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UNIVERSITÉ DE DOUALA THE UNIVERSITY OF
DOUALA
FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES
HUMAINES
FACULTY OF LETTERS AND SOCIAL
SCIENCES
ÉCOLE DOCTORALE : Sciences Humaines et
Sociales
DOCTORATE SCHOOL : Social Sciences
UNITÉ DE FORMATION DOCTORALE : Sciences
Humaines, Littératures et Communication
DOCTORATE UNIT TRAINING: Social
Sciences, Litterature and Communication
LABORATOIRE DE RECHERCHE : Littératures
et Civilisations RESEARCH LABORATORY :
Littérature and Civilization
Le motif du retour au pays natal dans le roman
de
l'immigration : l'exemple de Ces
âmes chagrines de
Léonora Miano et Voici venir les
rêveurs d'Imbolo
Mbue
Mémoire présenté en vue de l'obtention du
diplôme de Master en Littérature et Civilisation
Comparées
Présenté par
NJIOTOUO NJAKOU Fabrice Lyonel
Licence en Français et Études
Francophones Sous la direction de
Alda Flora AMABIAMINA Maître de
conférences
Année académique 2018-2019
i
À mes parents,
À mon grand-frère SFM, À
TFRADA.
ii
REMERCIEMENTS
J'exprime mes vifs remerciements à mon
directeur de mémoire, la Professeure Amabiamina Flora, pour la confiance
qu'elle m'a accordée en acceptant de diriger ce travail et pour l'avoir
suivi avec intérêt tout au long de sa rédaction. Je ne
pourrais jamais oublier sa grande rigueur intellectuelle, sa
disponibilité, ses remarques, ses critiques qui ont été
extrêmement précieuses et ont joué un rôle primordial
dans l'aboutissement de ce travail. Qu'elle soit assurée de ma
gratitude.
Je dis également merci au Dr Nug Bissohong
Thomas Théophile pour avoir été à mes
côtés dans mes tout premiers pas sur le chemin de la recherche. Je
pense à ses conseils, ses encouragements et sa disponibilité. Je
ne lui dirai jamais assez merci.
Mes remerciements vont encore à l'endroit du Dr
Ako, pour la documentation qu'il a mise à ma disposition alors que
j'étais encore indécis quant à l'orientation à
donner à cette recherche ; « que ces pages en inspirent d'autres
», m'a-t-il dit.
Je remercie aussi tous les enseignants du
département de Français et Études Francophones pour leurs
multiples conseils, leurs encouragements, leurs recadrages et leur
détermination à nous voir, mes camarades et moi, aller de
l'avant.
Enfin, j'adresse un merci particulier à mes
frères, mes soeurs et à tous mes ami(e)s pour leur soutien
multiforme et leurs encouragements.
iii
RÉSUMÉ
Ce travail de recherche intitulé « Le
motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de
Ces âmes chagrines de Léonora Miano et
Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue »
vise à réorienter la lecture que la critique a tendance à
faire des migrations africaines. Dans un contexte où celles-ci sont de
plus en plus présentées en termes d'immigration -
c'est-à-dire un mouvement d'entrée à sens unique dans les
pays développés parfois-, envisager un retour volontaire et
heureux des personnages dans leurs pays natals respectifs s'avère
difficile, les quelques retours observés jusqu'ici étant
généralement le fruit des expulsions. Or, à travers les
romans qui constituent le corpus de cette étude, on observe une rupture
avec cette perception. Des personnages mis en scène, à un moment
donné de leurs expériences émigratives, optent pour un
retour volontaire à la case départ alors même que d'autres
options sont envisageables. En nous appuyant sur la critique thématique
de Jean-Pierre Richard et en ayant recours à certains outils de
l'analyse comparée à l'instar de l'écart, du changement et
de la distance, nous montrons que ce retour se lit comme une sorte de
redéfinition et d'affranchissement du personnage immigré qui,
jusqu'ici, pensait l'ailleurs en termes de terre promise. Nous postulons qu'il
importe désormais de nuancer le regard porté sur les migrations
africaines qui, dorénavant, se posent en s'opposant aux perceptions
classiques qui l'entourent.
Mots-clés : Roman de l'immigration, pays-natal,
ailleurs, retour, immigré.
iv
ABSTRACT
The present research, entitled: «le motif du
retour au pays natal dans le roman de l'immigration: l'exemple de
Ces âmes chagrines de Léonora Miano et
Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue» aims at
modifying the perception of african's migration. In fact, in a context where
immigration is seen as the leaving of one's country to another without any will
to return to one's native country, it is quite scarce to think of a deliberate
return of an immigrant due to the fact that when it happens, it is due to a
forced repatriation. However, through the novels that build up the corpus of
our research, we notice that free return of an immigrant is possible. After
some times abroad, the characters of the novels of our corpus decide to return
respectively in their native countries even though other possibilities of
having a better life were offered. Having as theoretical framework the thematic
critique of Jean-Pierre Richard, and using some tools of comparative analysis
such as the gap, the change, the passage, this research shows that African
immigrants not only redefine themselves, but also free themselves from the
conception that life abroad is a paradise by deliberately returning to their
native countries. Therefore, we stand in this research for a new perception of
African immigrants since they are more exempting themselves from the classical
opinion that was done on them, by increasingly returning to their native
countries.
Keywords: Immigrant novel, native country, abroad,
return, immigrant.
1
INTRODUCTION GÉNÉRALE
2
Ces dernières décennies, le
phénomène de l'immigration prend de l'ampleur. Il revient sans
cesse sur le devant de la scène, comme en témoigne un nombre de
données sociales. La France, par exemple, accueille depuis le
début du XXIe siècle près de cent mille nouveaux migrants
par an1. La diaspora d'un pays comme les Comores, en France, est
au-dessus de la population dont regorge sa capitale Moroni (Katibo, 2011). Le
site d'informations sur les migrants, `
Infomigrants.com',
nous renseigne qu'en 2018 près de 2000 migrants dorment
dans des campements insalubres sur les trottoirs de Paris. Ces conditions ne
sont nullement dissuasives car, selon le même site, deux millions de
personnes ont rejoint le « vieux continent » en 2015, dont la
moitié par la Méditerranée. Si les chiffres sur le nombre
d'Africains qui se rendent en Europe peuvent s'avérer
inquiétants, ce n'est cependant que la face cachée de l'iceberg.
En effet, du point de vue des départs, ces chiffres sont beaucoup plus
importants. Les migrants subsahariens - ceux de l'Afrique de l'Ouest surtout -,
par exemple, se tournent peu vers l'Europe.
Cris Beauchemin et David Lessault (2014 : 32-43) nous
informent que 70% des émigrés Ouest-africains restent en Afrique.
61% d'entre eux privilégient les pays de la sous-région alors que
15% seulement se dirigent vers l'Europe et 6% vers l'Amérique du Nord.
Ces proportions non négligeables montrent que les destinations des
Subsahariens ne sont pas toujours européennes. Cependant, les
débats sont la plupart du temps centrés sur des migrants qui
optent pour l'Europe comme destination privilégiée car c'est en
Europe, et sur la route vers l'Europe surtout, que l'on enregistre le plus de
données "froides" sur les migrants. Le 20 juin 2003, l'on enregistre
plus de 210 morts et disparus après le naufrage d'un bateau aux larges
des côtes tunisiennes, transportant des immigrés clandestins de
plusieurs nationalités africaines. Entre 2006 et 2007, ce sont plus de
360 personnes qui périssent dans le naufrage de deux bateaux
clandestins, entre la Somalie et le Yémen. En 2011, environ 150
réfugiés somaliens et érythréens, partis de Libye,
disparaissent dans le naufrage de leur embarcation au sud de l'île
italienne de Lampedusa. Cette île sera le théâtre d'un autre
drame plus conséquent, deux ans plus tard, le 03 octobre 2013, avec au
moins 366 morts2. Pour le peu de personnes qui parviennent à
braver ces obstacles et à arriver en Europe, on remarque qu'elles sont
toutes ou presque des sans-abris, lorsqu'elles ne deviennent pas des
réfugiés parqués dans des camps.
L'importance ainsi évoquée de
l'immigration en a fait et depuis « la fin des années 70, l'un des
"topoï" majeur de la littérature contemporaine » (Chevrier,
2004 : 97). Après la
1 Histoire de l'immigration en
France, Collectif des lutins, Version 1.0 - Janvier
2004
2 Ces données ont
été publiées par l'AFP (Agence France-presse) le lundi 15
septembre 2014 à 15h48
3
période de dénonciation du colonialisme
par les auteurs de la première génération, de l'engagement
au même combat autour de la notion de Négritude par les auteurs de
la seconde génération, de la stigmatisation des pouvoirs
politiques au lendemain des indépendances et du désenchantement
qui s'en est suivi par les auteurs de la troisième
génération, ceux de la quatrième génération
vont produire « une littérature liée à l'immigration
et à la condition des Africains.» (Mongo-Mboussa, 2002 : 67) Elle
s'exprime alors à travers divers genres dont le plus répandu est
sans doute le roman. Nègre de paille (1982) de
Karone Yodi est ainsi considéré comme l'un des premiers. On peut
également citer L'Impasse de Daniel Biyaoula
(1996), Le petit prince de Belleville de Calixthe
Beyala (1992), Le Paradis du Nord de Jean-Roger
Essomba (1996), Dans la peau d'un sans papier de
Boubacar Diop (1997), Bleu blanc rouge d'Alain
Mabanckou (1998) ...
Ces romans et bien d'autres dits de l'immigration ont
des caractéristiques bien définies. Lalasoa Berïnson (2009)
s'inspirant des travaux de Lebrun et Collès, en établit quatre.
Il s'agit tout d'abord de la transculturalité : des sujets
traités sont partagés entre et par plusieurs cultures. Il note
ensuite la quête d'identité, avec des personnages n'arrivant
à se définir ni par leur espace d'accueil, ni par celui
d'origine. Il apparaît également ici la critique de la mise
à l'écart, du rejet et même de la marginalisation des
migrants de part et d'autre des personnes qu'ils côtoient au quotidien et
même parfois de leurs congénères (du même pays
d'origine). Enfin, le choix de la langue, ce qui revient à dire que les
destinations des migrants sont généralement fonction de leur
langue. En effet, ceux de l'Afrique francophone optent souvent pour des pays
francophones, tout comme le choix des migrants de l'Afrique anglophone se porte
sur les pays anglophones.
Même si les caractéristiques
énoncées ne se déploient pas de la même
manière dans les différents récits romanesques, il demeure
que « Les migrations africaines {y] sont souvent présentées
en terme d'immigration », souligne Beauchemin et
David Lessault (2014 :32). Cela revient à les
considérer comme un mouvement d'entrée à sens unique et
à caractère définitif dans les pays
développés en particulier. Or il serait intéressant de
voir ce phénomène sous un autre angle, différent de ce
schéma classique dressé par les romanciers et qui n'attirent pas
l'attention de la critique dans ce sens. L'étude du motif du retour au
pays natal s'inscrit dans cette logique.
Par motif, on entend avec Pierre Brunel « un
élément concret qui s'oppose à l'abstraction ou à
la généralité du thème. » (1983 : 128) Le
choix d'y porter notre attention trouve tout son sens en ce que l'étude
du motif du retour au pays natal fait, jusqu'ici, l'objet de peu
d'intérêt de la part des chercheurs, car bon nombre de ces romans
ne dressent pas ce
4
schéma. Suivant la vision des auteurs de la
quatrième génération, on constate bien que ces questions
n'étaient pas fondamentales, tel que nous renseigne Mongo-Mboussa,
citant une étude de Waberi : « Ils [les auteurs de la
quatrième génération] s'assument comme des bâtards
internationaux [...] d'où la disparition de la problématique du
retour au pays natal au bénéfice de celle de l'arrivée en
France » (2002 : 67). Or, si bon nombre de romans de l'immigration
s'attèlent à présenter le phénomène de
façon unilatérale (du pays d'origine vers le pays
rêvé), des romans brisent ces chaines. Le retour au pays natal en
constitue l'âme ; ils dressent ce schéma et les personnages mis en
scène s'y lancent la tête haute. Parmi ces romans, il y a
Ces âmes chagrines3 de
Léonora Miano et Voici venir les
rêveurs4 d'Imbolo Mbue.
La définition du concept « immigration
», de par son étymologie, tend à expliquer la saveur
particulièrement amère qu'elle connote chez plus d'une personne.
En effet, étymologiquement, immigration vient du latin
immigare duquel découle le verbe immigrer qui
signifie « entrer dans... », « s'introduire dans... ». Le
dictionnaire Le Robert donne une définition
dans ce sens, en tant que l'« entrée dans un pays de personnes non
autochtones qui viennent s'y établir généralement pour y
trouver un emploi. » Pour Le Robert, la plupart
des phénomènes d'immigration est en étroit rapport avec la
quête d'emploi. En sociologie par exemple, on accorde une grande
importance non pas aux motivations qui entraînent le
phénomène, mais plutôt au résultat ; autrement dit,
à l'impact que le phénomène pourrait avoir sur la
société à l'instar des marginalisations et des clivages
pour ne citer que ceux-ci. Les anthropologues, quant à eux, ont une
vision presque similaire. Leurs travaux sur l'immigration consistent en
l'étude de ce qui est propre à ces différents groupes qui
se créent suite à l'immigration, l'impact du
phénomène sur les partisans et leurs milieux de départ
et/ou d'arrivée. Jean-Noël Ferrié dans
L'immigration comme domaine de l'anthropologie in Anthropologie de
l'immigration, présente le domaine d'étude en ces
mots :
Si l'anthropologie urbaine s'intéresse aux
groupes immigrés comme à une composante de la ville,
l'anthropologie de l'immigration étudie, elle, la dynamique propre
à ces groupes. Ce qui veut dire (a) la transformation du groupe migrant
entre le milieu de départ et le milieu d'arrivé. (b) l'effet sur
le milieu d'arrivé. (c) l'effet sur le milieu de départ. (1993 :
239)
On peut donc comprendre à travers cette
présentation que l'anthropologie pousse les études sur les
risques de l'immigration déjà décrits en sociologie,
à l'instar de l'assimilation ou de l'acculturation. D'ailleurs,
Ferrié poursuit en disant « Par `milieu' et `effet', on
entend
3 Pour la suite des analyses, nous abrégerons
ce titre `CAC'
4 Pour la suite des analyses, nous abrégerons
ce titre `VVR'
5
aussi bien ce qui est du ressort du culturel que du
biologique. » (1993-241) En géographie, principalement la
géographie de la population, on s'attèle à mesurer
l'impact du phénomène sur la population, comme le montre
déjà le Dictionnaire démographique
multilingue no 29 de 1958 : « Ensemble de
déplacements ayant pour effet de transférer la résidence
des intéressés d'un certain lieu de départ à un
certain lieu de destination ou d'arrivée. » Si cette
définition paraît encore générale ou même
générique, Joël Paihlé précise les choses :
« une migration est un déplacement résidentiel contribuant
au mouvement de la population et un migrant, un individu qui contribue par son
déplacement durable à modifier la population de son aire de
départ et de son aire d'installation. » (2002 : 77).
Les immigrés sont le plus souvent des
personnages qui se retrouvent pris dans le piège de l'identité,
du fait du brassage auquel ils font face. L'identité d'un individu est
la reconnaissance de ce qu'il est par lui-même ou par les autres. Le mot
« identité » est un concept générique. Il
regroupe tous les pans de la vie et permet en quelque sorte de définir
une personne. Au-delà des simples définitions du dictionnaire qui
le réduisent à ce sens premier, c'est un ensemble de
représentations constantes et évolutives que l'on a de soi et que
les autres ont de nous. Mieux encore, c'est un processus que l'on acquiert en
se réalisant par l'action créative, l'engagement et la
responsabilité vis à vis des choses et des faits ; et
également par l'expression des valeurs afin de prendre conscience
d'exister face à l'autre et à nous. De là, découle
le caractère ambivalent, ou alors la dualité de cette notion.
Elle est aussi bien unique que multiple, dans la mesure où l'adaptation
est fonction des interactions avec autrui, ainsi que l'intégration dans
divers milieux. De ce fait, l'identité se construit à la fois
dans la continuité et dans le changement et autant dans la ressemblance
que dans la séparation. Cette notion prise dans ce sens montre tout son
paradoxe. Ernest Boesch, dans identité individuelle et
personnalisation, souligne ainsi que :
la notion d'identité montre une fois de plus
son paradoxe dans l'idée d'identification, c'est-à-dire le fait
de pouvoir augmenter sa ressemblance à autrui, ou de ses
compétences l'appropriation de ses valeurs morales, dans le but de
pouvoir s'affirmer dans un groupe afin de pouvoir valoriser son soi et de
promouvoir ses propres valeurs existantes en confrontation inévitable
à toutes intégrations sociales. En opposition à cette
contradiction, la notion de singularité dans l'identité montre
bien la nécessité de chaque individu à ·sortir de
l'autre · afin de réaffirmer sa singularité dans un groupe
social. (1980 : 21)
Si les personnages migrants sont parfois ou presque
toujours pris dans le piège de l'identité, c'est en partie du
fait qu'ils ne maîtrisent pas « le terrain », qu'ils n'arrivent
pas à se définir dans cet ailleurs où ils
s'établissent. L'ailleurs est un endroit différent de celui
où l'on
6
est, au moment où l'on parle. Pour
Le Robert, c'est l'endroit « dans un autre lieu
(que celui où l'on est, ou dont on parle) ». À partir de
cette définition, on peut établir que le terme « ailleurs
» est en étroit rapport avec celui d'«ici ». L'ailleurs
est donc ce lieu opposé à un « ici ». C'est le lieu qui
peut nourrir des espoirs mais également susciter des
craintes.
Les immigrés sont pour la plupart du temps
considérés comme des étrangers. Un étranger est une
personne différente d'une autre sur plusieurs points. Du point de vue
juridique, un étranger n'a pas la nationalité du pays dans lequel
il réside. Pour Brigitte Fichet dans Étrangers et
immigrés, deux termes problématiques,
l'étranger est « celui [là] qui n'appartient pas à la
communauté nationale ou à une communauté [...] à
cause des caractéristiques quelles qu'elles soient (physique,
langagière, vestimentaire, religieuse...) ». (2004 :7) Elle fait
encore ressortir une dimension sociologique en assimilant l'étranger
à « celui qui est l'objet de mise à l'écart par le
groupe majoritaire qui ne reconnaît aucune appartenance au groupe, quels
que soient ses points communs ou ses différences objectivement
partagées par les membres du groupe ».
On arrive à se demander comment nommer
exactement ces immigrés, à quelle culture ils appartiennent.
D'abord, rappelons que la culture, de manière générale,
s'entend comme étant l'ensemble des traits caractéristiques d'un
peuple. C'est tout ce qui, dans les dits et dans les faits, permet de
définir un peuple. Aimé Césaire, dans Culture
et colonisation, définit la culture telle « la
civilisation en tant qu'elle est propre à un peuple, à une
nation, partagée par nulle autre, et quelle porte,
indélébile, la marque de ce peuple et de cette nation »
(1956 :191). Cette définition de la culture remet au centre du
débat son caractère flexible. En effet, Césaire voit en la
culture quelque chose d'inné, de garanti voire d'authentique, et
à même de faciliter la reconnaissance d'un peuple. La culture,
selon lui, doit être préservée. Plusieurs chercheurs
souscrivent à cette perception. D'ailleurs Flora Amabiamina le soutient
dans Traversées culturelles et traces mémorielles
lorsqu'elle voit en la culture quelque chose qu'on emporte avec
soi. Pour elle, face aux voyages « désormais inéluctables,
les migrants drainent souvent dans leurs bagages un capital culturel
» (Amabiamina, 2017 : 7). Nous ne saurions ici,
souscrire à une telle orientation de la culture. Notre vision de la
culture, nous la situons plus ou moins dans celle de Gaston Kelman
exposée dans Je suis noir et je n'aime pas le manioc
:
La culture est un élément social et non
ethnique même si l'ethnie sert souvent d'espace social d'enracinement
à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et
presque exclusivement en milieu traditionnel rural. Dans tous les cas, la
culture reste un élément spatial et temporel. C'est la
capacité de s'adapter à son milieu et à son temps.
(Kelman, 2003 :42)
7
Les oeuvres de ce corpus présentent un point
commun, en ce qui concerne le dénouement de l'action : on a des
personnages qui prennent la résolution, après des années
passées hors de leur pays natal, d'y retourner. Dans Voici
venir les rêveurs, le retour au pays natal se manifeste
à travers le personnage Jende. Après des années
passées aux USA, il décide de retourner au Cameroun, chez lui.
Si, au début, cette décision ne recueille pas l'assentiment de
son épouse Neni, Jende réussit à la persuader par la
suite, en lui en montrant le bien fondé. Il lui fait savoir qu'il n'y a
pas meilleur endroit où vivre que chez soi. Il est convaincu que la
réussite et le bonheur tant rêvés, ils l'auront au
Cameroun. D'ailleurs, il regrette de n'avoir pas songé à prendre
cette décision un peu plus tôt. Il n'est donc plus question de
rester car il a fini par comprendre que : « passer une nouvelle
année ici aurait été une malédiction. Ne pas
vouloir admettre que le temps était venu de rentrer chez lui aurait
été une malédiction » (VVR : 397)
Dans Ces âmes
chagrines, le motif du retour au pays natal se manifeste sur un
double aspect. Il y a d'abord celui du personnage Maxime. Ce dernier a rejoint
la France pour y mener des études. Une fois que celles-ci sont
terminées, il n'hésite pas un seul instant à retourner
dans son Cameroun natal, en compagnie de sa mère partie, elle aussi, il
y a des années, à la recherche du bonheur. Contrairement à
Jende dans le premier roman, Maxime n'a jamais vraiment rêvé de la
France. N'eussent été ses études, tout porte à
croire qu'il n'y aurait jamais mis les pieds car, « Dès le jour
où il avait posé les pieds sur le sol hexagonal, il n'avait eu
qu'une envie : retourner au Mboasu » (CAC : 51). Il y a ensuite le retour
du personnage Antoine, frère de Maxime, au Mboasu. À la
différence de celui de Maxime, le retour d'Antoine est plutôt
symbolique dans la mesure il est né en France, bien qu'originaire du
Mboasu. Ses passages dans ce pays pendant ses années d'enfance ont
toujours été marqués de traumatisme, de rejet. Il ne s'est
jamais senti lui-même dans ce pays qui n'est pas sien. C'est ce
schéma assez particulier que dressent ces deux romans qui nous invite
à y porter une attention, d'où le sujet : « Le motif du
retour au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de
Ces âmes chagrines de Léonora Miano et
Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue.
»
L'immigration, de façon générale,
a fait l'objet de plusieurs travaux en littérature comme l'atteste le
nombre d'articles, de thèses ou encore de mémoires relatifs au
sujet. Cependant, les angles d'approche du phénomène
diffèrent selon les auteurs. Si plusieurs d'entre eux n'accordent pas
une grande importance au « retour au pays natal » et
préfèrent s'inscrire dans la logique des mobiles du
déplacement du pays d'origine vers le pays rêvé, il reste
que certains commencent à s'intéresser à la question. Le
retour au pays natal, peu à peu,
8
se constitue en objet d'étude. Victor
Piché est de ces auteurs qui ont développé toute une
théorie autour de la migration. Ses travaux visent principalement
à en expliquer les raisons. S'il décrit quatre critères
qu'il tient pour centraux dans l'approche des questions migratoires, le
quatrième semble être le plus intéressant. Il s'agit de
« l'approche par le genre ». Ce critère vise à apporter
une réserve forte sur le postulat qui voudrait que les migrations se
conjuguent exclusivement au masculin. Dorénavant, pense-t-il, la
dimension féminine doit être prise au sérieux car l'image
de la femme se développe peu à peu et fort bien dans les
questions, ou alors les représentations de l'immigration. Il invite
à voir la migration des femmes comme une décision fortement
personnelle : « tout en reconnaissant le caractère contraignant de
la place des femmes dans la sphère domestique, plusieurs travaux
suggèrent que certaines femmes migreraient de façon autonome
comme l'attestent nos travaux sur l'Afrique de l'Ouest. » (Piché,
2013 : 108-111) Ce critère trouve sa justification ici dans la mesure
où la figure féminine occupe une place importante au sein de
notre corpus.
Si Victor Piché invite à prendre en
considération la figure féminine dans les questions migratoires,
Christiane Albert, pour sa part, généralise l'approche. Elle
s'intéresse aux représentations de l'immigration
africaine5 et conclut que le discours littéraire sur
l'immigration ne peut être compris que si on le place dans une
perspective postcoloniale. Pour elle, la question du retour au pays natal finit
toujours par s'imposer dans le roman contemporain, en tant que
résultante des travers subis par les personnages en situation
d'immigration. Il est donc important de noter ici que, dans la logique
d'Albert, les personnages subissent le retour au pays natal. Cette logique est
d'ailleurs déjà défendue, bien avant, par plusieurs
chercheurs.
Ahmadou Touré Ba (1981 : 15-22) dans un article
publié dans la revue Peuples Noirs, Peuples
Africains, dirigée à l'époque par Mongo Beti,
démontrait déjà qu'il n'y a pas de retour heureux.
Seulement, cet article replacé dans son contexte a une saveur
étroitement politique. Il est une forme de mise en garde à tous
ceux-là qui désirent retourner au pays après de longs
séjours passés à l'étranger. Il le dit dans sa
conclusion « Tels sont donc, cher congénère, les quelques
conseils que je tenais à te donner, à toi qui songes à
tenter l'expérience du retour au pays de nos pères »
(Touré Ba, 1981 : 22 ). Il démontre à travers ses
expériences que le pays natal est comparable à un enfer pour
celui qui y retourne. Seule la couleur politique du candidat au retour peut, si
elle est celle souhaitée, jouer en sa faveur une fois rentré.
Pour lui, le sujet qui retourne, tant volontairement que non, s'expose à
beaucoup
5 Christiane Albert, L'immigration dans le roman
francophone contemporain, Paris, Khartala, 2005, 224P.
9
de souffrances. Le retour au pays natal ici n'est donc
pas la résultante des affres du pays d'accueil mais au contraire, «
un acte héroïque », même si le candidat qui s'y lance
s'attend à souffrir. On comprend qu'au-delà de tout, la
décision de retourner au pays d'origine dans la conception de
Touré Ba, est un acte de grande classe, un acte à
promouvoir.
Ambroise Kom (2002) reprendra cette formule, montrant
à suffisance qu'il s'inscrit dans la même logique que Touré
Ba. En effet, dans son article, il démontre que le retour au pays natal
n'est jamais heureux. À la différence de Touré Bà,
son analyse est purement littéraire car elle repose sur deux romans :
l'Impasse de Daniel Biyaoula et
Sorcellerie à bout portant d'Achille Ngoye.
Kom soutient, contrairement à Césaire, que le sujet qui retourne
parmi les « siens » se révèle totalement singulier
parce qu'il possède une nouvelle identité, une identité
fabriquée par ce long séjour « ailleurs ». Et ladite
identité est totalement incompatible avec le climat qui règne
dans le pays de retour. La difficulté du retour ici a donc une
résonnance identitaire. Les personnages immigrés, selon Kom, se
fabriquent une nouvelle identité qui devient malheureusement
contradictoire avec le pays laissé. Par ailleurs, le critique pose des
questions très importantes, lesquelles remettent au centre
l'éternel débat sur le complexe du Noir « ex-colonisé
» et « ex-esclave » :
Pourquoi a-t-il fallu en définitive que le
séjour en Occident s'impose comme une incontournable
nécessité et même comme une espèce de
fatalité ? Pourquoi faut-il surtout que l'Euramérique
redéfinisse notre identité et nous impose une renaissance,
souvent au prix d'une incroyable tourmente ? (Kom, 2002 :2).
À ces questions, Blaise Tsoualla apporte des
éléments de réponse en posant une autre interrogation
proche des préoccupations de Kom : « qu'est ce qui a pu sortir
l'immigré de sa maison dès lors que la vocation naturelle de
l'homme n'est jamais de rompre avec ce lieu, sanctuaire du cordon ombilical,
donc terreau de ses racines ? » (2011 : 243-272) Ainsi jaillissent trois
éléments. D'abord, la séduction de l'ailleurs. Ensuite, la
misère mais aussi, et surtout, la mal gouvernance. Tsoualla valide
cependant le « principe du retour au pays natal » et démontre
qu'il a pratiquement disparu chez les romanciers africains et laissé
place au phénomène inverse. Pour lui, le retour se veut plus que
d'actualité. Il pense que, et nous y souscrivons fortement,
au-delà de tout, l'émigré doit rentrer au pays car, «
Même si le candidat au retour doit s'attendre au pire, après tout,
où se trouve le paradis ? » (Touré Ba, 1981 : 22 ). Il
poursuit en montrant que ce « principe du retour au pays natal » doit
être validé ou alors, il faut « demeurer et avoir pour lui
[entendu le pays natal] de grandes ambitions dont on participe à
l'accomplissement ». (Tsoualla, 2011 : 253)
10
Joseph Ndinda (2011) a analysé le retour des
personnages émigrés au pays natal. S'il est vrai que cette
étude s'accorde, d'emblée, sur le fait que la majeure partie des
travaux sur l'émigration africaine analysent le parcours des migrants
tel un processus de non-retour, il reste que la position du critique
relativement à la question du retour des personnages vers la terre
d'origine est radicale : « leur retour est tragique » (Ndinda, 2011 :
175). En effet, Joseph Ndinda s'appuie sur deux romans de Daniel Biyaoula
-L'Impasse et La Source de
joie- pour montrer que le retour de l'immigré dans son pays
natal n'est pas heureux. Non seulement parce que cet espace, durant leur
absence, a subi plusieurs transformations qui échappent à
l'immigré, mais aussi parce que le séjour en terre d'accueil
façonne l'immigré et l'amène à reconsidérer
« le statut imaginaire de son pays d'accueil » (Op.cit., 151). Ce
difficile retour, au-delà de la dimension identitaire
présentée par Ambroise Kom, est aussi lié aux aspects
culturels, sociologiques et même politiques qui caractérisent
désormais le pays d'origine des immigrés. Toutefois, il importe
de nuancer ce point de vue, car un retour heureux des personnages est de plus
en plus envisagé dans des récits sur l'immigration
africaine.
Etienne Marie Lassi (2011) aborde également la
question du retour. Seulement, il s'agit d'une forme très
particulière de retour : le retour sans voyage. En effet, son analyse
s'appuie sur deux romans, Le ventre de l'Atlantique
de Fatou Diome et Voici le dernier jour du monde
de Gaston Paul Effa. Il met au centre le
phénomène de la technologie, notamment la
télévision, et montre comment elle favorise cette forme de retour
chez les personnages en situation d'immigration. Le fait d'être
connecté à la télévision leur permet de nouer des
contacts avec le pays d'origine, d'être toujours "au parfum de
l'actualité". Si les mécanismes du retour sont décrits
avec brio dans cet article, ce n'est cependant pas cette forme de retour qui
nous interpelle. Le retour que notre travail se donne la charge d'examiner est
bel et bien un retour physique.
Omar Abdi Farah, de son côté, revient sur
la construction du rêve de l'ailleurs. Il pense que « Le rêve
consiste à s'arracher des conditions de vie indigentes pour forger un
avenir plein de promesses pour le protagoniste lui-même et les siens
» (2015 :361). Ainsi la réalisation de ce rêve, selon lui, ne
pouvait s'accomplir que par le séjour en Europe et notamment dans la
métropole, pour ensuite revenir aider les siens dans une Afrique
postcoloniale. Il établit un parallèle entre les écrivains
d'hier et ceux d'aujourd'hui. Pour les écrivains d'hier, le
séjour en France était l'occasion « de confronter l'Occident
et l'Afrique pour montrer l'incompatibilité entre les valeurs
occidentales et africaines » (Id. : 363). Si
l'expérience émigrative devrait s'achever par un retour au pays
natal dans leurs textes, ce n'est cependant pas le cas avec ceux d'aujourd'hui
dont « la quête de l'ailleurs est une fuite et
11
l'Occident est perçu comme un espace où
la misère de l'exilé prendra fin » (Id. :
364). S'il considère néanmoins le « non-retour
» comme problématique, rappelons toutefois que notre travail
apportera des réserves sur le postulat selon lequel le retour n'est plus
envisagé chez les écrivains d'aujourd'hui.
Flora Amabiamina, quant à elle,
s'intéresse à ce qu'elle nomme le « retour volontaire
». « Ces personnages immigrés, avec lucidité et parfois
quelque amertume, optent de revenir au point de départ comme solution
à l'expérience émigrative aboutie ou ratée »
(2017 : 199). Son argumentation repose sur un schéma triadique. Elle
montre tout d'abord comment se construisent ces rêves
d'émigration. Par la suite, elle révèle la façon
dont les chimères dans lesquelles ces personnages se sont
embrigadés se déconstruisent et comment ces derniers finissent
par comprendre que le « bonheur rêvé n'est pas pour demain
». C'est à ce niveau que naît, enfin, la décision de
retourner volontairement au pays natal. Cette décision ne doit pas
être perçue, contrairement aux positions de Touré Ba, comme
la résultante d'une expérience émigrative ratée car
on verra avec certains personnages qu'il y avait des possibilités de
changer la situation. Flora Amabiamina voit en le retour le fait de faire
valoir une existence, un acte qui doit être salué et
encouragé.
Sur le paradigme d'un appel au retour au pays natal de
la part des émigrés, les positions de Flora Amabiamina, Blaise
Tsoualla ou encore Touré Ba peuvent se rencontrer. D'aucuns voient en le
retour au pays natal un acte salutaire, volontaire, d'autres y voient une
conséquence, positive en définitive. Ces positions viennent
conforter celles prises par les romanciers dans plusieurs romans de
l'immigration. En effet, la peinture du motif du retour au pays natal dans le
roman de l'immigration varie d'un auteur à un autre. Nombreux sont ces
écrivains-là qui présentent les retours sous le prisme des
contraintes. C'est donc à juste titre qu'on peut se demander en quoi le
retour au pays natal constitue-t-il une redéfinition de la personne de
l'immigré dans le roman de l'immigration ? En d'autres termes, comment
naît ce retour ? Quels sont les contraintes et les enjeux qui l'entourent
?
Dans le prolongement des points de vues des auteurs
ci-dessus et au regard de notre corpus, nous montrerons que le retour au pays
natal contribue à une redéfinition de la personne de
l'immigré en ce sens qu'il est un gage de liberté, mais surtout
d'affranchissement qui naît à partir du moment où
l'immigré commence à prendre conscience que le
bonheur rêvé n'est pas pour demain et commence
à s'interroger sur les manques à gagner et les biens à
perdre.
Nous éclairerons cette problématique en
faisant appel à la critique thématique. Apparue vers les
années 1954, c'est une critique qui repose sur une nouvelle conception
de la
12
littérature, héritée du
romantisme. Dans son ouvrage intitulé L'univers imaginaire
de Mallarmé, J. P. Richard définit le thème
comme un réseau organisé d'idées et d'obsessions qui
structure un texte. Le thème ainsi défini est composé de
motifs. Sa démarche consiste à identifier les motifs qui
structurent le thème, dévoiler le paysage littéraire qui
s'en dégage ainsi que la vision du monde de l'écrivain inscrite
dans son oeuvre. Cette approche est intéressante ici en ce que
l'immigration s'inscrit comme un thème d'un courant littéraire,
et le motif du retour, un élément de ce thème. Pour la
critique thématique, « chaque oeuvre est absolument originale
» (Anne Maurel, 1994 : 54). C'est à partir du texte
analysé et du texte seul, dans ses échos et ses
résonances, qu'elle trouve les éléments de sa
construction. Elle est donc à sa manière une herméneutique
; une psychanalyse aussi, dans la mesure où elle s'efforce de
dévoiler l'implicite derrière l'explicite, le latent
derrière le manifeste. La démarche thématique vise
à mettre en évidence des thèmes et des images
privilégiés par tel ou tel auteur et arrive de la sorte à
décrire et à analyser un monde imaginaire unique à chaque
écrivain ou écrivaine, une forme particulière d'expression
littéraire. Pour la critique thématique, les
réalités formelles de l'oeuvre renvoient toujours à la
conscience singulière qui les conçoit.
L'analyse se fera dans une démarche
comparative. La raison de cette démarche se trouve surtout dans le
parcours des auteures du corpus. En effet, celles-ci sont certes originaires du
même pays, mais appartiennent à des espaces géoculturels
différents. Elles ont émigré dans les aires de
prédilection des francophones et anglophones au Cameroun à savoir
la France et les USA ; et leurs romans mettent en scène des personnages
ayant opté pour le même chemin. Ceux des personnages originaires
des zones francophones ont choisi la France, tandis que ceux originaires des
zones anglophones ont porté leur choix sur les USA. Cette
démarche comparative vise principalement, ici, à établir
les similitudes et les divergences dans la peinture du phénomène
de l'immigration. Certains outils, à instar de l'image et de
l'écart nous aideront à mieux faire ressortir les
particularités de ces auteurs dans la peinture du motif du retour au
pays natal. L'image en littérature comparée repose sur
l'appréhension d'une personne ou d'un groupe social par un autre, d'un
ici par rapport à un ailleurs. Daniel Henry Pageaux voit en l'image
littéraire, « Un ensemble d'idées sur l'étranger
prises dans un processus de littérarisation mais aussi de socialisation
». L'écart en littérature comparée s'entend comme la
moindre rupture, le glissement, la distorsion dans l'appréhension
habituelle d'un phénomène. C'est ce qui fait qu'on arrive
à s'interroger sur le pourquoi tel phénomène est-il peint
de cette manière par cet écrivain, plutôt que d'une autre
manière, au regard d'une norme préexistante.
13
Lévi Strauss (1958) parle des «
écarts différentiels » et y inclut les transpositions, les
dérives de l'imaginaire, les traversées d'une culture... Ainsi,
à l'aide de la critique thématique et la mobilisation de certains
outils de l'analyse comparée, nous espérons donner une image
claire de la perception du motif du retour au pays natal tel qu'il se manifeste
à travers le roman de l'immigration.
Ce travail est subdivisé en deux parties,
constituées chacune de deux chapitres. La première, «
Naissance d'un sentiment du retour », examine tout ce qui participe
à construire en les personnages, la volonté de retourner au pays
natal. Le premier chapitre de cette partie s'intéresse aux conditions de
vie des personnages en situation d'immigration, lesquelles forment le ferment
de la décision du retour. Le deuxième chapitre porte sur les
problèmes d'identités et de culture qui s'érigent parfois
en véritables pièges pour l'immigré. La deuxième
partie intitulée « Retours et perspectives : contraintes, vision et
enjeux », analyse à travers le troisième chapitre, le
sentiment du retour vu en termes de quête individuelle, de contraintes
liées au retour et des enjeux y afférents. Le dernier chapitre
est consacré à la vision qui sous-tend le motif du retour dans
les oeuvres du corpus, à savoir spécifiquement comment les deux
auteures déconstruisent les représentations communes sur
l'immigration pour en proposer une nouvelle.
14
PREMIÈRE PARTIE
LA NAISSANCE DU SENTIMENT DE RETOUR
15
Dans l'état d'esprit qui anime
l'immigré, la question du retour est fatalement rattachée
à celle du départ. En effet, il n'existe pas d'immigré qui
ne songe jamais à revenir, et ce dès qu'il est candidat au
départ. Cependant, cette volonté de retourner qui se mue en
nécessité pour nombre d'entre eux grandit et murit à
partir du moment où ils sont déjà en situation
d'immigration. Autant dire que plusieurs facteurs liés au pays d'accueil
participent et favorisent la naissance de ce sentiment. C'est suivant cette
logique qu'Abdelmaleck Sayad affirme
[qu'] il n'est pas d'immigré qui ne soit tout
le temps dupe de sa condition initiale : le retour est bien naturellement le
désir et le rêve de tous les immigrés, c'est pour eux
recouvrer la vue, la lumière qui fait défaut à l'aveugle,
mais, comme lui, ils savent que c'est une opération impossible. (2006
:139)
Ces propos, bien que montrant la difficulté de
mettre en pratique l'idée du retour nous conforte dans ce que le
sentiment du retour, fatalement, naît en tout immigré à un
moment de son existence. De ces facteurs qui concourent à activer ce
sentiment, on note par exemple les conditions de vie des migrants, les
problèmes d'identité, mais également la difficulté
à assumer les attentes placées en eux. Ce sont ces
différents facteurs que cette partie se propose d'explorer.
16
CHAPITRE 1 :
DES CONDITIONS DE VIE DE L'IMMIGRÉ : ENTRE
MARGINALITÉ ET INTÉGRATION
Dans la peinture des immigrés offerte par les
romans de l'immigration, il est de plus en plus difficile, voire impossible, de
retrouver un immigré logé dans un confort psychosocial
remarquable. Les personnages immigrés que nous présentent ces
romans sont généralement pris dans le piège de la
marginalisation et de l'intégration. Ceux de Ces Âmes
Chagrines et de Voici Venir les Rêveurs
ne dérogent pas à cette règle. Tout cela
concourt à la construction d'une volonté de retour. La
marginalisation s'entend tel un processus de mise à l'écart, de
mise en marge de la société d'un individu ou d'un groupe. Ce
concept s'oppose à celui d'intégration qui renvoie à un
épanouissement de l'être sur quelques plans de sa vie, en ce sens
que l'individu ne saurait être intégré dans la
société s'il fait face à des pratiques tendant à le
mettre à la marge. En d'autres termes, on ne saurait parler
d'intégration là où il y a marginalisation. Cela se
perçoit à travers la situation de l'immigré, ses rapports
avec la société et les différents codes sociaux
générés par cette société, qu'il assume
fatalement.
I. La situation de l'immigré
Les immigrés de notre corpus, ne sont pas, pour
bon nombre d'entre eux, dans une situation confortable. Que l'on observe les
niveaux politique, économique ou social, le constat est identique : il
se dégage une situation d'inconfort.
I.1 Du point de vue socio-économique
La dimension socio-économique est l'une des
plus importantes, lorsqu'il s'agit de s'interroger sur la condition de vie de
l'immigré. Il apparaît que l'une des raisons qui incite ce dernier
à opter pour l'émigration est l'insatisfaction de sa situation
sociale dans son pays. Le projet de départ s'apparente à une
tentative d'amélioration de cette situation. Les choses,
malheureusement, ne se passent pas toujours aussi bien qu'il
l'espérait.
I.1.1 Description de la situation
Les immigrés constituent « toute la
misère du monde » pour reprendre l'expression de Michel Rocard. Ces
personnages vivent un véritable calvaire du point de vue
socioéconomique. En effet, la dimension économique
intrinsèquement liée dans le regard porté sur
l'immigration, fait en sorte que tout immigré reflète l'image
d'un être à la quête d'une stabilité
économique et parfois sociale. Cela n'est pas totalement faux. En
observant de
17
près le phénomène tel que
décrit dans les récits d'immigration, on se rend compte que les
personnages immigrés sont, pour plusieurs, en quête d'un confort
social et économique qui leur permettrait de mener une vie paisible sur
une terre d'accueil6. Mais entre les espérances, les espoirs
nourris au départ et la réalité sur le terrain, il y a un
déphasage remarquable. Ces personnages sont souvent condamnés
à vivre dans une situation précaire. La misère dans
laquelle elles baignent est frappante.
Thamar dans CAC en est une illustration. Sa
situation en France est déplorable. Elle se retrouve, après
quelques années vécues dans le bonheur grâce à son
amant Pierre, dans une situation lamentable qui a des répercussions sur
son physique et sa santé. Thamar est dépeinte tel un virus, un
élément à ne pas mélanger avec les autres au point
que lorsqu'elle
S'asseyait, on se levait. On s'éloignait. On
n'osait se pincer le nez mais on prenait résolument ses distances. On ne
voulait pas se trouver si près de la misère, des poux, des
punaises, de tout ça. On ne voulait pas songer à ce qui pourrait
faire déraper l'humain -soi- même, donc, - jusque là-
(CAC : 131).
À travers cette description, on entrevoit le
quotidien de certains immigrés, un quotidien peu enviable. Ils sont dans
une sorte d'indigence donnant l'impression qu'ils n'existent pas. Loin d'une
impression, il s'agit d'une réalité palpable. À l'inverse
de Thamar dont la situation est déplorable du point de vue
socioéconomique, d'autres baignent dans l'espoir, dans l'attente d'un
lendemain radieux. Ils croient fermement au changement futur de leur situation
qui, elle, n'est vraiment pas encore déplorable. Neni de VVR se
situe dans cette logique. Toutefois, forte de son expérience, son amie
Fatou a tôt fait de l'exhorter à davantage de raison ; elle lui
assure alors : « quand tu seras en Amérique depuis 24 ans et que tu
seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. » (VVR : 19) Il
faut noter que Fatou est arrivée en Amérique bien avant Neni qui
n'est arrivée aux USA que depuis un an. Aussi, est-elle bien
placée pour en parler avec autorité de par son expérience.
L'euphorie du départ de Fatou a déjà cédé la
place à la réalité que Neni elle, ne s'est pas encore
représentée. L'écart des situations de Thamar dans CAC
et Neni dans VVR a une explication logique. Elles sont deux
femmes certes, mais elles n'ont pas le même poids sur les épaules.
Thamar est une femme seule qui a dû se battre pour affronter la vie
malgré les coups que celle-ci lui assène. Elle se retrouve
abandonnée et rejetée par son propre fils. À l'inverse,
Neni connaît une situation beaucoup moins stressante. Son époux
Jende s'est toujours battu pour lui offrir le meilleur. Seulement, cette vie
paisible et heureuse à laquelle elle aspire, ne s'obtient pas de
manière
6 Le mot « accueil » ici n'a rien à voir
avec sa connotation hospitalière, amicale ou joyeuse
18
aussi simple. Elle feint d'ignorer que « Jende
avait dû cumuler trois boulots afin de mettre de côté
l'argent nécessaire pour leurs billets, son visa d'étudiante et
celui de Liomi » (VVR : 20). Ce qu'elle voit et
qui lui donne mille raisons de sourire,
C'est leur appartement que Jende venait de trouver,
après deux ans passées dans le Bronx dans une chambre dans le
sous-sol avec six Portoricains, rempli ce soir-là du rire de Jende,
écoutant les histoires du pays et les cris de Liomi qui se roulait par
terre avec son père, sur le tapis. » (VVR
: 20)
On peut dès lors comprendre que les
immigrés, confrontés à la réalité, vivent le
martyre d'un point de vue socioéconomique. Ils ne sont pas à
l'abri du besoin ; pire, ils sont au bord du gouffre et sont abandonnés
à eux-mêmes.
Si la dimension sociale, c'est-à-dire le
désir d'un bien-être social, est fatalement liée aux
projets d'immigration dans leur majorité, il faudrait se demander
comment on en est arrivé là. En effet, ce piège parfois
infernal dans lequel sont pris les immigrés les surprend parce que ce
n'est pas ce qui a été pensé ou alors construit à
la base. De l'Occident, ils n'ont très souvent qu'une image
biaisée, très éloignée de la réalité.
Gérard Keubeng pense que
L'Occident donne en effet une image que l'on
rapprocherait volontiers à celle qu'offraient les murs de la cité
des dames de Christiane de Pizou au moyen-âge, une sorte de Bastille
à prendre à tous les prix et par tous les moyens. Parce qu'elle
est le symbole de la réussite de par son développement
économique offrant de ce fait une certaine aisance matérielle
à ses habitants. La France est pour de nombreux ressortissants d'Afrique
le lieu où l'on ne manque plus de rien. (Keubeng, 2011 :113)
Pourtant, une fois en situation, ils comprennent bien
qu'il n'en est rien. S'en suivent alors des désillusions. Or, en
réalité, cette condition de précarité
socioéconomique devrait être moins surprenante pour un
immigré si celui-ci s'était représenté le
phénomène en prenant en compte tous ses contours. Tout projet
d'immigration qui se veut une tentative d'amélioration de sa situation
sociale et économique, devrait s'inscrire non seulement dans la
durée mais aussi dans l'éventuel. Il est vrai, le lieu
d'arrivée est toujours représenté par opposition à
celui de départ. L'Occident leur apparaît certes comme le lieu de
délivrance de tous les maux, mais il ne faut pas s'attendre à ce
que cette délivrance soit immédiatement effective. D'où la
surprise désagréable de nombre d'immigrés une fois qu'ils
arrivent en terre d'accueil.
Les propos de Gérard Keubeng
susmentionnés tendent à justifier cette surprise. À ce
niveau, on ne saurait en vouloir aux immigrés de se lamenter, de
s'apitoyer sur leur sort, car
19
ils ne sont en effet que des victimes de leur
ignorance certes, mais également des caprices d'un Occident qui leur a
donné une image déformée de la réalité.
Thamar est arrivée en Europe dans l'espoir de s'affranchir
économiquement. Si le motif de l'amour voué à son homme
semble s'imposer pour mobile de son départ, on serait tenté de
croire qu'elle ne l'aurait pas effectué si ce n'était pas en
direction de l'Occident, un Occident érigé en terre promise. Une
fois arrivée, après les étincelles de bonheur, la
réalité la rattrape. Elle est abandonnée, elle doit se
prendre en charge. La description qu'en fait le narrateur lorsque Maxime
l'aperçoit est édifiante : « puis, il la vit, trainant la
patte, vêtue d'un grand T-shirt [...] les yeux baissés, ne
semblant pas voir les chaussures d'hommes fatiguées qu'elle portait, qui
baillaient à l'avant. [...] n'auriez-vous pas une pièce ou deux,
monsieur ». (CAC : 130) Voilà la situation
économique de Thamar. Elle est devenue une mendiante. L'euphorie du
départ a désormais laissé place, à la tristesse,
à la misère, à la pitié à son égard.
On peut constater que les immigrés mènent une vie
entièrement à part. Abandonnés à leur propre sort,
pris dans le filet de la réalité, ils n'ont pas les moyens de
mener une vie décente. Leur quotidien frise l'enfer. Toutefois, le fait
pour l'immigré de se retrouver seul, abandonné à
lui-même, peut constituer un obstacle à son épanouissement,
selon les cas.
I.1.2 Les enjeux liés à la solitude de
l'immigré
Ce n'est pas tant que l'Europe n'a que la
misère à offrir aux immigrés, mais c'est surtout leur
situation d'irrégularité qui participe le plus à celle-ci.
S'il est vrai que d'un point de vue économique, l'immigré noir
africain n'a pas beaucoup de chance de réussite, cela est encore plus
vrai lorsque ce dernier se retrouve en situation irrégulière,
solitaire. On serait tenté d'affirmer qu'un immigré n'ayant pas
de bras séculier est condamné à vivre le martyre.
Gérard Keubeng voit en cette solitude de l'immigré, non pas un
motif lié à sa condition précaire, mais une condition,
fatale soit-elle, pour la paix intérieure de l'immigré en
situation d'échec, donc, démuni sur le plan
socioéconomique. Il pense que,
Résolu de ne pas faire savoir que son
départ était une erreur, celui-ci ment pour entretenir le mythe
de l'Occident. Le mensonge lui sert de paravent à une vie, aux
conditions de vie qu'il ne veut partager avec personne, surtout pas sa famille
restée au pays. Aussi se sent-il obligé de trouver refuge dans la
solitude (Keubeng, 2011 :118).
Si cette affirmation a le mérite de s'appliquer
à bon nombre de récits d'immigration, en particulier CAC
avec Thamar dont le « courage lui avait manqué » (CAC
: 133) d'affronter ses misères, il convient de signaler que les
deux points de vue sont complémentaires voire liés. La solitude,
prise dans le sens du manque d'une personne sur qui poser les épaules,
rend
20
difficile « l'assomption7 » de
l'immigré sur un plan socio-économique. À l'inverse,
l'échec sur ce plan plonge également l'immigré dans la
solitude.
Cependant, il faut noter que tous les immigrés
ne vivent pas la même situation socio-économique pendant leur
séjour en terre « d'accueil ». Le quotidien de plusieurs
immigrés est un enfer certes, mais il y en a qui mènent une vie,
du moins pour leur début, plus ou moins décente. Et c'est
justement à ce niveau que le facteur de la solitude trouve sa
justification en l'absence d'un mentor, d'un guide, bref d'une personne sur qui
compter en toute sincérité. Tout porte à croire que les
immigrés sont condamnés à vivre dans l'errance et la
précarité. Ils débarquent dans un lieu qui leur
échappe sur tous les plans et dans cette perspective, construire une vie
digne de ce nom sans l'appui d'un tiers s'avère une entreprise quasi
difficile. Dès lors, on constate que l'épanouissement du point de
vue socio-économique, d'un immigré dépend en grande partie
de son carnet d'adresse en terre d'immigration. Autrement dit, plus un
immigré a des connaissances pouvant lui apporter un soutien réel,
plus il a de la chance de pouvoir construire sa vie, peut-être pas des
plus enviables, mais on ne peut plus loin de la misère. À
contrario, moins il a des personnes auxquelles il peut recourir en temps
opportun, moins il pourra construire la vie de ses rêves, cette
vie-là pour laquelle il est parti de sa terre originelle, cette vie
à laquelle il aspire pour pallier le manque.
Maxime et le couple Jende se situent dans cette
optique. Contrairement à Thamar, ceux-ci ne vivent pas du tout dans une
situation précaire. Ils ne sont pas non plus fortunés, mais ils
mènent une vie moyennement décente. Si les motivations de Maxime
et du couple Jende pour leur départ vers l'Occident diffèrent,
ils ont néanmoins un point en partage en ce qui concerne leur situation.
Une fois en terre d'accueil, ils ne sont pas condamnés à
l'errance. Ils mènent des activités leur permettant de vivre
décemment, bien que cela implique d'énormes sacrifices.
Rappelons-le, Maxime a rejoint la France principalement dans le but de mener
ses études et dans l'espoir de retrouver sa mère « partie il
y a longtemps » (CAC : 56). À l'opposé, le couple
Jende a rejoint les États-Unis d'Amérique pour fuir la
misère du Cameroun et faire fortune dans ce pays qui accorde, selon eux,
les chances de réussite équitables à tous. Ainsi, on peut
bien le noter, les motivations liées à leurs départs
respectifs divergent. Une fois arrivés, Maxime et le couple Jende
connaissent à peu près pareilles situations. Maxime a
trouvé du travail avec l'aide de son frère Antoine8,
mais surtout celui de son ami et patron Édouard. Il parvient à
gagner de l'argent, à prendre soin de lui, à vivre
7 Entendu son
affranchissement, son accession au bonheur.
8 On ne saurait vraiment parler d'aide car il s'agit
d'une aide à la forme d'un couteau à double tranchant. Nous y
reviendrons plus loin
21
« heureux », à ne pas être
envieux, bref, à vivre tout simplement. Pour y parvenir, on comprend que
Maxime a pu compter sur Édouard et de son frère Antoine. Il est
évident qu'il n'aurait pas eu cette vie que nous décrivons s'il
avait été, à son arrivée, abandonné à
ses propres soins. Cela est également vrai pour le couple Jonga.
À son arrivée, Jende n'a pas traîné à trouver
un emploi de chauffeur auprès de Clark Edwards, haut cadre d'une
société de renommée aux États-Unis
d'Amérique, cela pour un salaire confortable et pas à la
portée de n'importe quel immigré à la recherche d'un
emploi. Le passage ci-dessous illustre la joie qui anime son épouse
lorsqu'elle apprend cette nouvelle.
« Est-ce qu'elle t'a dit combien tu seras
payé ?
- Trente-cinq mille
- Mamami, eh !
Papa God, Oh ! Je danse en ce moment, Jends ! Je fais
ma gymnastique, là ! » (VVR :
25)
Dans cette conversation, Jende annonce à son
épouse, à la sortie de son entretien d'embauche, combien il sera
payé. Leur joie est immense. Cet argent, s'il ne peut pas encore leur
offrir la vie de rêve à laquelle ils aspirent, celle semblable
à un paradis, est déjà non négligeable pour un
départ. Le couple mènera une vie décente de loin
comparable à la misère de Thamar de l'autre côté.
Pour ce couple, c'est le début du chemin vers la terre promise ; ils
sont heureux. Toutefois, notons que cela n'aurait jamais été
possible si Winston, le cousin de Jende, n'eût été
là. Déjà, c'est lui qui a favorisé le départ
de Jende du Cameroun pour l'Amérique. C'est encore et surtout lui qui a
permis l'obtention de cet emploi. On constate donc que tout immigré
abandonné à son propre sort ne saurait s'attendre -du moins pas
facilement- à vivre la vie de ses rêves. Le bonheur ou le malheur,
fût-il apparent, d'un immigré dépend en grande partie de
son carnet d'adresse. Avoir quelqu'un sur qui compter en toute franchise est un
atout majeur pour un immigré dans ses premiers jours. Cependant, ce
soutien n'est pas toujours suffisant ; le quotidien de l'immigré est
parsemé de batailles.
I.1.3 Les batailles de l'immigré
Il arrive bien un moment où l'immigré se
doit de prendre son destin en main. À ce niveau, la
réalité rattrape le plus souvent de nombreux immigrés. Ils
comprennent que la réalité est tout autre. Elle est loin
d'être celle-là qu'ils se sont fabriquée. Ils sont ici
à l'image d'un enfant qui, au jour le jour, lorsqu'on le tient par la
main, marque des pas avec assurance et fierté, mais une fois la main
lâchée, reste debout, hésitant. Deux options sont
envisageables dans ce cas : soit il avance, soit il retombe. Maxime n'est
jamais tombé.
22
En effet, Maxime n'a pas connu de « moment de
galère » durant tout son séjour en France. De son
arrivée à son départ, il s'est toujours tiré
d'affaire. Il a eu un séjour respectable. Cela ne fait pas pour autant
de lui un modèle d'immigration réussie. La réussite de son
séjour trouve son sens dans les motifs de son départ. La
réussite et l'échec d'un immigré dépendent de ses
représentations de sa terre d'accueil, mais aussi et surtout des
motivations qui les accompagnent. Ces motivations liées au départ
de l'immigré de sa terre d'origine, nous les avons opposées plus
haut, pour ce qui était des cas de Maxime et du couple Jende. Ce couple
n'aura pas les chances de réussite égales à celles de
Maxime. Dès que Jende perd son boulot de chauffeur, le couple se
retrouve confronté à la dure réalité de l'Occident
avec son lot de tracas : « M. Jones, patron de la société de
taxis, n'avait pas de taxi pour lui » (VVR :
283). En revanche, son ardeur et sa détermination lui permettront de
trouver « une place de plongeur dans deux restaurants »
(VVR : 284).
Le bonheur connu au départ cède place
peu à peu à la souffrance sous toutes ses formes. Le couple Jende
prend un coup véritable sur le plan économique. Leur niveau de
vie doit baisser considérablement. Il doit fournir davantage d'efforts
s'il veut le maintenir. Les efforts, Jende en fait car « il partait avant
que Liomi ne soit réveillé et rentrait lorsqu'il était
déjà couché. Pour toutes ces heures de travail, il gagnait
moins de la moitié de ce que rapportait son travail pour Clark Edward
» (Ibid.). C'est dans des moments de souffrance
que l'immigré réalise qu'il existe deux mondes. L'un est celui
qu'il s'est construit et dans lequel il rêvait de vivre, l'autre
correspond à la réalité pure, loin du rêve. Si la
situation précaire de Thamar peut susciter de la pitié au regard
de la vie de rêve qu'elle a menée avec son amant et de ce qu'elle
se retrouve aujourd'hui loin, très loin de son niveau de vie d'antan,
cela l'est davantage pour Jende. Son niveau de vie, au fil du temps,
s'améliorait peu à peu jusqu'à ce qu'il se retrouve sans
ce travail de chauffeur auprès d'Edwards. Avec sa famille qui s'est
agrandie, la situation devient davantage préoccupante. Jende
réalise que
La chute [est] dégradante. Avoir porté
un costume, être parti avec une mallette tous les jours, être
allé devant les lieux importants, tout ça pour se retrouver
à jeter des restes et mettre des assiettes au lave-vaisselle. Avoir
roulé en Lexus, emmené des Directeurs à leurs
réunions, tout ça pour rester planté debout dans un coin
à astiquer les couverts. Avoir disposé d'heures d'attentes
entières dans la voiture [...] tout ça pour disposer de quinze
minutes de pause ici et là » (VVR :
284-285).
Telle est la nouvelle vie de Jende.
Misère, aisance, bonheur-misère,
voilà à quoi se résume la vie de nos personnages, du point
de vue socioéconomique en situation d'immigration. Il a
été établi qu'il s'avère difficile
23
pour les immigrés de vivre une situation
d'épanouissement total sur les plans sus-cités. L'aspiration au
bonheur et à une aisance matérielle ne se concrétisent pas
toujours. Thamar, Maxime et le couple Jende en sont des illustrations. Thamar
semble être celle qui a le plus souffert parmi les trois. Le
décès de son amant avec tout ce que cela a eu comme implication,
associé à son rejet par son propre fils, constitue un
véritable fardeau pour elle. Le couple Jende quant à lui, n'a
également pas atteint ses objectifs ; « leur budget-nourriture
réduit de deux tiers » (VVR : 306) montre le changement
qui s'est opéré dans leur vie. Leur situation est, elle aussi,
déplorable et inquiétante.
Maxime est celui qui se tire le mieux d'affaire Il est
une sorte de pont entre les deux cas. Le bonheur, on ne saurait dire qu'il l'a
connu car, en réalité, ce n'est pas ce qu'il est venu chercher.
La misère matérielle, il ne l'a non plus connue. Cela nous
amène une fois de plus à dire que la situation
socioéconomique d'un immigré dépend en partie des
motivations de son départ. Le pays d'accueil étant le plus
souvent représenté de façon chimérique, il se
trouve que de nombreux immigrés deviennent victimes de leurs illusions,
et cela s'observe à plusieurs niveaux.
I.2 Au niveau politique
Le politique est au coeur de toutes les pratiques
sociales. Tous les domaines de la vie en société lui sont
rattachés d'une manière ou d'une autre. C'est lui qui
définit la conduite des affaires de l'État à travers ses
lois. L'immigré se retrouve très souvent confronté
à la dureté de ses lois et la difficulté de s'y conformer
ou de les contourner, constitue un handicap à son
épanouissement.
1.2.1 L'immigré : prisonnier de sa situation
Parler de la situation de l'immigré du point de
vue politique revient à s'intéresser à son statut,
à ses rapports avec la justice, voire à son intégration.
Le fait que l'immigration de nos jours se conjugue beaucoup plus dans sa
dimension clandestine, fait en sorte que plusieurs immigrés soient en
situation irrégulière dans leur pays d'accueil. On sait combien
les pays occidentaux s'investissent dans la lutte anti-immigration. Les
discours politiques autour du phénomène témoignent de
cette volonté franche de la part de ces pays, de freiner l'immigration
clandestine, à défaut de la stopper
complètement9. La « Cour des comptes »,
9 Le récent
discours du Président des États-Unis d'Amérique Donald
Trump, marquant sa volonté de construire un mur à la
frontière de son pays avec le Mexique en est une
illustration.
24
dans son rapport adressé au président de
la république française en novembre 2004, nous renseigne
que
l'histoire de l'immigration révèle ainsi
une permanence remarquable dans la volonté des gouvernements de
maîtriser les flux migratoires - qu'il se soit agi de les encourager ou
de les dissuader- et une constante non moins évidente de
l'incapacité à s'exonérer les effets du contexte politique
international[...] elle montre aussi qu'en dehors de la tentative de gestion
des entrées sur le territoire, il n'a pas existé pendant
longtemps, de véritable politique de l'accueil et l'aide à
l'installation10.
En Europe, les mécanismes politiques permettant
la restriction des flux migratoires sont légions. En 2002 par exemple,
le SIVE11 a été mis sur pied, pour renforcer la
surveillance des frontières entre l'Europe et les pays maghrébins
surtout12. Cathy Thioye affirme que «L'immigration de [nos
jours] est régie par un ensemble de lois posant des quotas, un certain
nombre de documents administratifs à présenter, des
contrôles sanitaires et médicaux à passer et perçus
par les immigrés comme contrainte au respect de leur
intégrité. » (2005 : 45) On constate, de tout ceci, que
l'immigré clandestin est prisonnier d'un système qui lui est
hostile dès le jour de son arrivée. Maxime n'échappe pas
à ce système. Malgré son aisance du point de vue
économique, il est obligé de vivre « caché » car
sa situation politico-administrative, à l'instar de celle de plusieurs
immigrés n'est pas régulière. Déjà il vit
sous l'identité de son frère, il n'a pas d'existence
réelle. Cette situation n'est pas du tout confortable, il doit
éviter tout contact avec la police de peur de se voir
arrêté et rapatrié.
Si Thamar s'est mise à l'écart en vivant
dans son taudis, Maxime, lui a des exigences à satisfaire. Conscient de
sa situation irrégulière, il s'est résigné à
vivre
Une vie rangée limitant ses déplacements
à ses exigences professionnelles, faisant livrer ses courses à
domicile après avoir choisi sur le site internet d'un
supermarché, les produits dont il avait besoin. Il n'avait que peu de
loisirs, s'astreignait
à des séries de pompes, d'exercices
abdominaux quotidiens, au lieu de la course à pied qui avait sa
préférence, mais qu'il ne pratiquait plus depuis son arrestation
dans les bois. À la banque, on l'appelait Kingué, sans se poser
de questions ce qui lui convenait » (CAC :
5455).
10 Le document en question
est intitulé Cour des comptes. L'accueil des immigrants et
l'intégration des populations issues de l'immigration : rapport au
président de la république suivi des réponses des
administrations et des organismes intéressés, novembre
2004
11 Système
Intégré de Vigilance Extérieure. Cet organe a pour
rôle de renforcer la surveillance au niveau des frontières entre
l'Europe et les pays maghrébins surtout
12 Nous pensons
également aux conclusions du conseil européen des 23 et 24 juin
2011 relatives aux migrations
25
Cette description du quotidien de Maxime
témoigne à suffisance du renfermement de l'immigré en
situation irrégulière. Il ne saurait être un homme
totalement libre, car il est privé de plusieurs libertés
fondamentales voire vitales. Si Maxime est condamné, dès le
départ, à vivre dans la clandestinité du fait d'« un
faux visa qu'on lui avait vendu pour vrai dans les murs du consulat de
l'Hexagone au Mboasu » (CAC : 58), Jende de son côté,
arrivé sous la casquette du touriste - et dont le délai de
séjour est dépassé- tente le tout pour le tout pour
régulariser sa situation en Amérique. Aidé par son cousin
Winston, il a sollicité les services d'un avocat d'origine
nigériane pour une demande d'asile qui, espère-t-il, finira par
le conduire à la citoyenneté américaine. Boubacar pense
qu'au regard de ses antécédents avec son beau-père au
Cameroun, Jende gagnerait à plaider la persécution: (VVR :
33)
« Peu importe poursuit Boubacar. Le principal pour
décrocher l'asile
c'est l'histoire que nous allons raconter. Nous allons
plaider la
persécution motivée par l'appartenance
à un groupe social particulier.
Nous allons dire que tu as peur de retourner dans ton
pays car tu crains
de te faire tuer par les parents de ta belle qui refusent
votre union »
À l'image de Jende, nombreux sont ces
immigrés dont le poids des décisions
politiques relatives à l'immigration
pèse sur leur tête. Jende risque l'expulsion si sa demande n'est
pas acceptée. Il ne veut pas en entendre parler, et est plutôt
prêt à tout essayer afin que cela n'arrive pas. Tous les moyens
sont bons, selon ces immigrés, pour rester en Occident le plus longtemps
possible.
1.2.2 L'immigré : un être
déterminé
Demeurer à tout prix, tel est le leitmotiv de
Jende Jonga. Il doit tout faire pour devenir citoyen américain, en
dépit de ce que cette Amérique lui montre qu'elle n'a pas besoin
de lui. Avoir les papiers, c'est-à-dire être en règle du
point de vue politico administratif, est le rêve de tout immigré
clandestin. Jende ne déroge pas à cette règle. S'il peut
compter sur le soutien de son cousin Winston, il peut aussi se vanter de
pouvoir compter sur l'appui technique de l'avocat Boubacar qui semble
très sûr de lui. D'ailleurs Boubacar n'hésite pas à
rassurer Winston sur sa capacité à régulariser la
situation de son cousin Jende : « Je vais monter un bon dossier,
répondit Boubacar, ses papiers, ton cousin, les aura, Inch'Allah ».
(VVR : 34)
Winston également est un immigré. Il est
arrivé grâce à la loterie à la green
card13. Il n'a donc aucun souci sur le
plan administratif. Cela montre entre autres la différence entre deux
immigrés lorsqu'ils ont usé des moyens différents pour
émigrer, et tend à culpabiliser l'immigré clandestin.
L'immigré clandestin est de plus en plus perçu comme un
personnage
13 Il n'a pas de souci administratif, ce qui est
déjà un atout pour une insertion sociale
réussie.
26
condamné à la souffrance, à
l'errance, à la misère. Ces situations sont toutes perçues
chez Thamar, une fois qu'elle se retrouve dans la rue après le
décès de son amant. Maxime et Jende, quant à eux, vivent
le bonheur pendant un peu plus longtemps. Cependant, le bonheur de
l'immigré étant bien souvent éphémère, la
réalité a tôt fait de les rattraper. Maxime, faute de
pouvoir trouver un emploi digne de ce nom en raison de son inexistence
officielle, sera contraint d'user des contours qui ne l'honorent et ne
l'avantagent pas. En effet,
Lorsque Maxime avait dû trouver un emploi
après ses études, Antoine avait tout de suite accepté de
lui venir en aide. Cependant, il avait exigé, étant donné
le risque encouru, que la moitié du salaire lui revienne. Maxime avait
dû s'y résoudre [...] ce dernier [Antoine] percevait une somme
très substantielle tous les mois, sans avoir à lever le petit
doigt, persuadé que Maxime souffrait de voir ainsi s'envoler le fruit de
son labeur. (CAC : 60)
De nombreux immigrés sont dans une position de
faiblesse, et certaines personnes sans état-d `âme
n'hésitent à en profiter.
1.2.3 L'immigré : un « objet »
d'exploitation
Plusieurs risques d'exploitation planent sur les
immigrés clandestins. N'étant pas en règle, ils sont
exposés à toutes sortes d'abus et de spoliation. La
vérité est que ces actes prospèrent, puisque les victimes
que sont les immigrés clandestins ne sauraient demander justice, n'ayant
pas d'existence officielle. Fatou Diome dans Le Ventre de
l'Atlantique décrivait déjà ce
phénomène. Elle y met en scène un personnage, parti du
Sénégal pour la terre promise, la France, mais qui se retrouve
à travailler au noir et sans salaire.
Les immigrés clandestins vivent le martyre dans
leur chair. Ils n'ont pas d'existence officielle dans le pays pour lequel ils
sont prêts à tout afin d'être intégrés. Cette
situation d'inconfort du point de vue politico-administratif des migrants se
répercute sur leur progéniture, leurs conditions de vies, leur
épanouissement. Si Jende et son épouse ne baissent pas les bras,
gardant à l'esprit qu'un jour « ils réaliseraient leur
rêve de devenir américain » (VVR :
291), leur fils Liomi, lui, est à l'abri. Il n'a aucune
inquiétude, convaincu qu'il est que l'Amérique lui appartient
dans son entièreté. Les propos suivants en témoignent:
(VVR : 55)
Liomi avait si bien adopté l'Amérique,
presque rien ni personne ne lui manquait de Limbé. Il était
heureux d'être à New-York, excité de marcher sur ses
trottoirs bonds et bombardés par un vacarme incessant. Il parlait comme
un bon Américain et connaissait si bien le base-ball et la capitale de
chaque État que quiconque le croisait n'aurait pas pu penser qu'il
était l'enfant de migrants [...] clandestins.
27
Ces propos montrent combien le petit Liomi à
l'inverse de ses parents, se sent chez lui en Amérique. Pourtant la
réalité elle, est toute autre. Si la volonté de
s'installer définitivement et légalement sur leur terre d'accueil
reste l'une des préoccupations majeures de certains immigrés
clandestins, cela n'est pas le cas pour ceux qui se sont installés
depuis longtemps et qui ont plus ou moins un statut conforme. Ceux-là
sont plutôt nourris, lorsqu'ils n'ont pas perdu leur sens de la fratrie,
par la volonté de faire venir leurs proches auprès d'eux. Ce cas
de figure est perceptible dans VVR à travers
le personnage Winston. Quoi qu'il en soit, les préoccupations
administratives hantent les immigrés clandestins et débouchent
sur l'éveil de conscience chez ces derniers. Passer sa vie à fuir
les contrôles de police, à limiter ses déplacements,
à travailler au noir parce qu'on ne peut avoir un emploi décent,
ou alors prendre conscience de ce que le pays rêvé n'est pas tel
qu'on l'a construit et s'assumer ... telles sont les questions qui hantent tout
immigré clandestin qui finit par comprendre que son
épanouissement total ne réside pas dans ce climat où tout
lui est hostile.
II. L'immigré dans ses rapports avec sa
société d'accueil
Il sera question dans cette section de voir les
rapports qu'entretiennent l'immigré et sa société
d'accueil. Ces rapports ne sont pas du tout harmonieux et font de lui un
être pris entre le piège de la négation de soi et
l'assimilation.
II.1. Le regard de l'autre et les
préjugés
L'immigré est victime du regard que son
entourage porte sur lui et des préjugés qui en découlent.
Son quotidien est constitué de conflits. Ceux-ci n'ont plus partie prise
avec les questions relatives à une aisance matérielle, mais
relèvent de sa vie intérieure. Il se retrouve contraint de
composer avec la façon dont il se voit et celle que les autres ont de le
voir.
II.1.1. Le regard de l'autre : une constance dans les
récits d'immigration
Les problématiques liées au regard de
l'autre et aux préjugés sous toutes ses formes constituent une
constante dans les romans de l'immigration. Celles-ci ne datent pas
d'aujourd'hui. Depuis les auteurs de la négritude, on les observait
déjà dans les rapports mettant aux prises colons et
indigènes, les deuxièmes étant assimilés au
bétail, des bêtes, bref des « moins que rien
»14. Cela a évolué de façon croissante et
aujourd'hui ces récits de l'immigration mettent en scène de
personnages pris entre ce piège du regard de l'autre et les
14 Expression empruntée à René Maran
dans son roman Batouala paru en 1921 aux
éditions Albin Michel.
28
préjugés, ce qui fait d'eux des victimes
et constitue une entrave à une possible intégration. Omar Abdi
Farah a étudié la question des préjugés. Il en
distingue trois formes: les préjugés sur une Europe
édénique, les préjugés culturels et les
préjugés sociaux. Il pense que ces trois formes « sont
souvent dénoncées dans la littérature africaine
d'expression française » (Farah, 2014 : 233). Cette
dénonciation vise à mettre à jour le fait que
l'immigré soit un être rejeté, un « rejet qui passe
par le mépris [...] du noir. » Le regard de l'autre et tout ce qui
en découle constituent de ce fait une entrave à l'insertion
réussie de l'immigré. Seulement, il est important de noter que
dans la démarche de Farah, cette victimisation de l'immigré du
fait de son rejet s'inscrit dans une démarche parallèle.
Autrement dit, l'immigré est victime des préjugés et du
regard de l'autre de la part des personnes généralement
étrangères à sa race, des personnes blanches. Or, cela
n'est pas toujours le cas.
II.1.2 Le regard de l'autre : une expression
ambiguë
En effet, ce regard (destructeur) de l'autre peut
s'observer entre des immigrés d'un même clan ou famille : c'est ce
que Joseph Ako nomme le regard réflexif15. Ces
Âmes Chagrines dresse cette forme particulière du
regard de l'autre. Cela s'observe à travers Thamar et son fils Antoine.
Au moment où elle est abandonnée et erre dans la rue, Thamar voit
plutôt sa souffrance s'accentuer à cause du regard que pose son
fils Antoine sur elle. Vis-à-vis de sa mère, ce fils est hautain,
condescendant et méprisant, ce qui a le don de la meurtrir au plus
profond d'elle. Elle en souffre et cela se voit. L'extrait ci-dessous
présente l'attitude d'Antoine envers sa mère.
Ce qu'il [Antoine] désirait, c'était la
[Thamar] voir ainsi devant lui, sale, démunie. [...] Thamar, te
voilà enfin ! Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine
fois, débrouille-toi pour que je n'aie pas à attendre. L'ayant
toisée de la tête ou pied puis en sens inverse, il conclut, jamais
à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que je te
donne. (CAC : 27)
Les propos du narrateur et ceux rapportés
d'Antoine nous renseignent à suffisance sur le regard que ce dernier
porte sur sa mère, Thamar. C'est l'un des aspects du regard de l'autre
qui est décrit dans ce passage. Thamar en souffre
énormément, et on se rend bien compte qu'il ne s'agit pas d'un
regard à connotation raciste tel que présenté dans divers
récits de l'immigration. Si les raisons de ce regard n'ont pas
nécessairement besoin d'être évoquées ici, il reste
que ce regard agit sur la cible. Thamar aspire à la fois à un
bien-être, à un
15 Joseph Ako (2017) a
analysé le regard de l'autre et en distingue trois formes : le regard
réflexif, le regard simultané réciproque et le regard
transitif. Cependant nous ne reviendrons pas sur ces formes de regard dans la
mesure où elles n'apparaissent pas toutes dans notre corpus.
29
épanouissement physique et psychique. Le regard
que son fil Antoine porte sur elle ne l'aide pas dans ce sens, du moins dans le
deuxième aspect.
Par contre, le regard de l'autre -entendu dans le sens
d'externe à soi, étranger- est prégnant dans VVR.
S'il vise à agir sur son destinataire dans sa dimension
psychologique, le mécanisme, quant à lui, au regard de CAC,
est tout autre. Fatou et Neni, deux personnages de VVR, semblent
dérangées dans leurs faits et agissements, à cause de ce
que pourrait penser l'autre d'eux. Il y a au fond, une volonté de
conformisation. Dans l'esprit de ces immigrés, il ne faut surtout pas
paraître ridicule. En revanche, il faut se conformer au regard de
l'autre. On doit paraître tel que l'autre aimerait nous voir, quitte
à ne pas être fier. À ce niveau, on convient qu'il y a une
sorte de déni de soi ; en somme, se réfugier dans la coque que
l'autre aimerait voir, aimerait apprécier positivement. La conversation
ci-dessous entre Neni et Fatou dans un supermarché, met en relief ce
désir de paraître agréable à, de ressembler
à.
« [...] un an et demi ? demanda Fatou en secouant
la tête et en roulant des yeux. Tu comptes même les moitiés
d'années ? Et tu le dis comme ça. » Elle éclata de
rire. « Je te le dis, moi : quand tu seras en Amérique depuis
vingt-quatre ans et que tu seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. Tu ne
vas plus rien dire. Non. Tu auras honte de le dire, crois-moi. » [...] tu
as honte de dire aux gens que tu es ici depuis vingt-quatre ans ? -non, je n'ai
pas honte. Pourquoi j'aurais honte ? Je dis juste aux gens que je suis
arrivée et voilà. Ils m'entendent parler et ils disent ah, elle
ne sait pas parler anglais, celle-là. Elle doit juste débarquer
d'Afrique. » (VVR : 19)
Si cette conversation montre le côté
positif de l'attitude de Fatou, c'est-à-dire sa capacité à
rester « naturelle » et de se passer des critiques qu'elle peut
recevoir, il reste qu'elle trahit, en filigrane, une certaine gêne.
L'immigré étant appelé à subir les transformations
que sa société d'accueil lui impose, il est donc
problématique pour elle d'être en Amérique depuis un bon
nombre d'années et de ne pas être semblables aux
Américains, c'est-à-dire avoir de l'argent et parler couramment
anglais. Tous ces agissements rentrent dans la catégorie de ce que nous
avons nommé plus haut le déni de soi. Des personnages
s'efforçant à se transformer en un modèle
socio-idéologique préconstruit. Il paraît évident
que cette transformation, lorsqu'elle se produit, entraîne
obligatoirement une perte de repères chez l'immigré, qui se
représente en une toute autre personne. Plusieurs récits sur
l'immigration en ont fait des peintures. D'ailleurs, ce schéma est
très répandu chez les écrivains africains de la
troisième et de la quatrième génération. Il est
vrai que les représentations sont quasiment identiques d'un auteur
à un autre. En effet, la constante est que les victimes sont
généralement des Africains, en terres européennes. Il est
difficile aujourd'hui de voir un roman de l'immigration dresser le
30
schéma inverse, c'est-à-dire de mettre
en scène des personnages européens, victimes du regard de l'autre
sur le sol africain. Cela est peut-être dû, en partie, au fait que
ces romanciers, dans leur majorité, se proposent de construire une
rhétorique dissuasive vis-à-vis de l'immigration auprès
des personnes originaires d'Afrique.
Auguste Owono-Kouma a proposé une lecture dans
ce sens. Dans son analyse portant sur les images de l'Europe et des
Européens dans Le Paradis du Nord de
Jean-Roger Essomba, il étudie le regard que portent les Africains sur
l'Europe et conclut que « l'image de l'Europe et des Européens [vus
par les Africains] est fausse » (2012 :32). Seulement, cette analyse que
rejoint celle de Flora Amabiamina16 traite du regard de l'autre mais
sous forme de représentation car, ce regard n'est pas le fruit d'une
cohabitation mais, beaucoup plus celui des images
télévisées.
Or, Ces Âmes Chagrines
en propose une lecture originale : le regard porté par les
Africains sur les Européens, résultant d'une cohabitation en
Afrique à travers le personnage Antoine, lequel est certes Noir mais est
né en France, a été éduqué à la
française et a des valeurs françaises. Il peut donc être
considéré à juste titre comme un Européen. Dans son
enfance, Antoine a souvent été envoyé en Afrique par sa
mère pour y passer ses vacances. Ses séjours en Afrique ne furent
pas une partie de plaisir car le regard que portent ses amis et frères
en Afrique sur lui ont tôt fait de constituer pour lui une gêne
voire une hantise au point où « il mit un point d'honneur à
rendre la communication impossible entre lui et le voisinage, n'apprit pas leur
langue, n'en saisissant jamais que les bribes, bien malgré lui. »
(CAC : 80). Ces gens-là qui «
l'épiaient à la dérobée l'appelaient : Muna Mukala,
le petit blanc » (Ibid.), l'avaient
poussé à devenir réfractaire vis-à-vis d'eux,
introverti. Pour se venger de ce regard perturbateur, angoissant et
méprisant, il développe à son tour un autre regard
vis-à-vis de ceux-là.
Antoine avait fermé les yeux pour fuir ces
réalités, s'évader quelques instants, ne les rouvrant
qu'au moment de descendre de la voiture. Les habitants du quartier
étaient sortis de leur maison pour le voir. Il les avait trouvés
sales, mal vêtus, vulgaires [...] il ne ferait pas le moindre effort pour
composer avec (eux), compterait les jours jusqu'au départ pour
l'Hexagone. (ibid)
C'est en toute logique qu'on peut s'accorder avec
Sartre sur son expression devenue célèbre, « le regard [de
l'autre] d'autrui me chosifie17. » (1943 : 310) Tout
immigré est pris
16 Flora Amabiamina dans un article publié en
2017 a étudié le motif du retour au pays natal dans le roman sur
l'immigration et pense entre autres que le départ des Africains est
lié aux représentations chimériques qu'ils se font de
l'Europe.
17 Cf. Sartre,
L'être et le néant.
31
dans ce piège du regard de l'autre qui constitue
de facto un handicap à son épanouissement18, tout
comme les préjugés que sa nouvelle société nourrit
à son égard.
II.1.3 Au-delà du regard... :les
préjugés sur (et de) l'immigré
Ils se situent dans la logique précédente,
celle du regard de l'autre. Si on peut s'entendre sur la définition
faisant d'un préjugé « une opinion
généralement reçue et adoptée sans
examens19
|
», on pourrait affirmer que beaucoup
d'immigrés sont victimes de préjugés, cela
|
contribue, avec le regard de l'autre décrit
plus haut, à dénaturer20 l'immigré, et à
détruire toute forme de confiance en soi et d'estime de soi qu'il
pourrait développer. Pareillement au regard de l'autre, les
préjugés sont légions dans des récits de
l'immigration. Cette abondance n'est aucunement surprenante dans la mesure
où tout projet d'immigration implique un « transfert culturel
»21. On pourrait être tenté d'affirmer que les
préjugés constituent une sorte de fatalité, car ils sont
théoriquement très peu évitables. Antoine, Jende et Neni
en font les frais dans le corpus étudié. Seulement, les formes
diffèrent. Antoine est victime de préjugés raciaux. Il
paraît évident qu'« un Africain en France ne peut pas passer
inaperçu. La couleur de sa peau le trahit » (Farah, 2015 : 238).
Antoine n'hésitait pas,
Quand les hommes en bleu faisaient mine de
l'approcher, il n'hésitait pas à se faire passer pour un noir de
l'Ouest, ne speakent pas l'hexagonal. On lui fichait la paix sur le champ, les
noirs de l'ouest n'étant pas perçus aussi ténébreux
que ceux du sud, ce depuis les années 20, où ils étaient
venus au Nord, du swing plein les bagages, encore plus depuis la fin de la
seconde guerre mondiale, où ils avaient participé, en tant que
soldats discriminés dans leur pays, à la libération de
l'Hexagone occupé. (CAC : 261)
Cet extrait met au jour un préjugé sur
les immigrés d'Afrique sub-saharienne en particulier et sur les Noirs,
en général. C'est un préjugé racial mais
également historique. Le Noir subsaharien est d'emblée
perçu tel un être dangereux, redoutable. Antoine bien
qu'étant Français, est donc trahi par la couleur de sa peau.
L'étiquette collée aux Noirs, dans l'imagerie sociale
occidentale, étant celle d'un immigré. Dans VVR,
la lecture du préjugé rompt avec le schéma
dressé par CAC. En effet, à l'inverse
de l'autre roman, ce sont les Blancs qui sont victimes de
préjugés de la part des immigrés. Lorsque Jende et son
épouse Neni passent
18 Entendu comme une
intégration sur tous les plans.
19 Cette définition
est celle que donne le dictionnaire Larousse dans sa version
électronique de 2018.
20 Voir la partie
consacrée à la culture dans le chapitre suivant.
21 Expression
empruntée à Flora Amabiamina dans son livre intitulé
Traversées culturelle et traces mémorielles en
Afrique-noire, Yaoundé, PUA, 2017.
32
Une heure, penché sur leur vieux PC, à
chercher la meilleure réponse, à lire les mêmes conseils
sur les dix premiers sites répertoriés par Google avant de
conclure que le mieux serait sans doute [qu'il] insiste sur sa forte
personnalité, sur sa fiabilité et sur le fait qu'il
possédait, pour un directeur très occupé comme M. Edwards,
toutes les qualités requises chez un chauffeur (VVR : 14)
Jende s'est déjà fait une idée
des employeurs blancs. Il croit savoir ce qu'ils aimeraient voir et s'arrange
à s'y conformer. C'est ce qu'on pourrait nommer ici, plus globalement,
un autre préjugé racial. Il s'agit autant dans Voici
venir les rêveurs que dans Ces âmes
chagrines, d'un préjugé même si la perception
diffère cependant. Le préjugé ici, contrairement à
l'usage, est plutôt celui du Noir envers le Blanc. Neni, elle aussi, a
nourri des préjugés vis-à-vis de Cindy Edwards et de ses
copines. Elle qui avait une idée quasi arrêtée des
agissements des femmes blanches est surprise :
Leur gentillesse l'avait étonnée, elle
qui ne s'était attendue qu'à l'indifférence de la part de
ces femmes qui se baladaient avec d'authentiques sacs Gucci et Versace et ne
parlaient que de spas, de vacances et de sorties à l'opéra. Se
fiant aux films qu'elle avait vus, dans lesquels les blancs riches mangeaient,
buvaient et riaient sans le moindre regard pour les bonnes et les serveurs qui
s'affairaient autour d'eux. (VVR :
171-172)
Les préjugés de Neni sont aussi d'ordre
racial, et ont été construits par la télévision.
Nos deux romans, à travers cette lecture croisée, nous font voir
les préjugés raciaux dans ses différents aspects. Ces
préjugés quand ils sont exercés sur le Noir constituent un
frein à l'épanouissement de l'immigré.
II.2. Des personnages pris dans l'étau de
l'impossible assimilation et/ou intégration
Face à la difficulté de se faire
accepter tel quel, l'immigré se retrouve dans un dilemme. Accepter de se
conformer aux normes acceptables par cette société, parfois aux
dépends de ses propres aspirations, ou alors continuer sa vie en marge
de celle-ci.
II.2.1 Les aspects socio-professionnels
Au regard du parcours de l'immigré et des
travers qu'il subit à son arrivée, on constate qu'il y a tout un
processus de mise à l'écart qui se déploie autour de lui.
Dans ces conditions, il est évident qu'il est bien difficile pour lui de
s'intégrer, du moins sur le plan socioprofessionnel. Or
l'intégration de l'immigré forme le plus souvent la base de cet
avenir prometteur auquel tous les immigrés aspirent. Si les sociologues
voient en la notion d'intégration un processus par lequel une personne
ou un groupe s'insère dans le milieu, la société où
il vit, ce concept tend de plus en plus à se confondre avec celui «
d'assimilation ».
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Cette confusion découle du fait qu'on voit dans
les deux concepts une forme de mélange. Or si le premier connote un
esprit de liberté (l'intégration est un choix), le second, quant
à lui, paraît plus ou moins une contrainte. Christiane Albert nous
renseigne qu'
Il est en effet plutôt rare de trouver dans la
littérature francophone des représentations
d'exilés22 intégrés et jouissant d'une
situation sociale aisée. Ces représentations sont
généralement le fait d'écrivains qui n'appartiennent pas
à la génération des « immigrés de la seconde
génération ». (Albert, 2005 : 02)
Ces propos peuvent paraître surprenants ;
pourtant c'est ce que l'on observe. Les romans d'immigration décrivent
peu ces immigrés initialement épanouis, donc
intégrés. Le corpus de notre étude rompt cependant d'avec
cette logique et met en scène des personnages intégrés sur
ce plan. De Winston à Maxime en passant par Antoine et Aboubacar, on
remarque que tous sont intégrés. En revanche, Christiane Albert
quant à elle pense que ce qui est à l'origine de cette difficile
insertion sociale que l'on remarque dans les romans de l'immigration, c'est
« ce racisme latent dont souffrent les personnages [...] au-delà de
la souffrance et de l'humiliation » (op.cit. :
91)
II.2.2 Les aspects psychologiques
Sans toutefois avoir la prétention de remettre
en cause les conclusions de Christiane Albert qui tiennent lieu de tentative
d'explication du pourquoi d'une « non intégration » de la part
des immigrés, disons plutôt que le racisme n'en constitue pas
toujours la cause. Les personnages mis en scène dans les deux
récits de notre corpus, ne sont pas victimes de racisme. Toutefois,
aucun d'entre eux ne parvient réellement à s'intégrer. On
pourra être tenté de croire que Maxime forme l'exception de cette
règle. En effet, en y regardant de plus près, on se rend compte
qu'il n'en est pas une. Maxime a un travail, il gagne plus ou moins bien sa vie
avec des revenus plutôt considérables. Seulement, il n'est
pourtant pas totalement intégré. Sinon, en se bornant à
son parcours professionnel, on pourrait effectivement voir en Maxime un
personnage intégré. Or la question de l'intégration est
plus vaste. Maxime est contraint de limiter ses déplacements. « Il
n'avait que peu de loisirs, s'astreignait à des séries de pompes
[...] au lieu de la course à pied qu'il n'avait plus pratiquée
depuis son arrestation dans les bois. » (CAC : 54-55). D'un point de vue
psychologique, Maxime n'est pas épanoui car il n'est pas libre de ses
mouvements, de faire en toute quiétude ce qu'il désire. Son
frère Antoine se situe dans la même logique. Ses séjours en
Afrique, du temps de son enfance,
22 Christiane Albert
traite principalement de la notion « d'exilé » dans cet
ouvrage. Mais il n'y a fondamentalement pas de différence avec celui
d'immigré dans notre conception.
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étaient teintés de dégoût.
Antoine, on pourrait dire de lui qu'il est le prototype de la négation
de l'intégration sous toutes ses formes.
Si ce roman décrit, on vient de le voir
à travers Antoine et Maxime, la difficile intégration des
immigrés, VVR quant à lui, en plus de la difficile
intégration des immigrés montre plutôt combien le processus
d'assimilation est prégnant. Il est judicieux de noter que, dans ce
récit, on retrouve un modèle d'intégration, contrairement
au premier roman. Il s'agit de Winston, cousin de Jende, un modèle de
l'intégration sur tous les plans. C'est logique car contrairement aux
autres personnages de ces deux romans, son immigration ne s'est pas
déroulée de façon identique. Il est arrivé aux USA
par le biais de la green card. Et c'est donc à
raison qu'il connaît une situation différente des autres. Face
à la difficulté de s'intégrer, certains immigrés
trouvent nécessaire de vivre en communauté.
II.2.3 Le communautarisme : un refuge
Plus qu'une option, le communautarisme est un refuge
et découle de la difficulté à s'intégrer. Maxime,
en dépit de ce qu'il a un travail qui lui offre un salaire confortable
vit en banlieue à la différence d'Antoine. Il est dans un lieu
que décrit Antoine avec beaucoup de distance, on dirait un autre monde :
C'est le lieu des laissés pour compte de la société,
où il règne crasse et insécurité. La preuve Maxime
vit en colocation avec un de ses compatriotes
Pour revenir aux personnages immigrés dont on a
la maîtrise de la trajectoire, on constate la surprise de Neni au regard
du phénomène du communautarisme qu'elle observe en
société.
Pour la première fois de sa vie, elle
remarquait une chose : la plupart des gens dans la rue marchaient aux
côtés d'une personne qui leur ressemblait. De part et d'autre du
trottoir, allant vers l'Est et vers l'Ouest, elle voyait des hommes blancs
tenant la main de femmes blanches, des filles noires rigolaient avec des noires
ou des latinos, un groupe de quatre asiatiques qui semblaient revenir d'un
mariage, une bande d'amis de couleur de peau différente mais pourtant le
même style de vêtements. Les gens restaient avec leurs semblables.
Même à New-York, même dans cette ville de mélanges,
les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres
composaient leur petit cercle des gens comme eux. (VVR
: 109)
On constate clairement que le communautarisme,
modèle social ici présent, s'impose aux hommes. Elle leur offre
ce que l'intégration leur refuse et constitue de ce fait un pis-aller de
leur part. Toutefois, il faut noter que les immigrés, le plus souvent,
face à l'intégration qui n'est pas à leur portée,
choisissent de vivre en communauté, celle-ci ayant ses propres codes.
Voilà ainsi décrit un autre aspect de la situation des
immigrés. Pris entre le piège du regard de
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l'autre et des préjugés dont il est
victime ou alors qui se déconstruisent, les sentiments naissent en
lui.
III. Les sentiments de l'immigré
Les immigrés, tels que décrits dans
plusieurs romans de l'immigration, éprouvent maints sentiments. Ceux-ci
n'étant toujours pas agréables, cela les pousse à vivre en
retrait, et constitue de ce fait un handicap à leur intégration.
Il est donc question dans cette section, d'analyser quelques-uns de ces
sentiments.
III.1 Une angoisse profonde et multiforme
L'un des sentiments qui animent l'immigré est
l'angoisse. Ses mésaventures en société, son rejet et
surtout le manque de solutions palliatives constituent pour lui un
véritable poids sur les épaules. Étant entendu que la fin
de tous ces travers n'est pas imminente, il sombre dans l'angoisse
III.1.1 L'angoisse morale
Contrairement à l'image que les immigrés
vendent à leurs congénères restés au pays
natal23, leur situation réelle est toute autre. Le personnage
immigré manque généralement de stabilité
psychologique car, « il est pris dans l'engrenage d'une vie sociale aux
antipodes de ses origines sociales et culturelles » (Farah, 2011 : 211).
Cette angoisse, selon Farah, est due au choc qui naît de la rencontre
entre deux horizons fondamentalement antithétiques : «l'Occident
avec sa modernité et l'Afrique avec ses traditions »
(op.cit. : 211).
Ce sentiment d'angoisse profonde pousse les
immigrés à vouloir de temps à autre, établir une
sorte de comparaison entre le pays laissé derrière et ce nouveau
pays qui leur refuse plus ou moins son hospitalité. On observe ce
phénomène chez Jende de plusieurs façons.
Déjà, face à la difficulté de trouver un emploi
dans ses débuts aux USA, il se souvient de tous les emplois qu'il a pu
occuper à Limbé. Cela constitue pour lui un CV qui tient lieu de
symbole et tend à lui conférer une certaine
notoriété que son pays d'accueil tend bien à lui refuser.
Il se définit en quelques lignes, à travers ses emplois
exercés dans son pays natal, en tant que :
Fermier, responsable du labourage des terres et de la
bonne santé des récoltes, cantonnier chargé de
préserver la beauté et la rutilance de la ville de Limbé ;
chargé de vaisselle dans un restaurant [...], veillant à ce que
les clients mangent dans des assiettes sans traces ni microbes ;
23 Le roman Le paradis du Nord
de Jean Roger Essomba (Paris, Présence Africaine, 1996)
décrit clairement ce phénomène.
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taximan officiel [...] responsable du bon acheminement
des passagers. (VVR : 11)
Cette description de son expérience
professionnelle au-delà de constituer un atout dans la quête d'un
nouvel emploi, est semblable à une béquille sur laquelle il prend
appui face aux difficultés sociales qui le hantent. Ce mal être
multiforme provoque chez l'immigré un sentiment d'angoisse. On retrouve
ce phénomène dans Ces âmes chagrines
où des personnages vivent dans la peur permanente de se
faire contrôler ou de se voir expulser vers leur terre d'origine. S'ils
sont nombreux ces immigrés qui vivent dans l'angoisse, rappelons que
celle-ci se manifeste de manière différente d'un immigré
à un autre.
III.1.2 Les manifestations de l'angoisse chez
l'immigré
Si la manifestation de l'angoisse de Jende est la
volonté de comparer sa situation (celle de l'immigré) d'antan
à celle d'aujourd'hui, c'est-à-dire ce qu'il vit dans son nouveau
pays24, elle est toute autre dans Ces âmes
chagrines. En effet, dans ce dernier roman, les manifestations de
l'angoisse, chez le personnage Thamar, sont plutôt la misère, la
déchéance et les remords. La peinture est beaucoup plus sombre
ici. Si les motifs à l'origine de cette angoisse sont tous relatifs
à un inconfort matériel dans Voici venir les
rêveurs, Ces âmes chagrines
fait voir en cette angoisse, le résultat d'un inconfort non
pas matériel uniquement, mais aussi psychologique. Thamar en est
l'illustration parfaite. Sa vie, ou disons plutôt sa nouvelle vie dans la
rue est un véritable enfer. Elle est de plus en plus inquiète et
angoissée, ce qui la pousse souvent à ressasser son passé.
L'angoisse qui l'anime est liée à sa condition matérielle
d'une part et à l'indifférence qu'elle reçoit de son fils
Antoine d'autre part. En effet, ce dernier manifeste de l'indifférence
vis-à-vis de sa mère. Les mobiles de ses agissements sont plus ou
moins critiquables. L'important à noter ici c'est que cela a le don
d'angoisser sa mère et de la meurtrir dans sa chair. Les propos du
narrateur le confirment :
Il avait rapidement mis un terme à ces
débordements sentimentaux. Thamar ne sourit donc pas. Elle avait fini
par comprendre qu'il ne voulait rien d'autres que la voir dans cette
misère où elle ne se débattait même plus qui
hâterait certainement sa fin. Elle e disait que c'était sa faute
à elle s'il était si dur. N'était-ce pas elle qui en avait
fait un être au sang glacé en le confiant aux étrangers ?
N'était-ce pas elle qui l'avait obligé à quitter
l'Hexagone pour passer ses étés dans un pays où il ne se
plaisait pas ? (CAC : 26)
La situation de Thamar est davantage due à
l'attitude de son fils vis-à-vis d'elle. Elle souffre de savoir que son
propre fils ne lui témoigne, au-delà de tout, aucun brin
d'amour.
24 Le pays dit d'accueil.
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Nous avons donc ici deux personnages épris du
sentiment d'amour, mais avec des mobiles et des manifestations
différentes. Thamar d'une part et Jende d'autre part.
III.1.3 Les immigrés : victimes d'abus et des
peurs
Une autre forme du phénomène
décrit, observée chez les personnages de CAC,
est celle liée à leur condition de clandestin sur le
territoire français. Cette situation les expose à diverses formes
d'abus et les amène à se poser des questions au rang desquelles
pourquoi ils y sont. Si Maxime « avait dû faire appel [...] pour se
faire employer, acquérir une expérience valable dans son domaine,
gagner sa vie » (CAC : 58), cela montre qu'il
est de ce fait exposé aux arnaques et abus de toutes sortes. Son
frère Antoine est sans pitié pour lui. Il ne manque pas
l'occasion de se faire de l'argent sur son dos. Si le narrateur, tentant
d'expliquer les motivations d'Antoine, souligne qu'il « avait vu là
l'occasion de se venger de ce demi-frère qui avait toujours
été si parfait, si solide, si responsable »
(Ibid.) et que Maxime, lui, ne voit pas
véritablement en cela un problème, il reste qu'il n'est pas sans
inquiétude. D'ailleurs, pour peu que s'offre l'occasion de sortir de ces
murailles dressées par son frère, il n'hésite pas un seul
instant.
Maxime n'est pas le seul immigré victime de la
cupidité d'Antoine. Moustapha, un autre immigré clandestin, en
fait aussi les frais. Antoine « gardait une visibilité assez nette
sur les avoirs de Staff [...] si le salaire avait augmenté, il l'aurait
su. » (CAC : 100). Profiter de la situation des
immigrés pour leur enfoncer le couteau dans la plaie, non seulement cela
nourrit en eux un profond malaise, mais cela constitue un fardeau difficile
à transporter et s'érige en une sorte de hantise. Telle est la
situation de Maxime et de Moustapha. Tous deux finiront, heureusement pour eux,
par trouver une issue favorable. Si Maxime, certainement par amour pour son
frère, lui tiendra la main plus-tard, ce n'est pas le cas pour Moustapha
qui avait hâte de « lui démontrer qu'il serait bientôt
aisé de se débarrasser de lui. » (CAC
: 103)
Par ailleurs, l'angoisse observée chez les
personnages de Voici venir les rêveurs n'a pas
les mêmes fondements. Contrairement à Ces âmes
chagrines qui décrit à quel point cela peut
être rongeur et dévastateur, Voici venir les
rêveurs montre que cela est dû aux mécanismes
à emprunter pour améliorer leurs conditions plus ou moins
prometteuses. Autrement dit, les personnages décrits sont
angoissés non pas par ce qu'ils vivent, mais parce qu'ils redoutent les
jours à venir. Écoutons Jende se confier à son patron
Clark Edwards :
Car mon pays n'est pas bon, monsieur,
commença-t-il. Il n'a rien à voir avec l'Amérique. Si
j'étais restée dans mon pays, je ne serais devenu rien du tout.
Je serais resté un rien du tout. Mon fils serait devenu un homme pauvre
comme moi, qui suis devenu pauvre comme mon père. Mais en
Amérique Monsieur, je
38
peux devenir quelqu'un. Je peux même de venir un
homme digne de respect. Mon fils peut devenir un homme digne de respect.
(VVR : 49)
Si la confession de Jende à son patron connote
d'emblée une comparaison mettant aux prises Jende, le pays laissé
et le pays rêvé, il y transparaît, en toile de fond, une
préoccupation beaucoup plus sérieuse. Jende est inquiet et
espère que son fils soit ce qu'il n'aurait jamais pu être dans son
pays natal. Apparaît donc la peur de l'échec. L'immigré a
peur de l'échec, peur de ne pas pouvoir réussir. Cette angoisse
s'érige en hantise et emmène l'immigré à être
prêt à tout pour ne pas sombrer dans l'échec. S'il est vrai
que « le premier contact avec l'Europe se révèle très
décevant d'autant que les personnages ont longtemps rêvé de
ce voyage », pense Christiane Albert (2005), plus décevant l'est
encore, lorsque ceux-ci s'installent dans la durée. Une autre forme de
sentiment qu'ils développent à cet effet est
l'étrangéité.
III.2. L'étrangéité
Nombreux sont ces immigrés qui, plus ou moins
longtemps après leur arrivée en terre d'accueil, ont le sentiment
de demeurer étrangers dans leur être. Ils sont conscients du fait
que cette nouvelle terre ne leur appartient pas. Il est évident que
demeurer dans ce sentiment est l'un des facteurs d'une auto-marginalisation et
donc d'une non-intégration. Pour Brigitte Fichet (2004), est
étranger « celui qui est l'objet de mise à l'écart
par le groupe majoritaire qui ne reconnaît aucune appartenance au groupe,
quels que soient ses points communs ou ses différences objectivement
partagées par les membres du groupe ». C'est dans cette logique que
nous appréhendons le concept d'étranger, bien qu'il sera
davantage question d'expliquer les raisons de cette « mise à
l'écart » ou alors parfois, de cette auto-mise à
l'écart par soi-même qui, dès cet instant, le disqualifie
d'une probable intégration.
III.2.1. La solitude
La prise de conscience de la solitude est l'un des
facteurs concourant au développement de ce sentiment immigré. Il
arrive à un moment donné que l'immigré prenne conscience
de ce qu'il est « seul »25. Il réalise en effet
que, contrairement à tout ce monde qui l'entourait jadis dans le pays
laissé et dont il maîtrisait les contours, il semble
désormais, beaucoup plus un être-jeté-au-monde. Il doit
créer ses propres contours. Le narrateur de Voici venir les
rêveurs décrit cet aspect lorsqu'il nous
présente Jende qui vient de décrocher un emploi, ce qui le rend
fier.
25 Abandonné à
ses dépens d'un point de vue psychique.
39
À Limbé, il aurait bondi hors de la
voiture, pris le premier venu dans ses bras et crié devant tout le
monde, Bo26, tu ne vas jamais deviner ce qui vient de m'être
dit. À New Town, il serait forcément tombé sur une
connaissance avec qui partager la nouvelle ; pas comme ici, dans les rues du
Bronx bordées de vieilles maisons [...] il y avait bien un jeune noir
qui marchait avec des écouteurs [...] trois asiatiques qui pouffaient
[...] il y avait un Africain aussi, mais vu sa peau noire, son visage anguleux
[...] cet Africain-là était très certainement un
sénégalais ou un Burkinabè [...] Jende ne pouvait pas lui
tomber dans les bras sous-prétexte qu'ils étaient tous deux
Africains. » (VVR : 24)
À travers la description de cette scène,
on comprend clairement que Jende ne se sent pas chez lui, parmi les siens. On
remarque effectivement que ce n'est pas une présence humaine qui lui
manque -car ils sont nombreux dans la rue, les Africains aussi- mais il se sent
différent de toutes ces personnes. Il n'est pas des leurs, il est
étranger à toutes ces personnes, à tout cet environnement,
ou alors inversement. Jende est conscient de ce qu'il est seul, qu'il est un
étranger. Cette solitude, bien que perceptible par bribes dans
CAC, n'a pas la même ampleur que celle ressentie par les
personnages de VVR. Cela peut s'expliquer par le fait que le destin
des personnages de CAC semble croisé. En effet, on peut dire de
Thamar qu'elle a longtemps été seule, de par le temps qu'elle a
passé dans la rue. Mais pareille affirmation pêcherait par vice de
flexibilité. Elle recevait la visite27 de l'un de ses fils de
manière périodique. Et c'est toujours l'un de ses fils qui la
fait sortir de la rue.
III.2.2 Les différences
Les conditions de vie différentes constituent
un autre facteur qui développe le sentiment d'étrangeté.
Il faut relever le fait que ce sentiment naît également de la
perception différente d'une situation de l'immigré par une
personne à priori non étrangère, ou alors inversement.
Mighty par exemple est surpris28 de constater que chez les Jende,
« tout le monde dort dans la même chambre » (VVR :
182). Cette surprise naît de ce qu'il n'est pas habitué à
cette pratique. Chez eux, les choses se passent différemment. Cela peut
donc être vu en symbole d'étrangéité par les Jende.
Ils constatent que leur pratique ne colle pas à celles de leur nouvelle
société. Cette différence se perçoit
également à travers Thamar. Les parents de son amant, en
l'expulsant après le décès de leur fils, lui renvoient au
visage son étrangeté.
26 L'expression est identique
dans le texte original.
27 Il est vrai que la
nature de ces visites peut être questionnée. Mais, au-delà
de tout, Thamar semblait tout de même heureuse de voir son fils de temps
en temps.
28 Positivement
d'ailleurs.
40
Étrangère, Neni aussi l'est. Elle qui ne
maîtrise pas le mode d'emploi de sa nouvelle société et
veut se comporter avec celle-ci pareillement à sa société
de départ. Évidemment cela ne peut pas fonctionner et ne peut que
lui révéler cette dimension étrangère qui l'habite.
L'extrait ci-dessous décrit cette méconnaissance de sa nouvelle
aire.
Il lui semblait fou de constater que la même
somme d'argent ne permettre d'acheter que trois plantains, qui ne suffisaient
même pas à nourrir Jende un seul jour [...] ces prix-là
n'avaient aucun sens. Trois plantains pour deux dollars ? Pourquoi ? Deux
dollars correspondaient à mille francs CFA, et pour cette
somme-là une femme pouvait acheter de quoi nourrir sa famille pour au
moins trois repas. (VVR : 307)
Cela s'observe dans l'attitude qu'elle adopte au
foyer. Dans son pays d'origine, le Cameroun, la femme a
généralement tendance à jouer la carte de la douceur,
à accepter la domination de son époux dans tous ses aspects.
Voilà pourquoi elle accepte de se faire bastonner par son époux
parce que le mari est celui qui décide.
III.2.3 La langue
Enfin, on note la méconnaissance de la langue.
L'immigré ne maîtrisant pas la langue de son pays d'accueil est
condamné à demeurer étranger dans ce pays-là, la
langue étant fondamentalement un outil d'intégration. Antoine est
étranger à l'Afrique. Ses passages dans ce continent durant ses
années d'enfance ont relevé une impossible intégration. On
peut le comprendre à travers ce récit de sa première
visite du continent, dressé par le narrateur.
Une hôtesse s'était occupée de lui
pendant le vol qui avait duré sept interminables heures, une vieille
l'avait accueilli à l'aéroport, le serrant dans ses bras comme
s'ils s'étaient quittés la veille. Elle se parlait à
elle-même, une langue qu'il ne comprenait pas (CAC
: 79)
On peut donc constater qu'Antoine, dès son
premier contact avec ce pays, est frappé par le facteur langue. On parle
une langue qu'il ne connaît pas, ce qui ne fera que conforter ce
sentiment d'étrangeté. Toute la suite, pour lui, dans ce pays, ne
sera qu'étranger. Au-delà de la langue qu'il ignore, il trouve
tous les actes et pratiques exercés dans ce lieu, extérieurs
à sa personne:
Dans la maison, d'énormes cafards aux ailes
noires volaient [...] se jetaient dans les plats venant d'être servis
à table. Des rats aussi gros que des chats vous narguaient [...] tout
cela l'avait tenu à distance du repas. La vieille l'avait couché
sur un matelas de mousse que partageaient déjà les trois autres
gamins [...] elle l'avait couché, lui avait passé la paume de sa
main calleuse sur le visage [...] il refusait de s'abandonner à cette
caresse, de se mettre à aimer l'inconnu chez
41
qui on l'avait jeté comme une pelure de patate au
fond d'une poubelle. Pouvait-on s'attacher au fond d'une poubelle ? »
(CAC : 80-82)
Ils sont nombreux ces facteurs qui participent
à faire de l'immigré un être plongé dans le
sentiment d'étrangeté. Nous en avons établis trois dans
notre corpus.
Dans ce chapitre, nous nous sommes focalisé sur
la personne de l'immigré dans son nouveau lieu de vie. L'étude de
la dimension psychique a primé sur celle physique car elle est celle qui
participe le plus de la naissance du sentiment du retour. On a pu
établir que le séjour de l'immigré n'est pas toujours
agréable car ce dernier, en plus d'être inconfortablement
épanoui sur les plans socio-économiques et administratif, pour
d'aucuns, est en proie aux préjugés et au regard de l'autre. Il
développe alors un sentiment d'étrangeté et d'angoisse
profonde. Tout cela porte atteinte à son intégration. Il figure
dès lors un personnage toujours marginalisé. Aussi comment
réagir, y faire face ? Comment, en effet, se positionner ? Comment se
définir ou alors vouloir se définir pour au moins exister ?
Telles sont entre autres les réflexions développées dans
le chapitre suivant.
42
CHAPITRE 2 :
L'ENTRE-DEUX : LES PIÈGES CULTURELS ET
IDENTITAIRES
Au-delà des conditions de vie des
immigrés, que l'on peut qualifier de précaires, contribuant
à faire naître en eux le sentiment du retour au pays natal, les
problèmes d'identités et de culture constituent un autre facteur
propice à l'éclosion de ce sentiment. En effet, cultures et
identités forment ce que nous nommons ici « l'entre-deux ».
L'immigré en partant de son pays d'origine à la recherche de la
terre promise, doit faire face aux transformations que tente de lui imposer ce
nouveau pays. Transportant avec lui un bagage culturel et identitaire
(Amabiamina, 2017), lequel n'est parfois pas en phase avec le nouveau lieu de
vie, l'immigré fait face à un véritable défi. Il
doit se plier aux changements, s'il veut atteindre ses objectifs de
départ, notamment une aisance financière dans l'optique de
satisfaire à la fois ses besoins et surtout toutes les attentes
placées en lui par les siens. Ce processus de transformation
n'étant pas une entreprise des plus simples, il se retrouve à la
croisée du changement et de la conservation, situation l'obligeant la
plupart du temps à comparer le pays d'origine au pays rêvé,
à nourrir quelques fois des regrets et de la colère, à
être tourmenté etc. Il est question dans ce chapitre de voir
comment cette situation le conduit à la renonciation et le pousse
fortement à reconsidérer sa théorie de la réussite
dans ce pays dont il ne parvient toujours pas à cerner les
contours.
I- De l'identité : quête et contraintes
La notion d'identité est omniprésente
lorsqu'on s'intéresse à la question de
l'immigration29. En effet, elle constitue l'un des véritables
problèmes que rencontrent les immigrés. Ils sont des personnes en
perpétuelle quête de repères. Difficile de se
définir tant par leur société de départ que par
celle d'arrivée, ceux-ci se retrouvent confinés dans un espace
indéfinissable, un entre-deux identitaire, d'où la naissance d'un
sentiment de non-appartenance.
I.1 L'immigré à la quête de
l'identité
La question de l'identité, nous venons de le
dire, est indissociable de la découverte de l'autre. Elle est «
toujours rupture, doublement définie vis-à-vis de la
société d'origine, de sa langue, de ses codes culturels et de la
société d'accueil qui tend [...] à la perte
d'identité
29 Christiane Albert le démontre dans son
ouvrage paru en 2005.
43
d'origine. » (Albert, 2005 :113). Seulement,
cette notion a été récupérée et
théorisée de toutes parts, ce qui tend à conférer
à l'expression « quête identitaire », un
caractère de vacuité.
I.1.1 Des conceptions de la notion d'identité
L'identité s'entend communément telle la
marque de fabrique d'une personne, ce qui fait dire d'une personne qu'elle est
différente des autres. En somme, l'identité est l'ensemble des
éléments concourant à caractériser quelqu'un.
Rappelons cependant que c'est une notion problématique dans la mesure
où ses interprétations et le contenu qu'on y insère
créent de moins en moins l'unanimité. Jean François
Deplancke (2013), commentant le livre Les embarras de
l'identité de Vincent Descombres nous renseigne que ce
dernier aborde la notion de l'identité sous deux prismes : l'identique
et l'identitaire. Le premier s'inscrit dans une logique philosophique et tend
à établir que deux objets ou deux individus ne font qu'un. Le
second, dont l'usage ne date que de la deuxième moitié du
XXème siècle, « n'est pas défini dans le dictionnaire
et cherche à répondre à la question «Qui suis-je
?» ou «Qui sommes-nous ?» » (Delplancke, 2013 :64). Le
problème naît de ce « qu'aujourd'hui nous sommes conduits
à appréhender l'identitaire à partir du paradigme de
l'identique, alors que leurs significations sont logiquement distinctes »
(Ibid.). Ainsi, c'est sous le paradigme de
l'identitaire, de la tentative de répondre à la question «
qui sommes-nous ? » que la question d'identité nous
intéresse ici.
Si le concept nous vient des États-Unis et
théorisé par Erick Erickson, au travers de la notion de crise
d'identité au tout début des années 1950, il demeure
qu'il
émergera de la rencontre entre la psychanalyse
et l'anthropologie américaine, principalement le courant «culture
et personnalité», l'une et l'autre, revisitées par Erickson
à l'aune de son histoire personnelle. Et ce mot va s'imposer face aux
d'autres termes qui auraient pu tout aussi bien faire l'affaire :
personnalité, caractère, self, égo...
(Ibid.)
Bien que l'équivoque tende à être
levée autour de ce concept, des zones d'ombre persistent lorsque l'on
rentre dans le champ du discours sur les migrations. Ce flou reste entretenu du
fait que les immigrés sont des personnes à la croisée des
chemins. Il est d'ailleurs impératif pour eux, surtout pour des
personnes adultes, de composer avec une part de leur « personne », de
leur « être » originel, et une autre part qui commence à
germer et à croître dans l'ici présent. Si l'on admet avec
Bertrand Amougou, à la suite de bien d'autres chercheurs que, «
l'identité n'est pas une donnée assignable ; figée et
éternitaire » (Amougou, 2016 : 234), mais qu'elle est «
plutôt un idéal de représentation/perception et expression
de soi en construction permanente. Car il s'agit du projet/prétention
d'être la même personne
44
(...) au-delà des changements socio-contextuels
et contingents » (Ibid.) alors, on
réalise que les immigrés sont des êtres en quête
perpétuelle d'identité. Cette quête rend compte de ce qu'il
y a des contextes à prendre en compte dans la saisie de
l'identité. Elle concerne des personnes qui se retrouvent souvent en
situation trouble et cherchent à se définir. Parfois, il y en a
qui se perdent dans cette aventure parce qu'ils sont déchirés
entre des systèmes.
Autant dire que l'immigré est condamné
à de perpétuels errements. Il ne saurait jamais être celui
que la société dite d'accueil veut qu'il soit, encore moins celui
qu'il était ou qu'il a été au pays natal. C'est une
véritable situation trouble constituant un réel handicap au plein
épanouissement des immigrés. Deux cas sont significatifs dans
notre corpus, ceux du couple Jende et d'Antoine. Le premier (le couple Jonga)
consent un maximum d'efforts pour vivre à l'américaine, pour
intégrer cette identité américaine consistant entre
autres, une fois qu'on a de l'argent, d'emmener « sa famille visiter
d'autres endroits du pays, peut-être vers l'océan pacifique,
...contempler un coucher de soleil... » (VVR : 85). Bref, on peut dire des
Jonga qu'ils ont un réel désir de s'américaniser. Ce
désir contraste cependant avec l'attitude de Neni lorsque son
époux, porté par la colère lors d'une dispute, lui flanque
une gifle. Neni réagit en Africaine. Elle refuse de dire la
vérité aux voisins, de peur d'attirer les ennuis à son
époux. De ce fait, cette quête d'américanité
s'estompe et laisse place à un retour aux sources : l'africanité.
Chez Antoine, on observe plutôt un refus de cohésion sous toutes
ses formes avec son pays d'accueil, le Mboasu. Il importe de rappeler
qu'Antoine est certes Noir, mais il est français. Il n'est pas un
immigré en France, contrairement à son frère Maxime par
exemple. En revanche, au Mboasu, le pays de sa mère et de son
frère - où il vient parfois passer ses vacances, il est un
immigré. Durant toutes ses visites en Afrique, au Mboasu, il opte pour
l'introversion. Cette posture, loin de le faire se sentir mieux, nourrit en lui
une sorte de rejet et de dégâts au point où pour lui,
« tout valait mieux que le continent, ses nuées de moustiques, sa
population bruyante, remuante, ses rigoles pleines d'une eau verdâtre,
malodorante. » (CAC : 127). Il se renferme justement parce qu'il se sent
étranger dans ce pays qu'il n'a jamais connu, dont sa mère ne lui
a jamais parlé et qu'il découvre de manière
violente.
Les immigrés sont ainsi pris dans le
piège de l'entre-deux identitaire. Ainsi, n'arrivent pas à se
définir. Ici et ailleurs se mélangent et se
confondent.
I.1.2 Les identités-éclairs30
30 À la
différence de la notion d'identité même, entendue entre
autre comme la marque propre à un individu, nous proposons cette
expression ici pour désigner ces habitudes et agissements
circonstanciels qu'adoptent les immigrés.
45
L'identité vue sous le prisme de «
l'identitaire », de la réponse à la question « qui
suis-je ou qui sommes-nous ? », se présente sous plusieurs formes.
Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette notion, et
les différentes formes qu'ils établissent varient d'un auteur
à l'autre. Certains parlent d'identité personnelle, subjective -
pour représenter cette forme d'identité propre à une
personne - d'autres, d'identités sociales, plurielles, collectives, ou
communautaire pour désigner celle propre à un ensemble de
personnes à la fois. À contrario, on entend moins parler de
l'identité personnalisée et socialisée, car ce sont deux
formes nouvelles que nous examinons ici. Nous les rangeons dans ce que nous
nommons les « identités-éclairs », et qui, à la
différence de l'identité entendu comme une marque propre à
l'individu, sont plutôt des constructions circonstancielles. Beaucoup de
théories présentent l'identité sous forme d'une
superpuissance, une force enveloppant l'individu (dans la perspective de
l'identité individuelle) ou la communauté (identité
collective). Or ces deux formes nouvelles que nous venons d'évoquer
tendent à rompre avec cette perception
Pour définir l'identité
personnalisée, revenons d'abord à ce que pense Delplanck de
l'identité individuelle. Selon lui, « sur le plan individuel, elle
[l'identité] s'impose à l'individu, elle le situe dans l'espace
et dans le temps, dans une généalogie, dans un contexte
historique et social. Elle échappe à toute détermination
par le sujet lui-même. » (Id. : 67). On
comprend par-là que l'identité individuelle s'impose à
l'individu. Elle est sa marque de fabrique, elle parle en lui.
L'identité personnalisée se veut l'inverse. Elle répond
à la question de savoir de quelle manière l'individu se voit, se
dit, se fait dire. Elle n'est définissable que par la relation de
l'individu avec lui-même. Elle résulte parfois de la somme des
expériences de l'individu. L'identité personnalisée n'est
donc pas individuelle. Elle est même plurielle dans la mesure où
un seul et même individu est différent dans des situations
données. Prenons le cas d'Antoine. Il est un personnage antipathique,
pourrait-on dire. Son attitude vis-à-vis de sa mère le montre
à suffisance. Lors de l'une de ses visites à sa mère,
celle-ci
se demandait si au moins elle pouvait lui dire
bonjour mouna comme elle en avait envie, même
s'il ne vivait que pour la déshonorer. Il coupa court à ce
questionnement en l'apostrophant : Thamar, te voilà enfin !
Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine fois,
débrouille-toi pour que je n'aie pas à t'attendre. L'ayant
toisé de la tête aux pieds puis en sens inverse, il conclut,
jamais à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que
je te donne. Regarde de quoi tu as l'air. On enferme des gens pour moins que
ça.... (CAC : 28).
Antoine ici affiche l'image d'un être
méchant, manquant d'empathie. Il est ainsi dirait-on,
intrinsèquement méchant or cette attitude ne suffit pas à
le définir car elle n'est rien d'autre que ce qu'il veut laisser voir.
Il montre à sa mère le monstre qu'elle a fabriqué en
lui
46
refusant son affection, en l'abandonnant. Cela est
d'autant plus vrai que, lorsqu'il est avec ses amis, il fait tout pour montrer
(et préserver) une autre image de lui. Celle-là « elle
devait demeurer conforme à ses besoins, en imposer suffisamment pour
suffisamment dissimuler les failles qui le traversaient »
(Ibid. 116) Antoine feint puisqu'il ne veut pas que
cet entourage décèle ses blessures qui sont
profondes.
On constate qu'Antoine représente deux
personnes distinctes dans deux situations différentes. À
l'inverse de Ces âmes chagrines, cette forme
d'identité n'est vraiment pas perceptible dans Voici venir
les rêveurs. Cela peut se justifier par une raison
principale : les personnages centraux du second roman mentionné
contrairement à Antoine dans le premier, sont plus
préoccupés par un désir d'intégration, de
conformité avec leur société d'accueil. Ils sont
appréhendables sous le prisme de l'identité
socialisée.
Analysant ce qu'il nomme « identité
collective », Wittorski (2008) pense que « [sa] constitution pour un
groupe semble répondre d'abord au besoin de se défendre
vis-à-vis des contraintes qui lui sont imposées, mais aussi de
revendiquer une définition autonome de son propre projet d'existence et
afin d'être reconnu dans l'espace social. » (2008 :154).
L'identité collective pose ici le problème d'une minorité
au sein d'un grand ensemble. Ainsi, les personnes décident de s'unir
pour regarder dans la même direction parce qu'elles sentent le besoin de
préserver une chose à laquelle elles accorderaient de
l'importance et pour laquelle le grand ensemble, la supra-collectivité,
constitue un obstacle. Autrement dit, il y a identité collective parce
que les membres s'identifient à quelque chose de commun. Le socle d'une
identité collective « c'est à la fois la
représentation commune que les membres se font des objectifs ou des
raisons constitutives d'un regroupement. » (Freud, 1979 :74, cité
par Wittorski). On parle d'identité collective lorsque les membres d'une
collectivité31 défendent et/ou présentent tous
quelque chose. L'identité se définit ici par la chose
présentée et/ou défendue. Il y a à ce niveau une
légère différence avec ce que les sociologues nomment
« identité sociale », liée à l'histoire d'une
société. Dans l'un ou l'autre cas, l'action sociale et collective
prime.
L'identité socialisée ne s'oppose pas
totalement à l'identité sociale ou collective, mais semblent
mieux définir les immigrés en situation d'immigration.
L'identité socialisée est celle que l'individu se fabrique pour
s'intégrer à un milieu, l'ensemble des agissements et contraintes
auxquelles il se soumet. D'aucuns emploieraient volontiers
l'expression « volonté d'intégration ». Seulement,
l'intégration dans sa conception n'exige pas une quête sur tous
les
31 Ça peut être une ehtnie.
47
plans de la société. Pourtant
l'identité socialisée se veut une véritable socialisation
de l'immigré. Cette forme d'identité est très
prégnante chez Imbolo Mbue. Arkamo et Neni permettent de le
vérifier. Le premier, « grâce à sa soeur qui avait
obtenu les papiers et avait déposé une demande pour lui »
(VVR : 95) a obtenu des papiers. Il explique à
Jende en quoi il est simple de « décrocher un prêt immobilier
» (Ibid.) il a des contacts dans le domaine, il
maîtrise les contours, bref, il est [déjà]
socialisé. Neni pour sa part est consciente de ce que représente
le moindre écart de comportement dans sa nouvelle société.
Elle veille « à ne pas lui [à Jende] faire honte. Rien ne
pouvait l'embarrasser davantage que des noirs se ridiculisant en affichant le
comportement que les blancs attendaient » (Op.cit.
105).
Le problème ici - et qui constitue d'ailleurs
un handicap pour l'immigré -, réside dans le fait que ces formes
d'identité qu'il incarne sont en quelque sorte des
identités-éclairs. Autrement dit, les immigrés n'arrivent
pas à perdurer dans cette logique identitaire construite
généralement sous le poids des contraintes. Il va de soi qu'il se
forme en eux une espèce de tension, celle-ci leur rappelant incessamment
de répondre à la question de savoir ce qu'ils sont
réellement, la façon dont ils se définissent. Cet
état de tension ne pourra évidemment nourrir en eux qu'un
sentiment de rejet, de frustration, de non-apparence. Car, défendre une
identité est un choix purement personnel. Il y a des personnes qui
refusent des identités, du fait de leurs goûts, leurs jugements,
leurs convictions...
I.1.3 Identité : construction ou imposition
Selon Wittorski, l'identité se construit
relativement à l'histoire et à ses modes de transmission et se
renforce de façon réactive. Autrement dit, la définition
de l'individu ne saurait faire fi du parcours historique de sa
communauté d'appartenance. Une étude de Fischer (1978)
cité par Wittorski souligne que « le sentiment d'identité
dérive de l'histoire [...], d'une religion ou d'une idéologie et
d'une culture partagée, d'une discrimination et d'une exploitation
économique constamment subies. » (Fischer, 1978 : 246, cité
par Wittorski). Pour lui, l'individu est le résultat d'une cause, la
continuité d'un processus
Vu sous cet angle, Jende et Neni ont une
identité africaine du fait de leur histoire et de leur culture
africaine. Liomi est africain, Timba est africaine, même si elle est
née aux États-Unis car l'histoire de ses parents est aussi la
sienne. Cette vision des choses pose problème. L'identité ne
saurait être totalement rattachée à l'histoire. La preuve,
Liomi à peine arrivé se sent comme un poisson dans l'eau en
Amérique. Et Antoine qui, pourtant, est né de parents africains
se sent étranger à la culture africaine.
48
Deux cas nous intéressent et semblent poser
problème ici. De quelle manière, en effet, faut-il définir
Antoine et Winston ? Le premier est né en France, y a grandi et y vit.
Seulement, il est noir, de parents africains. Winston est né et a grandi
au Cameroun (pendant beaucoup d'années) avant de rejoindre les
États-Unis où il a déjà passé beaucoup
d'années. Si on veut appréhender l'identité sous le prisme
de l'histoire, de la lignée, on se heurte ici à un
véritable problème. Les deux ont deux histoires : l'histoire
africaine (originellement) et partagent tout de même l'histoire de leur
pays actuel. Pour le cas d'Antoine, on peut avoir la réponse à
partir de concept théorisé par Léonora Miano. Il s'agit de
l'afropéanisme. Ce néologisme dérive de l'adjectif
afropéen ; formé sur la juxtaposition simplifiée de deux
termes, renvoyant à deux horizons distincts : Afrique et Europe. Ce
concept porte en lui la marque de ses orientations. De manière simple,
il désigne ces Africains nés en Europe. La notion se
détourne des considérations liées à la couleur de
peau. Car dans l'inconscient collectif, le Noir est assimilé à
l'Africain, et le Blanc à l'Européen. L'identité
afropéenne est celle-là dont la construction se fait à
mi-chemin entre l'histoire africaine et celle européenne. Il s'agit
d'une identité métissée, hybride car le personnage
afropéen (Antoine par exemple) n'est pas africain, encore moins
européen mais africain et européen à la fois.
Le cas de Winston est différent. Il n'est pas
né en Occident, mais il y vit depuis un bon bout. Nous proposons pour
mieux le définir, « l'auto-identification ». L'identité
ne saurait être essentialiste, mais auto-identificatrice. Si les
immigrés se définissent en majorité et
généralement par leur pays d'origine, c'est aussi parce qu'ils en
décident. Or on peut naître africain et s'identifier, par
cohabitation peut-être, à un occidental. Le cas de Winston en dit
long. Il a intégré tous les pans de la vie américaine.
Beaucoup d'immigrés sombrent cependant dans le piège de
l'essentialisme et demeurent de ce fait des personnages en perpétuelle
crise identitaire.
I.2 Le sentiment de non-appartenance des personnages
Les perpétuelles crises identitaires et le
manque constant de repères dans lesquels les immigrés se
retrouvent concourent à faire naître en eux un sentiment de
non-appartenance. Celui-ci s'exprime non seulement à l'égard de
la nouvelle société qu'ils n'arrivent toujours pas à
cerner, mais aussi vis-à-vis du pays laissé derrière eux.
Dans ce deuxième cas, ce sentiment est doublé du regret d'avoir
abandonné un «ici» dont ils avaient plus ou moins la
maîtrise, pour un ailleurs capricieux, prêt à leur refuser
la main qu'ils lui tendent.
I.2.1 Un ailleurs hostile
49
Le sentiment de non-appartenance qui se
développe chez les immigrés naît d'une part d'une non
maîtrise des codes que l'ailleurs leur impose, des barrières
infranchissables qu'il dresse devant eux. En effet, s'il est vrai que tout
projet d'immigration implique de la part de l'immigré d'avoir un mental
haut, prompt à franchir les obstacles qu'il aurait à croiser en
chemin, il reste que ce dernier ne s'attend pas beaucoup à franchir des
obstacles toute sa vie durant. Sa nouvelle terre, vue autrefois tel un ailleurs
dont il ne parlait qu'en s'en faisant des représentations, devraient
logiquement cesser d'être un ailleurs pour devenir un « ici »
dès le moment où il y a posé les pieds. Cela ne se passe
toujours pas de la sorte. La réalité décevante le rattrape
et lui échappe, et ce dernier prend conscience que cet
«ailleurs-ici» n'est pas le sien. Thamar, au Mboasu, a
rêvé de la France tel un pays de bonheur, un pays où elle
pourra mettre fin à ses années de galère et qui lui
offrira ce que son pays natal n'a pas pu (ou su) lui offrir. Avec ces
convictions, elle a pris le chemin de l'Europe où elle fait la rencontre
de son amant Pierre, l'incarnation du bonheur à ses yeux. Si les
débuts ont été plus ou moins festifs et heureux, cet
ailleurs rêvé aura tôt fait de lui montrer un visage
différent. En effet, Pierre, indépendamment de sa volonté,
cesse d'être cette incarnation du bonheur de Thamar. On peut lire
à ce sujet que :
l'homme [entendu Pierre] avait, depuis peu, des ennuis
de santé, des difficultés rénales qui le clouaient au lit.
Il semblait souffrir, mais tenait farouchement à ne pas mourir,
s'accrochait. Sa mère [Thamar, mère d'Antoine], qui avait
envisagé des études, des voyages, une vie normale [nous
soulignons], se retrouvait dans la position de garde-malade, privée de
gages. Ses sorties se limitaient aux courses, aux rendez-vous chez le
médecin [...] Thamar se fanait à vue d'oeil, ne demeurait aux
côtés de cet homme que pour l'argent, celui qui payait le
pensionnat, les billets d'avion vers le Mboasu » (CAC,
125-126).
Par ce passage, on comprend que le bonheur de Thamar
disparaît peu à peu. L'amour et l'enthousiasme du départ
ont laissé place à l'intérêt. Elle agit
désormais par intérêt. Si vis-à-vis de cet homme
Thamar ne trouve que ses intérêts pour justifier sa
présence à ses côtés, on peut clairement comprendre
que ce bonheur a changé de camp. L'intérêt qu'elle tire de
sa présence, malgré elle, aux côtés de cet homme, ne
saurait combler ce bonheur auquel elle aspirait. La dimension mentale est donc
importante ici. D'un point de vue matériel, la situation de vie de
Thamar ne change pas radicalement jusqu'ici car elle a toujours cette
possibilité, venant de lui, de payer le pensionnat de son fils, son
billet d'avion pour le Mboasu. En revanche, ses petites gâteries à
elle et son épanouissement lui manquent certainement. Elle ne saurait
être heureuse, au-delà de tout, de vivre cette situation dans
laquelle elle est privée d'un immense bonheur. Cet ailleurs, autrefois
synonyme de félicité,
50
s'érige en un lieu de peine, un lieu où
tous les stratagèmes sont nécessaires pour maintenir son bonheur,
fût-il apparent.
La situation est relativement la même avec les
Jende. Ceux-ci rêvaient de mener une vie paisible en Amérique, d'y
réussir. Ce pays qu'ils ont érigé en un univers du bonheur
leur montre qu'il n'est pas le leur, qu'il ne l'a jamais été. Si
avec Thamar, il y avait une quête d'intérêt lui donnant une
raison de s'accrocher, ça sent plutôt le désespoir avec
Jende. Sa situation a d'importantes répercussions sur sa santé,
sur son être. Se confiant au médecin, il affirme (VVR : 340)
:
mon père vient de mourir et je n'ai pas pu
aller à son enterrement. Quelle plus grande honte peut-il avoir pour un
fils aîné ? [...] j'ai une femme et deux enfants à nourrir,
habiller et loger [...] je m'oblige à la plus grande des rigueurs
concernant mes économies, pour être prêt quand le pire
viendra, mais je me demande pourquoi toutes ces économies ? Le pire est
arrivé, et mon dos se brise. Oui, docteur, je peux dire qu'il y'a des
facteurs importants de stresse dans ma vie.
Ces difficultés liées à sa
condition d'immigré concourent à engendrer en lui un sentiment de
résilience. La société américaine est bien plus
dure qu'il ne l'avait pensé et il se retrouve perdu entre d'une part ce
pays où il espérait mener sa vie et celui qu'il a quitté
du fait de la dureté de la vie et de quasi impossibilité d'y
réussir, d'autre part. Cependant, il y a un écart dans la
perception de ce sentiment de non-appartenance dès lors qu'on
s'intéresse à l'autre versant de l'immigration,
c'est-à-dire à l'immigré parti de l'Occident pour
l'Afrique. Le cas d'Antoine est révélateur. Ce sentiment ne
s'impose pas à lui, contrairement aux cas susmentionnés. Il le
construit lui-même. « Il détestait ce territoire où
tout était dégoûtant de la plus petite fourmi jusqu'aux
habitants, ne supportait pas les pluies torrentielles et sans fin, la
présence constante d'autres enfants » (CAC : 125). Antoine se
refuse de faire corps avec ce territoire. Cet écart d'avec les cas de
Thamar et de Jende trouve sa justification dans la situation de chacun au pays
de départ. Dans le pays de départ de Jende, « pour devenir
quelqu'un, il faut déjà être quelqu'un quand vous naissez
» (VVR : 49). Jende est convaincu que, resté dans son pays, il
« ne serait rien devenu du tout. »
(Op.cit.48) il serait « resté un rien du
tout » (Ibid.). Chez Thamar, « les habitants ne possédaient
rien de signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait
bientôt rationné (CAC : 170).
Il y a à la base, chez Thamar et Jende, une
volonté réelle de fuir ce lieu, cet « ici »,
incarnation de la misère. Thamar, davantage que la misère, fuit
cette terre qui l'a quasiment dépossédée d'elle-même
; qu'y a-t-il de plus violent pour la femme que de se faire violer et d'en
récolter un fruit ? La preuve en est qu'elle va rejeter les fruits de
ces viols et ne donnera des nouvelles à sa mère qu'après
près de dix ans lorsqu'elle voudra que celle-ci s'occupe de
51
son fils. Or avec Antoine, son « ici »
connote le confort, la paix, la sécurité, « ces
contrées rêvées, inaccessibles aux simples mortels »
(CAC : 35) et l'ailleurs, un espace douteux. Son
premier passage en Afrique conforte cette hypothèse et il hisse des
barrières entre ces deux lieux, au point de ne plus vouloir entendre
parler d'un endroit autre que sa France natale. Le sentiment de
non-appartenance chez lui est à la limite naturel relativement à
ce que connote l'ici et l'ailleurs, pourtant, il s'impose à Jende et
à Thamar, du fait de leur non-maîtrise des ambigüités
de ces espaces.
I.2.2 Les immigrés en proie aux regrets
Les regrets constituent un autre aspect de ce
sentiment de non-appartenance qui favorise la crise identitaire des
immigrés. Déçus de ne pouvoir pas faire corps avec cet
ailleurs longtemps rêvé, ils nourrissent des regrets
vis-à-vis de leurs pays de départ. À présent, ce
pays redevient un endroit lointain, un lieu qui semble, lui aussi, leur
échapper. Seulement, il ne s'agit pas d'un regret affirmé, mais
d'un regret voilé. Lorsque Jende par exemple dans sa conversation avec
Edwards, son patron, lui parle de Limbé, on y perçoit beaucoup de
nostalgie. Il dit :
Limbe est une ville où il fait si bon vivre.
Vous devez vous rendre là-bas un jour Monsieur. En toute
vérité, Monsieur vraiment, il faut y aller [...] vous pouvez
être n'importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix
ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d'être
arrivés là. Vous sentez le souffle de l'océan qui parcourt
de kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux et
là, vraiment, vous avez l'impression que cette ville près de
l'océan que l'on appelle Limbé est unique au monde » (VVR :
46-47).
Cette nostalgie qu'éprouve Jende en parlant de
sa ville natale n'est que la face visible d'un sentiment beaucoup plus profond.
Limbé, dans ses dires, connote un espace attractif, un lieu où il
fait bon vivre, un endroit agréable à contempler. Alors, la
question que son patron lui pose est celle de savoir pourquoi un individu
peut-il se permettre de quitter un endroit aussi attrayant. La
réalité est toute autre. Jende est convaincu que Limbé
n'aurait pas pu lui offrir tout ce qu'il désirait. Néanmoins,
faute de pouvoir réaliser ses rêves dans son nouveau pays, il se
représente son Limbé natal. Le fait de parler de Limbé en
de si bons termes est une volonté pour lui de réaliser, de
façon mentale, ce qu'il n'a pu faire de façon réelle,
c'est-à-dire avoir une vie, reflet de la beauté de sa ville
natale. Boubacar joue également un rôle important dans la
construction de ce sentiment chez Jende. Son pragmatisme, teinté d'un
optimisme de façade, fait prendre à Jende la mesure de la
difficulté, de l'inaccessibilité à ses rêves. «
Tu dis que l'Amérique ne t'a pas accepté [dit-il à Jende]
eh, je te crois. Parfois j'ai l'impression que
52
c'est pareil pour moi. L'Amérique c'est l'enfer
parfois, je sais ça [nous soulignons] j'ai souffert depuis le jour
où je suis arrivé en Amérique, je te le dis-moi »
(VVR : 358).
L'attitude de Jende, suite à ces propos,
renseigne sur ses états d'âme : « il éclata de rire,
mais un rire dans lequel pesaient cette fois toutes les difficultés.
» (Ibid.) Jende regrette, mais ne saurait
l'avouer ouvertement, de s'être embarqué dans cette aventure aux
issues incertaines. Il a conscience que « même [s'il] obtenait ses
papiers [...] étant un homme noir immigré, jamais il ne sera en
mesure de gagner un salaire qui lui permettrait de vivre la vie dont il
rêvait. » (Ibid.). Toutefois, l'attitude
de Jende rompt avec celle de son épouse. À défaut de se
faire accepter par l'Amérique, de devenir citoyenne américaine,
elle veut voir son fils le réaliser ce rêve ; elle fait une
projection sur ce dernier. Elle est prête à tout afin de rendre
cela possible. Au pasteur qui veut comprendre ce désir en lui demandant
si elle n'aura pas à regretter ses agissements, elle répond
« je ne vais pas le regretter [...] je ne vais pas regretter de laisser
mon fils pour qu'il devienne citoyen américain, qu'il grandisse...
» (VVR : 365). Voir son fils devenir américain constitue pour elle
un motif de satisfaction. Elle se voit en cet enfant et souhaite que ce dernier
puisse porter une marque qu'elle n'a pas pu avoir.
Antoine également développe des regrets.
Ceux-ci sont dus à l'hostilité de son pays d'accueil. Il regrette
d'avoir quitté son pays natal, même si, contrairement aux Jende,
il y a été contraint. Pour lui « tout valait mieux que
[l'Afrique] » (CAC : 127) et « en réalité, il ne
pensait [plus] fouler à nouveau le sol du Mboasu »
(Ibid.) une fois qu'il le quitterait.
I.2.3 La place du souvenir dans le quotidien des
immigrés
Face à cette rigidité du pays d'accueil
faisant des immigrés des personnages situés dans cet espace de
l'entre-deux, ce dernier nourrissant à son tour, en eux, ce sentiment de
non-appartenance total à l'un ou l'autre espace, ils optent pour le
souvenir comme échappatoire, ou encore moyen de revendication d'un
espace qui leur serait acquis. « Qu'ont à leur offrir ces espaces
dysphoriques et oppressants en échange des espaces euphoriques
fantasmés qui meublent leurs rêves ? » s'interroge Flora
Amabiamina (2017 : 202 ), montrant la raison que brandissent les
immigrés pour justifier leur théorie de l'ailleurs ou rien. Les
deux espaces que la critique oppose (dysphorique et oppressants / euphoriques
et fantasmés) sont intéressants ici car ils connotent la
dialectique de l'ici et l'ailleurs ; et ne prennent sens que relativement
à la condition de l'immigré. Au moment où ils sont encore
dans leur pays natal, les immigrés se représentent cet espace de
façon dysphorique et oppressante et l'Occident tel un espace «
euphorique ». Or, à partir du moment où ils foulent
l'ailleurs et qu'il leur est inaccessible, qu'ils ne peuvent comprendre ses
codes, la représentation des espaces s'inverse.
53
Le lieu longtemps euphorisé devient dysphorique
et celui autrefois dysphorique, se positionne en une voie de sortie ; une voie
d'échappement. À défaut de pouvoir le rejoindre, le plus
tôt possible, le souvenir joue le rôle de médiateur. Il leur
permet de renouer avec cet espace qu'il ne faut pas oublier, surtout lorsque
l'ici pourtant convoité devient dysphorique.
Lise Mba Ekani pense que : « contre l'oubli, le
souvenir surgit comme une nécessité absolue. Le souvenir,
défini d'une manière générique comme la
présence à l'esprit d'une image qui n'existe plus, est une notion
qui charrie de nombreux éléments. Se souvenir c'est non seulement
accueillir, recevoir une image du passé, c'est aussi la chercher, «
faire » quelque chose » (2011 :35). Pour elle, évoquer le
souvenir revient à éclairer la mémoire, l'histoire et le
temps. Ceux-ci surgissent à la fois « au niveau des
mécanismes d'accumulation qu'au niveau du processus de recomposition des
représentations » (Ibid.). Le souvenir
apparaît pour l'immigré tel un motif de (re)création d'un
espace perdu/désiré. Le pays d'origine, espace de tous les maux
au moment d'une représentation chimérique de l'ailleurs, devient
le lieu du salut. S'en souvenir est en quelque sorte un moyen de
reconquête. Il donne à l'immigré l'impression d'avoir, lui
aussi, quelque chose à faire valoir, quelque chose qu'il
possèderait de façon intrinsèque et que la confrontation
entre les deux espaces permet enfin de révéler. De Thamar
à Jende en passant par Antoine, tous optent pour ce moyen, le souvenir
comme tentative d'effacement des préjudices subis et de (re)construction
d'un espace enviable et acquis. Lorsque Thamar se souvient de ses années
d'enfance passées au Mboasu et du traitement de reine auquel elle y a eu
droit, on peut voir en cet acte un moyen pour elle d'échapper à
la réalité de misère à laquelle elle fait face en
Occident. Son pays natal, lieu de tous les malheurs au moment où naquit
son projet de départ, devient un lieu de convoitise. Il en est de
même pour Jende. Il ne cesse de se souvenir de son Limbé natal. Et
ces souvenirs ne surgissent que quand les choses semblent aller de travers dans
son nouveau pays.
II. Les personnages en situation d'immigration : entre
tourments et affirmation de soi
Tout immigré est une histoire. Au-delà
de cette personne qu'on retrouve dans les rues d'un pays n'étant pas le
sien, venue à la recherche de la terre promise, se cache toute une
histoire. Celle-ci est à la fois l'histoire de ses déboires et
espérances dans son pays de départ et celle de toute une famille
dont les espoirs reposent sur lui. En effet, la conception de l'ailleurs tel un
eldorado a fait en sorte qu'à partir du moment où quelqu'un opte
pour l'immigration, ses proches voient en lui une lumière censée
éclairer la sombre obscurité dans laquelle il les a
laissés. La vie dure qu'il embrasse en Occident lui montre combien il
est difficile de supporter les attentes placées en lui. Désireux
de ne pas manquer à cette
54
obligation, sa vie devient une bataille au cours de
laquelle le pays laissé et le pays rêvé sont mis en
confrontation.
II.1 Les comparaisons incessantes
L'immigré ne cesse de comparer la situation
qu'il vit dans son présent avec celle d'avant son statut
d'immigré. Cette comparaison s'opère sur tous les plans : social,
développemental et sentimental. L'objectif est non seulement de se
convaincre de ce que la décision prise était la meilleure, mais
aussi de trouver des motifs de satisfaction lui permettant de garder la
tête haute dans cette bataille qu'est désormais sa
vie.
II.1.1 Sur le plan social
Plusieurs immigrés dès leur
arrivée dans ce qu'ils considèrent comme leur nouveau pays
plongent dans le jeu des comparaisons. Ils comparent sans cesse leur situation
sociale du pays de départ à celle qu'ils vivent et envisagent de
vivre dans le pays hôte. En effet, ils ne sont pas très nombreux
ces immigrés dont la gêne se fait ressentir à peine
débarqués. Toute arrivée est généralement
pleine d'enthousiasme. L'euphorie du départ est souvent encore
présente dans les premiers jours en terre d'accueil. L'immigré
est façonné par son entourage et est convaincu que la
réalisation de ses rêves ne tardera pas. Cela fait en sorte que
les pensées sont constamment tournées vers le pays laissé
dans le but d'effectuer des comparaisons. Elles constituent pour eux,
dès le début, une forme d'encouragement, de refus de
l'échec car jusqu'ici, le pays laissé représente le lieu
de tous les échecs, de tous les déboires contrairement au pays
d'accueil, synonyme de toutes les espérances, le lieu où
l'impossible devient possible. Le premier élément mis en balance
dans la comparaison est d'ordre social. Ces immigrés rapprochent leur
niveau social d'antan, non pas avec le niveau présent mais plutôt
avec celui futur. Pour eux, le simple fait d'être déjà
parvenus dans l'espace rêvé est un gage de réussite. Les
pays dits du nord calquent leur perception des immigrés sur l'image
qu'ils ont bâtie de leur terre de provenance, c'est-à-dire des
êtres de basse condition sociale. Vu que les immigrés, à
partir du moment où ils rêvent de ces pays, assimilent les leurs
à la pauvreté, la souffrance, le siège des échecs,
de l'impossibilité de réussite, en partir et se retrouver en
Occident est synonyme d'affranchissement, de réussite, de gage d'un
lendemain meilleur. Comparer les deux espaces et se convaincre d'avoir
opté pour le bon, l'unique d'ailleurs, les conforte et les rend
heureux.
Jende jauge la vie sociale au Cameroun et celle aux
États-Unis en examinant les possibilités de réussite dans
chacun des deux espaces. Le résultat est sans appel :
55
mon pays n'est pas bon, Monsieur,
commença-t-il. Il n'a rien à voir avec l'Amérique. Si
j'étais resté dans mon pays, je ne serais rien devenu du tout. Je
serai un rien du tout. Mon fils serait devenu un homme pauvre comme moi qui
suis devenu pauvre comme mon père. Mais en Amérique, monsieur, je
peux devenir quelqu'un. Je peux même devenir un homme digne de respect.
Mon fils peut devenir un homme de respect » (VVR : 49).
La manière dont Jende agence ces arguments est
très significative. On a au départ la marque de la
négation « n'a rien ». Cette négation situe les deux
lieux à des extrémités bien distinctes : le Cameroun et
l'Amérique n'ont rien de semblable. Nous avons ensuite le choix des
temps verbaux et des verbes. Le conditionnel passé (première
forme) domine lorsqu'il parle de ce qu'aurait été sa vie au
Cameroun. « serais rien devenu » « serais resté un rien
» ; « serais devenu pauvre ». À travers ces constructions
verbales, Jende avoue implicitement être déjà devenu
quelqu'un. Affirmer qu'il peut le faire revient à montrer que cela ne
dépend de rien d'autre que de lui-même. Sa réussite est
certaine car lui seul a le contrôle des choses. Cela justifie à
suffisance le principe énoncé plus haut, selon lequel dans
l'état d'esprit de l'immigré, quitter son pays natal
équivaut à fuir la misère ambiante ; et se retrouver dans
un pays rêvé, embrasser le bonheur, la richesse ; être riche
tout simplement.
Un autre aspect de la vie sociale mis en comparaison
ici par Jende a trait à la répartition des biens. Les pays du
Sud, le sien notamment, ne mettent pas en place un système
équitable de répartition des richesses. Une poignée
seulement en profite. Expliquant à son patron Edwards les raisons de son
refus de rester à Limbé, il dit :
dans mon pays, pour devenir quelqu'un, il faut
déjà être quelqu'un quand vous naissez. Si vous ne venez
pas d'une famille riche, ce n'est pas la peine d'essayer. C'est comme
ça, c'est tout monsieur. Une personne comme moi, vous voulez qu'elle
devienne quoi dans un pays comme le mien ? je suis parti de zéro pas de
nom. Pas d'argent. Mon père est un homme pauvre. Le Cameroun n'a rien
[...] l'Amérique a quelque chose à offrir à tout le monde
monsieur. Regardez Obama32, monsieur, qui est sa mère ? qui
est son père ? ce ne sont pas des gens importants du gouvernement. Ce ne
sont pas des gouverneurs, pas des sénateurs en fait, monsieur, j'ai
entendu dire qu'ils étaient morts. Et regardez Obama aujourd'hui. Cet
homme ; un homme noir sans père ni mère qui essaye de devenir le
Président d'un pays ! (VVR : 49-50)
Jende oppose une fois de plus, à travers cette
comparaison, la réussite sociale dans sa terre natale à celle de
son pays d'accueil. Cette conception est toutefois fausse et témoigne en
partie du culte du défaitisme que célèbrent la plupart des
immigrés. Car du moment où l'idée
32 Président des États-Unis
d'Amérique de 2008 à 1016. L'histoire débute dans ce roman
à partir de 2007 et s'étend sur quelques
années.
56
du départ s'installe en eux, ils
détestent leurs terres d'origine et tout ce qui s'y trouve. Mais ses
propos laissent croire que si la réussite sociale à Limbe
était possible comme aux USA, il n'aurait jamais
émigré.
II.1.2 Sur le plan du développement
Un autre aspect comparé par les migrants est le
niveau de développement des deux pays. Les immigrés partis du sud
pour le nord sont le plus souvent frappés par le développement,
notamment infrastructurel qu'ils y retrouvent. Cette comparaison a un objectif
à la base. En effet, elle s'opère parfois avant même que le
voyage ne soit effectif. C'est dans l'intention de réaliser quelque
chose qu'il aurait été difficile de faire dans le pays natal.
Mais, à la différence de la comparaison des niveaux sociaux qu'on
a pu observer avec Jende, et dont nous avons vu qu'elle est explicite, celle-ci
est implicite. Si l'immigré en provenance du sud et
débarqué au nord est frappé par le développement de
manière positive, celui parti du nord pour le sud l'est inversement,
à l'image de son trajet. Deux personnages nous permettent de lire cette
forme de rapprochement des deux espaces. Il s'agit de Maxime et d'Antoine. Ces
deux personnages n'ont pas rêvé de l'ailleurs de la même
façon que Jende et son épouse ou encore Thamar. On pourrait
même dire qu'ils ont été contraints d'effectuer le voyage.
Il est évident que, pour eux, l'ailleurs ne symbolise pas le lieu de
tous les bonheurs, le lieu de la réussite, ce lieu offrant tous les
plaisirs que la terre natale n'a jamais su ou pu leur offrir. Ils n'ont
aucunement assimilé le pays natal à un lieu de misère ou
de souffrance. Au contraire, il connote une certaine aise et un confort doux.
De Maxime, le narrateur nous fait savoir que
s'il avait tenu à demeurer dans ce pays, cela
n'avait été que pour valoriser son diplôme, apprendre ce
qui n'était pas enseigné dans les salles de cours [au pays
natal], ce qu'il aurait besoin de savoir pour exercer convenablement son
métier, une fois rentré au pays. Il n'osait s'avouer qu'il
était également resté dans l'espoir de retrouver Thamar
[sa mère] même s'il n'était plus certain de pouvoir la
reconnaitre (CAC :50)
Il se dégage de ces propos une comparaison
implicite mettant en relief deux éléments : le niveau de
développement des deux espaces (Nord/Sud) et une situation de manque
à combler. Le projet d'immigration de Maxime a été
motivé par le niveau de développement de l'ailleurs. S'il y est
allé parce que, à l'exemple de Jende, cet ailleurs avait quelque
chose à lui offrir, il reste qu'il ne s'agit pas d'une quelconque
réalisation des rêves car il n'a nullement désiré
s'accomplir dans ce pays. Par ailleurs, l'argument familial est aussi
entré en jeu. Le narrateur nous fait savoir qu'il était
resté dans l'espoir de retrouver sa mère. Cela signifie
que
57
la terre natale, à ce moment, connote pour lui
un espace de manque, un manque à combler. Ainsi, lorsqu'il se retrouve
dans ce pays nouveau, il est cette fois-là à l'image de Jende.
Pour les deux, être en terre étrangère est symbole de la
fin de sa souffrance. Maxime sait que sa mère y est, et l'espoir de la
retrouver constitue, entre autres, un des éléments qui le
maintiennent debout. Il est certain que si elle ne s'y trouvait pas, il y a
longtemps qu'il serait rentré au Mboasu.
Avec Antoine, on est toujours au niveau de la
comparaison implicite du niveau de développement des deux espaces.
Dès son arrivée à l'aéroport, il éprouve un
dégoût pour tout ce qu'il observe autour de lui. Son
arrivée dans le quartier de sa grand-mère est la goutte d'eau qui
fait déborder le vase (CAC : 80) :
le garçonnet avait décidé, avant
même de connaitre la demeure de sa grand-mère, que ce Mboasu ne
sera jamais son pays. Il ne ferait pas le moindre effort pour composer avec ce
nouveau monde, compterait les jours jusqu'au départ pour l'Hexagone.
[...] il mit un point d'honneur à rendre la communication impossible
entre lui et le voisinage, il n'apprit pas leur langue, n'en saisissait jamais
que des bribes, bien malgré lui.
De même qu'avec Maxime, on observe deux choses
chez Antoine. Premièrement, ce pays est différent du sien. S'il
refuse de s'y accommoder, c'est parce qu'il le confronte implicitement au sien
et ne retrouve rien pouvant le lui rappeler. Au-delà de cette
comparaison, il y a également le facteur familial. Sombe est pour lui
synonyme d'abandon et de rejet par sa mère et le Mboasu, le pays de tous
ses malheurs.
II.1.3 Sur le plan sentimental
Une fois arrivé dans leur nouvelle terre, les
immigrés y reçoivent deux choses qu'ils mettent en balance avec
la situation initiale, celle de départ. Il s'agit de l'affection, la
charité ou le rejet d'une part et le calme ou l'agitation du milieu
d'autre part. Et lorsque le don de cette terre d'accueil est moins
bénéfique que leur avoir de départ, cela peut peser dans
leur décision du retour. Valentine et Staf sont dans ce cas. Ils
comparent le degré d'affection du pays d'accueil à celui du
départ. Il faut peut-être rappeler que ces deux personnages
forment un couple. Staf est un immigré venant de l'Afrique. Valentine,
elle, est française, une Blanche. Seulement, elle a été
élevée et a grandi en Afrique. Pour elle, l'Afrique constitue son
lieu de départ et la France, celui d'accueil. Les deux vivent en France
et vont bientôt se marier. La future épouse de Staf envisage de
retourner en Afrique car dit-elle,
Voyez-vous, j'ai été
élevée sur le continent [africain]. Papa y dirigeait une
compagnie d'hydrocarbures dans la zone équatoriale. Enfant, je n'avais
aucune idée de la couleur de peau. Dans mon esprit,
j'étais
58
comme les autres filles du quartier, avec lesquelles
je jouais au mbang au jakasi, et à la poursuite. J'ai beaucoup souffert
de devoir quitter les lieux pour venir étudier ici, dans la grisaille
» (CAC : 105)
Les propos de Valentine montrent à suffisance
que, dans son nouveau lieu de vie, il lui manque quelque chose qu'elle
affectionnait pourtant. De citer les jeux auxquels elle prenait part durant son
enfance traduit deux choses : la fierté et l'affection que les autres
filles lui témoignaient. Le fait d'en parler montre que ces deux
périodes de sa vie sont évaluées et la balance penche plus
pour le lieu où elle a vécu son enfance. Tout porte à
croire qu'elle ne l'aurait pas quitté si elle en avait eu le choix. Cet
espace connote pour elle le manque d'affection tout comme pour Antoine. Se
retrouver en Afrique est l'expression du manque engendré par l'absence
de proximité de la mère :
Maxime avait toujours reçu ce qui [à
Antoine] manque [affection]. Antoine n'avait eu que cet internat depuis
l'âge de sept ans où il avait été l'unique gamin
noir, le noirot, [...] il n'avait eu que des mensonges-des histoires dans
lesquelles Thamar devenait une princesse subsaharienne, toutes sortes de ruse
pour se respecter des autres pensionnaires. Il n'avait eu que ce
beau-père, l'animal qui lui avait dérobé toutes
possibilités d'avoir une mère (CAC : 59).
Cette description de la situation d'Antoine nous fait
comprendre que cette affection lui était déjà
refusée bien avant. Le fait que sa mère décide de «
l'expulser » en Afrique en constitue le paroxysme. Chez Antoine et
Valentine, la terre d'accueil représente un lieu
dysphorique.
Neni, quant à elle, « n'avait jamais
compris les gens qui sortaient dans les bars » (VVR 102). Elle n'arrive
pas à s'expliquer le fait que Winston « habitait tout seul dans un
deux pièces » (ibid.). Ces agissements
lui sont étrangers, car en les confrontant à ceux de Limbe, elle
ne trouve pas de lien. Limbé est un endroit où, pense-t-elle,
loin de l'ambiance des bars qu'elle trouve en Amérique, le calme
règne en maître. Et à la différence du mode de vie
dispendieux de Winston, on y pratique le système d'économie. Tel
est le quotidien de l'immigré, la comparaison des deux espaces entre
lesquels il se situe.
II.2 Une volonté d'affirmation du sujet : supporter
le poids des autres.
Il arrive à un moment de la vie de
l'immigré que ce dernier commence à comprendre qu'il lui est
impossible de réaliser les rêves nourris parfois longtemps avant
son arrivée. Il se rend compte qu'entre ce qu'il prenait pour
réel et faisable, et la réalité sur le terrain, il y a un
fossé. Étant donné que l'immigré est
généralement l'espoir de toute famille, la lumière de
toute une communauté, il réalise que baisser les bras est une
solution très mauvaise dans ces circonstances. Une seule issue : il se
doit de s'affirmer. S'affirmer ici signifie refuser de se résigner pour
continuer à entretenir les rêves des siens et nourrir leurs
espoirs.
59
II.2.1 Demeurer à tout prix : le projet de
l'immigré
Quand les choses commencent à se compliquer
pour l'immigré et qu'il se rend compte que ses rêves de
réussir peuvent prendre fin du jour au lendemain, il met sur pied tous
les stratagèmes pouvant contribuer à le faire rester encore plus
longtemps. Être au moins dans cet `ailleurs' lui permet d'entretenir ses
rêves de réussite. Cesser d'y être serait synonyme de retour
à la case de départ. Alors, il n'en est pas question. Des
mensonges aux pensées les plus insondables, tous les moyens sont bons
pour demeurer dans le pays de ses rêves. Thamar est celle qui n'a de
pensée que pour elle-même. Son bonheur tant désiré
auprès de Pierre, elle n'a nullement l'intention de le voir s'envoler.
Sachant que son amant n'aime pas vraiment son fils et que la présence de
ce dernier auprès d'elle pourrait mettre à mal sa relation, elle
opte pour une mesure drastique :
Pour éviter les heurts, elle avait placé
le petit à l'internat durant l'année scolaire [...]
l'été, elle l'expédiait chez sa mère au Mboasu, se
contentant d'envoyer un peu d'argent pour son entretien c'était vrai,
elle ne l'avait pas fait uniquement pour lui permettre de faire connaissance
avec ses racines, mais aussi parce que la jeune femme qu'elle était
avait besoin des regards d'un homme et qu'il n'y avait eu, sur son chemin
solitaire, que celui-là qui ne voulait pas entendre parler de son fils
(CAC :30).
Cet extrait montre que le bonheur de Thamar passe par
sa séparation avec son fils, fruit de ses entrailles. On se serait
attendu, en toute logique, qu'elle choisît de rester aux
côtés de son fils. Seulement, cet acte aurait impliqué la
fin de ses rêves et probablement un retour à la case de
départ. Puisque son bonheur et son bien-être comptent davantage,
elle n'hésite pas à isoler son fils. Elle doit rester en Hexagone
à tout prix car sa réalisation en tant que femme passe par
là.
L'attitude de Thamar rompt d'avec celle de Maxime.
Demeurer à tout prix n'a jamais été son objectif. Si son
aventure arrivait à tourner court, « il serait alors
retourné sans regrets d'où il était venu, convaincu
d'avoir tenté le maximum. Et, de toute façon, cela avait toujours
été son objectif ». (Id. : 50). On
peut établir à partir de ces deux exemples que la réaction
de l'immigré dans sa terre d'accueil est étroitement liée
aux raisons de son départ. En effet, ces attitudes divergentes de Maxime
et Thamar s'expliquent par les raisons à l'origine de leur
émigration. Thamar est venue en Occident à la recherche du
bonheur, raison pour laquelle elle s'accroche et est prête à tout
pour y rester. Maxime, en revanche, n'a jamais rêvé de «
l'Hexagone comme une sorte de paradis terrestre »
(Ibid.). Alors il n'est pas partisan de la
théorie de l'Occident à tout prix.
60
À l'inverse, le couple Jende autant que Thamar
en sont des adeptes. S'il est vrai que Jende est un peu plus
modéré et prêt à rebrousser chemin quand les choses
commencent d'aller de travers, son épouse est plutôt une
extrémiste à l'image de Thamar. Tandis que son époux Jende
« racontait mille et un mensonges à l'immigration simplement pour
devenir un jour citoyen des États-Unis et passer le restant de sa vie
dans cette grande nation » (VVR : 16) ou encore accepte de « plaider
la persécution motivée par l'appartenance à un groupe
social particulier » (Id. : 33), pour la
même cause, Neni se confesse en ces mots : « je dois... je dois
divorcer de mon mari pendant quelques années. Ensuite, je pourrais me
marier à l'ami de ma cousine pour avoir des papiers
(Id.:315).
Tel est l'état d'esprit des immigrés
à un moment de leur vie en terre d'accueil. Ils sont gênés,
surtout ceux qui y sont venus dans l'espoir de faire fortune, de voir ce
rêve prendre fin en chemin. Il faut tout tenter, et tous les moyens sont
bons dans ces périodes difficiles. En revanche, chez d'autres qui n'y
sont pas allés dans l'espoir de faire fortune à l'instar de
Maxime, la réaction est différente. Et en toute logique, pour
ceux des immigrés dont le premier contact a été
décevant avec l'ailleurs, Antoine par exemple, le seul rêve est de
revenir sur ses pas, raison pour laquelle on ne le retrouve pas en train
d'essayer quoi que ce soit pour rester au Mboasu, le lieu de
dégoût et de rejet, contrairement à ce que l'Occident
représente pour les autres immigrés.
II.2.2 Assurer le juste équilibre
La volonté de demeurer en Occident par tous les
moyens peut aussi s'expliquer par un désir intrinsèque de
maintenir l'équilibre des choses. En effet, Jende est chef de famille et
a encore des parents vivants. On sait tous que dans la tradition africaine, un
homme d'un certain âge est appelé à prendre soin, en plus
de sa famille nucléaire, de celle dont il est issu. Et le fait
d'être en Occident constitue la cerise sur le gâteau. S'il est vrai
que « le pays d'accueil n'est pensé que par rapport et en
confrontation symbolique avec la terre natale » (Fandio, 2011 : 19), il va
sans dire que la grande famille de l'immigré, restée au pays
natal, voit en lui la source de toutes les bénédictions car il
s'en est allé dans ces horizons ou il n'y a point de souffrance et
où il suffit de se «courber pour ramasser l'argent
»33. L'immigré a une obligation d'entretenir ce
rêve. Il n'était par exemple pas concevable de voir Thamar envoyer
son fils au Mboasu sans envoyer quelques sous de temps en temps. Même
s'il est possible que cela n'aurait constitué aucun problème pour
sa mère à elle, Thamar avait l'obligation de le
33 Lire à cet effet
Le Paradis du Nord de Jean Roger Essomba.
61
faire car elle incarne auprès des siens
restés au Mboasu, le bonheur, la richesse. Il en va de même pour
Jende. Il se confie à son patron en ces mots :
je remercie le bon Dieu tous les jours de m'avoir
offert cette opportunité, Monsieur, [...] je remercie le bon Dieu, et je
crois qu'en travaillant dur, un jour, j'aurai une bonne vie ici. Mes parents
eux aussi auront une bonne vie au Cameroun. Et mon fils, en grandissant,
deviendra quelqu'un, peu importe qui. Je crois que tout est possible quand on
est Américain. Vraiment, Monsieur, je le crois. Et en toute
vérité, Monsieur, je prie pour qu'un jour, en grandissant, mon
fils devienne un grand comme vous (VVR :
57).
De ces propos de Jende, il ressort deux choses. D'une
part la conviction qu'être en Amérique lui ouvre les portes de la
réussite, et, d'autre part, la conscience que beaucoup de personnes
comptent sur lui pour s'épanouir. Il n'est donc pas question qu'il
renonce. Il y a une sorte d'image de l'ailleurs à
préserver.
Cette volonté de préserver l'image, on
la retrouve aussi chez Antoine. Seulement, avec lui, il ne s'agit que d'une
image personnelle que l'ailleurs a voulu détériorer. En effet,
les passages d'Antoine au Mboasu n'ont pas été des parties de
plaisir. Il les considère d'ailleurs comme l'expression de la haine de
sa mère à son égard. Pris dans ce sens, cet ailleurs qui a
pourtant été clément avec son frère Maxime qu'il
déteste et que sa mère, d'après lui, a toujours
aimé, n'a pu que lui vouloir du mal, le détruire. Alors, il n'est
pas question de baisser les bras, pas dans le sens de Thamar et de Jende, mais
de garder des raisons de sourire face à cet ailleurs et tous. Et son
rêve de reprendre goût à la vie, de regagner du sourire, un
sourire longtemps perdu entre l'internat et ces broussailles du Mboasu,
deviendra réalité : « Bientôt, on vit
snow34 en première page des journaux, sur les podiums des
défilés où ses performances dans le rôle du servant
furent très applaudies. [...] comme prévu par le créateur,
certains osèrent même prononcer le mot de génie » (CAC
: 163). Antoine réalise son rêve, celui d'échapper à
la triste réalité dans laquelle l'avait plongé le refus
d'amour de sa mère et le départ de son
frère35.
II.2.3 Les limites liées à la volonté
de s'affirmer
S'il est vrai que beaucoup d'immigrés
nourrissent le désir de prendre les choses en mains, de garder la
tête haute quand les choses semblent se compliquer, il reste que dans ce
désir de s'affirmer, d'épouser la théorie de l'Occident
tel un paradis pour entretenir les espoirs et les attentes placées en
eux, ils sont bien trop impuissants quand la dure réalité de
l'ailleurs frappe. En effet, malgré leur détermination à
ne pas courber l'échine, il s'avère parfois que les
34 Nom d'artiste
d'Antoine
35 En effet, Antoine vit mal
le retour de son frère au pays natal. Il considère cela comme une
défaite de sa part.
62
efforts ne soient pas suffisants car, en
réalité, ils n'ont pas le dernier mot, ils ne sont pas
maître de leur destin. Jende a dû faire montre d'un courage et
d'une détermination ardents, ce qui ne l'empêche pas de perdre son
boulot, ce sur quoi il avait misé pour l'épanouissement de sa
famille. Lorsque son patron lui annonce qu'il est dans l'obligation de se
séparer de lui, Jende devient fou de rage :
Ne soyez pas désolé pour moi ! cria
Jende en frappant le carnet sur le bureau. Je ne veux pas de
désolé, je veux un boulot ! j'ai besoin de ce boulot, monsieur
Edwards. Ma parole, ne me faites pas ça ! Ma parole, je vous en supplie,
monsieur edwards, pour ma femme, pour mes enfants, pour mes parents ! pour moi
et pour ma famille, s'il vous plait, s'il vous plait, monsieur, je vous en
supplie ne me faites pas ça ! (VVR : 279).
Les propos de Jende laissent transparaître un
énorme désespoir. En effet, le jeune homme voit tous ses
rêves s'évanouir. Il a l'impression que le ciel lui tombe sur la
tête. Sans ce travail, sa vie sera bien plus difficile que celle qu'il
avait au Cameroun, surtout maintenant avec la naissance de sa fille. Il n'a pas
vu cela venir, il n'aurait pas pu l'empêcher.
Thamar, de son côté, connaîtra un
sort à peu près similaire. Le décès de son amant
sonne la fin de ses rêves. Elle n'a plus personne sur qui compter ; ses
chances de réussite se réduisent considérablement. Thamar
aura tout de même une seconde chance. Elle retrouvera son fils Maxime qui
la recherche depuis longtemps. Elle lui expliquera que « Pierre n'avait
jamais été son mari. Ils avaient vécu l'un à
côté de l'autre, c'était tout, on ne pouvait même pas
dire qu'ils avaient été l'un avec l'autre [et que] à son
décès, sa famille (celle de pierre), qu'elle n'avait jamais
rencontrée au paravent, l'avait mise à la porte » (CAC :
137). Sa rencontre avec Maxime est perçue ici comme une sorte de
redéfinition de l'eldorado pour elle. Le pays qu'elle a longtemps
assimilé aux malheurs et l'a quitté, se pointe désormais
à l'horizon tel un sauveur.
III. La culture de l'immigré : perception et
redéfinition
La culture est l'une des notions dont la
définition fait le moins l'unanimité dans les études
littéraires. Mais que l'on s'accorde d'un point de vue
définitionnel avec un camp plutôt qu'avec un autre, il reste que
l'immigré est pris dans le piège de la culture. Si on entend par
culture « l'ensemble des aspects intellectuels artistiques d'une
civilisation », ou encore un « ensemble de formes acquises de
comportements dans les sociétés humaines 36», on
se rend
36 Larousse, dictionnaire de la langue française,
1995
63
compte qu'il est difficile de situer l'immigré.
Ce dernier réside à la frontière de deux espaces et est
confronté à un véritable problème, car il doit
composer avec ses « comportements acquis » et ceux demandant à
être acquis, l'une des conditions sine qua non
pour une vie paisible en terre d'accueil. Peu d'immigrés
réussissent, malheureusement, à trouver le juste
équilibre. Pour mieux cerner ces problèmes de culture dans notre
corpus, il importe de s'arrêter un instant sur différents points
de vue développés autour de la notion même.
III.1 Les conceptions de la notion de culture
La conception qu'on se fait de la culture de nos jours
n'a pas toujours prévalu. En effet, le concept à la base, tel que
conçu par les pionniers, a d'abord signifié autre
chose.
III.1.1 Historique
Guy Rocher (1992) a commis une étude dans
laquelle il retrace de façon détaillée l'historique de la
notion de culture. Pour lui, l'acception de la culture dans les sciences de
l'homme diffère de la signification que le langage courant lui
prête. C'est à l'anthropologie anglaise qu'on doit la notion de
culture. Taylor qui l'employa le premier en fait un synonyme du mot «
civilisation ». La définition qu'il en donne est la suivante :
« la culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique
étendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les
croyances, l'art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les aptitudes
qu'acquiert l'homme en tant que membre de la société »
(cité par Rocher, 1992 : 101). Plus tard, les historiens allemands
récupérèrent le concept et proposèrent des
distinctions pour l'opposer à la notion de civilisation. L'une de ces
distinctions propose de voir dorénavant en la culture un ensemble de
moyens à la disposition de l'homme ou une société pour
contrôler et manipuler l'environnement physique, le monde naturel. Et de
voir en la civilisation un ensemble de moyens auquel l'on peut recourir pour
exercer un contrôle sur lui-même, pour accroitre ses
capacités intellectuelles, morales, et spirituelles. Des disciplines
telles la philosophie, les arts, la religion et le droit sont alors des faits
de civilisation.
Arrêtons-nous un instant sur ces deux visions.
Elles expliquent parfaitement les orientations que prend la notion de culture
aujourd'hui. En effet, la distinction que les historiens allemands
établissent entre les notions de culture et civilisation constitue
l'arrière-plan théorique de la notion de culture aujourd'hui. Il
s'établit clairement, de ces deux visions, l'opposition
acquis/inné. Ainsi, la culture est, suivant cette logique, un fait
inné, tandis que la civilisation elle, s'acquiert. Cette opposition
binaire de nos jours, intègre la notion de culture. Certains voient en
elle quelque chose qu'on acquiert, d'autres par contre, quelque chose
d'ancré en l'homme.
64
III.1.2 Culture comme donnée innée
Plusieurs auteurs voient en la culture, de nos jours,
quelque chose de propre à l'homme, quelque chose d'essentiellement
ancré en l'homme et par lequel il se définirait. Nous retenons
ici les points de vue de deux penseurs : Aimé Césaire et Flora
Amabiamina. Pour Césaire, la culture s'entend comme « la
civilisation en tant qu'elle est propre à un peuple, à une
nation, partagée par nulle autre et qu'elle porte,
indélébile, la marque de ce peuple et de cette nation »
(Césaire, cité par Flora Amabiamina, 2017 :8). Selon lui, la
culture est une entité authentique, pure, elle est la marque d'un
peuple. De cette manière on peut parler de culture camerounaise, culture
française, culture chinoise, etc. Flora Amabiamina partage ce point et
s'interroge notamment sur les « mécanismes de préservation
de sa culture » (Ibid.)
En effet, les déplacements qu'effectuent les
migrants aujourd'hui posent ce problème de sauvegarde de la culture. Les
immigrés transportent avec eux un bagage culturel conséquent.
Suivant cette logique, Thamar, Jende, Maxime et Neni par exemple, portent en
eux, bien qu'étant dans un nouveau pays, les marques de la culture
africaine, entendu comme des agissements, des habitudes vestimentaires ou
alimentaires par exemple, tandis qu'Antoine en se déplaçant en
Afrique draine avec lui les marques de la culture française. Il est
clair que l'immigré se retrouve en conflit. Doit-il, pour survivre
abandonner sa culture et embrasser celle de son pays d'accueil ? Peut-il
concilier les deux ? Apporter une réponse affirmative à ces
questions paraît bien compliqué. En effet, la culture, entendue
comme une marque de l'individu, serait indissociable de ce dernier. Embrasser
celle de son pays d'accueil n'est pas aussi une entreprise aisée. Flora
Amabiamina propose non pas d'abandonner sa culture, mais plutôt de
s'ouvrir à la culture de l'autre tout en préservant la sienne. Un
tel appel est salutaire et règlerait les différentes crises
culturelles que traversent les immigrés. Mais en pratique, on se rend
compte que plusieurs immigrés n'intègrent malheureusement pas ce
principe. Cela peut s'expliquer par le fait que le contact avec la terre
d'accueil est parfois violent et ne leur laisse aucune chance d'apprendre quoi
que ce soit. Il leur semble plus facile de vivre à l'africaine en
Occident. Cependant, d'autres penseurs s'opposant à la conception de la
culture dans le sens d'une chose acquise, montrent qu'il est bien parfois
important voir impératif pour l'immigré de faire des concessions
s'il veut s'en sortir dans son pays d'accueil.
III.1.3 La culture comme inscription dans un chronotope
Quand on conçoit la culture d'une
manière autre que celle renvoyant aux conceptions des auteurs que nous
venons de citer, on ne saurait s'empêcher de penser à Gaston
Kelman.
65
En effet, Kelman ôte à la culture toute
référence d'ordre historique ou ethnique. Pour lui, «la
culture est un élément social et non ethnique même si
l'ethnie sert souvent d'espace d'enracinement à un modèle
culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en
milieu traditionnel et rural. Dans tous les cas, la culture reste un
élément spatial et temporel. C'est la capacité de
s'adapter à son milieu et à son temps. » (2003 :42).
Théoriquement, Kelman propose aux immigrés de se fondre dans leur
pays d'accueil et de faire corps avec lui. Cette conception de culture
s'apparente un peu au concept d'assimilation, vu dans le sens de la
capacité et la volonté d'intérioriser les moeurs de sa
société d'accueil. Cette vision de la culture ne saurait,
toutefois, prospérer pour deux raisons : premièrement parce que
Kelman dans son appel à s'adapter à son espace-temps,
privilégie le pays d'accueil, l'Occident surtout. Dans sa logique c'est
aux Africains, qu'il revient de fournir ces efforts une fois en Occident car,
dans le sens inverse, cela s'avère plutôt compliqué. Le cas
d'Antoine l'illustre à suffisance ; deuxièmement parce que
l'immigré qui fait immersion dans le pays d'accueil perd ses
repères une fois qu'il lui arrive de retourner chez lui. Renoncer
à des choses acquises et qui constituent entre autres la marque de
fabrique de l'individu, rend difficile le retour de l'immigré. Dans la
plupart des récits de l'immigration, les personnages, s'y étant
essayés, en ont payé le prix. L'impasse
de Daniel Biyaoula en est une illustration. De l'une comme de
l'autre conception de la culture, le problème de l'épanouissement
de l'immigré n'est pas résolu. Que faut-il faire ? C'est ce que
nous essayons de voir.
III.2 La redéfinition de la culture de
l'immigré
Pour que l'immigré cesse d'être pris dans
le piège de la culture qui entrave son épanouissement dans sa
terre d'élection et subit des malaises pouvant le pousser à
anticiper son retour, il lui faut orienter son appréhension de la
culture, laquelle orientation devrait lui épargner des problèmes
d'ordre culturel.
III.2.1 Bases théoriques pour une nouvelle
orientation
Il a été établi que les
déplacements entraînent des rencontres de cultures et cela
provoque parfois des chocs culturels. Nous avons pris en compte les deux
visions largement répandues sur la culture. S'il l'on opte pour le
phagocytage des cultures tel que le présage Kelman, on se rend compte
que l'immigré peut oublier la perspective d'un retour heureux au pays
natal tant il aura perdu ses repères. Et si l'on milite plutôt
pour la sauvegarde de ces habitudes tout en restant ouvert, il est aussi
évident que ces habitudes du pays natal puissent parfois jouer des
mauvais tours à l'immigré. Étant donné que la
réussite ou l'échec de
66
l'immigré dépend entre autres de son
épanouissement en terre d'accueil, les problèmes de culture
auxquels l'immigré est confronté constituent un handicap à
son épanouissement.. Que faut-il faire pour briser les obstacles
culturels qui nuisent au vivre pleinement de l'immigré, telle est la
grande question. Nous proposons ici un concept tout nouveau qui résume
notre pensée et indique les pistes à suivre.
III.2.2 Pour un mutantisme culturel 37
La théorie du mutantisme culturel
présuppose que la notion de culture est vide de sens et qu'il revient
à l'individu, le mutant, de lui donner un sens. Le mutant ici ne doit
pas être perçu dans le sens des dictionnaires de langue,
c'est-à-dire « un être qui a subi une mutation » mais
dans le sens d'une personne qui "mute". Le mutantisme revient à ne pas
se définir par rapport à une culture quelconque, mais de
définir sa propre culture à chaque fois que l'on a à se
déplacer. Concrètement, cela voudrait dire qu'un migrant partant
par exemple de l'Afrique pour l'Europe, devient européen une fois qu'il
s'y retrouve. Et à son retour en Afrique, il redevient Africain. Il ne
doit pas s'identifier à travers un ancrage acquis car, le faire, le
condamnerait à être une victime du déracinement ou du choc
culturel. Il doit considérer qu'il est en quelque sorte « un homme
sans culture », à l'image d'un caméléon prenant
toutes les formes qui lui conviennent selon les situations auxquelles il fait
face. Comment parvenir à un tel idéal ? C'est là que
réside tout le problème.
III.2.3 Modalités de mise en oeuvre
Il faut partir de l'hypothèse que tous les
hommes sont différents aussi bien du point de vue des habitudes, des
attitudes que des actions. On ne peut mieux cerner les contours d'une personne
ou d'un groupe qu'en étudiant sa culture en contexte. Partant de ce
postulat, nous posons que l'immigré, lorsqu'il va à la rencontre
de l'autre, ce dernier lui échappant le plus souvent sur tous les plans,
il doit chercher à mieux le comprendre s'il veut avoir une vie
réussie dans ce milieu. Or le problème justement est que
l'altérité est souvent pensée relativement à soi.
On se prend parfois pour la mesure et on veut juger et cerner l'autre en
relation à un arrière-plan culturel, le nôtre. Être
un mutant culturel suppose ici se fondre dans un processus reposant sur trois
étapes. D'abord, il faut se libérer de son background culturel et
se poser tel un être nouveau, à l'image d'un enfant venant de
naître et pouvant être déporté dans n'importe quel
milieu de l'univers. Cette opération est difficile car il y a des choses
qui
37 J'emprunte cette expression à Flora
Amabiamina qui, lors d'un de nos échanges, a parlé de «
mutant » pour désigner cette tendance pour des sujets à
adapter leurs être et agir en fonction des circonstances. Toutefois, je
lui donne une nouvelle orientation.
67
nous sont propres et dont il est quasiment impossible
de se débarrasser. Ensuite, il faut accepter d'apprendre. Cela veut dire
chercher à intérioriser les pratiques et modes de vie de son
nouveau milieu. Ainsi, l'immigré se construit et devient le produit de
ce milieu. Enfin, il faut savoir se détacher des pratiques et
enseignements appris. Cet aspect est lié au second et permet à
l'immigré de recommencer le processus une fois qu'il se retrouverait
dans un autre milieu. De cette manière, le séjour en terre
d'accueil ne sera plus un fardeau pour l'immigré, étant entendu
qu'il sera en phase avec cette terre. Et à partir du moment où
l'immigré sera totalement en phase avec le lieu d'accueil, qu'il accepte
d'apprendre de ce pays et de l'aimer durant son séjour, de ne pas le
juger et de ne pas à le comparer, son séjour pourra être un
long fleuve tranquille.
Dans ce chapitre, nous nous sommes
intéressé aux questions de culture et d'identité qui
constituent une sorte de piège pour l'immigré et l'empêche
de se sentir, ailleurs, totalement chez lui. En effet, il a été
établi que l'immigré reste et demeure un être en
quête permanente de repères. Cela participe à construire en
lui, de façon inéluctable, le sentiment du retour au pays natal.
On ne saurait cependant s'empêcher de se poser la question de savoir
quels mécanismes rentrent en jeu dans cette volonté de retourner
au pays natal, quels en sont les contraintes et les enjeux ? Telles sont, entre
autres, des pistes explorées dans la partie suivante.
68
DEUXIÈME PARTIE :
RETOUR ET PERSPECTIVES : CONTRAINTES, VISION ET
ENJEUX
69
La vision des épigones de la négritude
par laquelle le héros envisageait le retour au pays natal parce que le
séjour en Occident était temporaire, a tendance à
être remise en question voire dépassée dans la
littérature contemporaine de l'immigration ; car, depuis les
écrivains de la migritude, l'idée de mise est que la
finalité du départ exclut tout retour possible. Dans cette
partie, nous voulons questionner - ou mieux -, proposer une relecture des
retours dans les romans contemporains de l'immigration. Nombreux sont ces
romans nous présentant une toute autre lecture du
phénomène du retour. Dans le corpus de cette étude, on
observe des personnages qui, à un moment donné de leur
expérience émigrative, choisissent volontairement38 de
retourner au pays natal. Toutefois, ce choix ne s'opère pas de
façon hasardeuse. Il y a tout un processus déployé par les
personnages, résultat d'un profond questionnement et d'une remise en
cause permanente. De ce fait, l'immigration telle que décrite par les
auteurs du corpus rompt avec la conception traditionnelle. Ce
phénomène cesse d'être un refuge pour des personnes aux
abois, et se positionne telle une ouverture au monde. Cette partie compte deux
chapitres. Le premier analyse la manière dont la décision des
personnages immigrés de retourner au pays natal s'opère ; les
contraintes et enjeux y afférents. Le deuxième chapitre se
positionne en une sorte de relecture des phénomènes migratoires,
relecture proposée par les auteurs du corpus de notre
étude.
38 Nous utilisons ce mot
à dessein car s'il est vrai que la « volonté »
observée dans leur décision peut être questionnée,
il reste que leur choix est le résulte d'une volonté personnelle,
au-delà de tout.
70
CHAPITRE 3
LES PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU RETOUR :
VOLONTE, CONTRAINTES ET ENJEUX
À un moment donné du parcours de
l'immigré, la question du retour finit toujours par apparaître.
Celle-ci peut être le fruit des travers subis par l'immigré en
terre d'accueil. En effet, lorsque cette expérience émigrative
s'avère être un échec, certains immigrés s'obstinent
à errer dans le pays d'accueil. D'autres, par contre, choisissent de
retourner, la tête haute. Dans l'un et dans l'autre cas, on remarque que
la question du retour est fatalement liée à celle du
départ, car « il n'est point d'immigré qui soit totalement
dupe de sa condition initiale. Le retour [était] bien naturellement le
désir et le rêve de tous les immigrés, c'est pour eux
recouvrer la vue, la lumière qui fait défaut à l'aveugle.
» (Sayad, 1998 :139) De ces propos de Sayad, on note qu'au-delà
d'une simple option, le retour constitue parfois un refuge pour des
immigrés, une sorte de délivrance. Des personnages mis en
scène dans le corpus de cette étude se positionnent dans ce
cadre. Ils choisissent de rentrer au pays natal alors même que d'autres
options étaient envisageables. Cette décision résonne
telle la manifestation d'un esprit patriotique, une volonté de
s'affranchir et de s'affirmer. Cependant, ils font face à plusieurs
facteurs qui tentent de leur faire changer d'avis.
I. Le retour : entre patriotisme et affranchissement
Face aux conditions de vie difficiles en terre
d'accueil, les immigrés se résignent à tenter le tout pour
le tout dans le but de séjourner dans ce pays qui leur crie son rejet au
quotidien. Leur décision de revenir sur leurs pas se perçoit
alors telle une volonté de revendiquer l'appartenance à une
patrie d'une part, et de s'affranchir des contraintes de cette
société, d'autre part. En gros, leur décision de retourner
se veut à la fois un acte patriotique et courageux.
I.1 L'esprit patriotique
Les personnages décrits dans le corpus de notre
étude voient en le retour une solution à un moment donné
de leur expérience émigrative. Choisir de rentrer chez soi alors
que d'autres options étaient envisageables traduit, dès lors, une
volonté de leur part de faire valoir une patrie. S'ils sont quelques
fois convaincus que leur pays ne leur offre pas toutes les garanties d'un
avenir meilleur, ils préfèrent tout de même y repartir pour
se battre aux côtés des leurs.
71
I.1.1 Faire valoir une appartenance : décrier
l'antipatriotisme
Face au retour, nombreux sont ces immigrés qui
ne se montrent pas enthousiastes. Ils continuent de tout tenter pour rester
dans ce pays d'accueil qui, lui, ne veut pas d'eux. Face à cette
attitude, les personnages ayant gardé leur amour de la patrie
éprouvent de la gêne ; car pour eux, la patrie représente
encore quelque chose de fort, vers lequel on doit pouvoir se tourner quand tout
ne va pas pour le mieux. Maxime par exemple, dans Ces âmes
chagrines, est choqué de constater que certains personnages
sont malheureux à l'idée de devoir retourner dans leur pays.
Cette attitude manifestée par ses "frères" lui paraît
totalement absurde. Pour lui, il n'y a pas meilleur endroit que chez soi. Le
narrateur nous informe que :
parfois, lorsqu'il [Maxime] voyait des sans-papiers
manifester à grand renfort de tambours et de chants, lutter pour ne pas
être embarqués de force dans des avions qui leur aurait simplement
ramenés vers leur pays natal, il trouvait qu'ils exagéraient,
manquaient de dignité. On ne pouvait pas se comporter ainsi lorsqu'on
allait être reconduit vers la terre de ses pères.
(CAC, 51-52)
On constate, à travers cet extrait, que Maxime
est contre l'idée d'un non-retour au pays des ancêtres. Pour lui,
accepter de rentrer chez soi revient à faire preuve de courage, de
dignité et de patriotisme. On remarque que ces personnes que Maxime
plaint ne sont plus face à une alternative. Ils font partie de ceux qui
refusent de retourner volontairement et qui se trouvent actuellement sur le
point d'être expulsés. On a ici à deux catégories de
personnages : ceux pour qui le retour est la dernière option
envisageable, quand bien même elle serait envisagée ; et ceux pour
qui le retour est une preuve de dignité et de courage. Maxime appartient
à cette deuxième catégorie, raison pour laquelle il
s'insurge contre l'attitude des autres.
Cette divergence d'opinions face à la question
du retour a parfois tendance à être justifiée par les
motifs du départ. En général, les personnages qui
préfèrent se faire expulser plutôt que de repartir en toute
dignité, sont arrivés en Occident dans le but de faire fortune,
de fuir la misère du pays natal. Maxime, justement, ne fait pas partie
de ces personnages. Son séjour en Hexagone a deux intentions principales
: poursuivre ses études et retrouver sa mère. Au regard de cet
exemple, on pourrait être tenté d'affirmer que la posture
vis-à-vis du retour est étroitement liée à la
condition du départ. Or, des éléments de
Voici venir les rêveurs remettent en cause cet
argument, car on y trouve des personnages débarqués en Occident
dans le but de faire fortune mais qui n'acceptent pas de s'humilier. Face
à l'adversité, ils se souviennent d'avoir eux aussi une patrie.
Alors, il n'est nullement question de se faire
72
expulser, de manquer de dignité. Dans sa
conversation avec son épouse, laquelle préfère l'expulsion
au retour volontaire au pays, Jende lui dit :
Tu crois que je n'ai pas envie de rester en
Amérique, moi aussi ? Tu crois que je suis venu ici pour repartir ? Je
fais le serviteur toute la journée pour des gens [...] je m'abaisse bien
plus bas que le feraient la plupart des hommes. Tu crois que je fais tout
ça pourquoi ? Pour toi, pour moi. Parce que je veux rester dans ce pays
! Mais s'ils me disent qu'ils ne veulent plus de nous ici, tu crois que je vais
continuer à les supplier pendant tout le reste de ma vie ? Tu crois que
je vais aller dormir dans une église ? Jamais. Même pas une fois.
Va coucher par terre dans ton église, tant que tu le voudras. Le jour
où c'en sera assez pour toi, tu viendras nous rejoindre, moi et les
enfants, à Limbé. Ma parole ! (VVR : 255)
Ces propos mettent en lumière deux
caractéristiques propres à Jende. Sa détermination, d'une
part à réussir dans cet univers, ce pays qui refuse d'être
le sien ; d'autre part, cette même détermination à rompre
avec les servitudes auxquelles le pays le soumet. S'il était
décidé à rester en Amérique afin de réaliser
ses rêves, il est désormais question de montrer à cette
Amérique qu'il a un pays qui ne le rejettera jamais et sera toujours
là à l'attendre au-delà de tout. Voilà pourquoi
Jende est surpris voire gêné par l'attitude de son épouse.
Celle-ci ne veut pas entendre parler de retour, et est prête à
tout pour rester aux USA. Toutefois, des propos de Jende, on sent une sorte de
déception due au fait de n'avoir pu atteindre ses objectifs. Son sens de
la patrie prend le dessus. Il réalise qu'il vaut mieux supporter
certaines épreuves chez soi qu'ailleurs. Il est remonté, et veut
montrer que lui aussi a un "chez lui".
I.1.2. Souffrir chez soi plutôt qu'ailleurs
Le corpus de cette étude met en scène
des personnages qui préfèrent la souffrance du pays natal
à celle du pays d'accueil. En effet, la vie au pays natal n'est pas
toujours un long fleuve tranquille, le « continent [est] une vaste benne
à ordures, un immense dépotoir, un lieu créé pour
la consomption des damnées, le tombeau de l'humanité »
(CAC : 52). Si ledit pays s'apparente à un enfer, c'est en
partie dû aux régimes autocratiques qui s'y sont installés,
créant un climat peu prospère, un véritable
cimetière des opportunités. En dépit de cela, Jende
préfère retourner chez lui vivre cet enfer plutôt que de
souffrir aux USA. Mettre sa décision en exécution reste cependant
une entreprise difficile, les aspirations de son épouse étant
contraires aux siennes. Elle entend demeurer en Amérique quel qu'en soit
le prix. Son époux, quant à lui, demeure ferme sur sa
décision de retourner à Limbé et avance ses arguments
:
73
Je n'aime pas ce que ma vie est devenue dans ce pays.
Je ne sais pas combien de temps je peux continuer à vivre comme
ça, Neni. J'ai trop souffert à Limbé, mais la souffrance
ici, celle que j'endure maintenant... Je ne peux plus supporter ça [...]
En Amérique, aujourd'hui, il ne suffit pas d'être en règle.
Regarde tous ces Américains qui ont des papiers et qui galèrent.
Regarde tous ces Américains qui souffrent eux-mêmes alors qu'ils
sont nés dans ce pays. Ils ont des passeports américains, et
pourtant ils dorment dans la rue, ils vont se coucher avec la faim.
(VVR : 342-343)
Ce n'est pas tant la misère qui pousse Jende
à vouloir rentrer ; ce n'est pas non plus que les chances de
réussite soient inexistantes en Amérique, mais c'est plutôt
le résultat de la confrontation qu'il fait entre les deux espaces. Dans
le contexte actuel, les deux pays connotent la souffrance. Alors, pourquoi
choisit-il l'un en sachant ce qui l'y attend n'est pas une partie de plaisir.
La réponse est évidente, c'est qu'au-delà de tout, Jende a
encore le sens de la patrie à l'inverse de son
épouse.
De même, Valentine dans Ces
âmes chagrines éprouve de l'amour pour le pays qui
l'a vue grandir. Rappelons que Valentine est française. Elle est
née en France, mais n'y a pas grandi. Elle a été
élevée en Afrique, par des parents qui s'y trouvaient pour des
raisons professionnelles. Elle a nourri affection et amour pour ce continent au
point où il se substitue à son lieu d'origine. Aussi, au terme
d'études qu'elle est allée poursuivre en France, elle est
habitée par un profond désir de s'installer définitivement
sur le continent en compagnie de son futur époux, Moustapha. À
Antoine qui veut en savoir davantage sur ses réelles motivations de
retourner sur le contient, elle répond : « Voyez-vous, j'ai
été élevée sur le continent. Papa y dirigeait une
compagnie d'hydrocarbures, dans la zone équatoriale [...] j'ai beaucoup
souffert de devoir quitter les lieux pour venir étudier ici, dans la
grisaille » (CAC : 105). Contrairement à
Jende, Valentine a une vie moins difficile en Occident. Or, si elle
décide de laisser cette vie pour aller s'installer en Afrique -lieu
moins enviable que l'Occident du point de vue du développement- il n'y a
que l'amour qui justifie ce choix, l'amour pour ce qu'elle prend
désormais pour ses origines. Donc, Valentine va même plus loin, en
choisissant la misère de l'Afrique au luxe de l'Occident. S'il est vrai
qu'on ne saurait réellement parler de patriotisme dans ce cas, du fait
que c'est la France qui est sa patrie, il reste qu'au fond, c'est l'Afrique
qu'elle prend pour « mère patrie préférée
»39
I.1.3 La nostalgie du bercail
39 L'expression est de Nug
Bissohong Thomas Théophile dans son livre intitulé
L'hymne national du Cameroun : un poème-chant à
décolonialiser et à réécrire,
Yaoundé, Clé, 2007.
74
Au bout de quelques années passées loin
de leurs terres d'origine, beaucoup d'immigrés commencent à
ressentir un manque. Il naît en eux une envie pressante de renouer avec
le terroir. Cette envie se nourrit entre autres du souvenir des moments
passés dans le pays natal. Si ces souvenirs sont assez forts pour
susciter une envie d'y retourner, c'est parce que l'amour pour le pays se
manifeste de plus en plus. En réalité, le pays d'accueil dispose
de plaisirs à contempler, lesquels pourraient empêcher de se
souvenir de la terre natale. Malgré cela, l'envie de retourner dans ce
dernier surgit car son souvenir prend le dessus. Dans sa conversation avec
Neni, Fatou lui avoue sa tristesse de ne pouvoir être chez elle
:
Si seulement je pouvais rentrer dans mon village, je
construirais une maison pour moi, près de celle de mon père et de
ma mère. Là, je peux vivre tranquille et mourir tranquille. Si
seulement je pouvais rentrer très bientôt. (VVR
: 394)
Fatou désire repartir en Guinée mais ne
peut malheureusement pas le faire à cause de son mari Ousmane qui ne
veut pas en entendre parler. Pour elle, son pays est le seul lieu où
elle peut « vivre tranquillement » et « mourir tranquillement
». Il est important de noter que, à la différence des Jonga,
la vie de Fatou et Ousmane n'est pas assez tumultueuse. Et si malgré
cela, elle souhaite repartir chez elle après tant d'années
passée aux USA, c'est par amour pour son pays d'origine, dont elle pense
qu'il est le meilleur gage de protection et de paix de l'âme.
Jende lui aussi désire retourner et est
prêt pour ce faire. Penser à la possibilité de revoir son
Limbé, cette terre qu'il a longtemps associée tous les maux, le
rend fier. Il réalise enfin, avec du recul, que c'est le meilleur
endroit où vivre :
En toute vérité monsieur [dit-il
à son patron], mon corps est encore ici, mais mon âme est
déjà rentrée. Je suis venu en Amérique pour fuir la
vie dure, oui, et je ne voulais pas rentrer [...] mais quand j'ai compris que
je devais partir, je me suis senti heureux en pensant à chez moi,
monsieur. L'Amérique va me manquer, mais je serai content de vivre
à nouveau dans mon pays. [...] Je me vois déjà dans les
rues de Limbé avec mes amis, boire avec eux et emmener mon fils au stade
là-bas (VVR : 411)
Il convient de relever qu'à chaque propos de
Jende relatif à sa volonté de rentrer dans son pays, il se
dégage une comparaison entre son Limbé natal et
l'Amérique. Et si à chaque fois le choix porte le premier, c'est
par amour et par conviction. Cette perception du retour est la même chez
Antoine, même si on peut déceler un écart dans la
manifestation de l'envie de repartir. Revenu au Mboasu pour un court
séjour, avant le décès de sa mère, Antoine
n'hésite pas à rentrer quelques temps après dans son pays
natal, la France. Si avec Jende on a pu observer, dans la comparaison des deux
espaces, une volonté de mesurer la gravité de sa
75
décision, la réalité est tout
autre pour Antoine. Pour lui, le Mboasu n'est rien, comparé à son
pays natal qu'il aime et n'a même jamais envisager de quitter. Cet
écart avec le cas de Jende peut s'expliquer tant par les motifs de leur
départ que par le séjour en terre d'accueil. Jende et son
épouse sont arrivés en Amérique dans le but de fuir la
misère de Limbé. Ils y sont venus dans l'espoir de faire fortune,
et leur vie en Amérique n'a pas toujours été
misérable. Cela n'a jamais été le cas pour Antoine. Ses
passages au Mboasu sont contraints ; ce Mboasu a toujours été
pour lui un enfer. Dès lors, il est évident que son pays natal
soit le seul pour lequel il éprouve amour et fierté. Les Jende
doivent quelque chose, malgré tout, à l'Amérique, raison
pour laquelle leur perception du retour n'est pas tout à fait radicale
à l'instar de celle d'Antoine. Toutefois, au-delà du fait que la
décision du retour témoigne de l'expression d'un patriotisme
affirmé, elle se veut également une volonté des
immigrés de s'affranchir.
I.2. La volonté de s'affranchir
Avant son départ pour le pays
rêvé, l'immigré voit en celui-ci le lieu de tous les
bonheurs. Une fois sur place, par expérience, il devient de plus en plus
convaincu qu'il s'était fait une représentation erronée de
ce lieu. Il naît donc à ce moment une volonté de revenir
sur ses pas. Ce retour qui « n'est pas obligatoirement perçu comme
unique solution d'autant qu'il est teinté d'appréhension »
(Thioye, 2005 : 49), se perçoit dès lors telle une tentative de
s'affranchir sur plusieurs plans, notamment social, personnel et
administratif.
I.2.1 Du point de vue social
D'un personnage immigré à un autre, la
volonté de retourner au pays natal n'est pas motivée par les
mêmes facteurs. Cela renforce l'idée selon laquelle la
construction du retour est une quête individuelle. Étant
donné que les personnages, même s'ils émigrent parfois en
clan, ont des personnalités différentes, il va de soi que leurs
réactions face aux épreuves endurées ne sont pas
semblables. De ce fait, la perception du retour, elle aussi, ne saurait
être identique. Nous l'avons vu plus haut avec Jende et Neni qui sont
pourtant mariés et vivent sous le même toit, mais ont des
appréhensions antagonistes du retour. Pour certains, ce dernier
s'inscrit dans une démarche d'affranchissement. Ils veulent s'affranchir
de cette société qui leur a longtemps fait comprendre qu'ils sont
des étrangers et qu'ils ne sont pas les bienvenus. Étant
donné que la terre natale est un acquis, ces immigrés estiment
qu'il serait préférable de renouer avec elle. Par cette occasion,
ils s'affranchissent de cette société aux codes rigides. Maxime a
compris cela et, une fois que le contrat qu'il s'est fixé en France est
rempli, il entreprend de repartir au Mboasu. Il est convaincu que cet espace
lui offrira ce que d'aucuns
76
tiennent pour un paradis n'a jamais su lui offrir. Le
narrateur nous confie que « Sa vie allait radicalement changer et, tout
à coup, il se demandait comment il avait tenu [...] il avait
travaillé au noir pour s'acquitter de son loyer, Colette, sa logeuse,
n'avait voulu voir que sa carte d'étudiant, au moment de l'accueillir
chez elle » (CAC : 88). Maxime est ainsi surpris
de savoir qu'il a pu s'en sortir dans cette société. Il a
été obligé de « travailler au noir », à
la merci de ses employeurs. En rentrant au Mboasu, il met un terme à
cette vie compliquée. Comment peut-on être heureux si l'on ne peut
même pas travailler en bénéficiant de conditions idoines
(être reconnu par l'administration pour pouvoir jouir de sa retraite,
être affilié pour avoir une sécurité sociale). Il
sait qu'il ne sera jamais à l'aise dans cette société. Il
y a donc clairement une volonté de s'affranchir qui se dégage de
ses propos.
Jende va plus loin en traitant ce pays de « pays
de mensonges » (VVR : 369), un véritable
cimetière de vérités duquel il faut se libérer. Une
conversation entre Jende et son épouse au sujet du retour est
très édifiante de ce point de vue :
- On rentre au pays, lui disait-il, et c'est
tout.
- « Comment tu peux nous faire ça ?
», répondait-elle d'une voix haut perchée.
- « comment tu peux être
égoïste à ce point ?», parlait-elle pendant qu'il
mangeait. Il repoussait son assiette et éclatait de colère, la
blâmant d'avoir cru que l'Amérique était le meilleur pays
du monde. Je t'explique, lui disait-il en la prenant de haut,
l'Amérique, ce n'est pas ça du tout. C'est un pays pleins de
mensonges et des gens qui aiment entendre des mensonges [...] ce pays n'a plus
de place pour des gens comme nous. Moi je ne vais pas passer ma vie à
espérer devenir soudain heureux par l'opération du Saint-Esprit.
Je refuse ça. (Ibid.)
On voit là que Jende oppose deux
réalités : la vérité et le mensonge. Il se situe du
côté de la vérité, c'est-à-dire de la
réalité palpable. Il associe l'Amérique à la
tromperie et au marchand d'illusions. Or, les deux réalités sont
inconciliables. De ce fait, vouloir y rester en tant qu'homme de
vérité est une entreprise risquée. Il faut donc
s'affranchir, et cela passe inéluctablement par le retour aux
sources.
On remarque tant chez Jende et Maxime que la
réalité sociale est dure. Si les deux ne la décrivent pas
de la même façon, il reste que tous deux nourrissent une
volonté réelle et affirmée de se libérer de cette
société, de retourner au pays natal où, selon eux, tout
est encore vrai et ils pourront être heureux à tous les niveaux ;
car ce n'est pas uniquement sur le plan social qu'ils veulent
s'affranchir.
I.2.2. Du point de vue personnel
77
Les personnages mis en scène dans notre corpus
voient également en l'idée du retour une volonté de
s'affranchir sur un plan purement personnel. Étant donné que leur
quotidien est parsemé de déboires quelques fois, on remarque que
certains sont plus aptes à les supporter. Ils préfèrent
tout tenter dans l'optique de rester en Occident, tandis que d'autres
s'engagent plutôt à retourner. On peut lire dans l'attitude de
cette deuxième catégorie une volonté de se libérer
des servitudes du pays d'accueil afin de se sentir eux-mêmes. Le retour
devient à cet instant un moyen d'affranchissement du point de vue
personnel. Jende fait partie de ces immigrés qui n'acceptent pas
l'humiliation, refusant de se taire pour souffrir, et agissent :
À ses yeux, passer une nouvelle année
ainsi aurait été une malédiction. Ne pas vouloir admettre
que le temps était venu de rentrer chez lui aurait été une
malédiction. Ne pas se rendre compte qu'il serait heureux de dormir dans
une chambre séparée de celle de ses enfants, d'aller rendre
visite à sa mère quand bon lui semblerait, de retrouver ses amis
dans un boucarou de Down-Beach pour aller prendre un poisson grillé ou
une bière face à l'océan, de rouler dans sa propre voiture
o de transpirer en plein mois de janvier aurait été une
malédiction (VVR : 397)
Cet extrait met en lumière la somme des choses
qui manquent à Jende : (i) dormir dans une chambre séparée
de celle de ses enfants ; (ii) aller rendre visite à sa mère
quand bon lui semble ; (iii) retrouver ses amis dans un boucarou ; (iv) rouler
dans sa propre voiture ; (v) transpirer en plein mois de janvier. Ce qui est
davantage intéressant ici c'est de savoir que ces besoins n'ont rien
à voir avec la situation socio-financière de Jende. Autrement
dit, il aurait pu avoir une vie acceptable en Amérique que toutes ces
choses lui auraient manqué.
Si ces besoins relèvent de l'évidence,
de quelque chose de fondamental voire vital pour tout homme, à fortiori
pour un immigré au quotidien douloureux et amer. Dès lors, sa
volonté de retourner s'inscrit dans une tentative de s'affranchir sur un
plan purement individuel. En d'autres termes, c'est en partie parce que Jende
veut se libérer, pallier ces manques, qu'il éprouve le
désir de rentrer à Limbé. Le retour cesse d'être ici
une simple option pour devenir un besoin vital. Le mot «
malédiction » qui revient à chaque fois dans ces propos est
très significatif. Si la malédiction s'entend comme le
résultat de l'action de maudire, on comprend le poids de ce mot dans ce
passage, et cela suscite des interrogations. Ne pas faire ces choses aurait
été une malédiction : qui donc est celui qui maudirait
Jende ? En l'absence d'une réponse proposée par le narrateur, on
est tenté de croire que cette malédiction serait l'oeuvre de la
nature, de la divinité. Et si la nature doit maudire Jende pour ne pas
s'être rendu compte qu'il était temps de rebrousser chemin, c'est
que le retour se veut
78
un sentiment naturel. En somme, pour être
heureux, pour être en paix, Jende doit rentrer sur sa terre.
De même, Maxime se situe lui aussi dans cette
logique du retour salvateur. Sauf que, contrairement à Jende qui est au
centre de l'action, Maxime plaint plutôt ceux qui ne voient pas les
choses dans la même logique que Jende. Pour lui, le retour est quelque
chose d'impératif, car :
Il lui semblait ironique de constater que d'autres
étaient expulsés par dizaines de milliers depuis un moment, quand
ils auraient tout donné pour rester là [...] sans espoir de faire
fortune, sans possibilités de revoir leurs proches. Ils étaient
des silhouettes sombres dans un pays qui leur criait quotidiennement son rejet.
(CAC : 51)
Maxime n'arrive pas à admettre que des
personnes sans espoirs aussi bien de faire fortune que de revoir leurs proches
n'arrivent pas à se rendre compte que le bonheur n'est pas dans ce pays
et qu'il faut retourner auprès des siens. Deux éléments
sont mis en exergue dans ses propos : « revoir leurs proches » ;
« faire fortune ». Maxime considère ces deux
éléments comme des besoins de base pour toute personne. Il faut
noter que l'expression « faire fortune » ici ne doit pas être
assimilée à une avidité au gain. Si Maxime utilise cette
expression, c'est relativement à l'état d'esprit qui anime ces
personnages. Pour eux, l'Occident est le lieu où l'on « fait
fortune ». L'expression dans ce contexte va dans le sens de la
réussite d'un point de vue financier. Alors, réussir dans la vie
tout en ayant ses proches à ses côtés, voilà ce que
Maxime prend pour besoin fondamentaux. Pourtant, rester dans ce pays de
rêve constitue de facto un handicap à la réalisation de ces
objectifs. En gros, il s'agit même de deux réalités
opposées. Il est donc curieux, à son avis, de constater que des
personnes ne veulent pas admettre cette évidence. Étant
donné que le pays d'accueil est incompatible avec ces aspirations,
Maxime trouve que rentrer est le seul moyen d'y parvenir. Il faut retourner au
pays natal si l'on veut se libérer des chimères. Maxime et Jende
partagent ce point de vue et sont convaincus de ce que rester errer en Occident
emprisonne l'individu sur un plan personnel. Toutefois, choisir de le faire,
c'est aussi s'affranchir d'un point de vue administratif.
I.2.3. Du point de vue administratif
Beaucoup d'immigrés sont
généralement en situation irrégulière. Cela fait en
sorte qu'ils vivent très souvent avec la peur de se faire arrêter
et de se voir expulser. Pour certains, tous les moyens sont bons du moment
où ils peuvent les conduire à rester. D'autres par contre devant
l'adversité, capitulent. À cet instant, le retour s'apparente
à une libération, une volonté
79
de s'affranchir de cette peur de se voir un jour
expulser. Maxime, par exemple, n'a pas d'existence officielle. Il vit à
travers son frère, travaille sous son identité. Sa volonté
de rentrer au Mboasu est une tentative de renouer avec une véritable
existence et s'inscrit dans un projet tel qu'il l'explique à son
frère : « Je pourrais revenir au Nord, fort de cette
expérience. Probablement ailleurs qu'en Hexagone. Peut-être en
Albion ou en Helvétie. Je demeurerai au sein du groupe en tant que
Maxime Kingue» (CAC : 62) Et son frère ne
peut que lui exprimer sa joie, malgré lui, de le savoir « libre
» après tant d'années passées « sans existence
officielle ». Maxime montre par là qu'il n'est pas fermé
à un éventuel retour en Hexagone. Seulement, il est d'abord
impératif pour lui de repartir sur la terre qui l'a vu naître.
S'en aller de l'Hexagone est ainsi un moyen de libération. L'Occident
est donc liberticide, par opposition au pays natal qui est le lieu où
les dommages causés vont être réparés.
Parlant de dommages, l'Amérique en a tellement
causés à Jende. Il n'a pas pu assister aux obsèques de son
père. Dans la culture africaine, ne pas pouvoir accompagner son
père à sa dernière demeure est quelque chose
d'inacceptable dont le souvenir vous hante pendant longtemps. Il n'a pas pu
prendre part à ces obsèques parce que sa situation administrative
ne le lui permettait pas. Il a conscience de ces dommages et ses pleurs en
témoignent :
Papa, oh, papa, pleura-t-il, pourquoi ne m'as-tu pas
donné une dernière chance de te revoir ? Eh, papa, comment as-tu
pu me faire ça ? Son nez, ses yeux, sa bouche crachaient des fluides de
toutes parts. Pourquoi ne m'as-tu pas attendu, papa ? Eh ? Pourquoi m'avoir
fait ça ? (VVR : 336)
Jende est doublement choqué. D'abord par le
décès de son père, ensuite par la douleur de savoir qu'il
ne le verra pas une dernière fois. Tout cela nourrit son envie de
retourner dans son pays ; ce retour qui a cette fois-ci des allures de
libération.
II. Le refus de l'esclavage et la redéfinition de
l'eldorado
Le sentiment du retour qui anime les immigrés
à un moment de leur parcours naît aussi de ce que ceux-ci vivent
le martyr en terre d'accueil. Ils sont esclaves au quotidien d'une
société qui leur crie son rejet et son mépris. D'autre
n'en peuvent plus, et veulent se libérer de cet enfer. À ce
moment, surgit en eux un réel questionnement sur la perception de
l'eldorado. Le pays rêvé qui connotait le bonheur et la fin des
souffrances commence à prendre une autre coloration. Ces immigrés
se rendent comptent que ce lieu n'est pas le paradis tel qu'ils le croyaient,
et que ce paradis qu'ils recherchent se trouve peut-être ailleurs, chez
eux-mêmes. La décision du retour découle de
l'exaspération, et se mue en une volonté de
s'affirmer.
80
II.1. Un sentiment d'exaspération
S'il y a une volonté affirmée de la part
des immigrés de rompre le lien avec la terre d'accueil, c'est parce que
ceux-ci en ont marre de pratiques dont ils sont victimes au
quotidien.
II.1.1. La volonté des immigrés de
défaire le noeud des abus
Dans Ces âmes chagrines,
Valentine et Staff manifestent leur ras-le-bol vis-à-vis de
la situation de ce dernier. En effet, Antoine prêtait sa carte à
Staff et en tirait d'énormes profits. Fatigué de vivre dans ces
conditions, Staff et sa fiancée sont décidés à y
mettre un terme. Et la rupture passe par le retour chez soi pour
Staff.
Analysant le parcours de l'immigré, Flora
Amabiamina nous renseigne que « l'avant dernière étape du
parcours des immigrés qui choisissent le retour chez soi, est la prise
de conscience d'un autre manque, le pays perdu, la fierté de s'en
réclamer » (2017 :210). La situation de Staff confirme cette
affirmation. Ce personnage réalise qu'il ne peut plus continuer à
vivre dans un espace où il est pratiquement réduit à
l'esclavage, condamné à être utilisé par les autres.
Plusieurs immigrés se retrouvent régulièrement dans la
situation de Moustapha, c'est-à-dire faire appel à des personnes
en règle pour pouvoir travailler. S'il est vrai que l'apport de ces
personnes peut être perçu comme une aide, la nature de celle-ci
reste tout de même à interroger ; car ces personnes les utilisent,
se font de l'argent sur leur dos sans le moindre effort. Valentine connait
très bien ces pratiques. Le narrateur nous fait savoir que :
Autrefois, elle avait connu un homme vivant uniquement
de ce que lui rapportait la location de son titre de séjour à des
sans-papiers. C'était facile, puisqu'on prétendait encore que les
Noirs se ressemblaient, qu'on ne prenait pas la peine de les regarder, de les
connaître en tant que personnes (CAC :
107-108)
Les immigrés victimes de ces pratiques
repensent à leur pays d'origine et se demandent s'il n'y a pas mieux
pour eux. Le désir du retour qui survient à cet instant
résulte d'un véritable sentiment d'exaspération que les
coups-bas au quotidien suscitent chez les immigrés.
Si la manifestation de ce sentiment a des allures de
rupture avec les personnages de Ces âmes
chagrines, l'on observe plutôt une forme de désespoir
chez ceux de Voici venir les rêveurs,
désespoir quant à la possibilité des
lendemains meilleurs. Tout semble s'écrouler. L'avenir est de plus en
plus incertain pour Jende. D'abord, « il se trouvait que M. Jones, patron
de la société de taxi, n'avait pas de travail pour lui »
(VVR: 283) ; sans travail, Jende est conscient de ce
que les jours à venir seront très difficiles. Il commence
à réaliser que « le
81
rêve appartient au monde chimérique et
que la réalité est bien plus âpre et moins
légère » (Amabiamina, Op.cit. : 207) Cela se confirme
à travers la conversation qu'il a avec son épouse un soir
:
- Il nous reste encore des économies, dit-elle
en posant une main sur ses cuisses
- Et quoi ? [rétorqua-t-il]
- Et quoi ? il ne faut pas trop nous inquiéter, eh
?
- Oui, dit-il en se levant. On s'inquiétera
quand tout l'argent sera parti. (VVR :
283)
La réaction de Jende, qui se lève,
combinée à ses propos, traduit son désespoir. Il sait que
sans travail, sans sources de revenus, leurs économies ne tiendront pas
assez longtemps. Leur avenir dans ce pays est plus qu'incertain, les jours
à venir n'augurant rien de positif. Toutefois, sa résignation
n'est pas immédiate. Il entreprend plusieurs activités dans le
but de retrouver leur niveau de vie d'antan. Cela faisait en sorte qu' «
il partait avant que Liomi ne soit réveillé et rentrait lorsqu'il
était couché » (Ibid.). Le moins
que l'on puisse dire c'est que « la chute était dégradante
» (Ibid.). Tout cela suscite son courroux et le
pousse à envisager le retour dans son pays natal.
II.1.2. Fuir les douloureux souvenirs...
La vie du personnage immigré est faite de
souvenirs. Ceux-ci sont à la fois heureux et malheureux, et même
parfois douloureux. La particularité de ces souvenirs qui fait partie
intégrante de la vie de l'immigré est qu'il est observable sur un
double plan. Le plus souvent, les immigrés passent en revue leur vie
à partir du moment où ils sont sur le point de tourner la page,
c'est-à-dire lorsqu'ils envisagent le retour. Mais parfois, ces
souvenirs refont surface lorsqu'ils songent à une nouvelle
expérience, après celle qui s'est soldée par le retour.
C'est dire qu'il y a des évènements que l'immigré ne
saurait oublier d'un coup. Et quand bien même il s'y essayerait, le
souvenir s'impose à lui. Lise Mba Ekani l'analysant, pense que «
contre l'oubli, le souvenir surgit comme une nécessité absolue
» (Op.cit. ; 85). Autant dire que ces personnages ont besoin de ce
souvenir qui est à la fois préventif et
thérapeutique.
Selon Paul Ricoeur (2000), se souvenir c'est à
la fois accueillir et recevoir une image du passé, et aussi la chercher,
faire quelque chose. La notion du souvenir fait appel à plusieurs
concepts notamment l'expérience, la mémoire et le temps. Notre
corpus permet de porter une sorte de regards croisés sur le souvenir.
Nous avons d'une part des personnages passant en revue leur expérience
émigrative au moment où ils envisagent de tout abandonner -le
souvenir ici est donc thérapeutique- et d'autre part, des personnages
qui le font lorsqu'ils rêvent d'une nouvelle expérience : le
souvenir ici revêt une valeur préventive. Dans l'un et
82
l'autre cas, ce sont de souvenirs douloureux
permettant aux personnages de se rendre compte de l'importance du pays natal.
Jende fait partie de ces personnages auxquels le souvenir permet d'envisager et
de mieux planifier le retour. Sa vie en Amérique ne fut pas un long
fleuve tranquille. Elle a été parsemée d'embûches et
cela a eu des répercussions autant sur son physique que sur son
âme. Lorsque sa femme, non satisfaite de la décision de son
époux de rentrer, continue de le questionner sur ses motivations, il lui
répond :
Ce n'est pas seulement à cause de mon dos
[...], ce n'est pas seulement à cause de mon père. C'est à
cause de tout ce qui s'est passé. Du boulot que j'ai perdu. De mon
problème de papiers. Et bosser, bosser, bosser tout le temps maintenant.
Pourquoi ? Pour si peu d'argent ? Jusqu'à quel point un homme peut
supporter de souffrir dans ce monde, eh ? Combien de temps encore [...]
(VVR : 292)
Révolte, chagrin, peine et désespoir
sont entre autres des sentiments et émotions qui se dégagent de
ces propos. Face à la dureté de la vie, Jende ressasse tout ce
qui l'a conduit là. Évidemment, il s'agit d'un souvenir
douloureux, mais thérapeutique, dans la mesure où il lui permet
d'aller de l'avant. En l'état actuel, cette décision est
bénéfique et beaucoup mieux, comparativement à ce qu'il
vit en Amérique.
Contrairement à Jende, Antoine se sert du
passé pour mieux planifier le futur. Cela veut dire que chez Antoine, ce
n'est pas tant le souvenir de ses expériences qui participe à la
construction de sa volonté de retrouver sa terre natale. Il rentre
certes par amour pour l'Hexagone et par dégoût du Mboasu ; mais
les faits vécus dans cette terre d'accueil lui servent de guide et de
conseiller quant à une nouvelle expérience. Passons en revue
quelques brèves images qu'Antoine garde de sa terre d'accueil : «
ils avaient roulés, serrés les uns contre les autres, sueur
contre sueur, huile contre huile, haleines et souffles mêlés
» ; « les habitations ne tenaient pas debout, ce n'était
même pas des maisons, seulement du métal tordu, des bouts d bois
» ; « dans la maison, d'énormes cafards aux ails noires
volaient, se posaient sur son [son] épaule, se jetaient dans les plats
venants d'être servis à table» (CAC :
79-80).
On constate à travers ces extraits que le
passage d'Antoine au Mboasu, de même que celui de Jende en
Amérique, n'a pas été une partie de plaisir. C'est ce qui
explique qu'Antoine, après son départ, décide que ce
Mboasu ne sera jamais son pays . La preuve : lorsqu'il revient plus tard, il
n'hésite pas à retourner en Hexagone le plus tôt possible,
car il se rappelle tout ce qu'il a enduré en ces terres. Ce souvenir a
cette fois-ci une valeur préventive, mettant Antoine sur ses gardes au
cas où il envisagerait de séjourner encore quelques temps dans ce
pays ; d'ailleurs, il décline l'offre de Maxime qui lui invite à
y rester quelques temps.
83
Le souvenir a donc partie liée avec la
décision des immigrés de retrouver leurs terres natales. De Jende
à Antoine, on constate que le souvenir de l'immigré est un
élément capable de renforcer ses liens avec son pays
d'origine.
II.1.3. Partir pour un impossible (re) retour40
Lorsque le contact avec l'ailleurs a été
décevant dans l'ensemble, les immigrés nourrissent des
frustrations et ceux d'entre eux qui ont choisi de retourner deviennent des
radicaux dans l'âme. Ce choix pour lequel ils optent s'inscrit dès
lors dans la vengeance, le repli, développant parfois un sentiment
nationaliste aigu. Cela fait en sorte qu'il devient difficile, voire impossible
pour eux d'envisager un autre voyage vers ces lointaines contrées qui
furent à un moment de leur existence, de lieux rêvés.
Joseph Ndinda (2011) a analysé ce qu'il nomme « l'impossible retour
», montrant que le retour des immigrés au pays natal est tragique
dans la mesure où ces derniers « se retrouvent dans un entre-deux
qu'ils ne comprennent pas » (Ndinda, 2011 :175), ce qui fait en sorte que
cela n'est jamais heureux. Il faut donc dire que pour lui, ce qui est «
impossible » c'est un retour heureux, épanoui et paisible.
Cependant, ce n'est pas dans ce sens que nous entendons ce mot ici. Si son
impossibilité est due aux changements que l'ailleurs impose à
l'immigré, la nôtre est due à la souffrance subie par les
immigrés dans ce même lieu. Leur retour est heureux, par
opposition à leur séjour, ce qui fait qu'il leur est impossible
d'envisager un nouveau départ41 ; ils se rendent compte que
contrairement à ce qu'il pensait au début, ces endroits n'ont
plus rien à leur offrir.
Le paradoxe est que ces immigrés sont
généralement conscients du fait que le lieu de départ dans
certains cas, se révèle être bien plus vivable que celui
rêvé, et cela longtemps avant qu'il ne leur vient à
l'esprit de retourner. Cela peut cependant s'expliquer42, même
si ces explications sont discutables. La conversation entre Boubacar et Jende
met en lumière ce phénomène du (re) retour impossible.
Voici ce que nous dit le narrateur à propos de Boubacar : «
bien-sûr, il ne souhaitait pas que Jende retourne au pays. Le Cameroun
n'avait rien à offrir de comparable à l'Amérique. Mais
cela ne devrait pas pour autant encourager celui qui n'avait plus rien à
faire dans ce pays » (VVR : 359). Si Jende est
convaincu qu'il n'avait plus rien à faire en Amérique, il
paraît évident, qu'une fois retourné chez lui,
il
40 Joseph Ndinda parle de
« l'impossible retour » pour décrire la relation difficile
entre l'immigré et son pays natal. Le retour dont nous parlons ici est
celui de l'immigré non pas vers son pays natal, mais vers le pays
rêvé une fois que ce dernier a déjà foulé le
sol de son pays de naissance.
41 Ce que nous avons
appelé « (re) retour »
42 Nous y
reviendrons
84
n'aurait plus jamais songé à revenir en
Amérique. S'il nourrissait encore ces envies, il n'aurait pas pris sa
décision aussi facilement. Son incrédulité « cela ne
devrait pas pourtant encourager» montre que Jende est convaincu que sa
décision est la bonne.
Dans la même logique, Antoine ne souhaite plus
retourner au Mboasu. Il est vrai que ses raisons diffèrent de celles de
Jende. Les misères de Jende en Amérique sont beaucoup plus
d'ordre matériel, tandis que celles endurées par Antoine au
Mboasu sont psychiques. Toutefois, les deux hommes affichent clairement un
reniement du pays d'accueil. Si la volonté de Jende de ne pas rentrer au
Cameroun de sitôt n'est pas explicitement nommée par le narrateur,
celle d'Antoine l'est. Le narrateur de Ces âmes chagrines
nous fait savoir qu'« en réalité, il ne pensait
pas fouler à nouveau le sol du Mboasu » (CAC
: 239). Retourner au pays natal laisse croire que les personnages
nourrissent une volonté réelle de prendre leur destin entre les
mains.
II.2. Une volonté de s'affirmer
Le désir du retour qui anime plusieurs
personnages du corpus est certes le résultat d'un sentiment
d'exaspération, mais encore et surtout celui d'une réelle
volonté de s'affirmer, de reconquérir une dignité perdue
et bafouée.
II.2.1 L'expression d'un leadership
Étant donné que l'Occident n'est pas le
lieu de réalisation des rêves tel que l'ont compris les
personnages du corpus, ceux-ci se retrouvent le plus souvent sous la
dépendance des amis ou des frères. Cette situation est
inconfortable, toute chose qui les pousse à vouloir prendre les choses
en main en rentrant à la case départ. Maxime et Jende sont deux
personnages qui voient en le retour un moyen de s'assumer, de se
libérer. En Occident, ces deux personnages sont, chacun à sa
manière, dépendant d'un ami ou d'un frère. De Maxime, le
narrateur nous fait savoir qu'
Il avait passé des années au sein de la
banque, protégé par le directeur général en
personne, qui avait conservé son secret plus qu'un frère ne
l'aurait fait. Ce jour-là, Édouard lui avait dit : `je crois
effectivement que nous manquerions de bon sens si nous décidions de nous
passer de vous.' Il avait ajouté `et j'aime que vous ne veniez pas
larmoyer pour essayer de me donner mauvaise conscience, comme les subsahariens
savent bien le faire.' Là-dessus, ils étaient d'accord. Max
n'était pas du genre à vouloir qu'on s'apitoie sur son sort
(CAC : 53-54)
Ces propos mettent en exergue deux faits. Nous
remarquons que Max est un protégé d'Édouard, et qu'il
n'apprécie pas cette position dans laquelle il a besoin d'un coup de
main
85
de temps en temps. Mais on remarque aussi qu'il
nourrit le désir d'être le sujet par qui toutes les
décisions qui engagent sa vie passent. Son désir de retourner se
lit ici telle une volonté de s'affirmer, une volonté de se
prendre en charge sans avoir besoin d'une aide quelconque. La
réalisation de ce désir est difficile dans cet endroit, or son
pays natal l'attend à bras ouverts.
De même, Jende est fatigué de devoir
compter sur son cousin Winston. Sa vie en Amérique est tumultueuse, et
son cousin lui est venu en aide à plusieurs reprises. L'annonce de son
licenciement par son patron Edwards constitue le début de la crise qui
l'attend : « Je suis profondément désolé Jende,
dit-il, mais je vais devoir me séparer de vous » (VVR
: 277). Rappelons que ce boulot qu'il est en train de perdre,
c'est son cousin qui le lui avait trouvé. Il en a assez fait pour lui,
et Jende lui en est reconnaissant :
Si l'argent commence à manquer, si l'un de nous
tombe malade, alors qui va nous aider ? Winston va devenir père de
famille. Il va se marier, avoir d'autres enfants. Ses petites soeurs vont avoir
leur diplôme à l'université de Buea l'année
prochaine, et Winston devra les faire venir ici. Winston ne sera plus là
pour nous sauver. Et même s'il était, je suis un homme ! Je ne
peux pas continuer à attendre que mon cousin me vienne en aide à
chaque fois (VVR : 345).
Jende comprend que l'avenir s'annonce très
sombre. Son cousin sur qui il a toujours compté ne sera plus là.
Il se rappelle qu'il est un homme. Et en tant que tel, il doit pouvoir conduire
sa propre vie, gérer ses problèmes sans attendre l'aide de
quiconque. Il assume néanmoins ce statut dans les débuts car,
lorsque sa femme a voulu reprendre son service dans une maison de santé,
il s'y est opposé fermement. Pour lui, « sa femme devait rester
à la maison [encore qu'elle était enceinte]. Il était
l'homme ; c'était à lui de prendre soin d'elle »
(VVR : 285). Seulement, il se rend compte que pour
assumer pendant longtemps sa qualité d'homme capable qu'il revendique,
l'Amérique n'est pas le cadre idéal. Il faut penser à
rentrer au Cameroun. Cette volonté est donc l'expression d'un
leadership, un moyen de de prendre les choses en main, de
s'affranchir.
Tout comme lui, Neni rêve de s'affranchir. Sauf
qu'à l'inverse de son mari, elle veut plutôt s'affranchir du lourd
fardeau qui pèse sur les épaules de l'immigré clandestin.
Elle est prête à tout oser pour enfin devenir, elle aussi,
maitresse de la situation. Les arrangements immoraux auxquels elle est
prête à se soumettre (divorcer de son époux, contracter un
mariage blanc et se remarier avec son époux) ne veulent pas dire qu'elle
n'aime pas son époux. Tout au contraire, c'est l'expression même
d'un amour profond. Elle veut trouver un moyen de les libérer de la
clandestinité, d'être celle par qui ce salut passe.
II.2.2 Le désir des immigrés d'accéder
à la vérité
86
En plus de l'expression d'un leadership, la
volonté de renouer avec le terroir se veut aussi quelques fois un moyen
pour les immigrés d'échapper au mensonge, de retrouver la
vérité qui, comme ils s'en rendent compte à leur
dépens, ne se trouve point dans cet "ailleurs". Dès lors que
l'immigré a compris qu'il y a une frontière entre le lieu
d'arrivée tel que pensé avant le départ et tel qu'il le
vit, il réalise enfin qu'il s'est laissé tromper. Certains
préfèrent entretenir ce mythe d'un ailleurs idyllique
auprès de leurs frères et amis vivant sur le continent, ce qui
fait dire à Gérard Keubeng que
L'Occident donne en effet une image que l'on
rapprocherait volontiers de celle qu'offraient les murs de la
citée des Dames [...] Parce qu'elle est le symbole de la
réussite de par son développement économique, offrant de
ce fait une aisance matérielle à ses habitants, la France [et
l'Occident en général] est pour de nombreux ressortissants
d'Afrique, le lieu où l'on ne manque de rien. (Op.cit., 113)
En réalité, s'il en est ainsi, c'est
aussi, et surtout, en partie à cause de ces immigrés qui refusent
de dire la vérité aux leurs. C'est à croire qu'entretenir
ce mensonge participe à assurer leur survie. En revanche, d'autres ne
supportent pas ce mensonge. Jende fait partie de cette catégorie. Il est
vrai que son épouse et lui ont eu la même image de
l'Amérique. Sauf qu'une fois la vérité découverte,
sa posture change. Sa volonté de retourner est ici un moyen
d'accéder à la vérité, de vivre loin du rêve.
À ce sujet, il dit : « Que ceux qui ont perdu la raison croient aux
mensonges et restent ici à jamais, en espérant que la situation
s'arrangera et qu'ils seront heureux un jour » (VVR
: 369). Quant à lui, il a retrouvé la
raison.
Maxime lui également n'accepte pas de vivre
dans la fourberie. Ce qui est particulier chez lui c'est que, à la
différence de Jende, il n'a jamais rêvé de «
l'Hexagone comme une sorte de paradis terrestre [...] il ne croyait pas au
paradis » (CAC : 50). Son arrivée dans ce
pays lui permet de conforter ce sentiment. Il sait que l'Occident n'est pas le
lieu de la félicité ; d'ailleurs,
S'il avait tenu à demeurer dans ce pays, cela
n'avait été que pour valoriser son diplôme, apprendre ce
qui n'était pas enseigné dans les salles de cours, ce qu'il
aurait besoin de savoir pour exercer convenablement son métier, une fois
retourné au pays. Il n'osait s'avouer qu'il était
également resté dans l'espoir de retrouver Thamar, même
s'il n'était plus certain de pouvoir la reconnaître.
(Ibid.)
Ainsi, deux choses motivent l'arrivée de Maxime
en Hexagone : poursuivre ses études et retrouver sa mère. C'est
ce qui explique qu'une fois ces deux objectifs atteints, il décide de
rentrer. S'il est vrai que cette décision intervient avant même
qu'il ne retrouve sa mère, ces retrouvailles constituent donc un plus
qui le motive davantage à fuir ce pays de mensonge. Lorsqu'il dit
à son frère « je m'envole pour le pays dans deux semaines
[...], je pourrai donc
87
redevenir moi-même » (CAC : 61),
à savoir, retrouver son identité officielle et sa propre nature,
c'est-à-dire la dignité, la vérité, loin de ce pays
où tout est faux, ou tout est mensonge ; ce pays où l'on ment
pour vivre, pour survivre, où l'on ment pour exister.
II.2.3. Panser les plaies du passé
Le retour se veut également, pour les
immigrés, une volonté de panser les plaies de l'expérience
douloureuse. Ici, il n'est pas seulement vu dans le sens d'un voyage vers la
terre d'origine. Il s'agit d'un retour croisé. En effet,
l'immigré qui passe plusieurs années dans un lieu en porte
généralement une marque. Elle peut être heureuse ou
douloureuse. Certains retournent chez eux pour effacer ce souvenir douloureux ;
tandis que d'autres, une fois rentrés, ont besoin d'effectuer un autre
voyage vers l'ailleurs pour pouvoir panser leurs plaies. Ce cas de figure est
généralement observable chez les personnages qui ont
éprouvé un énorme choc psychologique dans le lieu
d'accueil.
Antoine a beaucoup souffert lors de ses passages au
Mboasu, le pays de sa mère. Ces voyages qu'il assimilait au rejet de la
part de sa mère ont eu des répercussions sur lui d'un point de
vue psychologique. Lorsqu'il retourne dans son pays natal, il ressent en lui
une sorte de vide, un manque à combler. Lorsqu'il décide de
repartir plus tard rendre visite à son frère devenu malade, ce
nouveau départ a des allures de thérapie. Antoine sent qu'il doit
guérir de quelque chose qu'il ne sait pas encore. Il a des plaies dans
l'âme, causées par ce qu'il prend pour le rejet de sa mère
et qui s'est matérialisé par des vacances au Mboasu. Ses
retrouvailles avec le vieux Masoma, Maxime, « nourrisson
piégé dans un corps d'adulte » (CAC : 271), la
découverte de la photo de Modi chez le vieux, sont entre autres des
éléments qui permettent à Antoine de panser les plaies du
passé. En même temps, il ressent de la satisfaction d'avoir fait
la lumière sur un certain nombre de choses. Le narrateur nous dit que
c'était ce jour-là, celui de la découverte de la photo,
qu' « Antoine avait véritablement commencé à
dépasser les blessures du passé pour se tourner enfin vers les
jours à venir » (CAC : 277).
Son retour dans cet ailleurs est donc le moyen pour
lui de guérir des plaies du passé. Jende de son côté
est convaincu que « le pays natal reste le pays natal » quoi qu'on
dise et quoi qu'on fasse. Lorsque, parlant de leur pays, il dit à son
cousin : « c'est notre gouvernement et c'est notre pays. Nous l'aimons,
nous le détestons, mais c'est toujours notre pays » (VVR :
418), il manifeste une volonté de garder la tête haute afin de
sortir de cet endroit qui a été un enfer. Se rassurer qu'il faut
préférer son pays malgré tout et au-delà de tout,
lui permet de guérir des douleurs du passé ; car il a pris la
bonne décision, qu'il ne
88
regrettera pas. Le « bienvenue eh, [qu'il se dit
à lui-même] tandis que les lumières de sa ville
apparaissent au loin » (Ibid.) témoigne
de cette paix intérieure qu'il a enfin retrouvé, preuve que
désormais, tout est derrière lui. De même, lorsqu'il
demande à son fils de deviner où ils sont et que ce dernier
réponde « à la maison ? », on peut y lire cette joie,
cette fierté retrouvée dans la famille. Le mot « maison
» que son fils utilise ici a une charge émotionnelle significative.
Il ne s'agit pas seulement de la maison, mais de la seule vraie
maison.
III. Contraintes et enjeux liés au retour
Rendu à l'évidence que le pays
rêvé n'était pas la terre promise tel qu'envisagé au
départ, certains immigrés envisagent de faire
marche-arrière. Seulement, ce choix n'intervient pas de façon
spontanée. Une étude de Didier Bariani43 citée
par Cathy Thioye rapporte que
Le choix du retour est et doit rester un acte
volontaire car il ne faut pas oublier que toute immigration est souvent une
épreuve, celle de l'exil, toujours plus ou moins involontaire. Et cela
d'autant plus qu'un certain nombre de migrants ne souhaitent pas, en arrivant
en France, conférer un caractère permanent à leur
présence ni d'abandonner leurs us et coutumes. Leur but n'était
pas de s'y installer, mais d'y trouver du travail dans une économie
d'abondance (Cathy Thioye, Op.cit., 54)
« Un acte volontaire », telle est justement
la logique dans laquelle s'inscrivent les retours des personnages
décrits dans ce corpus. Toutefois, si la volonté y est, celle-ci
reste tout de même menacée. En effet, plusieurs facteurs
participent à freiner la mise en exécution de cette
volonté. Ces facteurs sont d'ordre socio-économique et
psychologique ; cependant, ces immigrés évaluent les enjeux
relatifs à ce retour, afin de se rassurer que leur décision est
la meilleure.
III.1. Du point de vue socioéconomique
Les immigrés, bien que décidés
à rentrer, font face à plusieurs facteurs qui rendent la mise en
oeuvre de ce projet difficile. Cependant, ils estiment que ce choix est
à la fois bénéfique pour eux et pour le pays
natal.
III.1.1. La peur d'un nouveau départ
Devoir tout reconstruire, se retrouver dans les
mêmes conditions que celles d'avant le départ, sont entre autres
des éléments qui font peur aux immigrés lorsqu'ils
envisagent de repartir chez eux. Ceux dont l'expérience n'a pas
été une réussite du point de vue socio-économique
désirent rentrer, bien que cette idée les emmène à
réfléchir davantage. S'il est
43 Les immigrés, pour ou contre la
France
89
vrai que le lieu d'arrivée n'est pas une terre
promise, celui de départ, lui aussi, n'offre plus aucune garantie, de
possibilités. Il est synonyme de « manque [...],
c'est-à-dire qu'à première vue, il devrait être
traumatique » (Amabiamina, Op.cit., 205). La question que ces
immigrés se posent est celle de savoir comment réussir dans ce
pays qui est le leur quand il n'a rien à leur offrir ; car, faut-il
peut-être le rappeler,
Au Mboasu, les habitants ne possédaient rien de
signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait bientôt
rationné. Les richesses minières et forestières avaient
été bradées aux pays du Nord. Les dividendes de ces
opérations lucratives, confisqués par une élite gloutonne,
dormaient sur des comptes numérotés, pendant que le petit peuple
crevait la bouche ouverte (CAC : 170)
Dans un climat semblable à celui du Mboasu, il
est évident que rien n'a la chance de prospérer. C'est à
croire que les habitants de ce lieu sont condamnés à la
misère pendant très longtemps encore. Une telle situation, bien
évidemment, est beaucoup plus propice à la fuite de ses habitants
vers des contrées où il y a encore d'espoirs et des choses
à conquérir. Et pour les candidats au retour, il s'agit d'une
réelle mise en garde. Il en est de même pour le pays d'origine de
Jende. La peinture que le narrateur en fait est désolante :
Jende allait devoir rentrer chez lui. Il allait de
voir rentre dans un pays où la possibilité d'une vie meilleure
était l'apanage d'une poignée de gens bien nés, dans une
ville que fuyaient quotidiennement les rêveurs comme lui. Jende et sa
famille devait devoir rentre à New-town [...] La honte, Jende pouvait
vivre avec, mais échouer en tant que père... (VVR :
72)
Dans les pays de Maxime et de Jende, la situation
socio-économique est de nature à décourager quiconque
songerait à s'y installer. Qu'ils veuillent y remettre les pieds
au-delà de tout est un acte salutaire. Pour eux, cet endroit
représente davantage qu'un simple lieu. Ils réalisent qu'il leur
revient la tâche de construire le construire, de poser les jalons d'une
société prospère où les possibilités de
réussite ne seront non plus « l'apanage d'une poignée
», mais à la portée de tous. L'enjeu du retour ici est le
désir ardent de faire partie des acteurs d'une nouvelle
génération, une génération dénuée de
rêveurs et composées de personnes qui accomplissent, qui luttent
afin que le jour puisse enfin se lever.
III.1.2. Les réactions de l'entourage
« L'échec forme-t-il la seule raison qui
motive la décision de retour au pays laissé ? », s'interroge
Flora Amabiamina (2017 : 107). Bien évidemment, au regard du corpus en
étude, la réponse est négative. On constate qu'ici,
l'échec constitue non pas une raison, mais une contrainte, une entrave
à la décision de certains immigrés. Ils éprouvent
la peur parce que leur
90
vie au pays rêvé ne fut pas une
réussite sur le plan socio-économique. Sauf que ce n'est pas
l'échec en lui-même qui pose problème ici, c'est la
réaction de l'entourage. Étant donné que les personnes
restées sur le continent ont pour la plupart une image
édénique de l'Occident, ils s'attendent à ce que celui qui
revient de ces contrées soit bourré d'or et d'argent. Comment
leur faire comprendre que la réalité est bien plus âpre,
là est la question difficile que se posent les candidats au retour. En
réalité, cette image que ces personnes attendent d'eux est la
même que ces immigrés se représentaient bien avant leur
départ. C'est ce qui fait Betty dire : « j'ai entendu beaucoup de
choses folles dans ma vie, mais jamais que quelqu'un quittait l'Amérique
pour retourner dans son pays » (VVR : 281).
Betty, amie de Neni, ne conçoit pas le fait que
quelqu'un puisse quitter l'Amérique après qu'il y est
arrivé. Pour elle, l'Amérique est le seuil de la réussite
sociale. Et quand bien même il lui arriverait de ne pas réussir,
rentrer chez elle n'est pas l'option envisageable. Dans ces conditions,
l'Amérique représente une sorte de refuge, un gilet de sauvetage,
le moyen par lequel elle entretient l'image déformée que les
autres sur le continent ont d'elle. Le simple fait pour elle de rester aux USA
est un motif de gloire, de satisfaction.
Thamar se situe dans le même sillage. Elle
« aurait pu prendre cette décision [celle de retourner] il y avait
longtemps, mais le courage lui avait manqué » (CAC : 133).
En retournant dans ce pays, les poches vides, elle fait preuve de courage. Le
narrateur explique que « Thamar avait songé qu'il était
impossible, inadmissible de retour chez soi en vaincue. Être partie si
loin, si longtemps, rentrer les mains vides » (134). Thamar juge cela
impossible. Mais il est important de savoir que sa crainte ne se situe pas d'un
point de vue personnel. Elle ne voulait pas rentrer en « vaincue »,
car le faire serait accepter d'être la risée de tout le monde, de
donner l'image de celle qui s'est faite vaincre par l'Occident. Sa crainte est
donc due aux réactions de son entourage, aux moqueries auxquelles elle
s'expose par cet acte. Les sacrifices consentis et les prières
formulées à l'endroit de l'immigré qui va vers les
contrées lointaines sont destinés à le protéger,
à l'aider à braver tous les obstacles qu'il rencontrera en
chemin. Il n'est pas question qu'il revienne en vaincu. Ce complexe pousse
malheureusement bon nombre d'immigrés à vivre dans l'errance et
la clandestinité plutôt que de retourner.
D'ailleurs, n'eut été l'arrivée
salvatrice de Maxime dans la vie de Thamar en Hexagone, tout montre que sa vie
aurait été une misère pour toujours. Elle ne serait jamais
sortie de cette rue où elle avait élu domicile. Maxime est celui
qui lui redonne le sourire, lui permet de lever la tête et de comprendre
qu'il faut parfois oser, ou que la crainte du retour par peur de railleries est
une absurdité. Ainsi, Thamar part de la rue pour rentrer chez elle, la
tête
91
haute, les poches non remplies bien évidemment,
mais avec l'honneur et la joie, la dignité et la fierté, la
fierté d'être enfin redevenue une personne ; ce droit que
l'Hexagone lui refusait.
III.1.3. Servir ou faire servir
Lorsque la peur de la réaction de l'entourage
est surmontée, certains commencent à planifier leur retour. On a
d'un côté ceux qui, bien qu'ayant échoué en
Occident, veulent préserver l'image de la personne auprès de qui
il faut se prosterner. Pour eux, le simple fait d'avoir vécu en Occident
leur octroie des pouvoirs sur leurs proches. Ils font tout pour marquer la
distance et se comporter en rois, une personne à qui on doit des
services, simplement parce qu'ils sont revenus des contrées
inaccessibles. Neni fait partie de cette catégorie. Son
expérience en Amérique ne peut pas être
considérée comme réussie. Si au départ elle
n'entendait pas retourner tel que le suggérait son époux, elle a
bien fini par l'accepter. Elle doit suivre son mari dans leur pays. Toutefois,
elle s'arrange à maquiller son retour afin qu'il ne puisse pas
être perçu tel un échec. Elle s'est arrangée
à faire des achats : « faux sacs, Chanel, Gucci, et Versace »,
« bijoux bon marché, lunettes de soleil et chaussures, postiches et
tissages, crèmes, parfum et maquillages, tout cela pour prouver aux
filles de vertes de Limbé qu'elle ne jouait pas dans la même cour
» (VVR : 411). Les vêtements que Cindy lui
avaient donnés, quant à eux,
Seraient réservés pour les grandes
occasions. Neni avait décidé de les porter aux mariages et
anniversaires afin de montrer à ces filles que même si elle
était rentrée au pays et vivait à présent parmi
elles, elle n'était pas des leurs. Elle était maintenant une
femme de haut rang, portant des habits de marques ; une femme avec laquelle
aucune d'entre elles ne pouvait rivaliser. » (VVR
: 419)
Neni se soucie du paraître ; elle veut
être une déesse que les filles de Limbé louent.
On observe un changement entre les attitudes
respectives de Neni et de Thamar. Convaincue que son expérience n'a pas
été une réussite du point de vue financier, Thamar
préfère se focaliser sur l'expérience qu'elle a acquise et
qu'elle pourra mettre au service des siens. Son retour sera
bénéfique aux gens de chez elle. Elle pourra leur apporter autre
chose que l'argent, quelque chose qui ne s'achète pas. Elle savait que
:
Sa présence au Mboasu [aurait] un sens. Si elle
n'était pas riche sur le plan matériel, elle avait une
expérience à partager. Nombreuses étaient celles qui,
parmi les jeunes femmes défavorisées de ce pays, étaient
prêtes à tout pour s'en aller. Traverser le désert
jusqu'aux limites du continent, tenter leurs chances là-bas, de l'autre
côté, au Nord. Là où, disait-on, l'âme des
subsahariens avaient été emprisonnée dans des
92
musées, dans des collections privées, dans
des coffres de banques,
depuis des générations
(GAG: 172)
Dans ce pays où les jeunes femmes croyaient au
paradis terrestre, Thamar pourrait donc se positionner en véritable
guide. Elle qui a tâté du doigt la réalité, elle
pourra déconstruire ce mythe en lequel ses compatriotes continuent de
croire et les chimères qu'ils entretiennent. Son retour est donc autant
salutaire que bénéfique. Il est riche et prodige, salvateur et
heureux.
III.2. Du point de vue psychologique
Les contraintes et les enjeux liés au retour
des immigrés ne s'inscrivent pas uniquement dans une dynamique
socio-économique. On note également une dimension psychologique
importante. Les enjeux à ce niveau s'inscrivent à la fois dans
une logique individuelle et collective. Individuelle dans la mesure où
c'est ce qu'ils ont à perdre ou à gagner qui est mis sur la
balance ; et collectif parce que leur action tient aussi compte, le plus
souvent, de leurs proches restés au pays.
III.2.1 Fuir une nouvelle expérience
traumatisante
Nombreux sont ces immigrés qui, à
l'idée de devoir rentrer chez eux, craignent d'y vivre une
expérience plus douloureuse que celle vécue en terre d'accueil.
Jende et son épouse en sont des exemples. Bien que ceux-ci envisagent de
retourner dans leur pays, ils vivent avec la peur au quotidien, une peur qui
leur fait avoir des songes étranges pendant la nuit. Une nuit, «
Jende rêva des coups à la porte et d'hommes étranges en
uniforme l'arrachant à sa femme qui s'évanouissait et à
ses enfants en pleurs » (VVR : 251) ; tandis que Neni, pour sa part,
rêva qu'elle retournait dans « un Limbé étrangement
vide, une ville dépourvue de jeunes et d'ambitieux »
(Ibid.) , ne comptant plus que les « trop vieux,
les trop jeunes et les trop faibles pour fuir jusqu'aux lointaines terres des
riches, ces terres qui n'existaient plus à Limbé »
(Ibid.). Ces cauchemars du couple Jende sont
l'expression de leurs craintes. Jende rêve d'une expulsion de la part de
la police de l'immigration « hommes étranges en uniforme ».
Sauf qu'il ne s'agit pas d'une simple expulsion. Celle-ci est synonyme d'un
nouveau départ. S'il se voit en train d'être arraché
à sa femme et ses enfants, cela signifie qu'il redevient le
célibataire qu'il fut à Limbé avant la rencontre de Neni.
Or l'expérience qu'il a connue à Limbé, il ne veut plus la
revivre.
Neni, bien que contrainte au retour par son
époux, ne partage pas cette idée. Elle appréhende cet acte
tel un désastre, une catastrophe capable de décimer son
être tout entier. Le Limbé pour lequel elle n'avait plus d'yeux et
en lequel elle a cessé de croire, elle ne veut plus le revoir. C'est la
raison pour laquelle Limbé dans son rêve se mue en un lieu
désert, un
93
enfer sur terre, un cimetière de rêves et
d'ambitions. Tous deux redoutent ce Limbé qui représente parfois,
pour eux, la misère.
Moustapha, lui aussi, a eu peur à un moment
donné, de regagner le bercail. Lui qui en est parti en héros,
craint de devoir le retrouver tel un moins que rien ; l'Hexagone devient pour
lui un refuge. Il ne veut plus entendre parler de son pays :
Cela faisait longtemps que sa famille n'avait plus de
ses nouvelles, depuis qu'il avait raté sa licence en économie,
rasant les murs d'un eldorado que les circonstances avaient transformées
en tombe. Il avait été l'aîné de la fratrie, le seul
fils. L'obligation lui était faite de réussir pour prendre soin
des autres. C'était cela la solidarité subsaharienne, telle qu'on
la lui avait enseignée : le poids de la réputation, de la
prospérité d'une communauté entière, reposant sur
les épaules d'un seul individu. (CAC :
106)
Moustapha est conscient que sa famille compte sur lui.
Il sait qu'en tant qu'aîné, c'est à lui qu'il revient la
charge de tirer les autres vers le haut. Or il n'a pas encore réussi,
donc il n'en a pas les moyens. Dans ces conditions, rentrer sera perçu
comme un échec sur le plan personnel, mais aussi une honte pour toute sa
communauté. Il a préféré la clandestinité
parce qu'il redoute ce pays où tout le monde l'attend en roi, pourtant
il n'en est pas digne. Chez Moustapha, Neni et Jende, on note que la peur d'un
retour vers la souffrance constitue une entrave aussi bien à
l'éclosion du sentiment du retour qu'à sa mise sur pied
effective.
III.2.2. Fuir les railleries
Étant donné que l'Occident connote le
bonheur aux yeux de nombreux Subsahariens, les personnages qui n'ont pas
réussi craignent de devenir la risée de leurs frères s'ils
retournent au pays. Neni décide de se battre pour empêcher cela.
Elle le fait parce qu'elle est convaincue et partage l'idée que «
quiconque partait loin de chez lui ne revenir sans avoir amassé une
fortune ou réalisé son rêve » (VVR
: 353), elle devait se battre afin que « jamais,
elle-même ou ses enfants ne deviennent l'objet des quolibets »
(Ibid.). Neni sait que Limbé est une ville ou
beaucoup se soucient des apparences. Elle ne veut pas y retourner dans ces
conditions de peur que tout le monde se moque d'elle. D'ailleurs, elle pose
à son époux une question qui la préoccupe : « et
comment les gens vont-ils nous regarder ? »
(Ibid.), question à laquelle ce dernier qui
semble s'affranchir peu à peu des peurs et des moqueries répondra
: « et c'est ça qui t'inquiète, eh ? [...] tu veux passer le
reste de ta vie comme ça car tu as peur que les gens se moquent de toi ?
» (Ibid.) Neni a peur et honte. Peur parce que
son Limbé connote la misère, honte de ce que les gens diront sur
elle et penseront d'elle. Elle estime que
94
Limbé n'a rien à lui offrir car
après tout, dit-elle, « pourquoi vouloir aller ailleurs quand on
était en Amérique ? » (VVR :
85)
Thamar semble avoir la réponse à cette
question. Elle qui a passé pas mal de bon moments en Hexagone, elle sait
combien il peut y faire bon vivre. Seulement, elle sait aussi qu'aucun plaisir
n'équivaut à celui que procure la terre de ses pères. Une
fois retournée, elle réalise que les craintes et les peurs
éprouvées autres fois étaient puériles, comme le
fait remarquer le narrateur :
Sur la terre de ses pères, Thamar avait compris
combien la crainte du rejet avait été une sottise. Au Mboasu,
elle était à la maison. Elle était une personne. Ce
n'était pas seulement le pays premier, c'était le pays [nous
soulignons] ; son nom, même s'il n'était pas glorieux, y
signifiaient quelque chose, avait sa place. (CAC :
171)
L'exemple de Thamar enseigne qu'il faut se surpasser,
qu'il faut transcender la peur lorsque surgit la volonté de retourner au
pays de ses pères car, au-delà de tout, c'est le seul endroit qui
ne vous criera jamais son mépris et son rejet. Vous y êtes chez
vous, vous êtes vous-même.
III.2.3. Surmonter les peurs
Concrétiser l'idée de retour qui anime
les personnages à un moment de leur vie d'immigré est un moyen
pour eux de surmonter leurs peurs. Si la pulsion du retour peut être
perçue dans ce cas tel « un état d'esprit lié
à l'étrangeté de leur situation en métropole, le
paradis transformé [devenant] un espace [étouffant] duquel il
faut sortir » (Ndinda, Op.cit. : 152), il reste que sa mise en pratique
peut aussi se lire telle une tentative de dépassement de soi. Les enjeux
de ce retour ici sont doublement positifs dans la mesure où
l'immigré parvient à oublier sa vie de misère vécue
en Occident, et à briser les chimères autour de l'immigration.
Lorsque cette peur de retourner hante Jende et son épouse, celle-ci se
confie à lui en ces mots : « j'ai parfois peur et j'ai envie d'en
parler avec ma soeur. J'ai trop peur, je ne veux pas retourner à
Limbé, je ne veux pas » (VVR : 146), ce
à quoi il répond : « j'ai peur Neni aussi Neni, tu crois que
je n'ai pas peur ? Mais est-ce que la peur a déjà fait quelque
chose pour quelqu'un ? Nous devons être forts pour protéger Liomi
[...] nous ne pouvons même pas un seul instant penser à
l'expulsion. Nous devons continuer à vivre »
(Ibid.).
Cet extrait met exergue la peur du couple Jende face
à un éventuel retour. Mais le plus important est la
réaction de l'homme au cas où la volonté persiste. Ses
propos traduisent une réelle volonté de sa part de vaincre cette
peur. De quelle manière ? Là est toute la question. Pour
l'instant, il sait que la peur ne sauve pas. Ils doivent continuer à
vivre. Surmonter ses peurs en continuant à vivre et en éloignant
de lui l'idée de l'expulsion, tel est le credo de Jende.
95
À ce niveau, il convient de trouver des moyens
pour à la fois vivre et vivre tranquille ; voilà pourquoi il ne
cesse d'entreprendre des démarches dans le but de régulariser
leur situation. Il garde la tête haute, le sang-froid, jusqu'à ce
qu'il réalise que demeurer dans un pays qui ne veut plus de lui peut
être une grosse erreur. En homme de parole, il ne donne pas à
l'Amérique l'occasion de l'expulser. Il entreprend cette fois-là
des démarches pour raccourcir son séjour et repartir
volontairement chez lui. Il finit donc par vaincre sa peur.
Dans cette logique, son retour est une réponse
à l'interrogation formulée par son épouse peu avant :
« est-ce que la peur a déjà fait quelque chose pour
quelqu'un ? » Thamar, Maxime, Moustapha ou encore Antoine ont tous
répondu à cette question, chacun à sa façon, et la
réponse est non. Thamar a accepté de suivre Maxime au Mboasu,
malgré l'angoisse qui l'a saisie lorsqu'il le lui a
suggéré. Moustapha a également pris sur lui de retrouver
sa terre natale, volontairement, la tête haute. Pour Antoine, la question
ne s'est jamais posée car il n'y a jamais pensée, ce désir
ne l'a jamais effleuré.
Dans ce chapitre, nous avons analysé le retour
des personnages vers la terre natale. On a pu observer qu'il part d'une
idée, laquelle naît à un moment de la vie de
l'immigré, lorsqu'il est confronté à des
difficultés. Et c'est non sans mal que l'immigré s'y
résoud. Contrairement à la position de chercheurs sur la
question, notamment celle d'Omar Abdi Farah (2015) qui estime que « s'il y
a retour dans la littérature de l'immigration clandestine, c'est
seulement un retour forcé. », nous avons pu établir,
à partir de notre corpus, que ce n'est pas toujours le cas. Dès
lors, il importe de nuancer le regard porté sur les retours dans les
romans de l'immigration, fusse-t-elle clandestine ; car ceux que nous analysons
sont des constructions personnelles émanant d'un projet volontaire
à la base. Toutefois, loin de ce que l'on pourrait croire, ce sont des
retours, somme toute, heureux.
96
CHAPITRE 4 :
INTENTION NARRATIVE ET PROJET ARGUMENTATIF
: PLAIDOYER CONTRE L'IMMIGRATION CLANDESTINE
Au-delà de la simple mise en scène, de
la description des personnages dans leur milieu de vie parfois précaire,
des obstacles auxquels ces personnages font face et des décisions qu'ils
prennent, une dimension argumentative sous-tend les oeuvres du corpus. Dans
chaque situation décrite, chaque acte posé par un personnage, on
peut lire une volonté réelle de Miano et de Mbue de
dénoncer, de conscientiser et de mettre en garde. De manière
générale, on perçoit à travers leurs romans une
volonté réelle de freiner l'immigration clandestine, à
défaut de la stopper définitivement. L'immigration telle que
voulue et perçue par ces auteures est un phénomène qui
devrait se poser en s'opposant à la dimension clandestine qui fait des
immigrés des perpétuels esclaves condamnés à
l'errance, à la mendicité et à l'esclavage quelques fois.
On note également une volonté d'éveiller les consciences,
d'emmener les Subsahariens à reconsidérer leur vision de
l'ailleurs. S'il est vrai que bon nombre de personnages qui s'y lancent le font
pour améliorer leurs conditions de vie, ces auteures nous montrent,
à travers certains personnages, que l'accès aux biens
matériels n'est pas une fin en soi, car on peut être aisé
sur un plan matériel et souffrir dans sa chair. Dénoncer,
conscientiser et dissuader sont entre autres des visées argumentatives
qui sous-tendent les oeuvres de notre corpus.
I- L'immigration comme moyen de consolidation des liens et
redéfinition du bonheur
Habituellement, certains projets d'immigration se
forgent sur un fait : la quête du bonheur. Les personnages qui
entreprennent de partir de leur lieu d'origine pour des contrées
lointaines le font parce que ces deux espaces sont généralement
mis en opposition. Ces deux univers entrent en conflit. Le premier est
associé au malheur et le second au bien-être. Pour de nombreux
immigrés, aller dans les pays occidentaux est un gage de réussite
car ils y feront fortune, élément fondamental pour être
heureux, estiment-ils. Or Mbue et Miano s'inscrivent en faux, à travers
ces deux romans, contre cette perception. Pour elles, l'immigration devrait
s'entendre non pas comme un désir de faire fortune mais un moyen de
rapprochement des peuples et des familles. Et quand bien même certains
immigrés croiraient que faire fortune serait synonyme de bonheur, elles
déconstruisent cette croyance en mettant en scène des
personnages, riches mais malheureux. Mais avant d'y arriver, il serait
intéressant de montrer que ces auteures n'en veulent pas totalement aux
personnes qui optent pour le départ car il n'est parfois que le
résultat d'une mauvaise politique gouvernementale.
97
I.1 La consolidation des liens
Pour Mbue et Miano, l'immigration devrait être
un moyen de rapprochement des familles et non un moyen d'accession au bonheur.
Mais avant de rentrer dans ces détails, il serait intéressant de
voir ce qui engendre même ces phénomènes migratoires et que
les auteurs dénoncent.
I.1.1 Partir : fruit d'une mauvaise politique
gouvernementale
S'il y a tant de candidats au concours de
l'immigration (clandestine le plus souvent), c'est parce que ceux-ci n'ont
généralement pas le choix. En réalité ils sont
victimes d'une politique gouvernementale qui les oppresse, ne leur laissant
aucune lueur d'espoir et aucune certitude quant à des lendemains
meilleurs. Aussi, les personnages qui comprennent qu'ils n'ont plus rien
à gagner dans leurs pays, essayent-ils de tout faire pour s'en sortir
dans un autre lieu bien plus loin où ils espèrent que leur
situation s'améliorera au fil du temps. L'Ailleurs devient, à ce
moment, un refuge pour les personnages qui n'avaient plus vraiment le choix. La
description que le narrateur de Ces âmes chagrines
fait du Mboasu interpelle:
dans leur propre pays les habitants du Mboasu ne
possédaient rien de signifiant, on pouvait penser que l'air
lui-même serait bientôt rationné. Les richesses
minières et forestières avaient été bradées
aux pays du nord. Les dividendes de ces opérations lucratives,
confisquées par une Elite gloutonne donnaient sur des comptes
numérotes pendant que le petit peuple crevait la bouche ouverte»
(CAC : 170).
Cet extrait montre à suffisance en quoi la vie
au MBOASU est synonyme de misère et de souffrance. Dans un contexte ou
le « petit peuple crevait », il est évident que ce dernier
commence à questionner sérieusement sa présence en ces
terres et se dise que rien ne l'y retient.
Derrière ces propos du narrateur, on peut voir
une dénonciation du mode de gouvernance du Mboasu ; une gouvernance qui
ne se soucie point de son peuple. Le gouvernement est donc responsable en
partie de la fuite de son peuple qui a cessé de croire et d'avoir
confiance en lui. Le phénomène est propre à plusieurs pays
du Sud. C'est entre autres l'une des raisons qui ont poussé Jende
à émigrer aux USA, laissant au loin le pays où, selon lui,
il n'y a pas d'espoir. Le bas peuple est condamné à souffrir de
générations en générations dans ce pays où
les chances de réussites sont minces, sinon inexistantes. Se confiant
à son patron sur les motifs de son départ, il déclare :
(VVR : 53)
monsieur, il n'y a pas de bon ou de mauvais travail
dans mon pays. Parce que tout travail est bon au Cameroun. Le simple fait
d'avoir un endroit où aller quand vous vous réveillez le matin
est une bonne
98
chose, Monsieur Edwards. Mais l'avenir ? Le
problème est là Monsieur. Je n'avais même pas le droit
d'épouser ma femme...
Aussi tristes qu'ils paraissent, ces mots
décrivent la réalité du lieu d'origine de Jende ; un lieu
dénué d'espoirs, où un petit groupe formé de ceux
venant « d'une famille qui a un nom » (Ibid.)
s'est accaparé les richesses au détriment du peuple.
La situation est à un niveau où le citoyen a perdu toute
confiance en son pays, toute assurance. Or celui-ci est censé le
protéger, c'est à lui que revient la charge de lui donner des
moyens d'une vie acceptable. Si une nation vomit ses citoyens, c'est à
raison qu'ils pensent à s'en aller. Ils ont le sentiment d'être
des étrangers chez eux. Mbue dénonce donc cette gestion
calamiteuse des gouvernants du Sud et les tient pour responsables de l'exil de
leurs concitoyens.
Bien plus qu'une cause alimentaire, Moura (1999) voit
en la migration au coeur de plusieurs romans le résultat d'un
dysfonctionnement total de la part des pays de ces immigrés
plombés par la corruption de grande envergure. Le peuple n'aspire plus
à rien dans son propre lieu natal, il est convaincu que ce dernier n'a
plus rien à lui offrir. C'est ce qui explique par exemple le fait que
« les filles du Mboasu, la tête farcie de délires
chimériques, squattaient les web cafés de Sombé ou de
Nasimapula s'inscrivant sur des sites de rencontres à la recherche de
l'homme blanc » (CAC : 172). Cette situation
montre que ces filles sont désormais convaincues que le salut ne viendra
pas de l'endroit où elles se trouvent actuellement, mais d'ailleurs.
Elles ont cessé de croire et s'en remettent à la chance, celle de
trouver un homme blanc. Le Blanc ici connote le bonheur, celui existant
ailleurs, loin de ces terres de souffrance et de malheur. Ces terres où
aucun rêve n'est plus possible. Ce départ des Africains vers
l'Occident renforce le regard péjoratif que les Occidentaux portent sur
le continent africain.
Ils sont de en plus convaincus qu' « être
pauvre en Afrique cela n'a rien d'exceptionnel [car] tout le monde ou presque
est pauvre là-bas » (VVR : 139). C'est en
ces mots que Cindy Edwards parle du continent africain. Derrière ces
peintures faites par les personnages de Ces âmes chagrines
et Voici venir les rêveurs, on
perçoit une réelle dénonciation de la gouvernance dans les
pays d'Afrique. Les personnes censées assurer un partage
équilibré des richesses nationales ne le font pas, ce qui pousse
le bas peuple à candidater à l'émigration. Toutefois,
au-delà de cette dénonciation, qui tend à dédouaner
les personnages immigrés, Miano et Mbue proposent leur vision
l'immigration.
I.1.2 Un voyage de découverte et d'apprentissage
Voyager devrait relever non pas d'une quête du
bonheur mais d'un désir de découvrir et d'apprendre. Telle est la
vision qui se dégage des oeuvres du corpus. Ce qui amène
un
99
individu à partir de sa maison doit s'inscrire
dans l'ordre des besoins élémentaires : apprendre,
découvrir. Les personnages qui s'inscrivent dans cette logique n'ont pas
beaucoup de soucis dans leur vie. Vince s'efforce d'expliquer à Jende
« tous les mensonges sur l'Amérique qu'on [lui a] mis dans la
tête » (VVR : 118). Il veut lui faire
comprendre qu'il est absurde pour un homme de débarquer en
Amérique avec l'idée de faire fortune, se disant que
l'Amérique est le pays de tous les bonheurs. Mais Jende semble
incrédule et lui rappelle qu'« aucun homme ne peut lui faire penser
que l'Amérique n'est le meilleur pays du monde »
(Ibid.).
À travers cet échange entre eux, Vince
essaye de faire comprendre à Jende qu'il ne faut pas construire son
projet de voyage sur un désir de faire fortune car l'Amérique [et
tous les pays de rêve] ne distribue pas de l'argent aux gens. Il serait
hasardeux de croire que le simple fait d'y mettre les pieds changerait votre
vie. Ce qui fait problème, pense Vince, c'est que
Les gens refusent d'ouvrir les yeux et de voir la
vérité parce qu'ils préfèrent rester dans
l'illusion. Du moment qu'on les abreuve de mensonges qu'ils veulent entendre,
ils sont contents. La vérité ne les importe pas»
(ibid.).
L'intéressant avec Vince est qu'il prêche
par l'exemple. En dépit de la richesse de ses parents, de l'influence de
son père, de sa condition d'enfant bien né, de sa « supra
» nationalité américaine, il décide d'aller en Inde.
Jende, bien évidemment est surpris par sa décision qu'il juge
insensée. Les deux n'ont pas la même vision de l'immigration.
Vince et Jende sont des modèles opposés. Le premier
considère l'immigration tel un simple voyage de découverte et
d'apprentissage contrairement au second qui y associe un peu de
découverte, mais davantage le sentiment de fuir la misère
matérielle. Le voyage de Vince pour l'Inde est une réponse
à tous les rêveurs. En effet, de voir quelqu'un abandonner le pays
qui les fait rêver les emmènera à s'interroger. L'Inde est
relativement « insignifiant » par rapport à l'Amérique.
Or c'est là qu'il choisit d'aller. À travers ce voyage, Mbue
donne une nouvelle dimension du phénomène de l'immigration. Les
gens doivent apprendre qu'on ne choisit pas d'émigrer dans le seul but
de devenir riche, mais pour bien d'autres raisons, découvrir ou
apprendre par exemple.
Apprendre est justement l'une des raisons pour
lesquelles Maxime a émigré en Hexagone. Il y est allé dans
l'intention de poursuivre ses études, donc d'acquérir de nouveaux
savoirs. Ce n'est pas le désir de s'enrichir qui a primé dans son
projet de voyage car, en réalité, s'installer pour longtemps en
Hexagone n'a jamais été ni le rêve ni le désir
de
100
Maxime. Il y est venu pour un but précis et
compte bien retourner une fois que celui-ci est atteint. Telle est l'une des
conceptions de l'immigration selon les auteures du corpus. Cesser de voir en
l'ailleurs un lieu qui transformera nos souffrances matérielles, mais
plutôt un lieu de tourisme et d'apprentissage. De cette manière,
les immigrés pourront taire les préjugés nourris par les
Occidentaux et se sentir enfin des hommes.
I.1.3 S'affirmer en tant qu'homme
Il ne faut pas souscrire à la théorie de
l'ailleurs ou rien. C'est ce qui ressort des textes de notre corpus. Le faire
incite les migrants à opter pour le chemin de la clandestinité,
et le pays rêvé devient pour eux une sorte de refuge. Dans ces
conditions, il leur est difficile de retourner chez eux sans avoir
amassé beaucoup d'argent. Et puisque cet objectif se
révèle souvent une chimère, ils sont condamnés
à errer en Occident. La conséquence est qu'ils sont nombreux
à se voir expulser comme des malpropres, n'étant pas le plus
souvent en règle. En gros, ces auteures s'élèvent contre
la clandestinité qui place les sujets en situation de condamnés.
Le plus choquant est que lorsque la loi s'applique à ces personnages,
qu'ils doivent être expulsés, ceux-ci sont prêts à
tout pour éviter de retourner d'où ils viennent. Miano et Mbue
plaident donc pour une non souscription à la théorie de
l'ailleurs ou rien car les personnages qui pensent l'ailleurs
différemment sont beaucoup plus respectés et font preuve de
dignité.
Maxime est un exemple ici. Miano utilise ce personnage
pour dénoncer tous ceux qui rêvent de l'ailleurs en tant que
« paradis terrestre ». Son attitude dans le roman est en
déphasage avec celle de beaucoup d'autres personnages. C'est la raison
pour laquelle vis-à-vis de ceux-là qui attendaient que le miracle
se produise et qui sont finalement expulsés, Maxime « trouvait
qu'ils exagéraient, manquaient de dignité » (CAC :
52). Ils exagéraient parce qu'ils n'auraient pas dû
s'entêter à rester là et attendre un miracle du ciel ; ils
manquaient de dignité parce que celle-ci impose de faire la distinction
entre le rêve et la réalité. Pour Maxime, « on ne
pouvait pas se comporter ainsi lorsqu'on allait être reconduit sur la
terre de ses pères » (ibid.) Ces attitudes ne contribuent pas
à faire d'eux des hommes dignes, ce qui l'amène à s'en
offusquer. Il faut savoir faire preuve de dignité. C'est ce que pense
Mbue et contrairement à Miano qui dénonce, elle propose le
modèle à suivre. Ce modèle se trouve en Jende. Il a
bataillé enfin d'éviter de se faire expulser. Il n'a pas
été « jusqu'auboutiste », il a su faire preuve de recul
au bon moment. Là c'est un acte de dignité. À
défaut de voyager dans le but d'une simple découverte ou
d'apprendre, savoir dire stop quand les choses tournent
101
mal. Il faut s'affirmer, c'est-à-dire savoir
prendre de bonnes décisions, cesser de croire qu'on fera fortune
ailleurs, encore que cela n'est pas un gage de bonheur.
I.2 La redéfinition du bonheur
Dans l'imaginaire de plusieurs personnages mis en
scène dans les romans de l'immigration, le bonheur se mesure à la
quantité de biens matériels que l'on possède. Aussi le
pays natal étant parfois incapable de les satisfaire sur le plan
matériel, le prennent-ils pour le lieu de tous les malheurs, par
opposition aux pays occidentaux dont ils n'ont qu'une infime connaissance par
le biais de la télévision, de leurs frères et amis partis
et qui se plaisent à entretenir ce mythe bien qu'ayant parfois
échoué. Ces pays représentent le bonheur à leurs
yeux. Les auteures du corpus de notre étude proposent une lecture
croisée qui permet de redéfinir la conception du bonheur. En
effet, Mbue met en scène des personnages aisés sur le plan
matériel mais qui ne sont pas heureux, tandis que Miano Nous fait voir
des personnages modestes financièrement parlant, mais très
heureux.
I.2.1 Le douloureux contraste
Jende et Neni sont arrivés en Amérique
dans le but de connaitre le bonheur. Jende décroche un boulot de
chauffeur auprès d'un grand patron chez Lehmann brothers, Clark Edwards.
Pour lui, son patron (qui a beaucoup d'argent) est un homme heureux, un homme
comblé. Les qualificatifs mélioratifs qu'il associe à son
patron au quotidien le démontrent à suffisance « homme bien
», « homme comblé ». Mais il réalise au fil du
temps qu'au-delà de cette apparence heureuse, malgré le luxe
insolent dans lequel baigne Edwards, ce dernier souffre dans sa chair. C'est un
homme qui n'a pas la paix intérieure. Tant au boulot qu'à la
maison, il a des ennuis. Il est préoccupé par la situation de son
fils qui s'en allé du foyer familial, tel que le démontre cette
conversation tendue qu'il a au téléphone un de ces jours : «
non absolument pas [...] pourquoi ? Quand est-ce qu'il t'a dit ça ?...
Tant pis ... Je vais l'appeler tout de suite ... Non, je ne suis pas furieux
[...] » (VVR : 56).
De son côté, son épouse a son lot
de soucis. Elle qui est habituée à être vue dans les grands
magasins, dans de belles voitures, parée de bijoux et de vêtements
de grands couturiers, sert un spectacle désolant à Neni
après qu'elle a pris quelques verres de trop dans le but de fuir la
réalité misérable de sa vie :
La femme toujours élégante et
apprêtée qu'était madame Cindy gisait sur le matelas, la
tête contre le dossier du lit, des mèches de cheveux
collées à son visage en sueur, les bras inertes, un filet de bave
sur le menton, la bouche à moitié ouverte» (VVR
: 133).
102
Neni réalise, face à ce spectacle, que
les apparences sont extrêmement trompeuses. Cindy qui paraissait
imperturbable, heureuse se révèle être une personne
à qui la joie refuse de sourire. Neni réalise que les biens
matériels ne suffisent pas à rendre heureux car malgré
« tout cet argent [...] Elle meurt dans son lit » (VVR
: 320). La situation du couple Edwards est une véritable
invite à la reconsidération du bonheur. Celui-ci n'est pas dans
le matériel tel que le pensent plusieurs immigrés. Certains
personnages de Ces âmes chagrines l'ont compris
et vivent heureux. Le bonheur, c'est davantage qu'amasser beaucoup d'argent.
Valentine par exemple, « était heureuse de lui annoncer [à
Antoine] qu'ils allaient se marier, Staff et elle. Ensuite [...] ils
s'installeraient sur le continent » (CAC 104).
On a des exemples qui peuvent être pris pour contre exemples eu
égard à la représentation commune. Nous avons d'une part,
un couple riche sur le plan matériel, mais qui n'est pas heureux.
D'autre part, un couple modeste mais qui n'a pourtant rien à envier aux
autres. Il serait nécessaire, voire impératif pour les
immigrés de repenser l'ailleurs, de redéfinir leur vision du
bonheur. Il y a des choses beaucoup plus importantes, s'occuper de sa famille
par exemple. Et si l'immigration doit être un moyen de rapprochement des
familles, celle-là, les auteures du corpus ne s'y opposent pas car la
famille participe à l'atteinte du bonheur.
I.2.2 Voyager pour rapprocher les familles : chemin vers le
bonheur
L'immigration telle que suggérée par
Miano et Mbue à travers ces deux oeuvres, se veut aussi un moyen de
consolidation des liens familiaux. S'il faut entreprendre le voyage de sa terre
natale vers des contrés lointaines dans le but de revoir ses proches
avec qui l'on a perdu le contact physique ou non pendant longtemps, ce
voyage-là est à encourager. Thamar a quitté le Mboasu pour
l'Hexagone dans le but de rejoindre son bien-aimé. S'il est vrai que les
mobiles de ce départ peuvent être questionnés dans la
mesure où l'Hexagone représentait pour Thamar le lieu du bonheur,
de la réussite et de toutes les autres formes de rêve, il reste
qu'elle a aimé cet homme. De même, on peut interroger cet amour en
lui opposant l'argument selon lequel elle serait orgueilleuse, dont il n'y a
que son bonheur personnel qui compte. Mais là encore, on est bien
forcé de croire que Thamar a aimé Pierre autant dans sa joie que
dans sa maladie tel qu'en témoigne le passage ci-dessous :
L'homme avait depuis peu des ennuis de santé,
des difficultés rénales qui le clouait au lit. Il semblait
souffrir, mais tenait farouchement à ne pas mourir, s'accrochait [...]
elle se trouvait dans la position de garde malade. » (CAC
125-126).
103
Il est évident que pour une femme ayant suivi
un homme par intérêt, supporter ces épreuves est une
entreprise bien difficile. Thamar a donc voyagé par amour, pour
rejoindre son amant.
Si le voyage de Thamar peut être perçu
telle une volonté de se rapprocher de ses proches, celui de Maxime, en
revanche l'est beaucoup moins. Deux raisons justifient le départ de
Maxime du Mboasu pour l'Hexagone. La première, la majeure, nous l'avons
évoquée plus haut, était d'ordre académique. La
seconde, non moins importante, était une tentative
inespérée de retrouver sa mère. L'Hexagone
représente à ses yeux « le pays qui lui avait ravi sa
mère ». Il y va alors avec l'espoir de retrouver celle-là,
« même s'il n'était plus certain de la reconnaitre »
(CAC : 50). Voilà la vision de l'immigration que proposent les
auteures du corpus à travers leurs oeuvres. Un simple voyage dans le but
de consolider les liens de famille ou d'amitié. Toutefois, le cas de
Jende reste très ambigu. Il est arrivé en Amérique avec
l'aide de son cousin Winston. À ce niveau, on peut voir une
volonté de renforcer les liens. Il fera venir son épouse par la
suite, ce qui rentre encore dans la même logique. Mais le problème
est l'intention des personnages. Jende et son épouse nourrissaient
l'ambition de faire fortune dans ce pays. L'immigration telle que voulue ici,
est dénuée de la recherche effrénée des biens
matériels. Pour ce faire, il faut cesser de penser à soi et
mettre en avant le bien de la famille.
I.2.3 la famille une entité suprême
Les auteures du corpus plaident pour une
reconnaissance de la place de la famille dans les actes entrepris. En effet,
plusieurs immigrés, lors de leur projet de voyage jusqu'au
départ, ne pensent qu'à eux-mêmes, à leur propre
vie. Ils entendent réussir, devenir riches et être heureux. Ainsi,
ils passent à côté de beaucoup de choses qui leur
paraissent insignifiantes mais qui, parfois, se révèlent un lourd
fardeau qu'ils risquent de transporter durant toute leur vie : il s'agit de la
place accordée à la famille dans leurs priorités.
Épris d'un désir orgueilleux et vaniteux de la réussite,
ils abandonnent généralement leurs parents, frères,
enfants et amis pour tenter l'aventure. Deux cas l'illustrent : Thamar et
Jende.
Ces deux personnages ont dû abandonner leurs
"gens" pour fuir la dure réalité du pays et s'envoler vers la
terre promise, et tous les deux finissent par réalisent qu'ils se sont
trompés. Thamar pour chercher la réussite a dû mettre sa
mère et ses enfants de côté. Ceux-ci, comparés
à ce à quoi elle aspirait n'avait pas d'importance à ses
yeux. Mais, ce rejet a nourri un sentiment de vengeance et de mépris
chez Antoine vis-à-vis d'elle, elle réalise son tort. Elle
culpabilise de n'avoir point reçu l'amour de son fils Antoine qui est le
seul à ne lui avoir pas pardonné ses erreurs et ce qu'elle
continue de regretter éperdument. Sa conversation avec
104
Maxime au sujet du pardon d'Antoine à son
égard témoigne cette douleur profonde qui l'habite. Maxime semble
étonné du comportement du fils de Thamar car, d'après lui,
c'est Antoine qui devrait demander des excuses, ce à quoi elle
répond :
N'élève pas la voix, fils. À toi
aussi, je dois demander pardon, je le sais. Je ne mérite même pas
de me tenir ici à tes cotés. Il tenta de comprendre: mais que
crois-tu lui apporter? Elle répondit que même si c'était
absurde, elle donnait à Antoine une raison de vivre. Il lui importait
énormément de faire quelque chose pour lui, elle ne saurait quoi
d'autre lui offrir (CAC : 138)
Thamar réalise en quoi la famille est plus
importante que tout et mérite de faire partie des priorités.
Jende, lui aussi, a abandonné son père et s'en est allé.
Il est vrai que son cas peut être interprété autrement car
ce qui le motivait était le souci de sortir de la misère et de
rendre sa famille heureuse. La preuve, sa prompte réaction lorsqu'on lui
annonça depuis Limbé que son père est malade. Par la
suite, il n'a cessé de s'en vouloir après son
décès. Il est inconsolable non seulement pour sa mort, mais
davantage parce qu'elle est survenue quand il était très loin de
lui. Il va sans dire que Jende regrette quelque peu d'avoir opté pour le
départ. D'ailleurs, la disparition de son père constitue l'un des
facteurs qui accélère la mise en exécution du projet du
retour qui l'animait déjà. À travers les exemples de Jende
et Thamar, ces auteurs invitent à une reconsidération de la
famille. En somme, si les projets d'immigration ne doivent pas être
rattachés à la recherche du bonheur, si ce bonheur-là doit
être redéfini. Il reste que les auteures du corpus voient
également en le monde entier un village planétaire
II. L'immigration comme expression d'une citoyenneté
universelle
Nous sommes de plus en plus dans un contexte où
il est clairement établi qu'aucun peuple ne peut s'en sortir sans
l'autre, que la rupture des frontières constitue un
élément fondamental pour la construction d'un vivre-ensemble
sincère et durable. Miano et Mbue partagent ce point de vue. De leurs
romans, une des autres visions qui en sort est celle du monde tel un village
planétaire. Il n'est pas convenable qu'au XXIe siècle, le
renforcement des frontières soit de mise. Pour ces auteures, voyager
participe à l'expression d'une citoyenneté universelle dans la
mesure où chacun devrait pouvoir se sentir chez-soi partout. Elles
s'inscrivent d'une part en marge de l'immigration clandestine qu'elles
dénoncent et déconseillent parce que participant à
rabaisser l'homme et en marge du repli identitaire, d'autre part. Il faut
savoir s'ouvrir aux autres, les comprendre, recevoir ce qu'ils ont de positif
à nous offrir et leur donner en retour ce que nous
possédons.
II.1 Non à l'insidieuse clandestine: être
chez-soi partout
105
Imbolo Mbue et Léonora Miano, à travers
leurs oeuvres, déconseillent l'immigration clandestine. Si le but est de
faire du monde un village planétaire de telle sorte que tout le monde se
sente chez-soi partout où il va, alors il faut éradiquer le virus
de la clandestinité car il place l'homme dans une posture de faiblesse
et renforce les préjugés à son endroit.
II.1.1 Nature du départ ..../réaction face au
retour
Pour mieux comprendre en quoi l'immigration
clandestine constitue un handicap à l'expression d'une
citoyenneté universelle, il est intéressant de voir la
manière dont les départs des immigrés sont
envisagés. Ces départs portent en eux les germes d'un conflit
profond. Blaise Tsoualla nous renseigne que
Si la migration des étudiants africains en
Occident pendant la période coloniale et dans les années
d'indépendance est un mince filet fait des boursiers
bénéficiant de l'attention des gouvernements respectifs, cette
même migration est aujourd'hui une vague déferlante sans ressource
et en quête de pitance (Tsoualla Op.cit., 266)
C'est justement à ce niveau que se pose le
problème. Les départs sont devenus aujourd'hui des refuges pour
des personnes aux abois à la recherche d'une énergie salvatrice.
Dans ces conditions, il est évident que leur séjour ne se passe
pas tel qu'ils le prévoient car ils sont dans
l'illégalité. Le problème est que bon nombre de ces
personnes arrivent de manière régulière (touristes ou
étudiants) et se retrouvent dans la clandestinité une fois que
leur visa a expiré. Jende arrive en Amérique en tant que touriste
grâce à son cousin qui, lui, a déjà la
nationalité américaine. Sauf que Jende savait en avance qu'il ne
s'y rendait pas pour faire du tourisme. Il envisage de déposer une
demande d'asile afin d'obtenir cette nationalité qui s'avère un
impératif. Se trouvant dans l'impossibilité de l'obtenir, il ne
peut que se retrouver dans la clandestinité qui sourit dans un premier
temps.
Maxime, quant à lui, a rejoint l'Hexagone avec
de nobles objectifs : mener des études. Seulement, il s'est fait
berné car « on lui a vendu une fausse carte de séjour dans
les murs de l'ambassade ». Maxime se retrouve donc dans une situation de
clandestinité forcée. Tout porte à croire que jamais il ne
l'avait envisagé. On peut donc émettre des réserves sur
son cas. Ceux que Miano incrimine peuvent être qualifiés «
d'ultra », des clandestins affirmés et assurés. On peut
admettre que par l'entremise de certains facteurs le projet de départ
ait été plombé ou mal assuré d'une part et, d'autre
part, que ces immigrés ont été victimes d'une arnaque
quelconque. Ce qu'il est difficile de comprendre et qui s'avère
problématique, c'est que une fois sur le terrain, bien après
avoir constaté que la réalité était très
différente des représentations nourries en terre natale à
propos de cet "eldorado», ils s'obstinent à demeurer dans ces lieux
en
106
choisissant de devenir clandestins pour toujours. Le
narrateur nous décrit la vie sur le continent africain, montrant en quoi
la volonté de ses habitants d'aller en Occident et de vouloir y demeurer
à tous les prix relève de la mauvaise foi (CAC : 52)
:
C'était cela la vie sur le continent: pas
clinquante, mais pas humiliante non plus. Il n'avait manqué de rien sur
le plan matériel et, s'il avait fallu renoncer à travailler au
Nord, il n'aurait pas fait tout ce cinéma. Comme s'il n'y avait plus
rien à attendre, rien à espérer des espaces
subsahariens.
Miano dénonce cette manière des migrants
de faire comme si en dehors du paradis perdu dans lequel ils vivent, il n'y
avait plus un autre lieu propice à la vie. Cette attitude fait d'eux des
personnes auxquelles on ne voue aucun respect, on ne saurait accorder la
moindre considération.
II.1.2 Combattre le sentiment
d'étrangéité
Miano et Mbue pensent que pour pouvoir se sentir chez
soi partout, il faut combattre le sentiment d'étrangéité
qui naît parfois de ce que l'on se retrouve dans un pays qui n'est pas le
sien et d'où on a l'impression d'être rejeté. Ce sentiment
d'étrangéité tel que nous l'avons décrit
précédemment, se traduit souvent de deux manières : du
côté du personnage immigré et du côté de sa
société d'accueil. Du côté du personnage, il se
développe lorsque celui-ci ne veut pas s'adapter à son pays
d'accueil et préfère vivre enfermé. Il se veut donc
étranger à son nouveau milieu. Mais il peut bien arriver que
l'immigré veuille faire corps avec sa société d'accueil,
laquelle lui oppose une fin de non-recevoir. Dans l'un comme dans l'autre cas,
se sentir étranger empêche l'immigré de vivre sa
citoyenneté universelle. On ne peut pas se sentir chez soi quand on est
victime de rejet et de mépris, ou alors quand on rejette et
méprise un lieu où l'on est pourtant appelé à vivre
un moment. Jende et Antoine en sont des illustrations. Leurs attitudes face au
pays d'accueil s'excluent mutuellement.
Antoine n'a jamais aimé le Mboasu et ne s'est
jamais disposé à l'aimer. Lors de ses différents passages
dans ce pays pendant ses années d'enfance, il nourrissait du rejet et du
mépris à son endroit :
Le garçonnet avait décidé que ce
Mboasu ne serait jamais son pays. Il ne ferait pas le moindre effort pour
composer avec ce nouveau monde, compterait les jours jusqu'à son
départ pour l'Hexagone [...] ces gens eux-mêmes ne le
reconnaissaient pas comme un des leurs. Ils l'épiaient à la
dérobée, l'appelait Muna Mukala, le petit blanc. C'était
parfait. Ils admettaient en le baptisant de la sorte, qu'il n'appartenait pas
à leur monde ». (CAC : 80)
107
Antoine est victime de rejet et rejette lui-même
les autres. Cela fait en sorte qu'il se sent étranger au quotidien. Ce
sentiment d'étrangéité est un handicap à la
citoyenneté universelle telle que voulue par les auteures. Jende
à l'inverse fait tout pour aimer l'Amérique. Il veut s'adapter
à ses contours. Il est vrai que les conditions de son départ sont
différentes de celles d'Antoine, mais sa posture rejoint les souhaits
des auteures. Il ne voue aucune forme de rejet à l'Amérique, il
aime et affectionne ce pays dans lequel il se sent chez lui, comme en
témoigne cette conversation son patron :
Je ne m'inquiéterais pas une minute pour Vince
si j'étais vous, monsieur. Même s'il reste là-bas, il sera
heureux. Regardez-moi monsieur, je vis dans un autre pays que le mien, et je
suis heureux [...] un homme peut trouver sa maison partout, monsieur
(VVR : 167).
Sans toutefois rentrer dans le débat sur les
conditions et les modalités de la présence de Jende en
Amérique, notons que l'état d'esprit qui l'anime est le bon. Un
homme, en réalité, doit pouvoir et même devoir trouver sa
maison partout. Les notions de territoire, pays et continents ne doivent
être que des indicateurs géographiques. Un homme doit se sentir
heureux partout.
II.1.3 Encourager les amitiés sincères
Pour l'éclosion d'une citoyenneté
universelle, il faut encourager et prôner les valeurs universelles telles
que l'amitié, la vraie à travers le monde. Miano et Mbue nous
montrent à travers le corpus que nouer de bonnes amitiés favorise
entre autres le sentiment d'être à son aise dans tous les quatre
coins du monde. Cela se voit avec Maxime dans Ces âmes
chagrines et Jende dans Voici venir les
rêveurs. Maxime ne se serait jamais tirer d'affaire si son
patron et ami Édouard n'avait pas été à ses
côtés. Édouard a ouvert son coeur à Maxime et lui a
fait se sentir moins malheureux durant tout son séjour en
Hexagone.
C'est lui qui a assuré sa protection au sein de
l'entreprise quand il a trouvé du travail. Il a encore participé
à la promotion et à l'affectation de Maxime au Mboasu. Maxime
annonçant son départ pour l'Hexagone à son frère
Antoine, affirme : « Édouard, mon boss et moi-même en avons
parlé en toute franchise. Je pourrais revenir au nord, fort de cette
expérience probablement ailleurs qu'ici, dans l'Hexagone [...] J'y gagne
dans tous les cas » (CAC : 62). Maxime est en
train de retourner au Mboasu, s'étant fait un vrai ami en Hexagone. Cela
fait en sorte que Maxime ne pourra jamais se sentir étranger s'il lui
arrivait de revenir en France, tout comme Édouard lui aussi ne se
sentirait pas étranger s'il lui arrivait de faire un voyage pour le
Mboasu. Ces amitiés à travers le monde sont des vertus à
promouvoir,
108
tant elles participent au rapprochement des hommes et
des peuples. Il en est de même pour Jende.
Autant que pour Maxime et Édouard, la relation
qui lie Jende et Clark Edwards dans le récit de Mbue est celle de
patron/employé. Mais, contrairement à Maxime qui a eu une
relation amicale avec son patron bien avant son départ, Jende et Clark
renforcent leurs liens à la veille du retour de Jende à
Limbé. Clark est prêt à tout essayer afin d'éviter
à Jende de retourner dans son pays : « Je suis sûr qu'il doit
avoir un moyen de faire rester les gens travailleurs comme vous dans ce pays
». « Écoutez, [...] le directeurs des services de
l'immigration est un très bon ami de Stanford » (VVR
: 410). Clark s'en veut à la limite, de n'avoir pas su ni
pu faire quelque chose plus tôt. Jende, pour sa part, est heureux de
savoir que son désormais ex-patron et nouvel ami se soucie de lui. Cette
nouvelle amitié qui se concrétise d'ailleurs par les deux mille
dollars que lui donne Clark montre à suffisance que si jamais Jende
devait retourner en Amérique, cette fois dans la légalité,
il pourrait compter sur le soutien de Clark et se sentirait encore plus chez
lui. Miano et Mbue promeuvent donc ces amitiés sincères et justes
à travers le monde, lesquelles sont d'une manière certaine un pas
effectué vers la citoyenneté mondiale. Toutefois, il faut rompre
les frontières identitaires et s'ouvrir à l'autre de tout
coeur.
II.2 Partager sa culture avec celle des autres et
découvrir la leur : Non au repli identitaire
Concevoir un citoyen universel implique,
au-delà de la répression des frontières, une réelle
ouverture aux autres. Miano et Mbue se positionnent contre le repli identitaire
en invitant les hommes à s'ouvrir davantage, à aller à la
rencontre des autres peuples dans le but de tirer profit de leurs
qualités et de leur apporter ce qu'eux aussi ont de meilleur. Mais avant
de présenter les modalités d'une telle vision, il serait
intéressant de s'appesantir un instant sur les bases théoriques
dans lesquelles s'enracine cette vision.
II.2.1 Un « un fond humain universel »
Dans son recueil de conférences paru en 2011,
Habiter la frontière, Léonora Miano
propose une théorie sur ce qu'elle nomme les « identités
frontalières ». Elle y fait l'apologie de la citoyenneté
mondiale. Pour elle, tous les personnages auraient un « fond humain
universel », quelque chose qui serait propre à tous les humains, et
qu'il faudrait mettre en avant au-delà des pulsions égoïstes
qui créent en nous des sentiments de rejet, d'exclusion autant qu'elles
favorisent le repli identitaire. Nous sommes dans un contexte de
grandes
109
tensions identitaires, de survalorisations des
identités au détriment de ce qui est commun, comme le constate
Miano. Elle célèbre la citoyenneté universelle et pourfend
les particularités qui, pour elle, n'ont pas vraiment de sens. Pour
éclaircir le concept de « fond humain Universel », voici ce
qu'elle dit :
Le meilleur moyen d'illustrer ce qu'on entend par fond
humain universel, c'est de s'appuyer sur l'exemple des langues. Il y'en a
d'innombrables si nous n'apprenons pas la langue de l'autre, il est difficile
de le comprendre. Pourtant, le simple fait qu'il en possède une lui
aussi, signifie que, comme nous, il a une pensée, un imaginaire, une
vision du monde. Nous devrions donc être en mesure de l'identifier
clairement comme un frère humain. D'ailleurs la communication est
toujours possible. Nous savons bien que l'histoire a prétendu le
contraire, qu'elle a classé les humains selon les critères
fabriqués, se permettant de dénier la qualité d'hommes
à des peuples entiers. (Miano, 2011 : 21-22)
La métaphore de la langue que Miano utilise
dans ce passage est très significative. En effet, la langue ici renvoie
à l'homme. La pluralité des langues, désigne la
diversité des peuples et des cultures. Il est absurde de penser que l'on
pourrait s'en sortir sans avoir besoin de l'autre. La connaissance de cet autre
est fondamentale, car elle nous permet de prendre conscience de la
diversité ; de savoir que l'autre peut avoir une vision
différente de la nôtre, toute chose nous permettant d'avancer. Et
pour connaître l'autre, il faut aller à sa rencontre, apprendre sa
culture, parler sa langue. En effet, qu'on le veuille ou non, le monde
évolue vers cette vision d'un village planétaire, et ne pourront
s'en sortir que ceux qui accepteront de composer avec l'autre. La relation que
Mbue établit entre les personnages conforte également cette
vision. Elle conçoit le monde à l'image d'un carrefour et les
différents pays qui le constituent tels les routes de ce carrefour. Il
suffit juste de marquer un pas de chaque côté, pour comprendre
qu'on est toujours au même endroit, c'est-à-dire chez soi. C'est
au moins la lecture que l'on peut faire des propos de Jende lorsqu'il dit
à Edwards :
Tout ira bien, Monsieur. Nous avons déjà
un passeport américain pour ma fille. Elle reviendra quand elle sera
prête, et peut-être qu'un jour elle déposera une demande,
pour que son frère obtienne aussi la nationalité. Sinon, mon fils
ira au Canada, et ma femme et moi, nous pourrons aller les voir dans les deux
pays. (VVR : 411).
Jende et son épouse, originaires de
Limbé, ne trouvent pas de problèmes, à ce que leurs
enfants soient des Américains, Canadiens. C'est dire qu'ils ont compris
que dans les conditions réunies, un homme peut faire sa vie dans
n'importe quel endroit du globe et y trouver son compte. De même
Valentine, dans Ces âmes chagrines, qui est
française, blanche, désire aller s'installer en Afrique pour y
faire sa vie. Elle a grandi avec les Africains, appris à
110
les connaître et doit même en
épouser un. À l'instar Jende, Valentine a compris que les notions
de frontières n'ont plus de sens, et que seule l'aventure au monde est
gage d'un avenir meilleur.
II.2.2 Accepter la différence sans jugement.
Reconnaître que le monde représente
plusieurs unicités dans un ensemble présuppose qu'on prenne en
compte les différences. En effet, s'il importe de connaitre l'autre, de
s'ouvrir à lui, de le comprendre, afin de se sentir partout chez-soi, il
est surtout nécessaire d'éviter de juger ses habitudes et ses
agissements, car le faire sur la base de notre propre culture, c'est tenter
implicitement de comparer les cultures, de les classer, de les
hiérarchiser. Miano et Mbue prônent à travers les oeuvres
du corpus, une citoyenneté universelle, qui suppose que les hommes
doivent se passer de leurs préjugés, accepter leurs
différences et regarder tous ensemble dans la même direction. Ce
n'est pas aux hommes de dire si la culture des autres est « bonne »
ou « mauvaise ». Mais c'est à eux qu'il revient le devoir
d'accepter l'autre en dépit de ses différences ; d'apprendre de
lui. Cela ne veut pas absolument dire que les uns doivent copier chez les
autres ce qu'ils ont de différent. Si cette différence leur
semble bonne, ils sont libres de l'épouser. Mais si tel n'est pas le
cas, ils n'ont pas le droit de la condamner, ils doivent plutôt chercher
à la comprendre. La conversation de Fatou Neni et son professeur
illustre à suffisance cette acceptation de la différence
:
- Je parie que vous ne connaissez pas beaucoup
d'hommes qui ont des petits copains -dit le professeur
- Fatou secoua la tête, Neni ne pouvait plus
fermer la bouche. `'Je ne connaissais pas d'hommes gay dans mon pays,
répondit Fatou, mais il y'en avait un dans mon village-là qui
marchait comme une femme [...] mais il avait une épouse et des enfants,
alors personne ne disait « gay ». Nous n'avons même pas de mot
pour gay. Donc je suis ravie de faire votre connaissance. (VVR :
91)
Ce passage met en évidence, l'acceptation de la
différence. Fatou vient d'une culture, où le mot « gay
» n'a pas de signification, où il n'existe pas tout simplement.
Mais ce qu'il faut aussi rappeler c'est que dans cette culture de Fatou, les
hommes soupçonnés d'entretenir des relations avec d'autres hommes
ne sont pas bien vus par la société. Au-delà de la loi qui
interdit formellement cette forme d'union, celle-ci est vue telle une
malédiction, un sacrilège. Partant de ces considérations,
on se serait attendu à ce que Fatou tremblât en apprenant cette
nouvelle et s'énerve contre le professeur. Or telle n'a pas
été sa réaction. Elle se dit ravie de faire sa
connaissance et lui propose même ses enfants, au cas où il
voudrait en adopter.
111
Difficile dans la culture de Fatou de retrouver des
personnes prêtes à laisser leurs enfants fréquenter des
personnes soupçonnées d'être gay. Pourtant, Fatou le fait.
Il ne faut pas voir en l'attitude de Fatou une quête
d'intérêt, une volonté de placer ses enfants à la
charge d'un autre, fut-il homosexuel, pour s'en débarrasser. Non, il ne
s'agit pas de cela. Fatou incarne ici, le symbole de l'acceptation de la
différence. Le symbole du non-jugement. Mbue utilise Fatou pour appeler,
les hommes à moins de rigueur et à plus de
tolérance.
Antoine est un exemple à part, contrairement
à Fatou qui incarne le pardon et l'acceptation de l'autre, Antoine, lui,
se situe à mi-chemin entre le pardon et le rejet, une sorte
d'indifférence. Bien qu'il n'aimait pas le Mboasu, Antoine ne jugeait
pas les attitudes des autres enfants qui s'y trouvaient. Il n'épousait
certes pas leurs moeurs mais ne les condamnait pas non plus. À travers
Antoine, on comprend qu'à défaut d'accepter les
différences, l'autre dans sa singularité, il vaut mieux rester
indifférent. Toutefois, le modèle de Fatou est celui auquel nous
souscrivons.
Les hommes doivent comprendre que ce qui n'est pas
commode dans leurs moeurs, n'est pas forcément un sacrilège du
moment où on y souscrit. Il faut savoir s'accepter mutuellement et se
passer de certaines conventions qui participent à la création des
cloisons entre les hommes.
II.2.3 S'ouvrir pour mieux apprendre
La vie en autarcie a ceci de particulier qu'elle
renforce les préjugés sur l'autre et empêche les hommes
d'apprendre par l'expérience, en allant vers l'autre, afin de
défaire les noeuds de l'ignorance, ou de consolider les acquis en
apprenant davantage. Miano et Mbue l'ont compris, raison pour laquelle elles
récusent le principe d'une vie en autarcie. Aller au contact de l'autre
nourrit l'âme. Elles mettent en scène des personnages qui, au
contact de l'autre, ont pu se défaire des préjugés qu'ils
entretenaient à leur égard.
Neni fait partie de cette catégorie. L'image
qu'elle avait des femmes blanches était le fruit des films et
séries télévisés. Une image déformée.
Or au contact de ces femmes, elle réalise que la réalité
est toute autre. L'amour que les copines de Cindy Edwards manifestent à
son égard l'amène à se poser des questions, « elle
qui ne s'était attendue qu'à l'indifférence de la part de
ces femmes, qui se baladaient avec d'authentiques sacs Gucci et Versace et ne
parlaient que de spas, de vacances et de sorties à l'Opéra »
(VVR : 171). Neni réalise que les préjugés ne
cadrent pas avec la réalité. Ce qui est vrai, c'est qu'elle
n'aurait jamais su que cette race de femme était aussi très
aimable, si elle ne l'avait pas fréquentée, si elle n'avait pas
voyagé pour l'Amérique. C'est donc une richesse pour elle, qui a
pu se faire sa propre idée,
112
loin de tous ces mensonges transmis la
télévision à Limbé. Mbue nous montre à
travers Neni, combien il est important de s'ouvrir, d'aller au contact de
l'autre. Miano nous met en garde contre l'enfermement, et nous montre comment
il peut être destructeur et source de conflits.
Antoine est l'un de ces personnages ayant
refusé de s'ouvrir à l'autre. Il manifestait une
indifférence criarde à l'endroit de Mboasu et de ses habitants.
Il n'a jamais voulu connaître ce pays, sa culture, sa langue, bref, il
n'a jamais rien voulu de ce Mboasu et de ses habitants. Mais il semble le
regretter plus tard. Le voyage vers le Mboasu après la mort de Thamar et
après que Maxime est tombé malade, traduit un besoin de renouer
avec un passé qui constitue une part de son être. Sa visite dans
la maison du pasteur Masoma, « la photographie accrochée au mur,
» (CAC : 273) son souvenir de sa première
visite avec Jérémie « Nous étions ensemble ce fameux
jour » (CAC : 274), tout cela montre à
quel point Antoine est nostalgique. D'ailleurs, le narrateur nous rapporte
qu'Antoine « était décidé à connaître
ses racines flétries, l'histoire qui l'avait produit, même si elle
n'était pas réjouissante a bien des égards »
(CAC : 279). Antoine veut enfin connaître le
Mboasu. Or s'il s'était montré un peu plus ouvert dès le
départ, s'il avait voulu apprendre de ce lieu, il y a longtemps qu'il
aurait retrouvé cette paix de l'âme, qu'il semble chercher
aujourd'hui. Il est donc nécessaire de s'ouvrir à
l'autre.
III- Le retour comme moyen d'accomplissement des
sujets
Si Miano et Mbue voient en l'immigration un moyen de
consolidation des liens et de redéfinition du bonheur d'une part et
l'expression d'une citoyenneté universelle, d'autre part, elles voient
dans le retour au pays natal, une sorte d'accomplissement des sujets qui
l'effectuent. En effet, nous avons vu que ces auteures n'incriminent pas
l'immigration de manière générale. C'est sa dimension
clandestine qui est mise en cause. Elles plaident donc pour une migration
vidée de sa dimension clandestine et invitent les sujets - qui au bout
d'un séjour loin de la terre de leurs ancêtres et qui s'est
révélé être plus ou moins un échec- à
retourner dans leurs pays natals. Ce retour représente pour eux un moyen
d'accomplissement tant cela leur permet non seulement de renouer avec le seul
vrai paradis, mais d'apporter leurs pierres à la construction de leurs
nations respectives.
III.1 Retrouver le seul vrai paradis
Le paradis n'est pas forcément ailleurs, disait
Aminata Sow Fall dans Douceurs du bercail. Plusieurs
personnages décrits dans les romans l'immigration n'arrivent pas
à intégrer cette réalité au bon moment. C'est
généralement après avoir vadrouillé en Occident
sans un résultat positif qu'ils s'interrogent sur le véritable
lieu où se trouve le bonheur. Seuls ceux qui
113
décident de retourner à leurs terre
natales réalisent heureusement que le paradis, le seul vrai, c'est chez
eux.
III.1.1 Une symbiose profonde
Le pays d'origine, relativement à l'ailleurs,
est le seul lieu qui ne criera jamais à l'homme son rejet. Être
chez soi, c'est être bien dans sa peau et dans son âme en
dépit du manque que l'on peut enregistrer du point de vue
matériel. Ce qui est à l'origine du départ massif des
personnes de leurs terres natales c'est la misère matérielle,
entre autres. Certes, les pays du Nord sont relativement mieux que ceux du Sud,
sur plusieurs plans. Cependant, il faut souligner qu'un bonheur calqué
sur les biens matériels est éphémère. Nous avons vu
des personnages riches mais pourtant très malheureux, le couple Edwards
en l'occurrence. Le pays natal est l'endroit propice pour avoir la paix
intérieure. Il n'y a rien de plus agréable que de se sentir chez
soi. C'est cette paix intérieure, ce sentiment d'épanouissement
profond et total qui manque le plus aux personnages en situation
d'immigration.
Le seul moyen de retrouver cette sensation de
plénitude, de joie profonde et de paix avec soi-même est de
retrouver le chez soi. Thamar l'a compris :
À son retour sur la terre de ses pères
[elle] avait compris combien la crainte du rejet avait été une
sottise. Au Mboasu, elle était à la maison. Elle était une
personne. Ce n'était pas seulement le pays premier, c'était le
pays. Son nom, même s'il n'était pas glorieux, y signifiait
quelque chose, avait sa place, après une liste d'autres, avant ceux
qu'il précédait dans une lignée qui ne s'éteindrait
pas de sitôt (CAC : 171).
On peut voir, à travers ce passage comment
Thamar regrette en quelque sorte d'être partie de ce lieu. Elle retrouve
une fierté et une dignité longtemps bafouées pendant son
dur séjour en Hexagone. Thamar se sent elle-même, se voit enfin
comme une personne, de même que Jende qui pense « qu'un homme a
parfois besoin de retrouver sa maison » (VVR : 440) car, quoi
qu'on en dise, on ne saurait renier définitivement ce qu'on a
reçu de façon naturelle. L'homme nait dans un pays qui le berce,
le voit grandir et le forge. Qu'importe qu'il s'en aille pour un séjour
ou pour toujours, il y a toujours un moment où ce pays l'appelle. Il y a
une attraction naturelle qui s'installe et refuser de retourner l'empêche
d'être lui-même car le pays natal est un élément
constitutif de son être. Et quand on est avec lui et que l'on a
conscience de ce qu'il représente, alors on n'éprouve plus aucune
envie de le laisser. D'ailleurs « Thamar n'avait plus aucune envie de
retourner au Nord » (CAC : 176)
III.1.2 La terre inégalable
114
Dès son arrivée en Amérique,
Jende sait et le dit à qui veut l'entendre qu'il n'y a pas une ville
où il fait bon vivre telle que son Limbé natal. Pour lui,
Limbé est un véritable paradis terrestre, une ville comme on en
trouve pas ailleurs dans le monde. Il recommande d'ailleurs à son patron
d'y faire un tour :
Vous pouvez être n'importe qui, venir à
Limbé pour une nuit ou pour dix ans, être gros ou petit, vous
êtes heureux d'être arrivé là. Vous sentez le souffle
de l'océan qui parcourt des kilomètres pour venir vous saluer. Ce
souffle est si doux. Et là, vraiment, vous avez l'impression que cette
ville près de l'océan que l'on appelle Limbé est unique au
monde (VVR : 46-47).
Il décrit cette ville avec passion et joie mais
aussi avec beaucoup de mélancolie. On peut, et ce à juste titre,
se demander ce qui explique son départ de cette ville si elle est aussi
agréable à vivre. La réponse est pourtant simple, nous
l'avons présentée un peu plus haut. En réalité,
cette beauté et joie de vivre qu'il fait à Limbé n'a rien
à voir avec les biens matériels, la richesse et la fortune. C'est
un plaisir naturel que cette ville procure selon Jende. Or lui, il avait besoin
de fuir la pauvreté matérielle ; d'où son choix de partir
pour l'Amérique. Jende est donc conscient que son Limbé n'est pas
tant un enfer. Limbé connote la joie intérieure, la paix de
l'âme, par opposition à l'Amérique qui n'est pensée
qu'en termes de gains et de profits. C'est la raison pour laquelle il fait
moins d'histoire lorsqu'arrive l'idée du retour, car il sait qu'il
retourne non pas dans un enfer, mais dans un endroit où la joie de vivre
est sans égale. On observe donc un écart dans la perception du
pays natal entre Thamar et Jende. Il est vrai que tous deux reconnaissent
l'importance du bercail, sauf que Jende l'a toujours su, à l'inverse de
Thamar qui ne l'a réalisé qu'une fois sortie de son enfer
hexagonal qu'elle tenait pour un paradis. Le seul vrai qui puisse exister est
chez soi, réalise-t-elle enfin.
III.1.3 Le bercail : terre de bonheur
Ils sont nombreux ces personnages immigrés qui
passent à côté de leur bonheur, n'ayant pas su où
celui-ci se trouvait. Convaincu que ce bonheur se trouve ailleurs, ils
n'hésitent pas à prendre la route de l'Occident. Ce qui est
intéressant est que certains finissent par se rendre compte qu'en
réalité, ce bonheur, ils l'ont laissé derrière eux
en s'en allant. Mbue utilise le personnage Jende pour mettre en garde contre la
quête du bonheur. Elle veut faire comprendre à ces immigrés
que l'endroit où se trouve le bonheur ne peut être que chez soi.
L'exemple de Jende est particulier dans la mesure où la
déconstruction du mythe de l'ailleurs, terre de bonheur, se fait de
façon rythmée.
Au départ, il est convaincu que c'est en
Amérique qu'il gagnera sa vie. À ce moment, il n'a d'yeux que
pour les USA. Par la suite, convaincu peu à peu que sa vision
était erronée, il
115
commence à nourrir des regrets et à
envisager son retour vers la terre de ses pères qu'il considère
finalement comme le lieu du bonheur. Dans ses derniers jours en
Amérique, il dit à son patron : « [...] Oui, je ne voulais
pas rentrer. Mais quand j'ai compris que je devais partir, je me suis senti
heureux en pensant à chez moi, monsieur » (VVR
: 411).
S'il est heureux en pensant à chez lui, c'est
parce qu'il est convaincu qu'il va vers le lieu qu'il n'aurait jamais dû
quitter car, si celui-ci connotait encore le malheur et la souffrance à
ses yeux, il ne serait pas heureux d'y retourner, il se serait comporté
comme ces personnages qui faisaient tout pour éviter de rentrer chez
eux. Antoine, lui aussi, sait que son bonheur se trouve dans son lieu de
naissance. À l'inverse de Jende qui a quelque peu hésité,
Antoine n'a jamais hésité. Il a toujours su que l'Hexagone est sa
terre promise; raison pour laquelle il n'a jamais aimé le Mboasu, ne
s'est jamais investi à le connaitre en profondeur. Ce qui explique le
fait qu'Antoine ne se sente jamais triste ou inquiet lorsqu'il s'agit de
quitter le Mboasu pour l'Hexagone, bien qu'il ait de la famille au Mboasu.
Ainsi, on remarque que Miano et Mbue militent pour un retour des personnages
dans leurs pays natals respectifs. Ce retour leur permet de s'accomplir dans la
mesure où ils retrouvent le seul vrai paradis, mais aussi parce qu'il
permet à chacun de s'investir dans la construction de son
pays.
III.2. Apporter sa pierre à la construction de
l'édifice
S'il est vrai que l'un des enjeux du retour aux
sources est de « redonner sa dignité à cette
catégorie sociale [à savoir l'immigré clandestin] que
l'autre assimile - à son corps dépendant- à une
menaçante meute de voraces » (Tsoualla, Op.cit., 267), toutefois,
cet enjeu n'est pas le seul. Le retour participe également à une
réelle volonté de la part des immigrés de se sentir
impliqués dans le développement de leur pays. Mbue et Miano,
à travers le parcours de certains personnages que nous analysons dans
cette section, plaident pour un retour des immigrés dans leurs terres
natales respectives. Le fait est que ces personnages qui partent sont
généralement très doués dans plusieurs domaines et
leurs séjours en Occident leur permettent quelquefois d'amasser encore
plus d'expérience. Cette expérience, ces auteures les invite
à la mettre au service des leurs. Retourner au pays natal c'est donc
accepter de (re)construire celui-ci, et ce sur plusieurs plans.
III.2.1 la technologie et l'ingénierie
La technologie et de l'ingénierie sont des
secteurs dans lesquels nombreux pays du Sud ne connaissent pas un réel
essor. L'expertise de leurs ressortissants qui ont migré vers le Nord
s'avère capital. Maxime et Moustapha de Ces âmes
chagrines sont deux personnages dont le retour participe entre
autres de cette volonté de mettre leur expertise au service
des
116
leurs. Maxime avait un bon poste dans la banque
où il travaillait et avait la possibilité, s'il le souhaitait, de
régulariser sa situation en Hexagone ; mais il n'a pas
hésité à rentrer au Mboasu quand l'occasion s'est
présentée. C'est dire qu'en dépit de cette volonté
de « redevenir lui-même » (CAC : 61), Maxime est
convaincu que sa présence a plus de valeur chez lui qu'en Hexagone. Au
Mboasu, il aura par exemple la possibilité, dans l'exercice de ses
fonctions, de former beaucoup de jeunes sub-sahariens qui pourront à
leur tour prendre la relève, et tous ensemble contribuer au
développement de cette terre. Il pourrait leur apprendre « ce qui
n'était pas enseigné dans les salles de cours [au Mboasu] »
(Op.cit., 50).
Dans le même sillage, Moustapha est
arrivé en Hexagone pour y mener des études en économie. Il
est vrai qu'au départ, les choses ne se sont pas bien passées et
il a fini par plonger dans la clandestinité, lui « qui n'avait pas
choisi de vivre dans l'illégalité. » (CAC : 104).
Il parviendra tout de même à aller au bout de ses études.
Tout comme Maxime, Moustapha avait la possibilité de régulariser
sa situation et de vivre aussi longtemps qu'il le voudrait en Hexagone.
D'ailleurs, il était sur le point d'épouser Valentine, une
Française ; ce qui faciliterait les choses. Il a tout de même
préféré repartir chez lui. On note donc chez ces
personnages un souci de participer au développement de leur terre
natale, souci qui n'est pas exprimé de manière explicite chez
Mbue. Cela s'explique par le fait que les personnages mis en scène dans
son roman ne sont pas arrivées avec les mêmes objectifs que ceux
de Miano. Toutefois, cet appel des peuples à la reconstruction du
bercail, Mbue le manifeste dans son roman et cela par le biais de
l'intertextualité. Le passage biblique « Deutéronome 8 :7-9
» qu'elle reprend en tout début de son roman en dit long sur ses
intentions (VVR :9) :
Car l'Éternel ton Dieu, va te faire entrer dans
un bon pays, pays des cours d'eaux, des sources et des lacs, qui jaillissent
dans les vallées et les montagnes ; pays de froment, d'orges, de vignes,
de figuiers et de grenadiers, pays d'oliviers et de miel ; pays où tu
mangeras du pain avec abondance où tu ne manqueras de rien ; pays dont
les pierres sont du fer et des montagnes duquel tu tailleras
l'airain.
À la lecture de ce passage, on a envie de se
poser une question: de quel pays s'agit-il ? La réponse est simple ; il
s'agit du pays de tout un chacun. À chacun de créer les
conditions idoines dans son lieu de naissance pour ne pas le transformer en
enfer. Il faut s'investir dans la construction du bercail, à son
développement. Notre bonheur en dépend.
III.2.2 L'éveil des consciences de son peuple
Partir n'est pas en soi une mauvaise chose, c'est
refuser de revenir chez soi qui l'est. Nous avons vu plus haut que les
Africains restés chez eux avaient une image édénique de
l'Occident, image entretenue à la fois par leurs frères qui y
sont allés et par les médias. Pour
117
ceux qui y sont allés et n'ont pas pu faire
fortune comme ils le désiraient, du fait du déphasage entre cet
ailleurs tel que rêvé et tel que vécu, le retour est
également salutaire. S'ils ne peuvent pas apporter une expertise
technologique à leurs pays, ils peuvent tout de même
empêcher leurs compatriotes de se retrouver dans la même situation.
Thamar en est un exemple. Son retour est un plus pour les jeunes filles du
Mboasu. Dans un contexte où ces dernières ne rêvent que de
l'ailleurs, en une sorte de paradis terrestre, Thamar est mieux placée
pour leur dire la vérité. Elle pourrait mieux les sensibiliser,
en les emmenant à comprendre que le bonheur ne se trouve pas toujours au
loin, qu'il est ici, dans ce lieu qui est un don du ciel.
Parlant de don du ciel, Mbue invite à
comprendre une fois de plus que le paradis est là où nous nous
trouvons. Elle convoque une fois de plus le livre sacré ; c'est à
croire que sa parole se veut conviction et promesse : « la promesse de
Jésus à ses disciples : « que votre coeur ne se trouble
point. Vous croyez en Dieu, vous croyez aussi en moi. Il y a beaucoup de
demeure dans la maison de mon père [...] Je vais vous y préparer
une place » (Jean 14 :1-3, in VVR : 322-323).
Ces propos bien que tenus par le prêtre dans un contexte précis,
peuvent être généralisés et rapportés
à notre contexte. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de
mon père » peut être lu comme la pluralité des
territoires qui constituent le monde, la maison de Dieu. Et dire que « je
vais vous y préparer une place » montre qu'en
réalité, personne ne choisit de se trouver où il est,
personne ne choisit l'endroit où il doit naître. Le fait de
naître dans un pays quelconque est donc une grâce divine, car c'est
la place que l'Éternel a préparé. Et c'est même
à juste titre que la volonté d'abandonner son pays natal peut
être vue telle une offense aux lois naturelles, à la
divinité. Mbue montre qu'il faut accepter ce lieu de naissance,
être fier et le construire pour continuer d'être
heureux.
III.2.3. Célébrer ses mérites
au-delà de tout
L'homme a un seul pays, et il ne le rejettera jamais,
c'est ce que l'on peut dire à la lecture de ces deux romans. Nombreux
sont les personnages immigrés qui l'ont compris et qui décident
de rentrer chez eux. Maxime, Thamar, Valentine, Moustapha et Antoine dans
Ces âmes chagrines ; et le couple Jende dans
Voici venir les rêveurs, font partie de ces
personnages qui entreprennent de retourner au pays natal à un moment
donné de leurs expériences émigratives. Il n'est plus
nécessaire de revenir sur le débat autour de la réussite
ou non de ces expériences. Ce qu'il importe de noter c'est que ces
retours sont salutaires. C'est une preuve de courage pour certains, un
patriotisme affirmé pour d'autres, et une négation de l'ailleurs
encore, pour d'aucuns. Ces personnages réalisent que la terre d'origine
vit en chacun et qu'il ne faut pas l'abandonner. Leurs retours contribuent
à redorer l'image de
118
leurs pays qui étaient jusque-là
écornée par des départs massifs, faisant croire qu'ils
sont des enfers sur terre. À travers ces retours, c'est un message fort
qu'ils envoient à ceux qui penseraient qu'il y a des super-pays et
d'autres qui ne valent rien. Ces retours valorisent le lieu de naissance et
montrent que chacun se sent beaucoup plus à son aise chez
soi.
Il est vrai que l'on ne saurait faire table rase des
conditions de vie parfois difficiles - et inhérentes à tout
endroit d'ailleurs - mais cela ne saurait en aucun cas constituer un motif
d'abandon de ses racines, car « c'est notre pays. Nous l'aimons, nous le
détestons, mais c'est toujours notre pays [...], jamais nous ne pouvons
le renier » (VVR : 418). Il n'est donc pas juste de l'abandonner
au motif que l'on souffre. Ce qu'il y a lieu de faire, c'est de trouver des
moyens pour éviter la souffrance et garantir le meilleur à des
générations à venir. De cette manière, les
Subsahariens cesseront d'être des objets de moqueries pour certains
Occidentaux, et pourront eux aussi se vanter d'être enviés de
tous.
Dans ce chapitre, nous nous sommes
intéressé à la dimension argumentative qui sous-tend les
deux romans qui constituent notre corpus. Nous avons pu établir
qu'au-delà de la narration, ces deux romans revêtent une dimension
argumentative à travers laquelle ces auteures dénoncent,
conscientisent et mettent en garde contre des pratiques inhérentes
à l'immigration clandestine surtout. Pour Mbue et Miano, l'immigration
devrait être non pas une quête effrénée du bonheur
qui ne se trouve toujours pas où l'on croit, mais plutôt un moyen
de consolidation des liens familiaux et amicaux, une ouverture d'esprit, un
moyen d'expression et de revendication d'une citoyenneté universelle. Et
les retours, un impératif, sont le moyen de renouer avec le seul vrai
paradis et de mettre au service des siens ce que l'on a appris ailleurs ; car,
au-delà de tout, il est plus qu'impératif de construire son pays,
étant donné que personne d'autre ne le fera à notre place,
et que c'est le seul moyen d'être heureux tant sur le plan
matériel que sur le plan psychologique. Partir, même si ne
constituant en soi aucun problème, n'est pas toujours la solution. S'il
faut partir, il faut le faire dans la dignité. Mais surtout, il faut
retourner dans la joie, fière de retrouver « le seul vrai paradis
» (CAC : 172) et prêt à participer à sa
radiance.
119
CONCLUSION GÉNÉRALE
120
Dans ce sujet qui s'intitule « Le motif du retour
au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de Ces
âmes chagrines de Léonora Miano et Voici
venir les rêveurs d'Imbolo Mbue », nous nous sommes
attardé aux mécanismes concourant à favoriser la
décision de retourner au pays natal qui naît chez les personnages
immigrés, sa mise en exécution et les enjeux qu'il revêt.
Nous sommes parti du constat que le phénomène de l'immigration
prend de plus en plus de l'ampleur ces dernières décennies et
revient sans cesse au-devant de la scène. Les candidats à
l'immigration sont de plus en plus nombreux, et les données froides
autour du phénomène s'accentuent. Des naufrages des bateaux
transportant les migrants pour l'Occident font la une des journaux au
quotidien. Devant ce phénomène, la littérature n'est pas
restée à l'écart. En effet, depuis la fin des
années soixante-dix, ce phénomène est devenu un
thème majeur de la littérature contemporaine. De nombreux
romanciers se sont appropriés le phénomène, et le
décrivent dans leurs oeuvres, chacun à sa
manière.
Ce qui a particulièrement retenu notre
attention est le fait que la plupart de ces romans présentent le
phénomène de façon unilatérale. Les personnages
qu'ils mettent en scène partent de l'Afrique pour l'Occident à la
recherche du bonheur. Cet Occident devient le théâtre de leurs
misères, souffrances et abus de toutes sortes. Pourtant, on observe
très peu des personnages qui prennent la résolution de rentrer
chez eux. Les quelques retours que l'on note se conjuguent en termes
d'expulsion.
Or les deux romans de ce corpus s'inscrivent en marge
de cette logique et mettent en scène des personnages qui prennent la
décision, après un séjour passé en Occident, de
rebrousser chemin. Cette rupture d'avec la logique classique présentant
les migrations africaines tel un mouvement à sens unique, de
manière exclusive, nous a interpellé et nous avons voulu
investiguer sur la construction de ce retour, ses formes, ses enjeux, bref,
l'état d'esprit qui anime le personnage qui opère ce choix. Le
séjour en Occident n'étant pas toujours teinté de bonheur,
de réussite et de plaisirs auxquels l'immigré s'attendait, il va
des soi que son départ soit perçu telle une aventure
risquée capable de le réduire à l'esclavage sous plusieurs
formes. Si donc le départ et le séjour en terre d'accueil peuvent
être vus comme un enfer, le retour s'oppose et se veut libération.
C'est dans cette logique que s'inscrit la question centrale qui a sous-tendu
notre analyse, celle de savoir en quoi le retour au pays natal constitue-t-il
une redéfinition de la personne de l'immigré dans le roman de
l'immigration.
Pour mener à bien cette investigation, nous
avons eu recours à la critique thématique, dans les orientations
de Jean pierre Richard et Starobinski. Celle-ci visait à mettre en
évidence des images et de thèmes privilégiés par
tel ou tel auteur, de sorte à décrire et à analyser
un
121
monde imaginaire unique à chaque
écrivain ou écrivaine, une forme particulière d'expression
littéraire. Si le premier voit en cette critique une tentative de
dévoiler l'implicite derrière l'explicite, le latent
derrière le manifeste, le second y voit un mode de lecture qui s'efforce
de déceler l'ordre ou le désordre interne des textes qu'elle
interroge, le symbole et les idées selon lesquels la pensée de
l'écrivain s'organise. Toutefois, notre analyse s'est faite dans une
démarche comparative. Les outils de l'analyse comparée tels
l'image, l'écart et la distance quelquefois, nous ont permis de marquer
la frontière dans les perceptions de ces auteures sur le
phénomène de l'immigration en général et le retour
au pays natal en particulier.
Ainsi, nous avons structuré le travail en deux
parties, chacune constituée de deux chapitres. La première partie
intitulée « Naissance du sentiment du retour » a
analysé la manière dont le retour prend forme dans l'esprit des
immigrés. Le premier chapitre a été consacré aux
conditions de vie de l'immigré : entre marginalité et
intégration. Nous y avons établi que le séjour de
l'immigré en terre d'accueil n'est pas toujours un long fleuve
tranquille ; car ce dernier, en plus d'être inconfortablement
épanoui aussi bien sur les plans socioéconomique
qu'administratif, est en proie aux préjugés et au regard de
l'autre. Cela développe en lui un sentiment d'étrangeté et
d'angoisse profonde, tout cela constituant une entrave à une possible
intégration de sa part. Il se retrouve en marge de la
société, et nourrit quelques fois des regrets en se posant un
certain nombre de questions.
Ces questions sont examinées de fond en comble
dans le deuxième chapitre portant sur « L'entre deux : les
pièges culturels et identitaires ». Ne parvenant pas à
saisir les codes de la nouvelle société dans laquelle il se
trouve, l'immigré devient un être en quête
perpétuelle de repères. Il porte en lui une marque - celle de son
lieu d'origine - qui n'est pas toujours compatible avec les habitudes de son
pays d'accueil. Il est une fois de plus marginalisé,
déchiré, et ne peut être mieux défini qu'au regard
de ce que nous avons nommé "les identités éclairs" ;
expression qui explique les postures qu'adopte l'immigré en fonction des
situations. Afin que l'immigré puisse échapper à ces
pièges qui, eux aussi, constituent une entrave à son
intégration, il a été établi qu'il devrait se
considérer tel un homme sans culture, intériorisant à
chaque fois celle du lieu où il se trouve, faisant fi des cultures qui
l'habitent. Difficile pour l'immigré d'adopter cette posture, son
séjour n'est pas gai, et la volonté de renouer avec ses racines
s'accroît.
Dans la deuxième partie intitulée «
Retours et perspectives : construction, contraintes, enjeux et vision »,
nous avons interrogé le retour proprement dit, notamment les
mécanismes de sa mise en oeuvre et l'orientation que les auteures du
corpus suggèrent au phénomène de l'immigration. Le premier
chapitre, « Les processus de construction du retour :
volontés,
122
contraintes et enjeux », s'attarde sur les
retours des personnages vers la terre natale. Nous avons remarqué que
bien que cette volonté anime les immigrés à un moment
donné, celle-ci se heurte à des difficultés dans son
exécution. Cependant, les personnages mis en scène dans le corpus
parviennent à braver ces difficultés et à rentrer chez
eux, fiers et ambitieux, convaincus de ce qu'un jour il fera jour dans leurs
pays ; fiers d'avoir été libérés des servitudes
auxquels l'ailleurs les a soumis durant leur séjour. Afin que cela ne se
reproduise plus, Miano et Mbue questionnent l'immigration et lui donnent une
nouvelle orientation.
Cette nouvelle orientation, nous l'avons
explorée dans le deuxième chapitre, « Intention narrative et
projet argumentatif : plaidoyer contre l'immigration clandestine ». Nous
avons mis en lumière le projet argumentatif qui sous-tend les romans du
corpus. Mbue et Miano dénoncent, conscientisent et mettent en garde
contre des pratiques relatives à l'immigration, dans sa dimension
clandestine surtout. En effet, selon elles, l'immigration devrait être
non pas une quête du bonheur, une poursuite effrénée du
gain, mais quelque chose de bien plus important. Elles voient en l'immigration
un moyen de consolidation des liens familiaux et amicaux, une ouverture
d'esprit, un moyen d'expression et de revendication d'une citoyenneté
universelle ; et les retours, qui se veulent un impératif, sont le seul
moyen de renouer avec le terroir et d'apporter sa contribution à la
construction de son pays.
Au regard de tout ceci, nous notons que le retour au
pays natal est effectivement un moyen de redéfinition du sujet
immigré. À travers le retour, celui-ci a enfin le sentiment
d'être une personne et d'être considéré à sa
juste valeur. En somme, il a tout ce que l'ailleurs lui refuse ; il est un
être affranchi de toutes les peines que cet ailleurs lui inflige. Tel que
nous l'avons dit, partir ne constitue un problème en soi. Mais
seulement, si on veut le faire, cela doit être dans la dignité. Il
faut partir non pas dans l'intention de faire fortune, mais un simple tour au
détour duquel l'immigré se forgera et reviendra grandi,
prêt à participer au développement de son pays. Il importe
désormais de nuancer le regard porté sur les migrations
africaines dans ses deux dimensions, les départs et les retours. Car on
voit déjà, et ce à travers les deux romans du corpus,
l'entrée d'une forme particulière de retour dans la
littérature de l'immigration : les retours volontaires, salutaires et
heureux.
123
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TABLE DE MATIERES
REMERCIEMENTS ii
RÉSUMÉ iii
ABSTRACT iv
INTRODUCTION GÉNÉRALE 1
PREMIÈRE PARTIE: LA NAISSANCE DU SENTIMENT DE
RETOUR 14
CHAPITRE 1 : DES CONDITIONS DE VIE DE L'IMMIGRÉ
: ENTRE MARGINALITÉ ET
INTÉGRATION 16
I. La situation de l'immigré 16
I.1 Du point de vue socio-économique
16
I.1.1 Description de la situation 16
129
I.1.2 Les enjeux liés à la solitude de
l'immigré 19
I.1.3 Les batailles de l'immigré 21
I.2 Au niveau politique 23
1.2.1 L'immigré : un prisonnier 23
1.2.2 L'immigré : un être
déterminé 25
1.2.3 L'immigré : un « objet »
d'exploitation 26
II. L'immigré dans ses rapports avec sa
société d'accueil 27
II.1. Le regard de l'autre et les
préjugés 27
II.1.1. Le regard de l'autre : une constance dans les
récits d'immigration 27
II.1.2 Le regard de l'autre : une expression
ambiguë 28
II.1.3 Au-delà du regard... :les
préjugés sur (et de) l'immigré 31
II.2. Des personnages pris dans l'étau de
l'impossible assimilation et/ou intégration 32
II.2.1 Les aspects socio-professionnels 32
II.2.2 Les aspects psychologiques 33
II.2.3 Le communautarisme : un refuge 34
III. Les sentiments de l'immigré 35
III.1 Une angoisse profonde et multiforme
35
III.1.1 L'angoisse morale 35
III.1.2 Les manifestations de l'angoisse chez
l'immigré 36
III.1.3 Les immigrés : victimes d'abus et des
peurs 37
III.2. L'étrangéité
38
III.2.1. La solitude 38
III.2.2 Les différences 39
III.2.3 La langue 40
CHAPITRE 2 : L'ENTRE-DEUX : LES PIÈGES
CULTURELS ET IDENTITAIRES .42
I- De l'identité : quête et contraintes
42
I.1 L'immigré à la quête de
l'identité 42
I.1.1 Des conceptions de la notion d'identité
43
I.1.2 Les identités-éclairs
44
I.1.3 Identité : construction ou imposition
47
I.2 Le sentiment de non-appartenance des personnages
48
I.2.1 Un ailleurs hostile 48
I.2.2 Les immigrés en proie aux regrets
51
I.2.3 La place du souvenir dans le quotidien des
immigrés 52
II. Les personnages en situation d'immigration : entre
tourments et affirmation de soi 53
II.1 Les comparaisons incessantes 54
II.1.1 Sur le plan social 54
II.1.2 Sur le plan du développement
56
II.1.3 Sur le plan sentimental 57
II.2 Une volonté d'affirmation du sujet :
supporter le poids des autres. 58
II.2.1 Demeurer à tout prix : le projet de
l'immigré 59
II.2.2 Assurer le juste équilibre
60
II.2.3 Les limites liées à la
volonté de s'affirmer 61
130
III. La culture de l'immigré : perception et
redéfinition 62
III.1 Les conceptions de la notion de culture
63
III.1.1 Historique 63
III.1.2 Culture comme donnée innée
64
III.1.3 La culture comme inscription dans un
chronotope 64
III.2 La redéfinition de la culture de
l'immigré 65
III.2.1 Bases théoriques pour une nouvelle
orientation 65
III.2.2 Pour un mutantisme culturel 66
III.2.3 Modalités de mise en oeuvre
66
DEUXIEME PARTIE : RETOUR ET PERSPECTIVES :
CONTRAINTES, VISION ET
ENJEUX 68
CHAPITRE 3 : LES PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU RETOUR :
VOLONTE,
CONTRAINTES ET ENJEUX ..70
I. Le retour : entre patriotisme et affranchissement
70
I.1 L'esprit patriotique 70
I.1.1 Faire valoir une appartenance : décrier
l'antipatriotisme 71
I.1.2. Souffrir chez soi plutôt qu'ailleurs
72
I.1.3 La nostalgie du bercail 73
I.2. La volonté de s'affranchir 75
I.2.1 Du point de vue social 75
I.2.2. Du point de vue personnel 76
I.2.3. Du point de vue administratif 78
II. Le refus de l'esclavage et la redéfinition
de l'eldorado 79
II.1. Un sentiment d'exaspération
80
II.1.1. La volonté des immigrés de
défaire le noeud des abus 80
II.1.2. Fuir les douloureux souvenirs...
81
II.1.3. Partir pour un impossible (re) retour
83
II.2. Une volonté de s'affirmer 84
II.2.1 L'expression d'un leadership 84
II.2.2 Le désir des immigrés
d'accéder à la vérité 85
II.2.3. Panser les plaies du passé
87
III. Contraintes et enjeux liés au retour
88
III.1. Du point de vue socioéconomique
88
III.1.1. La peur d'un nouveau départ
88
III.1.2. Les réactions de l'entourage
89
III.1.3. Servir ou faire servir 91
III.2. Du point de vue psychologique 92
III.2.1 Fuir une nouvelle expérience
traumatisante 92
III.2.2. Fuir les railleries 93
III.2.3. Surmonter les peurs 94
131
CHAPITRE 4 : INTENTION NARRATIVE ET PROJET
ARGUMENTATIF : PLAIDOYER
CONTRE L'IMMIGRATION CLANDESTINE .96
I- L'immigration comme moyen de consolidation des
liens et redéfinition du bonheur 96
I.1 La consolidation des liens 97
I.1.1 Partir : fruit d'une mauvaise politique
gouvernementale 97
I.1.2 Un voyage de découverte et
d'apprentissage 98
I.1.3 S'affirmer en tant qu'homme 100
I.2 La redéfinition du bonheur 101
I.2.1 Le douloureux contraste 101
I.2.2 Voyager pour rapprocher les familles : chemin
vers le bonheur 102
I.2.3 la famille une entité suprême
103
II. L'immigration comme expression d'une
citoyenneté universelle 104
II.1 Non à l'insidieuse clandestine: être
chez-soi partout 104
II.1.1 Nature du départ ..../réaction
face au retour 105
II.1.2 Combattre le sentiment
d'étrangéité 106
II.2.2 Accepter la différence sans
jugement. 110
II.2.3 S'ouvrir pour mieux apprendre 111
III- Le retour comme moyen d'accomplissement des
sujets 112
III.1 Retrouver le seul vrai paradis 112
III.1.1 Une symbiose profonde 113
III.1.2 La terre inégalable 113
III.1.3 Le bercail : terre de bonheur 114
III.2. Apporter sa pierre à la construction de
l'édifice 115
III.2.1 la technologie et l'ingénierie
115
III.2.2 L'éveil des consciences de son peuple
116
III.2.3. Célébrer ses mérites
au-delà de tout 117
CONCLUSION GÉNÉRALE .119
BIBLIOGRAPHIE .123
TABLE DE MATIERES 128
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