le troisième axe repose sur la valeur
monétaire que soulève les patrimonialisations. Le patrimoine
ouvrier, s'il était affirmé, amènerait avec lui une
série de changements. Les valeurs économiques et foncières
que relève la patrimonialisation enlèveraient une manne
financière extrêmement importante dû à la surface
souvent gigantesque des anciens bâtis ou lieux de vie. Et, s'il
était nommé, on donnerait la qualité de possédant
à un groupe dont la construction sociale est faite sur l'absence de
capital. Cela remettrait en cause les fondements
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de notre société contemporaine, consacrant
certainement des conflits bien plus vastes.
Ces trois axes constituent les obstacles à la
reconnaissance du patrimoine ouvrier. Pourtant, ce patrimoine est, comme nous
avons tenté de le montrer, bien présent. Au travers du patrimoine
industriel, urbain ou des sciences et techniques, il est utilisé et
montré pour servir l'idée de ces patrimoines. La
réappropriation du patrimoine ouvrier change les discours,
jusqu'à présent existants au travers d'un patrimoine
déjà reconnu et dont les spécificités sont elles
aussi déjà consacrées. Il convient donc pour le patrimoine
ouvrier d'être transformé afin de se fondre dans l'essence
idéologiques (rareté, prestige) de ces différents
patrimoines.
Partant du constat qu'il est de façon
générale le support de la mémoire, il est la trace
matérielle de ce qui est et de ce qui fut . Le
patrimoine ouvrier relevant d'une histoire particulière, son support est
absolument nécessaire, car comme montré
précédemment, il a tendance à disparaître et
à être oublié. L'histoire des ouvriers a besoin d'un
support légitime qui la fasse exister. Pour citer Sartre : «On
ne met pas son passé dans sa poche, il faut avoir une maison pour l'y
ranger. Je ne possède que mon corps, un homme tout seul, avec son seul
corps, ne peut pas
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arrêter les souvenirs ».
Les pouvoirs publics, quand il s'agit de faire renaître
cette histoire sous le prisme du patrimoine urbain ou industriel, peuvent
consacrer et défendre les bâtis qui apparaissent alors au travers
de leurs qualités architecturales en particulier. Cela permet de les
protéger. Pourtant, nous assistons dans ces réhabilitations
à des changements de destination où seules les qualités
esthétiques sont reconnues. Aussi, nous avons émis l'idée
selon laquelle ces réhabilitations sont principalement pensées en
fonction d'intérêts lucratifs ou politiques.
177 Jean Paul Sartre, p.21 J-P. Sartre, la nausée, Paris,
Gallimard, (l938), 1979, p. 97.
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Nous sommes revenus sur les ressorts politiques que
soulèvent une patrimonialisation. Pour cela, nous avons retracé
l'histoire de l'inscription patrimoniale en France, et celui de l'UNESCO dont
l'instance représente le patrimoine à l'échelle mondiale.
Cela nous a permis des points de comparaisons qui ont fait émerger le
marché économique qui se révèle d'une telle
pratique.
Aussi, le processus de patrimonialisation,
théorisé par Guy Di Méo, Nicolas Senil et Jean Davallon,
notamment, nous a permis une approche théorique du schéma par
lequel un objet se retrouve intégré à la hiérarchie
des biens dits exceptionnels. De ce fait, nous avons appliqué les
étapes constitutives d'une patrimonialisation élaborées
par Jean Davallon à l'analyse du patrimoine ouvrier, et nous avons ainsi
fait émerger les obstacles à sa reconnaissance pleine et
entière.
De plus, cette attente du «beau» que soulève
les biens culturels se révèle un obstacle pour le patrimoine
ouvrier, car sa mémoire s'en retrouve disparu. Cela a pour
conséquence une invisibilisation du patrimoine ouvrier. Cela explique
l'utilisation politique de la mémoire et la volonté d'effacement
appliquée à ce patrimoine.
Nous avons également remarqué l'utilisation du
patrimoine dans les nouvelles dynamiques de développements territoriaux.
Le patrimoine ouvrier y occupe une place de choix car il y est très
présent. Cela nous a permis d'établir la difficulté de
création de musée de patrimoine ouvrier car souvent vu par la
population locale comme refuge de leur tristesse. Le musée, comme
récepteur de mémoire douloureuse, nous a semblé être
considéré insuffisant à la création de musée
de patrimoine ouvrier.
Cette analyse nous permit de discuter des musées de
patrimoine ouvrier plus généralement. Après avons
établi la difficile présentation des collections, la question qui
se pose est la suivante : Comment montrer sans être partisan
?
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D'après nous, la présentation du patrimoine
ouvrier relève d'un véritable engagement politique, ce qui
n'empêche pas une rigueur scientifique. Il s'agit d'une question
finalement posée depuis longtemps en ce qui concerne les musées
d'Histoire, néanmoins, cette question semble très importante
concernant le patrimoine ouvrier, son objet relevant d'attribut politique.
Quand on le dépolitise, les musées de patrimoine ouvrier se
retrouvent à porter un modèle d'exposition centré sur la
vie quotidienne. Cela nous amène à établir la
non-présence d'un modèle arrêté en ce qui concerne
le patrimoine ouvrier. Pour autant, deux schémas de musées de
patrimoine ouvrier ont émergé, ils nous paraissent s'opposer :
1 ? L'affirmation de la teneur politique des
musées de patrimoines ouvriers. Le regard porté sur les
collections est alors beaucoup plus engagé.
2 ? L'affirmation d'une histoire quotidienne
populaire et du travail
Les ouvriers y prennent place mais le regard politique
porté sur les collections est bien plus diffus, la vie quotidienne prend
le pas sur l'histoire politique que leurs sujets convoquent.
Nous avons également tenté d'établir un
schéma de constitution d'étapes de création d'un
musée de patrimoine ouvrier, constitué autour de cinq
étapes : la volonté politique ; la recherche de
légitimation ; la constitution d'une collection ; les premières
exposition qui affirment le sujet du musée, et pour finir la
légitimation du musée par les publics.
Cette analyse des musées de patrimoine ouvrier a permis
de mettre en lumière leur inscription territoriale. De ce fait, nous
avons étudié l'impact touristique du patrimoine ouvrier. Il est
exploité de manière importante à travers l'utilisation
commerciale du patrimoine. Nous l'avons établi autour de trois habitudes
touristiques :
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Le Label d'entreprise du patrimoine vivant Consacre le
patrimoine ouvrier encore en activité
Le tourisme industriel
Favorise la reconnaissance d'un tourisme dans lequel on
développe les visites d'entreprises. Entreprises qui sont
elles-mêmes distinguées des autres par le label des EPV
La visite d'entreprise
Censée consacrer la visite d'espace qui aurait une
valeur patrimoniale, alors qu'il agit selon d'une volonté de
consommation et non sur une idée historique ou politique. C'est une
logique de profit de la part des dirigeants d'entreprise qui se
dégage.
Néanmoins, nous remarquons que les Régions
profitent de cette niche et cela permet de faire reconnaître des
éléments du patrimoine ouvrier. Malgré tout, il
résulte de nos analyses qu'une patrimonialisation dans le seul but
économique ne fonctionne pas.
C'est au discours politique que revient le devoir de hisser le
patrimoine ouvrier à la place éminente qui lui revient au centre
des biens culturels de chaque nation.
Pour finir, nous nous permettons d'évoquer ce qui de
notre avis peut relever de la véritable barrière à la
reconnaissance du patrimoine ouvrier. Finalement, l'héritage des
ouvriers qui constitue un patrimoine ne serait-il pas incarné par les
acquis sociaux ?
Car, le patrimoine ouvrier lui, ne possède pas
uniquement de dimension technique ou productive, ce n'est alors pas seulement
l'importance historique qui est reconnu en affirmant un patrimoine dit
ouvrier , mais bien tous les acquis sociaux qui découlent de la
lutte inhérente à cette classe sociale, et qui s'incarne dans
:
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les congés payés ; la sécurité
sociale ; la création du code du travail ; la médecine du travail
; le droit syndical ou la réduction du temps de travail par exemple. Par
conséquent, il ne s'agirait plus seulement de reconnaître une
classe sociale, mais bien de porter ces acquis sociaux sur l'autel de
l'exception et par cela de la protection nationale, entretenue et
conservé pour les générations futures.
Ne pas aborder les acquis sociaux comme potentiel source de
tension entre reconnaissance du patrimoine ouvrier et choix politique, serait
se priver d'une possible explication des forts enjeux qui amènent
à la narration aujourd'hui présente en ce qui concerne ce
patrimoine, notamment dans les musées.
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