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Le patrimoine ouvrier: entre affirmation et oubli, enjeux d'une reconnaissance


par Agnès GHONIM
Université Sorbonne-Nouvelle - Paris III - Master Musées et Nouveaux Médias 2020
  

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Chapitre 3 - Histoire d'une notion, description théorique

a- Une construction culturelle

i- Au prisme politique du patrimoine

Après avoir analysé ce qu'incarne le patrimoine ouvrier et son intégration dans d'autres sphères patrimoniales reconnues, nous devons interroger le chemin de construction politique du patrimoine. Par quelles instances et quels processus un objet doit-il passer pour être consacré patrimoine ? Cette question nous intéresse car elle nous permet in fin e de tenter d'établir les raisons d'une reconnaissance encore rare du patrimoine ouvrier. Loin de prétendre retracer toute l'histoire de la notion, nous nous attacherons à décrire ici les évolutions qui font date. Plus particulièrement, nous faisons démarrer cette tentative d'analyse à 1789, date de la Révolution Française -charnière dans la compréhension de la construction du patrimoine moderne-. La Révolution Française fait intégrer l'idée de patrimoine nationale ce qui permet de poser les jalons d'une histoire commune, le patrimoine sert donc des volontés politique. C'est la création du Louvre en 1793 qui a favorisé l'idée de bien commun, véritable notion du patrimoine culturel aujourd'hui. Le patrimoine devient garant d'une cohésion sociale et un enjeu de société, car il est primordial de construire une histoire nationale dans laquelle ses citoyens puissent se reconnaître. Les années 1830 correspond au moment Guizot et constitue une étape importante dans la protection du patrimoine. Guizot, ministre de l'intérieur , s'est empressé de faire voter des lois ayant pour objectif sa protection, protection subordonnée à l'état. Il affirmait alors, « C'est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l'oubli et le dédain de son

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passé » . Il obtient la création du rôle d'Inspecteur général des monuments historiques. Par conséquent, le patrimoine conforte l'histoire et par là, celui du discours national.

74 Jacques de Crozals, Guizot , 1858, Bnf Collection, Paris, 2016, p. 336

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L'autre charnière du patrimoine en France est datée à 1913 avec la loi relative au monuments historiques, votée en pleine nuit, qui synthétise les lois qui tentaient de protéger le patrimoine jusqu'alors. C'est encore aujourd'hui la loi qui caractérise les fondations de la protection patrimoniale en France. Elle est créée dans un contexte particulier dû à la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905.

Pour faire suite, nous datons la dernière grande charnière pour le patrimoine en France à 1960 et à Malraux qui voit naître la naissance de l'inventaire.

Ces grandes étapes du patrimoine en France ont vu surgir d'autres interrogations que Loïc Vadelorge résume en trois grands domaines :

75

1- Tensions en l'administration des cultes et des beaux-art s

2- Tensions entre la politique patrimoniale et la politique artistique

3- Tensions entre les conceptions scientifiques et celles des amateurs

Finalement, il s'agit de tensions idéologiques . Cela nous montre que les politiques du patrimoine occupent une place centrale dans les politiques en général, et qu'il peut conditionner l'ensemble des politiques en vigueur sur un territoire.

ii- Les nouveaux patrimoines

Le concept de patrimoine se traduit aujourd'hui par son existence légale, sont ainsi ordonnées des lois qui le protège . Des institutions chargées de l'étudier, de le protéger, de le présenter, dans le but d'une transmission aux générations futurs sont créées. La méthode d'analyse du patrimoine, qui en fait un champ particulier hermétique aux contextes sociales et politiques, n'est aujourd'hui plus la norme.

75 Dufour Stéphane. Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge (sous la direction de), Pour une histoire des politiques du patrimoine. Comité d'Histoire du Ministère de la Culture, Fondation Maison des sciences de l'homme, 2003

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Bien au contraire, on peut penser que le patrimoine porte aujourd'hui le fardeau de devoir bien souvent apaiser ou soutenir des champs qui ne relèvent bien souvent pas de son domaine, à savoir, du culturel. Nous appliquons la transformation contemporaine du patrimoine aux années 1970-80, de nombreux ouvrages de cet époque dévoilent alors un champ critique qui interroge le patrimoine et le fait communiquer avec d'autres disciplines comme l'ethnologie ou même la philosophie (Henri-Pierre Jeudy sur le séminaire «Patrimoine»1987-1989). Derrière l'idée de monument se cache en fait un objet d'étude complexe qui fluctue selon qu'il s'agisse d'un patrimoine dit naturel , urbain , ou ouvrier par exemple. Ainsi, tous les types de patrimoines s'étudient différemment et s'attachent à de nombreux critères d'analyses. Le changement qui marque le patrimoine dans les années 80 se situe dans l'affirmation qu'il ne peut s'étudier comme un tout homogène : Il s'agit au contraire de l'addition de spécificités. Son étude et sa compréhension doivent se faire du plus particulier au plus général. L'accumulation de ces différences forme le tout « patrimoine ». L'inscription temporelle de ces nouvelles acceptions du patrimoine interroge alors le rapport à la mémoire et mets en lumière l'inégalité de traitement en fonction des territoires. Les grandes politiques de décentralisation d'alors, auxquels s'ajoute les politiques européennes, instaure un patrimoine mondialisé, en même temps qu'elles font porter la charge de ce même patrimoine à de plus petites instances, comme les villes ou les régions. C'est aussi dans les années 1980 que la volonté d'une économie sans frontière fait se développer de manière massive l'économie du tourisme, économie dans laquelle le tourisme industriel prend aujourd'hui une puissance non négligeable. A la vue de ces éléments nous comprenons que le patrimoine est bien plus une notion mouvante qu'un sens figé. Ce à quoi il renvoie fluctue et se modifie en fonction du temps dans lequel il

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s'inscrit .

76 POULOT D., Le patrimoine et les aventures de la modernité, Patrimoine et modernité, Chemins de la mémoire, L'Harmattan, 1998, p.9

58

iii- Une affirmation symbolique de la détention du pouvoir

Le patrimoine est compris et interprété de nombreuses façons en fonction des époques. Véritable outil d'influence pour les pouvoirs en place, il s'est illustré dès l'Antiquité dans le but d'asseoir l'importance des puissants. Comme nous l'avons vu, à l'origine dépositaire des biens de famille dont l'on hérite, son sens a évolué pour s'incarner aujourd'hui dans une multitude d'objet. Le patrimoine, d'un point de vue culturel, désigne l'héritage du passé pour le présent que l'on préserve en

77

direction des générations futures . Le patrimoine dans sa notion culturelle a toujours été source de conflit dans la mesure où il incarnait les volontés de certains sur les autres. Si le patrimoine a perduré c'est grâce à sa mouvance et à l'extrême changement de forme qu'il a su prendre. Un patrimoine polymorphe, que les puissants adaptent en fonction de l'ambiance politique du moment, voilà ce qu'il désigne. Car, avant toute disposition matérielle c'est un mouvement continue qui le définit. Ce mouvement est initié par ceux qui décident ce qui est patrimoine ou non. Daniel Elisseeff résume ce fait :

« ... pour s

'affirmer, pour durer, pour assurer la domination future de sa

descendance, le chef d'une cité-Etat a besoin de mythes, d'ancêtres, de traces pérennes d'une histoire qui liera sa personne au présent, tout en lui donnant une place dans le passé.» 78

Ce lien qui unit le patrimoine aux dirigeants d'une époque fait surgir la relation complexe qu'entretienne patrimoine et politique. Ainsi, le patrimoine sert des intérêts politiques à des échelles diverses. De ce fait, ce n'est pas l'objet qui porte le sens de sa reconnaissance, mais bien le sens que l'on choisit de lui attribuer qui fait de cet objet un objet remarquable. C'est dans l'affirmation de ce lien politique et patrimoine que l'on peut interroger d'autres sphères d'études. Par exemple, le

77 Nous précisons cependant que la vision du patrimoine allant du passé vers le présent est assez questionné, notamment par Jean Davallon dans son ouvrage, Le don du Patrimoine. L'auteur pose le regard sur l'utilisation du passé pour le présent, ce qui amènerait à repositionner le mouvement du patrimoine, non pas du passé vers le présent mais bien du présent vers le passé.

78 Daniel Elisseeff in Béghain, Patrice. « Chapitre 1. Patrimoine et politique : l'affirmation d'un couple », , Patrimoine, politique et société. sous la direction de Béghain Patrice. Presses de Sciences Po, 2012, pp. 11-28.

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terrain politique ne peut être étudié pour lui seul, il est mis en relation avec d'autres disciplines : la sociologie, l'anthropologie, ou même la philosophie. Ces disciplines font que le patrimoine est désormais aussi étudié dans d'autres sphères que l'histoire et ont fait surgir de nouveaux terrains de recherches particulièrement prolifiques. Nous observons donc le passage d'un cercle restreint, incarné par la sphère familiale, à une échelle beaucoup plus grande que représente un groupe d'individus, ou encore un pays. Ces changements d'échelles sont importants car c'est le sens du patrimoine qui est alors adapté. Ce lien très fort qu'entretiennent patrimoine et politique permet aussi d'avancer quelques explications sur la difficile présence du patrimoine ouvrier en son nom propre. Le patrimoine ouvrier porte avec lui la charge d'une histoire douloureuse, symbole dans l'actualité de vies difficiles, de désindustrialisation et de chômage. Cela paraît assez suffisant, à l'échelle locale ou encore nationale, pour faire disparaître toutes traces de ce passé. Traces qui pourraient constituer si elles étaient entretenues, les fondations d'un patrimoine ouvrier.

iv- L'Unesco et la valeur universelle, rôle économique et global product

Ce rôle politique de la constitution du patrimoine est, depuis le milieu du XXème

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siècle, organisé de manière globalisée. L'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la Culture (Unesco) fait autorité en matière de patrimoine à l'échelle mondiale. C'est au travers de sa liste que le patrimoine mondial est consacré. Son pouvoir est tel que les politiques patrimoniales françaises s'inspirent largement de ses recommandations. L'étude de son rôle et de son action permet une compréhension de ce qui fait patrimoine aujourd'hui, et de ce fait une analyse plus précise du patrimoine ouvrier en France. Ce qui émane de cette institution se traduit par une volonté universaliste des biens culturels qu'elle met en valeur. Par conséquent, nous assistons à une uniformisation du discours

79 L'Unesco a été créée le 16 novembre 1945, au sortir de la guerre à Londres, Royaume-Uni.

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attenant ces biens culturels, ayant pour finalité la mise en valeur de type précis de biens et relayant les autres à ce que l'on pourrait nommer une invisibilisation. Cette idée universaliste qu'entretient l'Unesco avec son patrimoine porte également le regard sur les intérêts économiques qu'il en découle. C'est au travers de son label de Patrimoine Mondial qu'est distingué des biens culturels dit exceptionnels. Cette labellisation n'est pas sans rappeler à l'échelle nationale celle des monuments historiques. Or, la manne financière due au tourisme que soulèvent ces labellisations semble démesuré.

Pour véritablement comprendre sa puissance nous pouvons analyser les critères d'inscriptions. Depuis sa création en 1945 l'Unesco s'est imposé comme la référence en matière de patrimoine. La puissance que confère la légitimité culturelle d'un bien reconnu par cette institution est sans égal à travers le globe. Voulue initialement par les Etats-Unis, la ratification par 188 pays de la convention de l'Unesco a imposé mondialement le patrimoine sans frontières. Pour justifier de sa puissance, des moyens financiers sont alloués à la protection de ces patrimoines. Véritable instance de puissance, les biens inscrits sur la liste du patrimoine mondiale possède un pouvoir économique. En effet, le patrimoine

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relève alors du marché touristique, rare secteur à la croissance exponentielle . L'Unesco ne se contente pas d'inscrire ces patrimoines sur une simple liste, un véritable accompagnement est proposé aux garants de ces objets. Il ne s'agit pourtant pas de soutenir les équipes de professionnels par la formation à des métiers qui les aideraient à garantir leur entretien pour les générations futures. Ce qui est proposé vise un accompagnement économique, les boîtes à outils que propose l'Unesco est à ce titre une véritable référence. Nous apprenons les meilleurs moyens de tirer profit du bien classé, ce qui valide l'intégration de ces patrimoines dans un véritable marché économique, sans frontières et donc universelle. Le patrimoine mondial est de toute évidence un agent économique

80 L'actuelle crise du coronavirus est venue bouleverser ce marché. Les frontières des pays s'étant fermées les unes après les autres, nous pensons que le secteur touristique verra ces chiffres 2020 baissés de manière quasi certaine.

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d'une forte puissance, sans frontières. De ce fait, les objets patrimoniaux classés

81

deviennent des global product s . Les revenus financiers que le patrimoine

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culturel mondial génère sont tellement importants qu'on ne peut les chiffrer . L'Unesco serait tout à la fois garant et créateur d'un marché, un marché mondial et sans frontière, où le patrimoine est son agent économique reconnaissable quand lui est apposé son label. Le label de patrimoine mondial et l'économie qu'il suggère se retrouve dans le même paradigme que dévoile l'idée de valeur universelle. Les petits guides, boîtes à outils de références, rédigés par les équipes de l'Unesco sont tout à fait significatives : Le guide numéro 1 et intitulé Comprendre le tourisme dans votre destination, débute de cette manière .

« Étapes du succès .

Pourquoi c'est important

Toutes les écoles de commerce du monde enseignent . « ce qui n'est pas

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mesurable n'est pas gérable ». «

La volonté économique qui se dégage de l'inscription sur la liste du patrimoine mondial est ici clairement démontré.

Cela prouve que l'intérêt purement historique n'est pas suffisant pour une patrimonialisation, il nous faut donc en comprendre les autres ressorts qui pourraient communiquer avec le patrimoine ouvrier. Et, l'inscription sur la liste du patrimoine mondial est souvent le dernier échelon dans la reconnaissance d'un patrimoine, de ce fait une étude plus globale du processus de patrimonialisation est à observer.

81 Manale, Margaret. « Le patrimoine industriel : mémoire sociale ou produit innovant ? », L'Homme & la Société, vol. 192, no. 2, 2014, pp. 11-14.

82 Ibid.

83 Unesco, World Heritage Convention, Boîte à outils sur le tourisme durable dans les sites du patrimoine mondial de l'UNESCO, Guide 1 : Comprendre le tourisme dans votre destination, disponible en ligne : http://whc.unesco.org/sustainabletourismtoolkit/fr/guides/guide-1-comprendre-le-tourisme -dans-votre-destination , [consulté le 12 juin 2020]

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b- Un schéma appliqué

i- Le processus de patrimonialisation

Ce pouvoir que possède les politiques locales ou nationales dans la reconnaissance ou l'élévation d'un bien au rang patrimonial se réfère à un cadre symbolique. Des étapes sont alors constituées, le passage de l'une à l'autre permettra de glisser du statut d'objet au statut de patrimoine. Car, le patrimoine est une notion et non une réalité, un schéma est donc en place. Il est appliqué de manière politique, pour le consacrer de manière historique. Les biens patrimoniaux sont «l'objet d'une construction sociale, édifiée par l'usage qui les

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charge de sens » . Le patrimoine est donc un processus et non pas une nature d'objet. Alois Riegl en son temps (1903) précisait déjà les valeurs qui sont apposées aux monuments : La valeur d'ancienneté, la valeur historique et la

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valeur commémorative . Ces valeurs ont permis l'émergence d'autres travaux qui distinguent aujourd'hui des schémas assez précis du processus de patrimonialisation. Le patrimoine constitue une ressource, ressource qui est elle-même « un processus relationnel entre un objet et un système de production 86 ». Le terme de patrimonialisation renvoie donc à ce processus et au schéma commun que les objets empruntent pour en faire partie :

84 François, Hugues, Maud Hirczak, et Nicolas Senil. « Territoire et patrimoine : la co-construction d'une dynamique et de ses ressources », Revue d'Économie Régionale & Urbaine, vol. décembre, no. 5, 2006, pp. 683-700.

85 Aloïs Riegl, « Le culte moderne des monuments », Socio-anthropologie [En ligne], 9 | 2001, mis en ligne le 15 janvier 2003, consulté le 13 juin 2020

86 Kebir, Leïla. « Ressource et développement régional, quels enjeux ? », Revue d'Économie Régionale & Urbaine, vol. décembre, no. 5, 2006, pp. 701-723.

63

Source : François, Hugues, Maud Hirczak, et Nicolas Senil. « Territoire et patrimoine : la co-construction d'une dynamique et de ses ressources »

Ce schéma établit le processus de patrimonialisation en 5 étapes par lequel l'objet sera enrichie d'explication qui lui fera porter le sens de sa patrimonialisation. Nous précisons que la sélection qui s'opère avant tout le processus serait la résultante d'un choix provenant d'un moment porté comme événement, nommé «invention » (Landel 2004). Ces étapes démontrent que l'objet patrimonialisé sort de sa nature pour épouser une idée de culture. C'est pourquoi, nous supposons que les objets ayant une masse symbolique de sens, ne peuvent être appropriés. Les biens culturels du patrimoine ouvrier en font partie, selon nous. Ce schéma n'est

64

87

pas le seul, le processus de patrimonialisation est aussi théorisé par Di Méo qui détermine 4 étapes : La prise de conscience patrimoniale ; Jeux d'acteurs et contexte ; La sélection et la justification patrimoniales ; La conservation, l'exposition, la valorisation des patrimoines . Jean Davallon a lui aussi théorisé ce

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qu'il nomme les gestes de patrimonialisation , pour autant, contrairement au schéma que nous avons présenté, Jean Davallon semble décrire ce qui fait la sélection de l'objet. Par cela, ce qui fait entrer l'objet dans le processus patrimonial. Ainsi, nous remarquons l'idée de «trouvaille», idée précédemment énoncée sous la forme du moment d 'invention pour Pierre-Antoine Landel. Ce que les gestes de patrimonialisation de Jean Davallon dévoilent, sont le rapport qu'entretiennent chacune de ces phases entre elles. Elles ne sont pas hermétiques les unes aux autres et ne prennent leur sens que si ces étapes sont pensées en compléments. Pour autant, chaque phase a son existence propre et l'objet doit lui-même s'incarner pleinement dans chacune d'entre elles sans quoi il pourrait ne pas satisfaire aux exigences de ces gestes , ce qui l'exclurait de ce même processus.

87 Guy DI MEO. Processus de patrimonialisation et construction des territoires. Colloque »Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser», Sep 2007, Poitiers-Châtellerault, France, pp.87-109.

88 Jean DAVALLON, Le Don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, p.126, Paris, 2006

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Source : Jean Davallon, Le Don du patrimoine : une approche
communicationnelle de la patrimonialisation, p.126

Cette rapide visualisation des étapes de patrimonialisation nous montre le processus par lequel un objet doit passer pour faire partie de la sphère patrimoniale. Cela nous permet d'établir un lien avec le patrimoine ouvrier. Car, s'il n'est pas reconnu, peut-être est-ce dû au fait que les objets qui le concernent ne parviennent pas à passer les étapes de ce schéma patrimonial. Différents chercheurs se sont penchés sur la question du processus patrimonial, nous avons choisis d'en exposer certains, ceux qui nous paraissent emblématiques de ce sujet.

ii- Une application au patrimoine ouvrier, points de convergence et

limites

Les biens culturels du patrimoine ouvrier ne semblent pas s'intégrer pleinement à ces schémas ; s'ils y parvenaient, ils passeraient alors dans la sphère patrimoniale

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de manière pleine et entière, et, surtout, ils pourraient exister en leurs noms propres. Pourtant, le patrimoine ouvrier semble répondre à ces étapes de patrimonialisation. Pour reprendre le schéma de Jean Davallon, le patrimoine ouvrier répond au premier critère (A o ), en effet la classe ouvrière est, comme nous l'avons vu, sous-représenté et tend à disparaître. Quant aux objets de la classe ouvrière, les matériaux souvent fragiles favorisent leur disparition. Le critère (B), est lui aussi applicable, la certification de l'origine de l'objet peut être assez simplement démontré dans la mesure où ces objets ont encore des sources exploitables car vivante, les ouvriers eux-mêmes. Ils peuvent donc encore en transmettre les récits et certifier leurs origines. Le critère (C) est quant à lui intrinsèquement lié au critère (B), la validation de l'origine de l'objet étant possible car les ouvriers les possédants sont encore vivants, la confirmation d'existence du monde d'origine se fait automatiquement en ce qui concerne notre objet d'étude. Le critère (E), soit l'exposition de l'objet est là aussi appliqué, nous avons pu le constater dans l'exposition des machines de la dernière usine de

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vêtement du marais par exemple .

Pour autant, les obstacles à la patrimonialisation semblent s'incarner dans les

critères (A) , (D) et (F), respectivement :

(A): Découverte de l'objet comme trouvaille

(D) : Représentation du monde d'origine par l'objet

(F) : Obligations de transmettre aux générations futures

Le critère (A) semble s'opposer à la mémoire encore vive des ouvriers, ce qui empêchent le moment de découverte. Aussi, les objets du patrimoine ouvrier sont très communs car produit en très grandes quantités. Pour autant, nous précisons que cette idée de trouvaille, pourrait intervenir dans quelques années, ces objets étant de plus en plus rares car non entretenus. Ainsi, l'invention du moment de découverte pourrait, le cas échéant, intervenir dans peu de temps. En revanche, il

89 Voir le magasin Uniqlo, p. 45

67

semble que ce moment de trouvaille s'inscrit dans un type particulier de personnalité. En effet, pour les ouvriers, revendiquer la protection de leurs objets ne semble pas suffisant. Nous assistons à ce que l'on pourrait nommer un déni de trouvaille, car ce qui est mis en avant n'est pas la nouveauté mais la crainte de la disparition, ce qui change profondément la façon dont est abordée la découverte. De fait, la trouvaille est exercée par la classe ouvrière elle-même, ce qui enferme son objet dans un groupe particulier auquel la notion de patrimoine ne peut s'accoler car non représentative de l'ensemble de la population.

Pour autant, nous avons abordé précédemment le fait que l'objet de patrimoine ouvrier soit présenté et inclut dans d'autres patrimoines. Cela, s'oppose fondamentalement au critère (D), car, ce n'est pas le monde ouvrier qui est présenté à travers ces objets mais bien la volonté d'existence d'autres patrimoines que ces objets peuvent également contenir. Nous avons observé notamment les patrimoines industriels, urbains ou des sciences et techniques. Ainsi, ce n'est pas la classe ouvrière, l'histoire ouvrière, ou le monde ouvrier qui est présenté à travers ces objets mais bien d'autres patrimoines qui trouvent une adaptation de leur sujet à travers ces objets.

Le critère (F) est, quant à lui, nié voir totalement absent. Aucune obligation de transmissions aux générations futures ne semble s'appliquer. Ce que nous observons au contraire s'incarne dans les destructions communes du patrimoine ouvrier. Au mieux, nous assistons à des réhabilitations qui en font perdurer l'enveloppe mais dans lequel le patrimoine ouvrier n'est plus du tout transmis. Cette absence se reflète même dans une certaine volonté des autorités de ne pas transmettre. Comme nous l'avons abordé, la mémoire et l'histoire de ce mouvement ne fait pas consensus et peut le cas échéant suffire à faire naître des crispations qui s'opposent à l'idée de patrimoine. Par cela, la transmission aux générations futures s'en trouve extrêmement affectée. Aussi, nous nous devons de

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préciser que cela s'oppose naturellement au fait que les critères précédents, à savoir (A) et (D), n'aient pas été comblés.

Pour autant, nous le verrons dans la suite de ce mémoire, le patrimoine ouvrier est de plus en plus reconnu. La création de musée de patrimoine ouvrier, et leur succès grandissant montre l'intérêt des publics pour ces questions. Aussi, les objets proposés passent de plus en plus les étapes de patrimonialisation pour en faire partie.

iii- Le bassin minier du Nord-Pas-De Calais : raisons d'un classement

La fosse d'Arenberg, Wallers (Nord), STEVENS FREDERIC / SIP A, 2002

Dans cette continuité, le bassin minier du Nord- Pas de Calais, classé sur la liste du patrimoine mondial en 2012 semble avoir réussi ces étapes de patrimonialisation. Comme nous allons le voir, cette réussite reste relative car de nombreux points du patrimoine ouvrier font défaut à cette présentation. Classé sur la base des critères :

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(ii) , témoigner d'un échange d'influences considérable pendant une période donnée ou dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de l'architecture ou de la technologie, des arts monumentaux, de la planification des villes ou de la création de paysages

(iv), offrir un exemple éminent d'un type de construction ou d'ensemble architectural ou technologique ou de paysage illustrant une ou des périodes significative(s) de l'histoire humaine ;

(vi), être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des oeuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle (Le Comité considère que ce critère doit préférablement être utilisé en conjonction avec d'autres

90

critères) .

Le bassin minier de Lille peut correspondre sur différents points à la première reconnaissance du patrimoine ouvrier, qui plus est par l'instance la plus puissante, l'Unesco. Nous estimons qu'il s'agit d'un exemple de patrimoine ouvrier dans la mesure où la vie des ouvriers apparaît en tant que critère d'inscription (vi) :

«Les événements sociaux, techniques et culturels associés à l'histoire du Bassin minier eurent une portée internationale. Ils illustrent de manière unique et exceptionnelle la dangerosité du travail de la mine et l'histoire de ses grandes catastrophes (Courrières). Ils témoignent de l'évolution des conditions sociales et techniques de l'exploitation des houillères. Ils représentent un lieu symbolique majeur de la condition ouvrière et de ses solidarités, des années 1850 à 1990. Ils

91

témoignent de la diffusion des idéaux du syndicalisme ouvrier et du socialisme. »

Pour autant, ce critère (vi) n'est pas considéré comme motif à part entière. Il apparaît dans la description des critères officiels qu'il correspond à un bien culturel qui doit « être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des oeuvres artistiques et

90 Unesco, Bassin minier du Nord-Pas de Calais, Description, Valeur universelle

exceptionnelle, Critère (vi), 2012 , https://whc.unesco.org/fr/list/1360 , [consulté le 25 mai 2020]

91 Bassin Minier du Nord Pas de Calais, valeurs et critères d'inscriptions, disponible en ligne : http://www.bassinminier-patrimoinemondial.org/les-criteres-de-selection/ [consulté le 3 avril 2020]

70

littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle (Le Comité considère que ce critère doit préférablement être utilisé en conjonction avec d'autres

92

critères ) », nous précisons que sur les dix critères de sélection (Annexe 18) le numéro (vi) est le seul à devoir être mis en relation avec au moins un autre critère pour être recevable. Par conséquent, nous observons dans ces quelques lignes toute la tension qu'opère la reconnaissance du patrimoine ouvrier. Cette dernière phrase, qui plus est, entre parenthèse : ( Le Comité considère que ce critère doit préférablement être utilisé en conjonction avec d'autres critères) incarne la position des instances de légitimation du patrimoine à l'égard du patrimoine ouvrier. La seule vie des ouvriers, finalement, ce qui fait la distinction de ces biens, n'est pas suffisante à une inscription de patrimoine mondial. Pour autant, ce qui rend ce paysage dit exceptionnel est façonné par la vie des ouvriers l'ayant occupé. Ce qui le rend remarquable par les autres critères retenus (ii) et (iv) ne l'est que par les ouvriers qui y ont travaillé, construit, habité, cela a pour conséquence d'établir cette aire comme exceptionnelle. Finalement, que représente un bassin minier s'il n'est pas question en premier lieu des ouvriers ? De ce fait, il paraissait indispensable de faire figurer ces ouvriers comme motif de patrimonialisation ; mais, pour autant, faire figurer leur vie, leurs habitudes comme critère non-autonome d'un classement, montre encore une fois l'injonction des instances dominantes du patrimoine à ce que le patrimoine ouvrier n'existe que s'il est soumis à d'autres domaines dans lesquels les ouvriers n'ont pas l'exercice d'un pouvoir plein et entier. Car finalement, c'est le rapport de domination qu'exerce le patrimoine qui est ici présenté. Ces critères et leur hiérarchie en sont l'exemple le plus probant. Ce classement au titre de « « paysage culturel évolutif vivant »» vient encore une fois minimiser voir invisibiliser le patrimoine ouvrier.

Nous remarquons que la mise en valeur de ce patrimoine ne se fait pas sur la présence des ouvriers. Bien que cela figure comme critère de classement, cette

92 UNESCO, Bassin Minier Nord-Pas-De-Calais, Critères de sélection, site de l'Unesco, https://whc.unesco.org/fr/criteres/ , [consulté le 04 avril 2020]

71

mise en lumière est aujourd'hui exposée sur la base des critères (ii) et (iv). Le (vi), qui témoigne des ouvriers est pour le moins assez absent. Le site officiel du bassin minier dans sa rubrique «les raisons d'une inscription» (Annexe 15) ne l'évoque pas, ce qui est montré réside dans le statut des ouvriers, à savoir celui de «mineur» et avance rapidement à l'idée de bassin minier ayant été très peu modifié :

Source : Bassin minier du Nord-pas de Calais, Comprendre, Les raisons d'une inscriptions,

http://www.bassinminier-patrimoinemondial.org/les-raisons-dune-inscription/

Or, cela semble en total opposition à l'image que les équipes ont choisies de présenter. Nous pouvons observer des mineurs en activité qui témoigne du travail difficile et dangereux qu'ils exerçaient. Toutefois, le texte qui accompagne cette image ne correspond pas du tout au texte silencieux de cette photographie. Bien que la vie des ouvriers ait été un critère au classement du bassin, la présentation qui en est faite semble ne pas présenter les ouvriers en tant que tel, et s'attache principalement à l'idée de paysage.

Ce que nous pouvons retenir du classement au patrimoine mondial du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, c'est la mise en avant de l'histoire sociale comme critère de patrimonialisation. C'est bien la première fois en 2012 que l'Unesco consacre un objet ayant trait au patrimoine ouvrier. Le fait que le classement mette

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en exergue «sa place exceptionnelle dans l'histoire événementielle et sociale du

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monde de la mine » constitue un changement de position des organismes de patrimoine. Nous pouvons lire sur le site de l'Unesco en critère (vi) :

«Les événements sociaux, techniques et culturels associés à l'histoire du Bassin minier eurent une portée internationale. Ils illustrent de manière unique et exceptionnelle la dangerosité du travail de la mine et l'histoire de ses grandes catastrophes (Courrières). Ils témoignent de l'évolution des conditions sociales et techniques de l'exploitation des houillères. Ils représentent un lieu symbolique majeur de la condition ouvrière et de ses solidarités, des années 1850 à 1990. Ils témoignent de la diffusion des idéaux du syndicalisme ouvrier et du socialisme. 94

Cet événement constitue le premier acte d'une reconnaissance global du patrimoine ouvrier. Pour autant, nous avons souligné sa difficile présence. Le bassin Minier de Lille est donc valorisé sur la base d'autres critères que celui de la vie ouvrière. De ce fait, c'est l'idée de paysage qui est présentée, et, bien que la vie des ouvriers ait été intégrée au processus de patrimonialisation, sa présentation fait aujourd'hui défaut. D'une part le critère (vi) ne peut exister pour lui seul, ce qui montre son caractère non autonome, dans notre cas, de la vie des ouvriers, de leur travail, de leur vie sociale, comme patrimonialisation. Mais aussi, et d'un point de vue plus factuel, cela amène à la présentation d'objet sous un discours scientifique et technique traduisant le monde de la mine. Finalement, cela confirme l'effacement de la mémoire sociale du lieu. En y apposant une autre histoire que celle des ouvriers, nous assistons à un changement de paradigme de l'objet présenté. En l'occurrence, le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais pourrait davantage faire penser à un parc paysager qu'à un lieu de représentation de la vie minière et du statut de ceux qui l'ont occupé. Pour autant, on peut penser que le patrimoine ouvrier tient enfin sa place dans la hiérarchie des biens à reconnaître et à protéger. Car, même si le patrimoine ouvrier n'est pas montré dans ce

93Ibid.

94 Unesco, Bassin minier du Nord-Pas de Calais, Description, Valeur universelle

exceptionnelle, Critère (vi), 2012 , https://whc.unesco.org/fr/list/1360 , [consulté le 25 mai 2020]

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classement, l'inscription du critère (vi) qui met en avant les ouvriers eux-mêmes, démontre l'intérêt grandissant vers ce patrimoine.

c - Entre mémoire et esthétique, le difficile consensus

i- Fonction du musée et esthétisation du patrimoine ouvrier

Les collections muséales reflètent les volontés d'acquisition d'une équipe, d'un conservateur, et répondent à l'image du musée et à son sujet. Tout à la fois dépositaire du discours transmis aux visiteurs ainsi qu'à la mission scientifique qu'ils se doivent de respecter, les collections observent des règles qui leur sont propres et qui sont guidées par la typologie de musée dans lesquelles elles prennent place. C'est en analysant les manières de les présenter au public que le type de muséologie se dégage. Les musées des Beaux-arts sont le plus souvent représentatifs d'une muséologie d'objet, tandis que les musées de science développent plus régulièrement une muséologie de savoir. Dans le cas du patrimoine ouvrier qui recouvre à la fois le patrimoine industriel et les mémoires ouvrières, ce sont bien les musées de science et technique qui sont les héritiers de ce patrimoine. Pour autant, comme nous l'avons vu ce sont bien souvent l'esthétique des objets qui est présentée. L'esthétisation des collections n'est pas nouvelle et nous pouvons dater des années 60 les remises en cause de ce type de

95

présentation. Certains écrits de Bourdieu ont ainsi fait émerger les missions

96

sociales des musées, donnant lieu à la création de la Nouvelle Muséologie . Celle-ci en plaçant les publics au coeur des missions des musées est venue bouleverser les représentations. De ce fait, l'esthétique n'est plus seulement le but des musées, ses adeptes consacrent la place du visiteur qui devient un nouvel objet de recherche pour de récentes disciplines comme la médiation culturelle par exemple. Cette question nous intéresse particulièrement dans la mesure où c'est

95 BOURDIEU Pierre, L'amour de l'art, Les éditions de minuit, 1966, édition augmentée en 1969

96 Desvallées, André, et François Mairesse. « L'organisation des musées : une évolution difficile », Hermès, La Revue, vol. 61, no. 3, 2011, pp. 30-37.

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bien l'esthétique qui prime en ce qui concerne les musées de sciences et techniques, musées qui sont dans la grande majorité dépositaires du patrimoine

97

ouvrier. Gaël Le Bacquer dans son article portant sur la requalification de l'usine Moulinex d'Alençon écrit à ce sujet :

«Mais préserver les bâtiments industriels n'amène pas nécessairement à

conserver la mémoire ouvrière. En fait, les spécificités de cette dernière, sur le fond (caractère ambigu de la valeur travail, question de l'évocation des luttes

sociales et des rapports sociaux) comme sur la forme (rareté et fragilité des sources, question de l'implication des anciens ouvriers eux-mêmes dans ce processus de mise en mémoire) font souvent obstacle à une inscription spatiale de cette mémoire»

L' esthétique agirait ainsi comme le mot magique permettant de consacrer l'objet à patrimonialiser, le faisant entrer dans une hiérarchie de l'exceptionnelle garantissant sa protection. La gare d'Orsay devenue le Musée d'Orsay en est l'exemple le plus probant, haut lieu représentatif du patrimoine industriel, le musée d'Orsay est devenu le temple de l'esthétique consacrant les impressionnistes et le mobilier d'art. La fonction passée est totalement absente, l'émotion du sensationnel n'est ici que la seule mémoire vive de son ancienne fonction. Pour autant, il est réducteur de penser que l'esthétique soit la seule condition d'une patrimonialisation, bien au contraire. Comprendre le musée comme lieu du beau n'est que la partie visible d'un schéma bien plus complexe.

Nous devons nous attacher à inclure le musée et ses fonctions au sein de la société pour en comprendre les enjeux et par cela les patrimonialisations. Le musée n'a pas fonction de déranger ou mettre à mal les symptômes de la société, au contraire il se présente pour unifier, rassembler et lisser les espaces rugueux de l'histoire ou de la vie sociale. De ce fait, il occupe en premier lieu une fonction politique, «Le musée a toujours et partout entretenu des liens étroits avec les

97 Le Bacquer Gaël, Détruire le patrimoine industriel pour effacer la mémoire ouvrière ? , Historiens & Géographes, n°405, Le patrimoine industriel Tome III, 2009

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entreprises de glorification politique ; leur dénonciation est d'ailleurs une banalité de la critique de l'institution, accusée de fournir une vitrine prestigieuse

98

aux pouvoirs » comme le rappelle Dominique Poulot. Le musée n'est donc pas seulement un lieu de repos d'objets à protéger, mais un espace de présentation de valeurs et de pensée. Le musée comme espace de visualisation de la mémoire est régulièrement abordé, Serge Chaumier précise en ce sens : «Si nous ne fréquentons pas le musée, nous tenons à son existence, garantie de l'entretien

99

d'une mémoire confiée aux spécialistes de la conservation ». Ainsi, si les musées sont des lieux d'entretiens de la mémoire, nous devrions pouvoir observer dans notre cas les mémoires ouvrières. Elles se trouvent pourtant absentes, la raison invoquée étant l'absence de collection permettant d'appuyer cette mémoire. Cette raison est pour le moins limitée dans la mesure où des conservateurs comme Jacques Hainard ont prouvé à mainte reprise que le discours primait sur les objets en tout temps et en tout lieu. Aussi, l'avènement de l'art contemporain tend lui

100

aussi à remettre en question cette réflexion, le discours primant sur la forme . Ainsi, si le musée permet de faire passer des mémoires par les objets, il appartient aux professionnels d'en faire le tri, d'en organiser les récits. En ce sens, une première vision portant sur le musée comme lieu de sélection de l'histoire est à expliquer.

Une exposition est avant tout la présentation d'un choix, d'un criblage d'objets, mis en avant selon un caractère esthétique, scientifique et/ou de valeur, opéré par les professionnels de musée. Nous assistons, en ce qui concerne le patrimoine ouvrier, à une esthétisation poussée, incarnée par exemple dans la présentation de machines ou d'architecture ayant comme source l'industrie.

98 Poulot, Dominique. « Introduction. Une histoire politique des musées »,, Une histoire des musées de France. XVIIIe - XXe siècle, sous la direction de Poulot Dominique. La Découverte, 2008, pp. 5-14.

99 CHAUMIER Serge, Le retour de l'esthétique, baume de la mémoire ouvrière, Art & Fact, Université de l'Etat, 2003, pp.69-73

100 Nathalie Heinich, Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines », 2014

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(c) Musée des Arts et Métiers, Cnam / Photo Michèle Favareille

Le musée des Arts et Métiers en est un des exemples. Les médiations sont présentes mais nous sommes face à l'appréciation stricte de la beauté des objets. Serge Chaumier écrivait à ce sujet : « Le Conservatoire National des Arts et Métiers n'a pas su suffisamment s'arracher de son histoire, et maintient une exposition esthétisante des techniques qui prime sur la compréhension des

101

utilisation s ». Nous pourrions nous arrêter à ce constat, pour autant ce qui se révèle à la lumière de cette remarque n'est pas seulement la présence difficile de médiations mais bien l'absence de récits accompagnant ces machines. Nous pouvons d'ailleurs nous demander si la présence de ces objets dans les musées n'a pas finalement vocation à en effacer leurs contextes. Peut-on imaginer les publics allant voir la Joconde pour son seul sourire ? Non, c'est le mythe qu'ils viennent

101 Ibid. , p.70

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102

observer . Qu'en est-il alors des objets du patrimoine ouvrier ? Les musées des sciences et techniques en concentrant la mise en valeur des objets du point de vue esthétique a permis de les protéger, le récit les accompagnant étant bien souvent limité à leur strict fonctionnement. Quid de leur impact dans la vie des femmes et hommes les ayant utilisés ? Quid du révélateur des vies laborieuses qu'ils incarnent ? De leurs luttes ? Des hiérarchies entre les Hommes qu'ils concentrent ? Tout cela n'est pas montré, ni expliqué, au profit de compréhension mécanique et de délectation esthétique. Il ne s'agit pas seulement d'une absence historique mais d'une occultation voulue et recherchée. Comme nous l'avons vu, le musée sert à unir et pour cela chacun doit pouvoir se saisir de ce qui est montré. Car finalement, ce qui est recherché dans ces présentations de machines, d'outils, ou tout autres objets du patrimoine ouvrier, est une valeur universelle, celle de l'esthétique. Elle est ce qui est recherchée en toute patrimonialisation. Elle est le salut d'objets destinés à la disparition, mais porte avec elle l'occultation de tout ou partie de l'histoire de ces biens. L'esthétique est donc ce qui permet l'universalisme d'objets élevés au rang de patrimoine. A ce sujet, Octave Debary dans son ouvrage La fin du Creusot ou comment arranger les restes explique que l'histoire est effacée au profit de l'esthétique :

«OEuvres d'art, l'origine de l'esthétique moderne neutralise l'histoire.

Sacralisation artistique qui détruit ce qu'elle consacre. L'atemporalité esthétique renvoie l'objet dans un universalisme (le Beau) qui le fait sortir de l'histoire ; la reconnaissance de l'universalisme devient la possibilité de la neutralisation de

103

l'histoire » .

Nous pouvons à titre d'exemple rappeler la vive contestation au sujet de la présentation des oeuvres du musée du Quai Branly. Plusieurs voix s'étaient élevées

102Philippe Minard, historien et universitaire, EHESS, isole ce fait par cette formule : «En fait, en observant les visiteurs durant le bref passage devant l'oeuvre, ils ne viennent pas voir la Joconde, mais immortaliser leur rencontre avec la Joconde. Ainsi, durant les quelques secondes accordées, le face-à-face prévu se transforme souvent en «fesse» à face.» , Grosse pagaille au musée du Louvre : le fléau des selfies devant la Joconde , La

:

Dépêche, le 1er août 2019, disponible en ligne

https://www.ladepeche.fr/2019/08/01/les-selfies-de-la-joconde,8341544.php#:~:text=En% 20fait%2C%20en%20observant%20les,en%20%%ABfesse%%BB%20%C3%A0%2 0face .

103 DEBARY Octave, La fin du Creusot ou l'art d'accomoder les restes , p. 153

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contre la volonté esthétisante de la muséographie et de l'architecture de Jean Nouvel. Les collections qui découlaient directement de la fusion de celles du musée de l'Homme et du musée de la Porte Dorée avaient déjà un lourd passif,

104

héritage d'un passé colonial difficile à absoudre pour les conservateurs d'alors. Le musée du Quai Branly, voulu par Jacques Chirac devait s'inscrire comme l'écrin d'un renouveau de ces collections. Aujourd'hui musée incontournable de Paris le Quai Branly a largement réussi à trouver son public et interroge régulièrement le regard porté sur ses collections au travers de ses expositions temporaires notamment. Les critiques ne sont pas totalement muettes aujourd'hui, mais se sont largement atténuées. L'esthétisation des collections n'est donc absolument pas nouvelle, en revanche nous pouvons interroger les discours absents dans ce type de présentation. Le musée du Quai Branly est seulement un des exemples de présentation d'objet dans un souci d d'esthétisme. Elle peut cependant servir l'objet mais aussi son discours et son environnement comme le rappelle Serge Chaumier : «[...] elle s'actualise dans tous les secteurs muséaux confondus. Parfois pour le meilleur, quand l'esthétique ne vient pas en place ou contre d'autres discours, mais en complément et en juxtaposition, pour de plus

105

amples valorisations, comme cela devraient être logiquement le cas » Cette esthétisation traduit le rapport à l'objet qu'entretiennent les institutions culturelles. Les musées d'Histoire Naturelle paraissent mieux aborder ce rapport complexe entre l'esthétique et la fonction (qui peut être scientifique ou encore sociologique). En 1994, lors de l'inauguration de la Grande Galerie de l'Evolution, les invités

106

ont souligné la réussite de ce double processus . Nous observons donc une méthode de présentation en fonction de la typologie de musée. Les musées ayant trait au patrimoine industriel dont les collections répondent à une utilisation et une histoire, dans laquelle s'inscrivent des générations d'hommes et de femmes ne trouvent leur protection qu'à travers un discours traduisant les techniques de

104 A ce sujet, le musée du Quai Branly fut au centre d'un vol d'oeuvre dans une volonté de dénonciation politique du passé coloniale de la France. Article, Le Monde avec AFP, «Culture : jugés fin septembre pour avoir voulu « récupérer » une oeuvre africaine au musée du Quai Branly» , le 15 juin 2020

105 Chaumier Serge, op.cit. , p.70

106 Ibid.

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l'industrie et l'appréciation de leur beauté. L'absence de récits peut également traduire la volonté d'occultation de la mémoire des personnes les ayant utilisés.

ii- Le paradoxe de la mémoire

La mémoire est un concept particulier dont le sens évolutif et ses compréhensions à la fois social, scientifique et culturel ne font que complexifier sa définition. Dans notre cas, ce sont les mémoires ouvrières qu'il nous faut analyser. L'époque contemporaine place au centre de ses préoccupations la mémoire collective et a tendance à reléguer au second plan, voir à renier, la mémoire individuelle. Pour autant, cette compréhension de la mémoire collective et son étude sont des domaines assez récents, comme le rappel Maurice Halbwachs « « On n'est pas

107

encore habitué à parler de la mémoire d'un groupe, même par métaphore » . Cette réflexion atteste d'une première difficulté d'étude de la mémoire. Marie-Claire Lavabre résume ainsi cette difficulté :

« La question dite de la mémoire revêt ainsi un double aspect. La «mémoire» est un concept des sciences sociales ou plus précisément une notion - largement polysémique et, en tant que telle, objet de controverses - mobilisée par

108

des observateurs et analystes. »

La mémoire constitue un élément majeur des sciences sociales et, en matière de patrimoine elle peut en être le centre dans la mesure où c'est bien sous sa protection que sera déclaré tel ou tel monument à protéger. La mémoire est ainsi

109

convoqué par divers acteurs, autours du «devoir de mémoire » pour les

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politiques, ou encore de «l'abus de mémoire » pour les observateurs des phénomènes sociaux. Cette deuxième tension autour de la mémoire nous interroge quant à sa pratique. Car, ces concepts et ces compréhensions amènent à des gestes inscrits spatialement. Le devoir de mémoire se comprend, à titre d'exemple, dans

107 M. Halbwachs, op.cit.

108 Marie-Claire Lavabre, « Paradigmes de la mémoire », Transcontinentales, 5 | 2007, 139-147

109 Bazin, Laurent. « Anthropologie, patrimoine industriel et mémoire ouvrière. Vers une recontextualisation critique », L'Homme & la Société, vol. 192, no. 2, 2014, pp. 143-166.

110 TODOROV Tzvetan, «Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1998

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l'édification de monuments ou de plaques commémoratives. L'idée d'un abus de mémoire amène, quant à elle, à s'interroger sur la sacralité qui l'entoure, et de ce fait, l'impossibilité de l'étudier de manière pragmatique tant elle est chargée de symbolique ? Finalement, la mémoire est le sujet d'un domaine d'étude important, étant donné qu'elle incarne et conditionne des choix qui seront portés, paradoxalement, dans le futur. Elle est une interprétation du passé faite à un temps donné qui aura pour conséquence un façonnement de l'avenir. Ainsi, il n'est pas

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du tout anodin de l'étudier. C'est bien l'expérience et l'Histoire que la mémoire incarne. L'invoquer ou l'oublier relève ainsi de choix importants qu'il convient de considérer totalement. Aussi, il serait plus juste d'évoquer «les» mémoires et non «la» mémoire. «La» mémoire semblant s'inscrire dans un strict récit national, alors que «les» mémoires semblent invoqués une pluralité de regards sur l'Histoire. Pour prendre l'exemple de l'Espagne, les tensions mémorielles autours de la

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dictature de Franco sont incarnées par le «pacte d'oubli » et met en lumière ce qui peut être fait, sans forcément le nommer, en ce qui concerne les mémoires dures ou conflictuelles. Ainsi en va-t-il régulièrement de l'invocation de «l'oubli

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» de certaines mémoires. Paradoxal, à plus d'un titre, car cela suppose de s'en

souvenir. Aussi, cette résurgence de la mémoire comme objet politique est, comme le patrimoine, abordée dans tous les pays du monde, et, comme l'écri t Marie-Claire Lavabre :

«la question de la mémoire (et là encore, le vocabulaire qui lui est associé) est aujourd'hui largement internationalisée, au prix peut-être de quelques malentendus. Elle est posée quasiment partout, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, du fait des expériences fascistes et communistes, des dictatures, des guerres, des massacres et plus particulièrement des génocides perpétrés au XXe siècle contre les Arméniens, les Juifs d'Europe, au Rwanda et ailleurs. Elle est posée aussi du fait des déplacements contraints de populations, des séquelles de l'esclavage et du colonialisme, sans parler des fractures plus

111Fiske, Susan T, et Shelley E. Taylor. « La représentation en mémoire », , Cognition sociale. Des neurones à la culture, sous la direction de Fiske Susan T, Taylor Shelley E. Mardaga, 2011, pp. 95-125.

112 Rozenberg, Danielle. « Le « pacte d'oubli » de la transition démocratique en Espagne. Retours sur un choix politique controversé » , Politix, vol. 74, no. 2, 2006, pp. 173-188.

113 Baussant Michèle, « Penser les mémoires », Ethnologie française, 2007/3 (Vol. 37), pp. 389-394.

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invisibles mais largement partagées que sont les migrations économiques, des

114

désindustrialisations ou la disparition des mondes paysans. »

Il est intéressant de constater que les exemples choisis pour illustrer les questions de mémoire sont des sujets qui évoque le nouveau courant muséal des Radical Museum. Ainsi, l'incarnation de ces sujets sensibles trouvent leur salut mémoriel dans les musées et le courant des Radical Museum prouve dans son appellation le contre-pied qu'entendent prendre certains musées. Marie-Claire Lavabre évoque très clairement la désindustrialisation comme courant mémoriel à part entière, ce qui nous amène à lier mémoire conflictuelle et patrimoine ouvrier. Ainsi, les mémoires ouvrières que l'on rattache au phénomène de désindustrialisation évoqué précédemment nous ramène à l'enjeu mémoriel qu'elles invoquent. Car, les mémoires dures ou conflictuelles interrogent des domaines variés et amène pour être pleinement présentes dans le patrimoine de manière plus global, à un consensus des politiques, de la science et du social. Il en résulte un récit unifié entre les disciplines et les instigateurs mémoriels de ces domaines. Le patrimoine ouvrier n'est donc pas un objet mémoriel accepté, tant les disparités d'opinions entre les acteurs semblent grandes. Il nous semble que plusieurs raisons peuvent expliquer ce fait. La première réside dans la pluralité de regards sur ce passé. Le patrimoine ouvrier convoque plusieurs récits sur lesquels de nombreux groupes d'individus semblent vouloir imposer leur vérité. Ainsi, les ouvriers disposent de leur récit, qui peut s'opposer à celui plus général des patrons, mais aussi à celui encore plus général des politiques, et pour finir celui de la population entière, tant ce passé fait partie d'un ensemble de vécus de manière nationale. On peut penser aussi aux descendants d'ouvriers, les uns nourris par la volonté d'honorer l'idée d'un passé glorieux et laborieux d'ancêtre oublié, les autres par la difficulté de l'ascension sociale, gravit ardemment, et qui s'oppose à l'idée de fierté de la classe ouvrière dont ils sont issus. Chacun souhaitant imposer aux autres la primeur de leur expérience, le patrimoine ouvrier se trouve dans un conflit mémoriel interne très fort, qui, tant qu'il ne sera pas totalement investi par les

114 Marie-Claire Lavabre, op. cit. , p.141

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ouvriers eux-mêmes, sera muet devant les opinions de chacun. Cette diversité d'histoires porte le regard sur les contenus qui semblent s'opposer, et prouve que la qualification de patrimoine est régie par l'idée d'un consensus mémoriel. Ce qui nous paraît important en ce qui concerne les mémoires ouvrières est qu'elles constituent, non seulement l'histoire d'un groupe identifié, mais aussi qu'elle dispose en son sein d'un caractère social encore actualisé. Ainsi, pour prendre l'exemple de patrimoine douloureux tel que le massacre des juifs durant la seconde guerre mondiale, le consensus peut se faire dans la mesure où il est inscrit dans le temps et l'espace et est désormais terminé. Ainsi, les regards portés ne sont pas à discuter à l'orée d'un présent qui en changeraient leur objet. Les ouvriers, eux, bien que devenus moins nombreux, existent bel et bien. Ainsi, comment parler de mémoire qui suppose un passé fini et dont les mémoires seraient le récit, quand cette classe sociale existe toujours ? Maurice Halbwachs

115

écrivait, «Toute pensée sociale est une mémoire », ce qui justifie son existence bien que les ouvriers soient encore en activité. Ainsi, les mémoires ouvrières

116

devraient constituer le «tableau des ressemblances entre le passé et le présent », cela pour amener ce que Marie-Claire Lavabre nomme «les mémoires

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«collectives» ou socialement partagées ». Les mémoires ouvrières sont, selon nous, un élément majeur dans la reconnaissance du patrimoine ouvrier dans la mesure où il s'agit de la justification de son existence passé et présent, participant ainsi à une reconnaissance globale, car elles en deviennent l'incarnation des bâtis, se transformant ainsi en lieux de mémoire .

118

Le principe des lieux de mémoire de Pierre Nora constitue l'un des trois piliers d'analyse de la mémoire aujourd'hui. Les deux autres s'incarnent dans le travail de

115 M. Halbwachs,in Lavabre Marie-Claire. Maurice Halbwachs et la sociologie de la mémoire. In: Raison présente, n°128, 4e trimestre 1998. Mémoire et histoire. pp. 47-56., op.cit.

116 M. Halbwachs, La mémoire collective, op.cit.

117 Marie-Claire Lavabre, op.cit. , p.142

118 Pierre Nora (Sous la direction de), Les lieux de mémoire, t. II, La nation, 3 vols, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986

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mémoire119 décrit par Paul Ricoeur, et le dans l'idée de mémoire collective120 de Maurice Halbwachs. Ces trois axes d'analyses s'identifient individuellement, relevant de chronologies et de thèmes différents, mais ils peuvent aussi s'ajouter ou se compléter dans une même recherche. Les recherches scientifiques en matière de mémoire sont cependant à distinguer de l'histoire, dans la mesure où, en France, la distinction entre ces deux disciplines semble inscrite dans le marbre. Nous nous permettons ce développement car notre analyse a pour l'instant évoqué la mémoire comme incarnation de l'histoire. Cela est à plus d'un titre remis en cause, on pense notamment aux mots de Marie-Claire Lavabre « La mémoire renvoie aux formes de la présence du passé qui ne relèvent pas de l'histoire

121

(entendue comme savoir-faire, méthodes et exigences du métier d'historien) » , ainsi, si les uns sont historiens il n'existe pas de mémoire qui pourrait en analyser le contenu et justifier ainsi son étude en tant que telle. C'est peut-être pour cela que les mémoires ouvrières ne peuvent faire partie d'un sujet scientifique à proprement parler, il s'agit donc d'un axe d'étude dont le contenu sera influencé en fonction de la discipline dans laquelle s'inscrit plus globalement la recherche. Pour autant, cette reconnaissance de la mémoire comme domaine absolument extérieur à l'histoire fait apparaître des limites, Pierre Nora convoque dans les années 70 le « divorce libérateur entre l'histoire et la mémoire122 » , ainsi la mémoire peut devenir un sujet en soit, plus seulement décrit comme de la non-histoire . Pour conclure, les mémoires ouvrières, sont souvent le terme général qui distingue des inventaires fait dans des lieux au passé ouvrier. Cependant, pour en comprendre véritablement l'objet et la teneur politique qui empêche de l'intégrer au nom d'un patrimoine (patrimoine ouvrier). Il nous faut en comprendre le sujet, qui parle ? Qui sont ceux habilités à parler de la mémoire ouvrière ? Qui sont ceux qui légitimement en produisent le contenu ? A quelle échelle devons-nous nous

119 Dosse, François. « Travail et devoir de mémoire chez Paul Ricoeur », Inflexions, vol. 25, no. 1, 2014, pp. 61-70.

120 Halbwachs, La mémoire collective, Bibliothèque De L'évolution De L'humanité, Albin Michel, première édition 1950, Paris, 1997

121 Lavabre Marie-Claire, op.cit. p. 144

122 P. Nora, « la mémoire collective » in J. Le Goff, La nouvelle histoire, Paris, Retz-CEPL, 1978, pp.398-401

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référer pour en affirmer la pertinence ? Locale, régionale, nationale, internationale ? Par quels moyens, et quelles sont les exigences pour qu'un passé mémoriel soit instruit par les chercheurs et puissent ainsi être érigé sur la place éventuelle du patrimoine ? Comment unifier des récits souvent conflictuels pour en apaiser le récit national ? Toutes ces questions sont à mobiliser en ce qui concerne les mémoires ouvrières. Car, les mémoires ouvrières sont-elles peut-être insuffisamment reconnues pour pouvoir en faire un sujet générateur d'identité collective qui pourrait produire le patrimoine ouvrier. Le simple fait de la qualifier « ouvrière » créer une discordance avec l'idée régulièrement invoquée de « La mémoire » au sens strict. Ainsi, d'un point de vue politique se distingue une classe sociale précise, qui peut s'opposer au récit plein et entier qu'est censé recouvrir la mémoire nationale.

iii- L'absence ou la disparition

Le patrimoine ouvrier représente tout à la fois le patrimoine industriel et les mémoires ouvrières qui ne sont autres que l'esprit des lieux. Comme nous l'avons vu, les bâtis protégés sont vidés de leur substance pour ne faire apparaître que leur qualité esthétique. Les lieux architecturaux avant d'être patrimonialisés sont d'ailleurs souvent renvoyés au simple terme de «friches» qui qualifie ni plus ni moins ces lieux de désordre . Volonté est donc de remettre de l'ordre quand les autorités décident de protéger. Les investissements fait dans les friches industrielles apparaissent d'ailleurs comme concluants du point de vue économique, et se trouvent salués par les instances décisionnelles en matière de patrimoine. L'effacement des mémoires devient alors un motif de sauvegarde des anciens lieux ouvriers. Nous pouvons finalement nous demander si ce phénomène ne participe pas à la patrimonialisation de ces lieux. La mémoire sociale est ainsi

123

remplacée au profit d'une mémoire muséifiée (Davallon, 2000), dans le meilleur des cas, effacée dans la plupart des cas. Pour autant, de nombreux

123 Mémoire muséifiée développé par Jean Davallon dans Le patrimoine : "une filiation inversée" ?, https://www.persee.fr/doc/espat 0339-3267 2000 num 74 1 4083

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travaux portant sur l'histoire des ouvriers dans les usines ont été publiés. Il s'agit de replacer dans ces lieux une mémoire sensible. Nombreuses sont les initiatives qui concentrent les sens au sein de parcours urbains cherchant à donner à voir aux publics l'expérience industrielle. Pour autant, la mémoire sociale est occultée de

124

ces initiatives voulant porter le regard sur les ouvriers . On pense notamment à l'application Armeville , qui favorise une visite de la ville de Saint-Etienne

125

accompagner des anciens bruits industriels . Ou encore au magasin Uniqlo dans le Marais, comme nous l'avons expliqué précédemment les anciennes machines sont exposés, mais c'est le bruit de leur utilisation qui est diffusé autour de leur exposition. Ce mirage de mémoire permet alors d'authentifier les bâtis devenus

126

muets, et leur «donne du sens » (Manale, 2014). La mise en scène de la mémoire ouvrière, dans les musées, interroge. Le musée observe un jeu dangereux qui occulte l'autre face de cette mémoire et de ce fait, son histoire. Ainsi, le musée dans ses mises en exposition permet-il l'effacement de la mémoire absente. Serge Chaumier précise d'ailleurs que : «Ce qui est présenté vise à occulter ce qui est

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absent ». Nous remarquons que les associations d'anciens travailleurs jouent un rôle essentiel à la valorisation et à l'entretien de cette mémoire. Pour reprendre le cas de l'Usine d'Alençon, site historique et maison mère de l'entreprise Moulinex, ce sont les anciens travailleurs organisés en association qui ont fait la demande de la préservation d'un des bâtiments en un «espace mémoire». L'association Moulinex - Jean Mantelet se présente dans ses statuts comme ayant :

«plusieurs objectifs d'utilité publique à caractère social ou culturel : entretenir des liens entre membres d'une même entreprise, valoriser le site témoin de l'histoire industrielle d'Alençon et y installer un musée vivant, développer le patrimoine touristique de la ville et de sa région, transmettre des savoir-faire professionnels au sein des ateliers d'insertion,

124 Simonnot Nathalie, Siret Daniel, « Héritage industriel et mémoire sensible : observations sur la constitution d'un « patrimoine sensoriel » », L'Homme & la Société, 2014/2 (n° 192)

125 Armeville : une découverte sonore du passé industriel de Saint-Etienne, France 3 Auvergne Rhône-Alpes, le 30 octobre 2015, disponible en ligne : https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/loire/saint-etienne/armeville-d ecouverte-sonore-du-passe-industriel-saint-etienne-841003.html [consulté le 18 juin 2020]

126 MANALE MARGARET, Le patrimoine industriel : mémoire sociale ou produit innovant ? ; L'homme & la société, 2014, n° 192, pp.11 à 14

127 Chaumier Serge, Op cit , p.69

86

promouvoir la mémoire de l'entreprise vers toutes organisations d'utilité

128

publique à des fins éducatives. »

L'Association, créée à la fermeture de l'Usine, a immédiatement demandé à la municipalité un lieu pouvant accueillir la mémoire des ouvriers de Moulinex, et plus généralement, de l'industrialisation de la région. A l'épreuve d'un premier investissement par la communauté urbaine visant à réveiller la ville économiquement et démographiquement, l'ancien site fait face à de nombreuses destructions. La municipalité d'alors semblait entendre les revendications des anciens ouvriers mais n'a pour autant pas investi de bâtiment pouvant accueillir leur musée. Suite à cela et après une succession de dirigeants de ville et de région, certain en faisant même un argument de campagne, aucun «espace mémoire» n'a encore vu le jour. Récemment, à l'occasion des élections municipales de cette année 2020, une lettre ouverte à été rédigée à l'attention des candidats à la mairie d'Alençon, rappelant la volonté des anciens ouvriers, et qui souligne la nécessité d'un tel espace. Un constat est également fait : celui de la volonté « d'effacer les

129

traces de l'activité industrielle » des municipalités successives. Nous sommes donc bien face à un enjeu politique. Les musées sont aujourd'hui moteurs dans le renouveau économique de ville ou de région. Pour autant, il est concluant s'il s'inscrit dans une démarche globale et que d'autres projets ne portant pas forcément de lien avec la culture sont menés. Et dans le cas de la ville de Bilbao, son succès n'est pas seulement dû au musée Guggenheim mais aussi à la construction d'immeubles d'habitation sur les anciennes friches au bord de la Ria, à la réhabilitation de nombreux espaces industriels et portuaires et à la volonté de la ville d'implanter des entreprises secondaires et tertiaires. Le musée fait donc partie d'un tout et ne peut redynamiser à lui seul les espaces ; l'exemple du

128 Objectifs de l'Association Moulinex Jean Mantelet, publié au Journal Officiel, 2002 https://www.gralon.net/mairies-france/orne/association-association-moulinex-jean-mantel et-alencon W611000625.htm , consulté le 4 avril 2020.

129 Lettre ouverte au candidats des élections municipales d'Alençon, février 2020, et article Ouest France à ce sujet : https://www.ouest-france.fr/elections/municipales/municipales-alencon-les-anciens-moulin ex-interpellent-les-candidats-6742941 , consulté le 4 avril 2020

87

130

Louvre Lens est parlant à ce sujet . Pour quelle raison, alors que la ville d'Alençon avait prévu un programme de reconversion du site et accompagnait une nouvelle politique économique, pour quelle raison les autorités ne se sont-elles pas saisies de l'opportunité de la création d'un musée, portant sur l'histoire industrielle ? Nous remarquons qu'il s'agit là d'un phénomène assez classique en ce qui concerne le patrimoine ouvrier. Pour rappel, au moment de la fermeture des usines Renault de l'Ile Seguin, Serge Chaumier énonçait déjà cette interrogation, alors que le programme de réhabilitation d'alors avait consacré la Fondation

Pinault pour y implanter son musée d'art contemporain :

«N'est-il pas emblématique que la France - qui aurait pu faire le choix d'un grand musée de référence sur la question industrielle et de la mémoire ouvrière, dans le lieu le mieux placé pour cela, l'Ile Seguin, à Boulogne-Billancourt -, ait fait le choix de la destruction de ce patrimoine pour lui préférer une architecture d'exception, financée par la fondation privée d'un

131

des capitalistes les plus puissants du pays ? »

Cet événement nous rappelle avec justesse que c'est bien souvent la destruction qui est préférée dans les lieux à l'histoire sociale puissante, emblématique et reconnue. La volonté d'alors de vouloir y implanter un musée dans un bâtiment neuf sonne d'ailleurs assez étrangement quand on sait que les ouvriers s'étant regroupé en association se sont battus, comme les anciens ouvriers de Moulinex, pour faire subsister un bâti qui abriterait leur mémoire. L'histoire nous permet de raconter la suite de l'histoire, comme vu précédemment. Ce musée ne se fera pas, non parce que les ouvriers auraient finalement eu gain de cause et se seraient vu reconnaître la légitimité par la justice ou les instances gouvernantes, mais bien pour un problème de bruit dû aux travaux, et qui dérangeait le voisinage. Pinault devant les recours incessant devant la justice, abandonne finalement. La Seine Musicale est aujourd'hui sur les traces de l'ancienne usine, mais il ne subsiste

130 A ce sujet, Jean-Michel Tobelem a publié dans Le Monde une tribune où selon lui : «on peut évoquer la possibilité d'un échec», Tribune, Le Louvre-Lens n'aura pas « l'effet Bilbao » escompté , le 21 août 2016, disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/08/21/le-louvre-lens-a-t-il-echoue 4985662 32 32.html

131 Chaumier Serge, Op. Cit. , p.72

rien. François Pinault, pour sa part, a finalement investi en cette année 2020, l'ancien musée des Arts et Traditions Populaires pour y monter sa fondation, sans aucune trace, bien sûr, des coiffes bretonnes. Ces exemples nous montrent à quel point les destructions sont monnaie courante en ce qui concerne le patrimoine ouvrier. Nous avons évoqué précédemment la volonté politique d'effacement de l'histoire/ la mémoire sociale. Pour autant, nous remarquons pour les associations d'anciens ouvriers, que cette volonté d'implantation de musées retraçant leur histoire, est mue par un désir de deuil du passé, le musée agirait ainsi comme le mausolée de leur recueillement. Finalement, c'est peut-être faire porter au musée une charge trop lourde que celle de récolter la peine d'une histoire tragique. Peut-être que le musée n'a pas à exister s'il n'a comme seul but d'être la stèle de vies bousculés. Bien que l'on puisse trouver le musée cimetière des objets, il vit au rythme des changements politiques et sociaux du temps dans lequel il s'inscrit. Ainsi peut-être comprenons nous pourquoi l'initiative d'une fermeture d'usine pour une ouverture de musée n'est pas suffisante. La charge émotionnelle qui en découle place le bâti comme récepteur d'une histoire dure et tragique à propos d'un groupe particulier, loin de la volonté unificatrice de la reconnaissance d'un patrimoine.

Néanmoins, il existe en France un musée de patrimoine ouvrier. A travers une analyse de son histoire nous verrons les ressorts qui distinguent les musées de patrimoine ouvrier aujourd'hui.

Chapitre 4 - Les musées de patrimoine ouvrier, limite et compréhension de leur objet

a- Un objet en recherche

88

i- Une culture vivante

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Nous avons soulevé le fait d'une classe sociale vivante, ce qui s'oppose à une présence dans les musées lorsqu'ils sont considérés comme lieu de deuil. Nous avons remarqué au cours de nos recherches que le qualificatif vivant apparaissait à de nombreuses reprises quand il s'agissait du patrimoine ouvrier. On pense notamment au Label d'Entreprise du Patrimoine Vivant, au Paysage

132

Culturel Évolutif Vivant , au Tourisme d'Entreprise Vivante, et pour finir au musée qui a vocation à devenir la référence nationale en matière de patrimoine ouvrier en France, le Musée de l'Histoire Vivante. Mais que cache ce qualificatif pour qu'il soit employé de la sorte par des institutions aux objectifs aussi différents ? D'un point de vue strictement factuel, l'idée de vivant renvoie à quelque chose en activité, qui n'est pas, par opposition, mort. Du côté patrimonial il semble s'inscrire dans le patrimoine dit immatériel qui est selon l'Unesco : «Traditionnel, contemporain et vivant à la fois : le patrimoine culturel immatériel ne comprend pas seulement les traditions héritées du passé, mais aussi les pratiques rurales et urbaines contemporaines, propres à divers groupes culturels.

133

» . Le qualificatif de «vivant» renvoie donc à une immatérialité, ce qui s'oppose

au patrimoine ouvrier car, une matérialité s'y incarne également. Mais, ce qualificatif semble important car il désigne des individus, or, le patrimoine ouvrier est distinctif d'un groupe précis. Peut-être est-ce une des raisons qui pousse le Musée de l'Histoire Vivante, situé à Montreuil, à vouloir changer son nom. Il devrait être renommé Musée d'Histoire du Mouvement Ouvrier . En décidant de supprimer l'idée de vivant , l'affirmation matériel d'objet ouvrier peut se faire. D'ailleurs, nous lisons dans les premières lignes justifiant ce futur nom et intitulé « Le projet : Vers un grand musée d'histoire du mouvement ouvrier» que :

132 Pour rappel nous avons vu que le Bassin Minier de Lille a été classé notamment sur la base du critère (iv) Paysage Culturel Évolutif Vivant : «Les paysages miniers évolutifs et vivants du Bassin du Nord-Pas de Calais offrent un exemple éminent du développement à grande échelle de la mine de houille, aux XIXe et XXe siècles, par les grandes compagnies industrielles et leurs masses ouvrières. Il s'agit d'un espace structuré par un urbanisme, des constructions industrielles spécifiques et les reliquats physiques de cette exploitation (terrils, affaissements). », op.cit.

133 Unesco, Patrimoine culturel immatériel, Qu'est-ce que le patrimoine culturel immatériel

? , https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003 ,
[consulté le 26 mai 2020]

90

«Nous travaillons à un projet de Musée d'Histoire du Mouvement Ouvrier car à la différence d'autres pays européens, il n'y a pas en France de musée pour exposer et mettre en valeur les documents et objets de l'histoire ouvrière.

Les collections actuelles du musée de l'Histoire vivante pourraient être le fondement d'un musée plus grand, plus moderne, plus accessible. Si les organisations du mouvement ouvrier conservent dans de bonnes conditions leurs archives, il en va tout autrement pour les objets. Et pourtant, les objets sous toutes leurs formes sont au coeur du militantisme. Nous nous sommes adressés à toutes les organisations héritières du mouvement ouvrier : partisanes, syndicales, mutualistes, coopératives, associatives, pour rassembler ces objets et leur donner toute la place muséographique qu'ils méritent. La plupart d'entre elles soutient ce

134

projet et a répondu positivement à notre invitation à réfléchir ensemble. »

Ainsi, c'est bien l'idée d'affirmation d'objet matériel qui est un des moteurs de cette refonte du musée. Le fait que l'immatérialité soit aujourd'hui la seule forme de patrimoine reconnu aux ouvriers amène à des limites, notamment en matière de musée. Certes, les musées traitant de patrimoine immatériel sont aujourd'hui légion, mais en ce qui concerne le patrimoine ouvrier l'immatérialité est la norme. Ainsi, le seul patrimoine reconnu des ouvriers se situe dans les mémoires ouvrières . Le fait de se séparer pour le Musée de l'Histoire Vivante de son qualificatif affirme la présence d'un patrimoine matériel à reconnaître. Pour autant, il ne s'agit pas d'affirmer pour le futur musée que cette histoire ne soit pas encore en mouvement. Ainsi, il est spécifié que :

«Nous sommes au début de cette réflexion qui, au-delà du fond scientifique, nécessitera de construire le lien et la transition entre l'actuel musée - notamment son bâtiment - et l'espace nouveau. La programmation actuelle doit être vue comme une préfiguration de ce que nous voulons faire. Et symétriquement ce grand musée d'histoire sociale et ouvrière devra conserver ce qui fait l'identité de l'actuel musée c'est-à-dire « l'Histoire vivante ». Une

135

approche de l'Histoire qui se veut accessible à toutes et tous. »

L'idée de vivant se base donc sur une volonté d'identification du lieu. Ce qui prouve que le musée s'inscrit dans un présent toujours en mouvement. Au-delà de ce nouveau nom, c'est bien la forme d'un musée concernant le patrimoine ouvrier

134 Musée de l'Histoire Vivante, Le projet : Vers un grand musée d'Histoire du mouvement ouvrier , 2016, http://www.museehistoirevivante.fr/le-musee/le-projet-vers-un-grand-musee-d-histoire-du-mouvement-ouvrier , [consulté le 22 avril 2020]

135 Ibid.

91

qui est discutée. Bien que des musées portant sur les ouvriers soient présents en France, un obstacle se caractérise dans le contenu et le récit qui les accompagnent. Cela peut justifier la volonté de l'équipe du musée de l'Histoire Vivante à la refonte de son objet. Ainsi, les musées mettant en scène le patrimoine ouvrier semblent guidés, comme déjà observé, par une histoire des sciences et techniques, et non pas vers la vie de ces hommes et femmes. L'histoire du Musée de l'Histoire Vivante nous semble d'ailleurs significative de cette difficulté. Car, affirmer et développer des propos ayant pour sujet les luttes du mouvement ouvrier pourrait se confondre avec une idée de propagande, qui constituerait alors un potentiel

136

frein à leur développement .

ii- Un musée de patrimoine ouvrier en mouvement

Pour continuer, nous nous devons d'interroger le terme «d'histoire vivante »qui paraît difficile à définir. Dans le cas du musée de l'Histoire Vivante, un rapide historique permet de comprendre l'inscription fondamentale de cette notion dans sa création. Ouvert en 1939, le musée de l'Histoire Vivante doit sa création à trois personnalités communistes de l'époque, Jacques Duclos, député, Fernand Soupé, maire de Montreuil et Daniel Renoult, conseiller général de Montreuil. Son origine se forge dans la création un an auparavant de la Société pour l'Histoire Vivante. Le musée avait alors pour sujet «l'histoire du mouvement populaire et

137

des révolutions » . L'omniprésence du Parti Communiste Français (PCF) démontre le caractère politique d'une telle institution qui peut alors être vu comme lieu de propagande. Ainsi «Le musée se donne pour mission de diffuser auprès des couches populaires une histoire en mouvement, une histoire des luttes

138

sociales qu'il inscrit dans le registre d'une histoire nationale et républicaine ».

136 Sylvain Antichan, Sarah Gensburger et Jeanne Teboul, « Dépolitiser le passé, politiser le musée ? À la rencontre des visiteurs d'expositions historiques sur la première guerre mon diale », Culture & Musées, 28 | 2016, 73-92.

137 Musée de l'Histoire Vivante, Histoire du Musée,

http://www.museehistoirevivante.fr/le-musee/histoire-du-musee , [consulté le 27 mai 2020]

138 Ibid.

92

Sa direction est confiée à Jean Bruhat, historien et spécialiste du mouvement ouvrier. Nous soulignons également l'absence de conservateur en tant que tel. A l'époque, le musée est visité par le président de la chambre des députés, Edouard Herriot, en plus de nombreuses autres personnalités politiques du moment. Cela témoigne de la légitimité politique donnée à cette époque au musée. Rappelons que nous sommes en 1939 et que le Front Populaire est à la tête du mouvement politique en France, donc il n'est pas anodin que ce musée ait alors été au centre de visite de personnages publics de premier plan. Nous assistons aujourd'hui encore au même phénomène :un musée recherche souvent une légitimé pour valoriser son objet. Cette légitimité est souvent donnée grâce à des visites officielles de politiques. Cela montre le rapport très fort entre les musées et le pouvoir. Nous pouvons d'ailleurs prendre comme exemple récent de ce phénomène l'inauguration du Musée National de l'Histoire de l'Immigration, qui, en 2007, avait été boudée par le président d'alors, Nicolas Sarkozy. Cette absence s'est fait défavorablement remarquer car, au-delà de la non venu d'un homme, c'est bien la légitimité de son objet qui est questionnée, à savoir l'immigration. D'ailleurs, la présence du président suivant François Hollande et son inauguration

139

officielle en 2014 montre l'importance politique d'une telle pratique. A la fois pour le musée qui assoit son importance dans le paysage muséal, pour son objet qui devient reconnu au plus haut sommet de l'état, mais aussi pour ces personnalités qui montre clairement leur orientation politique. Dans notre cas, il convient de souligner que le musée, même à l'époque des visites des membres important du PCF, n'a jamais été nationalisé. Il n'a ainsi jamais été sous la tutelle de l'état bien que les visites d'alors légitimaient son existence et son objet. La deuxième Guerre Mondiale marque un coup d'arrêt à l'expansion du musée et, au lendemain de la libération il est ouvert au public sous un autre nom «Musée de l'Histoire de France», sa direction est alors confiée à Anne Leroux, et marque l'arrivé du statut de conservateur occupé par Jean Bruhat. Ainsi, le musée se définit clairement comme un musée d'histoire et son objet change car il ne s'agit

139 BERNARD Marie-Violette, Pourquoi il a fallu attendre sept ans avant d'inaugurer la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, Franceinfo, 2014

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plus de tracer les contours du mouvement ouvrier mais d'y mêler dans le discours l'histoire du parti communiste : «L'approche de l'histoire populaire liée

140

étroitement à l'histoire du PC domine la trame muséographique » . Les publics changent et c'est un ballet de délégations politiques qui s'ensuit. De ce fait, le musée donne l'impression d'un lieu de rassemblement politique, d'une section du parti communiste :

«Dès lors, délégations de l'Union des femmes françaises, des jeunesses communistes, ou des délégués communistes au congrès du PC croisent les délégations étrangères en provenance des pays du bloc soviétique. Des visites guidées sont organisées et des membres du Conseil d'administration, agrégés d'histoire, président des conférences populaires tantôt sur la République de 1848,

141

tantôt sur la Commune de Paris de 1871 »

La légitimité scientifique que le musée confère est ici clairement remis en cause. Les années 1950 marquent un tournant pour le musée, qui désormais s'ouvre aux chercheurs et se détache progressivement de l'influence du parti communiste. Dans cette continuité Daniel Tamanini, résistant et déporté, remplace Anne Leroux à la tête du musée. Marcel Auclair y fait des recherches pour sa biographie sur Jean Jaurès et Jean Maitron y fait également des recherches pour son livre « Le mouvement anarchiste en France». Pour autant, cette nouvelle activité marque également une baisse importante de la fréquentation du musée. Fermé partiellement dans les années 1960 et 70, Jacques Duclos un des fondateurs du musée décède en 1975 et c'est le maire d'alors qui prend la tête de l'association, Marcel Dufriche. Un autre personnage important, Jean-Luc Barré décide de sensibiliser les personnalités politiques de la ville à la mise en valeur des collections du musée mais aussi à sa nécessaire rénovation. Surtout, Jean-Luc Barré tente de convaincre les autorités de l'informatisation de l'inventaire. Ainsi, nous remarquons la volonté pour Jean-Luc Barré de repositionner le lieu comme musée. La volonté d'un inventaire démontre le nouvel engagement muséal des professionnels de ce musée. De ce fait, «Des travaux d'aménagement des salles,

140 Musée de l'Histoire Vivante, Histoire du musée , op.cit.

141 Ibid.

94

la création d'une réserve et la mise en place d'une nouvelle présentation de

142

l'exposition permanente sont entrepris » .

En 1988 le nouveau musée ouvre ses portes avec une exposition Jean Jaurès et la Révolution française . Aussi, le musée acquiert le statut de Musée de France. De nouveaux projets sont entrepris comme la création d'une cafétéria ou d'un atelier de restauration. Pour autant, ces éléments ne verront pas le jour et s'ensuit une période assez calme pour le musée. L'année 1992 marque un nouveau tournant, une programmation est votée par le conseil d'administration jusqu'en 1998 et la volonté d'un musée pérenne s'affirme. En 1993 est montée une exposition portant sur le jouet à Paris et son succès confirme la renaissance du musée. Jusqu'en 2015, des expositions viendront ponctuellement relancer le musée comme la rétrospective sur le cinéma russe.

Mais c'est bien l'année 2015 qui marque un réel renouveau pour le musée. Lors d'une assemblée générale extraordinaire est affirmée l'implication des équipes dans le développement du musée ainsi qu'un nouvel objet, celui d'un musée d'histoire sociale et ouvrière. Depuis, de nombreuses expositions rencontrent le succès, on pense notamment à 1948 et l'espoir d'une République universelle, démocratique et sociale , ou encore à la dernière exposition en date : Ouvrier.e au musée (#OUVRIER.E.SAUMUSEE).

A travers cet historique nous remarquons que le musée de l'histoire vivante possède un parcours distinctif des musées de patrimoine ouvrier. De plus, l'inscription spatiale du Musée de l'Histoire Vivante paraît fondamentale et dépositaire de son identité. Par conséquent, le lien avec la ville de Montreuil guide sa création et le musée se veut reconnaissable dans son environnement. Dans le but d'éclairer les quelques points qui nous semblent propre à un musée de patrimoine ouvrier, à savoir :

142 Ibid.

95

? Une initiative de création politique

? Un fort impact sur le territoire dans lequel il est implanté

? La volonté de conserver une identité vivante tout en affirmant une dimension matérielle

Nous poursuivrons avec la description d'un autre musée de patrimoine ouvrier, le Workers Museum - Arbejdermuseet à Copenhague.

iii- Le Workers Museum - Arbejdermuseet (Copenhague), un confrère européen

Nous effectuerons dans ces prochaines pages un comparatif entre le musée de l'Histoire Vivante et le musée de Copenhague, le Workers Museum - Arbejdermuseet. Nous analysons ce musée dans le but d'éclairer la position du musée de l'Histoire Vivante en rapport à son confrère européen. Notre choix se porte sur ce musée dans la mesure où, il est au nationalisé, au Danemark. Le fait que l'équipe du musée de l'Histoire Vivante souhaite le voir nationalisé nous offre une opportunité de comparaison. Aussi, le musée de l'Histoire Vivante et le Workers Museum font tous deux partis de l' International Association of Labour Museum . Nous souhaitons grâce à cela une compréhension plus globale d'un musée de patrimoine ouvrier en France.

Inauguré en 1982 dans le lieu historique des travailleurs danois, Workers' Assembly Hall à Romersgade. A l'origine le musée était sous la gouvernance de plusieurs institutions : Le National Museum, Le musée de Copenhague, La bibliothèques et les archives du parti des travailleurs danois, L'Université de Copenhague, le National College of the Danish Confederation of Trade Unions (LO), Les amis du musée, et le conseil général de la fédération des syndicats. Cette gouvernance démontre un musée reconnu et une direction pour le moins exceptionnelle. Il n'existe pas d'autre musée de patrimoine ouvrier sous la gouvernance d'aussi nombreuses institutions. Cela montre aussi la volonté de ne

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pas seulement inscrire le musée comme emblème politique mais y affirme également la place des chercheurs et de la science. Néanmoins, la création de ce musée est à l'origine initiée et voulue par les ouvriers du quartier de N0r Rebo, par des chercheurs du Trade Unions' Training College ainsi que par des membres du National Museum et du Musée de la ville de Copenhague. Cela montre, comme nous l'avons déjà souligné, l'importance dans la constitution d'un musée de patrimoine ouvrier, de ses premiers initiateurs, à savoir les ouvriers eux-mêmes. Cela marque une différence de taille avec le Musée de l'Histoire Vivante, car, il était quant à lui souhaité par des élus politique de la ville de

143

Montreuil, des élus communistes . Le fait que ce musée ait été initié non pas seulement par des représentants politiques mais par les premiers concernés à savoir, les ouvriers, constitue une importante place dans l'espace muséal. En effet, nous avons mentionné en première partie l'impossibilité pour les seuls initiateurs ouvriers d'obtenir cette consécration muséale. Nous rappelons le cas des anciens ouvriers de l'usine Moulinex, qui réclament depuis maintenant plus de 20 ans la constitution d'un musée. Nous pouvons d'ailleurs souligner l'absence des organisations syndicales dans le soutien de ce type d'initiative. Ce qui n'est pas le cas pour le Workers Museum de Copenhague, qui dès l'origine est, en plus des ouvriers, soutenu par des chercheurs et des organisations syndicales nationales. Le point de départ dans la revendication du musée était un musée sur l'habitat ouvrier et la vie quotidienne. Il n'y avait pas à l'origine d'affirmation politique dans l'objet traité par le musée. Ce qui semble avoir poussé les autorités à la création de ce musée réside dans l'élément dit remarquable constitué par l'Assembly Hall, et son architecture. Comme nous l'avons mentionné au cours de ce mémoire, ce qui a guidé en premier lieu la création de ce musée est la volonté de protection architecturale voulu pour des raisons esthétiques. Aussi, les équipes du musée font aujourd'hui remarquer avec fierté que ce Hall constitue le tout

144

premier élément du patrimoine ouvrier protégé et reconnu en Europe :

143 A cette époque, de nombreux élus communistes étaient eux-mêmes ouvriers.

144 Ludvigsen, P. (2009). History of the Workers' Museum in Denmark. International Labor and Working-Class History, 76(1), 44-53

97

(c) Workers' Assembly Hall, The - Workers Museum Arbejdermuseet

Classé en 1983, soit près d'un an après l'ouverture du musée, c'est bien ce lieu qui a lancé le point de départ de la constitution effective de ce musée. Bien que le musée soit ouvert en 1982, il est encore à cette époque à la recherche d'une reconnaissance officielle des autorité, fondamentale pour traiter et faire reconnaître le statut de musée. Ainsi, nous assistons dans le cas des musées de patrimoine ouvrier à un geste politique fort, nécessaire à leur survie. Bien que la gouvernance du musée ait été assurée par des institutions reconnues, l'importance des Ministères de la Culture des pays dans lesquelles prennent place ces musées semble fondamentale à leur reconnaissance et leur pérennité. Le Workers Museum de Copenhague nous offre ainsi un exemple distinctif du processus de reconnaissance d'un musée de patrimoine ouvrier. Alors que les professionnels de musées poussaient pour sa reconnaissance, le ministre de la Culture Libéral-Conservateur, prenant la place d'un ministre de la Culture démocrate, décidait de ne pas reconnaître le musée et de ce fait de ne pas suivre les recommandations de l'autorité nationale en la matière. Mais, un événement

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exceptionnel et politique eut lieu : Deux politiciens réussissaient à constituer une majorité parlementaire de centre gauche et parvinrent à faire reconnaître le musée car soutenu par une majorité de parlementaire. L'inscription du musée dans le budget de 1984 a ainsi permis de le faire reconnaître et protéger de façon pérenne. «Le Workers Museum était maintenant une réalité, avec un parlement majoritaire

145

derrière lui et son bâtiment officiellement protégé », nous observons dans cet exemple la dualité qui s'opère en matière de patrimoine ouvrier. Car, bien que des institutions reconnues puissent souhaiter la création d'un musée de patrimoine ouvrier, elle peut s'opposer à des volontés politique car non pas reconnu comme objet de patrimoine à part entière mais bien comme objet politique, guidé par des considérations démocrate ou conservatrice dans ce cas. Cela démontre encore une fois la signification politique d'un musée de patrimoine ouvrier. Les années suivantes ont permis d'asseoir la légitimité de ce musée, grâce en particulier à ses expositions où de très nombreux publics se sont rendus. Le Workers Museum compte dans les années 80, jusqu'à 100 000 visiteurs par an, synonyme du succès de l'institution. Le musée explique ce succès, « Nous créons des expositions qui touchent les gens, parlent à leur souvenir, et qui leur permettent de s'identifier au

146

musée ». La première exposition montée en 1983 montre le caractère très proche que le musée a entretenu avec son public dès l'ouverture. Ainsi, le musée propose une exposition sur la vie quotidienne dans les années 50 ce qui permet au visiteur d'alors de pouvoir s'identifier au sujet de l'exposition. Le musée expose des objets donnés par ces visiteurs, ce qui favorise la venue des publics d'alors. Néanmoins, il ne s'agissait pas seulement pour les équipes du musée d'une volonté de lien avec ses visiteurs, en fait, le musée n'ayant pas de collection, faire une exposition sur les années 50 permettait de rassembler des objets que les gens possédaient

145 «The Workers' Museum was now a reality, with a parliamentary majority behind it and its buildings officially protected», Ibid.

146 «We created exhibitions that touched people, spoke to their memories, and led them to identify with the museum», Ibid.

99

147

encore . Cela montre donc une autre réalité, la difficile constitution d'une collection, dans le cas des musées de patrimoine ouvrier.

b- Architecture d'une structure muséale

i- Une similarité des origines

La difficulté des musées de patrimoine ouvrier réside dans la constitution d'une collection. Des campagnes de dons sont régulièrement menées, de façon ponctuelle ou permanente. Dès la création du musée de l'histoire vivante, le lien très fort avec le parti communiste français fait que le musée a possédé une collection dès son origine. En revanche, le Workers Museum de Copenhague, lui,

148

n'avait aucun objet à présenter, «Il n'y avait pas de collection ! » . La première mission fut donc de réunir des artefacts. Nous remarquons que les prémisses des collections de ces musées sont incarnées dans la donation d'archive des partis politiques, représentatives des ouvriers. Ainsi, en France, c'est le parti communiste qui alimente les débuts de la collection du musée de l'Histoire Vivante. Cela démontre une participation des parties politiques, assez fondamentale dans leur création et la constitution de leurs collections. Bien que leurs objectifs d'origine constituent le point commun de ces deux institutions (Musée de l'Histoire Vivante et Arbejdermuseet), à savoir, le traitement et l'exposition du mouvement ouvrier, ils paraissent, depuis avoir changés d'objectifs.

Le musée de Copenhague présente effectivement le mouvement ouvrier au Danemark, mais, il affirme son objet dans l'exposition de la vie quotidienne : «Nous collectons, préservons, explorons, communiquons et mettons à jour le

147 «Since we had no collection, we had to locate and acquire everything. There was a good reason for us to have selected the 1950s: Many people had kept things from this decade, things that were suitable for exhibition and things we could actually get hold of.», Ibid.

148 «There were no collections!« , Ibid.

100

patrimoine culturel du mouvement ouvrier et l'histoire des conditions de travail et

149

de la vie quotidienne au Danemark. » .

Au travers de ces deux musées nous remarquons l'importance de la constitution d'une collection. Nous le savons, nombreux sont les musées qui aujourd'hui décident de ne plus posséder d'objet et préfèrent accueillir des prêts. Car, une collection, en plus de constituer une matière première pour les musées, que ce soit en termes de recherche ou pour la préparation d'exposition, permet d'asseoir son sujet. Toutefois, une collection constitue un pôle de restauration pour prendre soin des objets montré. Ces raisons éclairent l'absence de collections de certains musées qui accueillent, à ce titre, des prêts d'objets ou des expositions temporaires par exemple. Cela vient d'ailleurs questionner la définition que fait l'ICOM d'un musée qui «(...) acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l'humanité et de son environnement à des

150

fins d'études, d'éducation et de délectation ». Dans le cas des musées de patrimoine ouvrier, la constitution d'une collection semble primordiale, en effet, ils agissent comme les seules institutions qui protègent et entretiennent les objets en lien avec la vie ouvrière. Ces collections sont d'ailleurs en premier lieu le fait des organisations syndicales et ouvrières elles-mêmes. Les archives qu'elles ont constituées sont souvent la matière première de ces collections. Ainsi, si la recherche et l'acquisition d'objets semble primordiale pour conférer le titre de musée, elle s'incarne tout aussi justement dans les musées de patrimoine ouvrier. Car, se sont bien les objets qui permettent d'illustrer leur propos, et par cela, qui justifie l'existence des musées portant sur les ouvriers. Après avoir expliqué la création de ces musées, nous soulignons que leur origine n'est pas due à une donation, comme cela peut être le cas d'autres musées.

149 «We collect, preserve, explore, communicate and update the cultural heritage of the workers movement and the history of working conditions and everyday life in Denmark.» , About us, Arbejdermuseet- The Workers Museum, disponible en ligne : https://www.arbejdermuseet.dk/en/about-us/ , [consulté le 18 juin 2020]

150 Définition musée Icom, op.cit.

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Ce que nous remarquons est le point commun dans leurs créations : la volonté politique de reconnaissance de l'histoire ouvrière. Si ces musées dès l'origine ont la possession d'un lieu pour les accueillir, les collections qu'ils abritent font défaut. Dans le but d'affirmer leur existence muséal et non pas seulement militante, ces musées sont dans l'obligation de créer leur propre collection.

Les équipes du Workers Museum de Copenhague ont très vite compris l'enjeu primordiale de cette question. Leur première exposition, en 1984, portait sur la vie quotidienne des ouvriers dans les années 50. Cette exposition a permis de combler plusieurs objectifs, dont le principal, celui de la constitution d'une première collection. Bien que des archives leur aient été fournies par les partis politiques d'alors, une collection créée et portée par les équipes du musée était à concevoir. Or, les habitants de Manchester étaient susceptibles de posséder des objets datant des années 50, cela permettait aux premiers publics du musée de pouvoir s'identifier au thème exposé. De ce fait, cette première exposition fut un véritable succès. Elle constitue aujourd'hui encore, une des expositions permanentes du Workers Museum. Ce schéma ayant satisfait aux premières exigences du musée, les équipes décidèrent de procéder de la même manière pour l'exposition suivante portant sur la grande dépression de 1930. Cette technique d'acquisition a permis de faire surgir un moyen de communication efficace, en plus de la constitution d'une collection nécessaire à l'institution. Lors de cette deuxième exposition, les professionnels des musées ont remis en cause ce procédé : «Cette campagne d'acquisition fut ardemment questionnée par les professionnels de musées - mais

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un vrai succès auprès de la population » . Cette deuxième campagne a également permis au musée de se détacher du caractère politique et militant que possédait le musée à son ouverture. Cela a facilité, pour les publics, le fait de se sentir partie prenante du musée, ce n'est d'ailleurs pas sans rappeler le modèle des écomusées. Aussi, ces expositions ont permis d'affirmer le champ muséal de l'institution :

151 «The campaign was heavily questioned by museum professional - but very successful with the rest of population» , Peter Ludvigsen, History of the Workers Museum in Denmark, International Labor and Working-Class History, No. 76, Public History And Labor History, 2009, pp. 44-53

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C'est bien la vie quotidienne que le musée expose de façon permanente. Depuis, l'exposition permanente du musée s'est vu enrichir d'une donation portant sur un intérieur entier d'habitat ouvrier datant de 1915. Cela confirme d'autant plus la volonté d'inscription de ce musée dans la vie quotidienne des ouvriers. Depuis, le musée a notamment fait l'acquisition de nombreuses photographies et en possède une collection importante.

ii- La recherche d'un modèle

Ce que ces deux exemples emblématiques démontrent est le modèle mouvant d'un musée de patrimoine ouvrier. Ils interrogent la façon dont le patrimoine ouvrier est présenté et font poser un regard sur le rôle primordial des équipes de ces musées. Car, ces musées ne sont pas des écomusées bien que certaines pratiques s'en inspire directement, comme dans la constitution des collections notamment. Ce ne sont pas non plus des musées communautaires bien que leur objet favorise une identification spécifique des publics qui le visitent. Ils ne sont pas non, plus des musées de science, car le discours porté ne porte pas spécifiquement sur les techniques. Il nous semble que les musées de patrimoine ouvrier sont définis par un ensemble polymorphe, qui cherche encore un modèle précis. Aussi, leur gouvernance interroge les discours qui seront transmis aux visiteurs. D'ailleurs la refonte du musée de l'Histoire Vivante vise à interroger et mettre en pratique un nouveau modèle possible, encore loin d'être arrêté.

A la lumière de l'histoire de ces deux musées nous pouvons tenter d'établir un premier schéma correspondant aux étapes de construction d'un musée de patrimoine ouvrier :

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Nous distinguons cinq étapes dans la constitution d'un musée de patrimoine ouvrier :

- Premièrement, la création de ces musées se fonde sur des volontés politiques. Comme nous l'avons souligné ce sont trois élus communistes qui ont initié le Musée de l'Histoire Vivante à Montreuil. En ce qui concerne le Workers Museum ce sont les ouvriers habitant autours du hall ainsi que les organisations syndicales d'alors qui ont initié et émit la demande d'un musée portant sur les ouvriers.

- Deuxièmement, une fois la revendication d'un musée traitant des ouvriers exprimée nous assistons à la recherche de légitimation du musée. Dans le cas du musée de l'Histoire Vivante à Montreuil la légitimité du musée s'est faite assez

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rapidement, le Front Populaire étant alors au pouvoir en France (1939), le musée a très rapidement accueilli des personnalités politique de premier plan comme le président de la chambre des députés. Dans le cas du Workers Museum la légitimité politique s'est faite plus difficile à acquérir. Mais, comme nous l'avons vu, la volonté de trois députés à réussi à créer une majorité parlementaire a fait inscrire le musée dans le budget danois de 1984. Cette recherche de légitimité est fondamentale en matière de musée traitant de patrimoine ouvrier en ce qu'elle permet de reconnaître l'objet qui y est traité, et par là-même assure la reconnaissance de cette classe sociale, de manière plus générale. Plus globalement, les objets du patrimoine ouvriers sont assez volatiles et sujets à une disparition facile. En effet, que ce soit les matériaux utilisés pour les confectionner, qui ne sont pas forcément d'une très bonne qualité ou encore, de manière plus insidieuse, ces objets n'ayant pas de valeur historique, ils sont facilement jetés ou détruits. Les musées de patrimoine ouvrier cherchent cette reconnaissance politique car ils sont également les institutions qui se chargent de les collecter et de les protéger, or, pour qu'un bien soit unanimement reconnus comme ayant de la valeur, la légitimité politique devient majeure.

- Troisièmement, nous assistons dans le cas de ces musées à l'importance de la constitution d'une collection. Bien que cela soit la norme en matière de musée, dans le cas du patrimoine ouvrier cela devient un enjeu majeur dans le but de reconnaissance de l'établissement et qui permet de le détacher d'une vision militante. De fait, ces musées étant créés sur des volontés politiques, il convient pour leur pérennité de constituer une collection qui leur permettent d'affirmer leur rôle. Aussi, et d'un tout autre point de vue, nous assistons à la volonté de création de ces collections dans un but historique. Le fait que les objets ayant attrait aux ouvriers semblent disparaître et ne pas être entretenus encourage ces musées à les collecter de manière active. De ce fait, le rôle historique de ces objets est mis en valeur. Dans le cas du Workers Museum nous avons vu la méthode consistant à inciter les ouvriers aux dons, et, dans le cas du Musée de l'Histoire Vivante, à

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proposer directement à ces visiteurs d'investir dans l'acquisition de certains objets

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.

- Quatrièmement, nous remarquons l'importance des premières expositions de ces musées dans l'affirmation de leur objet. Cela leur permet, en plus de s'ouvrir aux publics, de pouvoir affirmer leur place dans l'espace muséal. Ainsi, les premières expositions du Workers Museum constituent aujourd'hui leur exposition permanente. Cela leur a permis d'ancrer plus spécifiquement leur collection portant sur la vie quotidienne des ouvriers en premier lieu. Nous assistons dans le cas du musée de l'Histoire Vivante à un tout autre processus. Le musée ayant changé de nom et de forme plusieurs fois au cours de son histoire, la première exposition ne reflète plus la forme actuelle du musée. En revanche, les premières expositions depuis 2015, démontrent un musée traitant de sujet historique varié et d'un regard critique sur ces anciennes expositions. A titre d'exemple , «1914-2014, l'impossible oubli» ; «Grandir après la shoah» ; «Femmes en métiers d'hommes» ; «1936 : nouvelles images, nouveaux regards sur le front populaire» , sont les expositions (Annexe 17) qui affirment les contenus nouveaux du musée. Ces présentations démontrent la volonté pour le musée de traiter des sujets de société, des sujets d'histoire mais aussi de poser un regard sur son engagement politique. Ainsi, les premières expositions constituent véritablement un important ressort au positionnement du musée, et de façon plus générale à la manière dont il sera appréhendé par le public.

C'est pourquoi, en dernière étape de légitimation d'un musée de patrimoine ouvrier, nous avons choisi de présenter la légitimation des publics. Il s'agit selon nous de l'ultime étape de validation du musée et cela permet son inscription pleine et entière dans le paysage muséal mais aussi du territoire dans lequel il s'inscrit. Dans le cas de l'histoire vivante à Montreuil, le succès de ces

152 Actuellement le musée cherche à réunir des dons pour l'acquisition de bustes de Lafargue, Marx et Jean Longuet. En plus d'inviter la municipalité ou la région à réunir les fonds nécessaires, il propose à son public d'investir.

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expositions et l'influence grandissante de ce musée sur le territoire . Le Workers Museum - Arbejdermuseet a, quant à lui, assit définitivement son importance dans le paysage muséal danois. La première exposition portant sur la vie quotidienne dans les années 50 a permis aux publics de se sentir investi dans le musée. Par-delà de comprendre le propos, ils se sont sentis partie prenante et cela a favorisé le nombre de visites très importants pour le musée (Ludvigsen 2009). A cette époque pas moins de 100 000 entrées ont été dénombrées dans le musée. Les publics ont donc fini de le faire compter parmi les musées importants du Danemark.

iii- La difficile présentation des collections, perception et discours

Cette analyse du musée de l'Histoire vivante et plus généralement d'un musée de patrimoine ouvrier, grâce à la présentation de l'Arbejdermuseet, nous montre le champ d'application d'un musée de patrimoine ouvrier aujourd'hui. Bien que ces deux musées se situent dans deux pays différents, leur points communs ne font aucun doute : leur origine de création, la recherche de légitimation de leur objet, l'importante volonté d'acquisition. Ils mettent également en exergue la difficulté d'un musée de patrimoine ouvrier : Comment montrer sans être partisan ? Comment politiser ses collections sans se voir attribuer une notion de propagande ? Ces deux questions constituent selon nous la principale difficulté d'un musée de patrimoine ouvrier aujourd'hui. Cependant, ces remarques s'attachent aux musées d'histoire plus généralement. Elles prennent une tournure particulière dans les musées de patrimoine ouvrier car se situant en lien direct avec l'objet qui font leur existence, à savoir les ouvriers. Ces questions, bien que communes aux musées

153 On pense notamment aux journées d'étude régulièrement organisé par le musée et qui impliquent des acteurs locaux. Nous avons assisté à ce sujet à la journée d'étude organisé par le musée et portant sur la désindustrialisation à Montreuil , qui s'est tenue en octobre 2019, nous avons ainsi constaté l'importance du musée pour le territoire montreuillois. AInsi, le maire de Montreuil lui-même est venu ouvrir la journée et à mis la salle des fêtes de la mairie à la disposition des équipes du musée. Aussi, les intervenants qui mêlait à la fois des professionnels, ou des chercheurs, a vu se succéder des habitants de montreuils, ce qui inscrit le musée dans son territoire et montre l'importance des publics qui le composent comme «tant parti prenante de la vie de la ville.

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d'histoire ne semblent pour l'instant pas avoir obtenu de réponse admise par tous les membres de la communauté muséale. Nous avons soulevé les points communs de ces deux musées, mais dans l'application de ces questions, leurs réponses semblent fondamentalement opposées. Le Workers Museum trouve sa légitimité scientifique en proposant l'exposition de la vie quotidienne, ce qui lui permet de pouvoir justifier son propos quand son objet est plus engagé politiquement, à savoir les conditions de travail par exemple. Le Musée de l'Histoire vivante quant à lui, semble prendre le contrepied de ce type de présentation. En effet, il affirme dans ces statuts le caractère militant de l'institution «le musée poursuit sa démarche de livrer au public une histoire engagée mais indépendante d'objectifs

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politiques qu'auparavant on lui fixait » et l'association pour l'Histoire vivante de confirmer «rester fidèle à une histoire du peuple et des dominés, une histoire des dominations, une histoire aussi des combats pour l'émancipation humaine. 155 ». Cela nous paraît la véritable exposition du patrimoine ouvrier. Car, bien que les objets de ces deux musées soient similaires, leurs présentations et les propos qui les accompagnent sont complètement différents. Non pas qu'ils se contredisent, mais que l'objet de ces musées ne soient finalement pas les mêmes. Cela nous prouve la recherche nécessaire d'un modèle muséal dans l'exposition du patrimoine ouvrier. Ces deux modèles, celle de l'affirmation militante de l'objet du musée, et, celle de l'affirmation de l'histoire du mouvement ouvrier dans la vie

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quotidienne semble être les deux visions qui s'opposent aujourd'hui en matière de modèle muséal. Car, cette idée de vie quotidienne cache, selon nous, l'idée de musée des gens du communs, auxquels les ouvriers sont évidemment associés. Mais, il ne s'agit pas pour autant d'un musée de patrimoine ouvrier. Cela constitue selon nous la véritable remarque à la vue de cette analyse des musées de patrimoine ouvrier. Ces deux modèles nous semblent en confrontation car ne traitant pas de la même chose. Aussi, l'idée d'exposition des gens du communs

154 Musée de l'Histoire Vivante, Histoire du musée, op.cit.

155 Musée de l'Histoire Vivante, L'association, disponible en ligne : http://www.museehistoirevivante.fr/le-musee/l-association [consulté le 15 juin 2020]

156 Un autre exemple se situe dans le musée de Manchester, People's History Museum, étant auparavant le musée du labour et a changé son objet pour épouser l'idée de l'exposition de la vie quotidienne.

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semblent prendre le pas sur les musées de patrimoine ouvrier, dans la mesure où le Workers Museum notamment, est à l'initiative d'une proposition de classement de

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plusieurs monuments en Europe portant sur le patrimoine ouvrier . Cette initiative prouve bien l'avance que prend le Workers Museum dans la représentation du modèle d'un musée de patrimoine ouvrier. Car, là où le musée de l'Histoire vivante peine encore à faire reconnaître son sujet dans son propre pays, le Workers Museum est lui complètement reconnu et nationalisé.

Cela fait changer le sujet d'échelle dans la mesure où c'est bien sur la liste du patrimoine mondial que le musée souhaite aujourd'hui affirmer sa légitimité. Mais, pourtant, comme nous l'avons vu précédemment à travers l'inscription du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, la vision française du patrimoine ouvrier peut s'affirmer, bien qu'elle soit encore assez silencieuse. Ce qui le prouve est constitué dans les éléments présentés par le Workers Museum pour une inscription, qui étaient constituée dans les bourses du travail de plusieurs pays européens ne s'est pas faite contrairement au bassin minier du Nord. Or, la vision du patrimoine ouvrier que propose le Workers Museum nous paraît beaucoup plus facilement acceptable, car en présentant la vie quotidienne, elle répond aux objectifs du patrimoine : Rassembler et unir. La vision militante du patrimoine ouvrier du musée de l'histoire vivante qui revendique l'inscription militante de son propos nous paraît particulièrement intéressante car elle n'empêche pas un travail scientifique rigoureux .

157 Peter Ludvigsen (2013) Workers' Assembly Halls as a Proposition for

UNESCO's World Heritage, International Journal of Heritage Studies, 19:5, 408-438, DOI: 10.1080/13527258.2012.675509

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