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Le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration: l'exemple de ces à¢mes chagrines de Leonora Miano et voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue


par Fabrice Lyonel NJIOTOUO NJAKOU
Université de Douala - Master 2 2019
  

Disponible en mode multipage

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UNIVERSITÉ DE DOUALA
THE UNIVERSITY OF DOUALA

FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

FACULTY OF LETTERS AND SOCIAL SCIENCES

ÉCOLE DOCTORALE : Sciences Humaines et Sociales

DOCTORATE SCHOOL : Social Sciences

UNITÉ DE FORMATION DOCTORALE : Sciences Humaines, Littératures et
Communication

DOCTORATE UNIT TRAINING: Social Sciences, Litterature and Communication

LABORATOIRE DE RECHERCHE : Littératures et Civilisations
RESEARCH LABORATORY : Littérature and Civilization

Le motif du retour au pays natal dans le roman de

l'immigration : l'exemple de Ces âmes chagrines de

Léonora Miano et Voici venir les rêveurs d'Imbolo

Mbue

Mémoire présenté en vue de l'obtention du diplôme de Master en Littérature et
Civilisation Comparées

Présenté par

NJIOTOUO NJAKOU Fabrice Lyonel

Licence en Français et Études Francophones
Sous la direction de

Alda Flora AMABIAMINA
Maître de conférences

Année académique 2018-2019

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À mes parents,

À mon grand-frère SFM, À TFRADA.

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REMERCIEMENTS

J'exprime mes vifs remerciements à mon directeur de mémoire, la Professeure Amabiamina Flora, pour la confiance qu'elle m'a accordée en acceptant de diriger ce travail et pour l'avoir suivi avec intérêt tout au long de sa rédaction. Je ne pourrais jamais oublier sa grande rigueur intellectuelle, sa disponibilité, ses remarques, ses critiques qui ont été extrêmement précieuses et ont joué un rôle primordial dans l'aboutissement de ce travail. Qu'elle soit assurée de ma gratitude.

Je dis également merci au Dr Nug Bissohong Thomas Théophile pour avoir été à mes côtés dans mes tout premiers pas sur le chemin de la recherche. Je pense à ses conseils, ses encouragements et sa disponibilité. Je ne lui dirai jamais assez merci.

Mes remerciements vont encore à l'endroit du Dr Ako, pour la documentation qu'il a mise à ma disposition alors que j'étais encore indécis quant à l'orientation à donner à cette recherche ; « que ces pages en inspirent d'autres », m'a-t-il dit.

Je remercie aussi tous les enseignants du département de Français et Études Francophones pour leurs multiples conseils, leurs encouragements, leurs recadrages et leur détermination à nous voir, mes camarades et moi, aller de l'avant.

Enfin, j'adresse un merci particulier à mes frères, mes soeurs et à tous mes ami(e)s pour leur soutien multiforme et leurs encouragements.

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RÉSUMÉ

Ce travail de recherche intitulé « Le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de Ces âmes chagrines de Léonora Miano et Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue » vise à réorienter la lecture que la critique a tendance à faire des migrations africaines. Dans un contexte où celles-ci sont de plus en plus présentées en termes d'immigration - c'est-à-dire un mouvement d'entrée à sens unique dans les pays développés parfois-, envisager un retour volontaire et heureux des personnages dans leurs pays natals respectifs s'avère difficile, les quelques retours observés jusqu'ici étant généralement le fruit des expulsions. Or, à travers les romans qui constituent le corpus de cette étude, on observe une rupture avec cette perception. Des personnages mis en scène, à un moment donné de leurs expériences émigratives, optent pour un retour volontaire à la case départ alors même que d'autres options sont envisageables. En nous appuyant sur la critique thématique de Jean-Pierre Richard et en ayant recours à certains outils de l'analyse comparée à l'instar de l'écart, du changement et de la distance, nous montrons que ce retour se lit comme une sorte de redéfinition et d'affranchissement du personnage immigré qui, jusqu'ici, pensait l'ailleurs en termes de terre promise. Nous postulons qu'il importe désormais de nuancer le regard porté sur les migrations africaines qui, dorénavant, se posent en s'opposant aux perceptions classiques qui l'entourent.

Mots-clés : Roman de l'immigration, pays-natal, ailleurs, retour, immigré.

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ABSTRACT

The present research, entitled: «le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration: l'exemple de Ces âmes chagrines de Léonora Miano et Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue» aims at modifying the perception of african's migration. In fact, in a context where immigration is seen as the leaving of one's country to another without any will to return to one's native country, it is quite scarce to think of a deliberate return of an immigrant due to the fact that when it happens, it is due to a forced repatriation. However, through the novels that build up the corpus of our research, we notice that free return of an immigrant is possible. After some times abroad, the characters of the novels of our corpus decide to return respectively in their native countries even though other possibilities of having a better life were offered. Having as theoretical framework the thematic critique of Jean-Pierre Richard, and using some tools of comparative analysis such as the gap, the change, the passage, this research shows that African immigrants not only redefine themselves, but also free themselves from the conception that life abroad is a paradise by deliberately returning to their native countries. Therefore, we stand in this research for a new perception of African immigrants since they are more exempting themselves from the classical opinion that was done on them, by increasingly returning to their native countries.

Keywords: Immigrant novel, native country, abroad, return, immigrant.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Ces dernières décennies, le phénomène de l'immigration prend de l'ampleur. Il revient sans cesse sur le devant de la scène, comme en témoigne un nombre de données sociales. La France, par exemple, accueille depuis le début du XXIe siècle près de cent mille nouveaux migrants par an1. La diaspora d'un pays comme les Comores, en France, est au-dessus de la population dont regorge sa capitale Moroni (Katibo, 2011). Le site d'informations sur les migrants, ` Infomigrants.com', nous renseigne qu'en 2018 près de 2000 migrants dorment dans des campements insalubres sur les trottoirs de Paris. Ces conditions ne sont nullement dissuasives car, selon le même site, deux millions de personnes ont rejoint le « vieux continent » en 2015, dont la moitié par la Méditerranée. Si les chiffres sur le nombre d'Africains qui se rendent en Europe peuvent s'avérer inquiétants, ce n'est cependant que la face cachée de l'iceberg. En effet, du point de vue des départs, ces chiffres sont beaucoup plus importants. Les migrants subsahariens - ceux de l'Afrique de l'Ouest surtout -, par exemple, se tournent peu vers l'Europe.

Cris Beauchemin et David Lessault (2014 : 32-43) nous informent que 70% des émigrés Ouest-africains restent en Afrique. 61% d'entre eux privilégient les pays de la sous-région alors que 15% seulement se dirigent vers l'Europe et 6% vers l'Amérique du Nord. Ces proportions non négligeables montrent que les destinations des Subsahariens ne sont pas toujours européennes. Cependant, les débats sont la plupart du temps centrés sur des migrants qui optent pour l'Europe comme destination privilégiée car c'est en Europe, et sur la route vers l'Europe surtout, que l'on enregistre le plus de données "froides" sur les migrants. Le 20 juin 2003, l'on enregistre plus de 210 morts et disparus après le naufrage d'un bateau aux larges des côtes tunisiennes, transportant des immigrés clandestins de plusieurs nationalités africaines. Entre 2006 et 2007, ce sont plus de 360 personnes qui périssent dans le naufrage de deux bateaux clandestins, entre la Somalie et le Yémen. En 2011, environ 150 réfugiés somaliens et érythréens, partis de Libye, disparaissent dans le naufrage de leur embarcation au sud de l'île italienne de Lampedusa. Cette île sera le théâtre d'un autre drame plus conséquent, deux ans plus tard, le 03 octobre 2013, avec au moins 366 morts2. Pour le peu de personnes qui parviennent à braver ces obstacles et à arriver en Europe, on remarque qu'elles sont toutes ou presque des sans-abris, lorsqu'elles ne deviennent pas des réfugiés parqués dans des camps.

L'importance ainsi évoquée de l'immigration en a fait et depuis « la fin des années 70, l'un des "topoï" majeur de la littérature contemporaine » (Chevrier, 2004 : 97). Après la

1 Histoire de l'immigration en France, Collectif des lutins, Version 1.0 - Janvier 2004

2 Ces données ont été publiées par l'AFP (Agence France-presse) le lundi 15 septembre 2014 à 15h48

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période de dénonciation du colonialisme par les auteurs de la première génération, de l'engagement au même combat autour de la notion de Négritude par les auteurs de la seconde génération, de la stigmatisation des pouvoirs politiques au lendemain des indépendances et du désenchantement qui s'en est suivi par les auteurs de la troisième génération, ceux de la quatrième génération vont produire « une littérature liée à l'immigration et à la condition des Africains.» (Mongo-Mboussa, 2002 : 67) Elle s'exprime alors à travers divers genres dont le plus répandu est sans doute le roman. Nègre de paille (1982) de Karone Yodi est ainsi considéré comme l'un des premiers. On peut également citer L'Impasse de Daniel Biyaoula (1996), Le petit prince de Belleville de Calixthe Beyala (1992), Le Paradis du Nord de Jean-Roger Essomba (1996), Dans la peau d'un sans papier de Boubacar Diop (1997), Bleu blanc rouge d'Alain Mabanckou (1998) ...

Ces romans et bien d'autres dits de l'immigration ont des caractéristiques bien définies. Lalasoa Berïnson (2009) s'inspirant des travaux de Lebrun et Collès, en établit quatre. Il s'agit tout d'abord de la transculturalité : des sujets traités sont partagés entre et par plusieurs cultures. Il note ensuite la quête d'identité, avec des personnages n'arrivant à se définir ni par leur espace d'accueil, ni par celui d'origine. Il apparaît également ici la critique de la mise à l'écart, du rejet et même de la marginalisation des migrants de part et d'autre des personnes qu'ils côtoient au quotidien et même parfois de leurs congénères (du même pays d'origine). Enfin, le choix de la langue, ce qui revient à dire que les destinations des migrants sont généralement fonction de leur langue. En effet, ceux de l'Afrique francophone optent souvent pour des pays francophones, tout comme le choix des migrants de l'Afrique anglophone se porte sur les pays anglophones.

Même si les caractéristiques énoncées ne se déploient pas de la même manière dans les différents récits romanesques, il demeure que « Les migrations africaines {y] sont souvent présentées en terme d'immigration », souligne Beauchemin et David Lessault (2014 :32). Cela revient à les considérer comme un mouvement d'entrée à sens unique et à caractère définitif dans les pays développés en particulier. Or il serait intéressant de voir ce phénomène sous un autre angle, différent de ce schéma classique dressé par les romanciers et qui n'attirent pas l'attention de la critique dans ce sens. L'étude du motif du retour au pays natal s'inscrit dans cette logique.

Par motif, on entend avec Pierre Brunel « un élément concret qui s'oppose à l'abstraction ou à la généralité du thème. » (1983 : 128) Le choix d'y porter notre attention trouve tout son sens en ce que l'étude du motif du retour au pays natal fait, jusqu'ici, l'objet de peu d'intérêt de la part des chercheurs, car bon nombre de ces romans ne dressent pas ce

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schéma. Suivant la vision des auteurs de la quatrième génération, on constate bien que ces questions n'étaient pas fondamentales, tel que nous renseigne Mongo-Mboussa, citant une étude de Waberi : « Ils [les auteurs de la quatrième génération] s'assument comme des bâtards internationaux [...] d'où la disparition de la problématique du retour au pays natal au bénéfice de celle de l'arrivée en France » (2002 : 67). Or, si bon nombre de romans de l'immigration s'attèlent à présenter le phénomène de façon unilatérale (du pays d'origine vers le pays rêvé), des romans brisent ces chaines. Le retour au pays natal en constitue l'âme ; ils dressent ce schéma et les personnages mis en scène s'y lancent la tête haute. Parmi ces romans, il y a Ces âmes chagrines3 de Léonora Miano et Voici venir les rêveurs4 d'Imbolo Mbue.

La définition du concept « immigration », de par son étymologie, tend à expliquer la saveur particulièrement amère qu'elle connote chez plus d'une personne. En effet, étymologiquement, immigration vient du latin immigare duquel découle le verbe immigrer qui signifie « entrer dans... », « s'introduire dans... ». Le dictionnaire Le Robert donne une définition dans ce sens, en tant que l'« entrée dans un pays de personnes non autochtones qui viennent s'y établir généralement pour y trouver un emploi. » Pour Le Robert, la plupart des phénomènes d'immigration est en étroit rapport avec la quête d'emploi. En sociologie par exemple, on accorde une grande importance non pas aux motivations qui entraînent le phénomène, mais plutôt au résultat ; autrement dit, à l'impact que le phénomène pourrait avoir sur la société à l'instar des marginalisations et des clivages pour ne citer que ceux-ci. Les anthropologues, quant à eux, ont une vision presque similaire. Leurs travaux sur l'immigration consistent en l'étude de ce qui est propre à ces différents groupes qui se créent suite à l'immigration, l'impact du phénomène sur les partisans et leurs milieux de départ et/ou d'arrivée. Jean-Noël Ferrié dans L'immigration comme domaine de l'anthropologie in Anthropologie de l'immigration, présente le domaine d'étude en ces mots :

Si l'anthropologie urbaine s'intéresse aux groupes immigrés comme à une composante de la ville, l'anthropologie de l'immigration étudie, elle, la dynamique propre à ces groupes. Ce qui veut dire (a) la transformation du groupe migrant entre le milieu de départ et le milieu d'arrivé. (b) l'effet sur le milieu d'arrivé. (c) l'effet sur le milieu de départ. (1993 : 239)

On peut donc comprendre à travers cette présentation que l'anthropologie pousse les études sur les risques de l'immigration déjà décrits en sociologie, à l'instar de l'assimilation ou de l'acculturation. D'ailleurs, Ferrié poursuit en disant « Par `milieu' et `effet', on entend

3 Pour la suite des analyses, nous abrégerons ce titre `CAC'

4 Pour la suite des analyses, nous abrégerons ce titre `VVR'

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aussi bien ce qui est du ressort du culturel que du biologique. » (1993-241) En géographie, principalement la géographie de la population, on s'attèle à mesurer l'impact du phénomène sur la population, comme le montre déjà le Dictionnaire démographique multilingue no 29 de 1958 : « Ensemble de déplacements ayant pour effet de transférer la résidence des intéressés d'un certain lieu de départ à un certain lieu de destination ou d'arrivée. » Si cette définition paraît encore générale ou même générique, Joël Paihlé précise les choses : « une migration est un déplacement résidentiel contribuant au mouvement de la population et un migrant, un individu qui contribue par son déplacement durable à modifier la population de son aire de départ et de son aire d'installation. » (2002 : 77).

Les immigrés sont le plus souvent des personnages qui se retrouvent pris dans le piège de l'identité, du fait du brassage auquel ils font face. L'identité d'un individu est la reconnaissance de ce qu'il est par lui-même ou par les autres. Le mot « identité » est un concept générique. Il regroupe tous les pans de la vie et permet en quelque sorte de définir une personne. Au-delà des simples définitions du dictionnaire qui le réduisent à ce sens premier, c'est un ensemble de représentations constantes et évolutives que l'on a de soi et que les autres ont de nous. Mieux encore, c'est un processus que l'on acquiert en se réalisant par l'action créative, l'engagement et la responsabilité vis à vis des choses et des faits ; et également par l'expression des valeurs afin de prendre conscience d'exister face à l'autre et à nous. De là, découle le caractère ambivalent, ou alors la dualité de cette notion. Elle est aussi bien unique que multiple, dans la mesure où l'adaptation est fonction des interactions avec autrui, ainsi que l'intégration dans divers milieux. De ce fait, l'identité se construit à la fois dans la continuité et dans le changement et autant dans la ressemblance que dans la séparation. Cette notion prise dans ce sens montre tout son paradoxe. Ernest Boesch, dans identité individuelle et personnalisation, souligne ainsi que :

la notion d'identité montre une fois de plus son paradoxe dans l'idée d'identification, c'est-à-dire le fait de pouvoir augmenter sa ressemblance à autrui, ou de ses compétences l'appropriation de ses valeurs morales, dans le but de pouvoir s'affirmer dans un groupe afin de pouvoir valoriser son soi et de promouvoir ses propres valeurs existantes en confrontation inévitable à toutes intégrations sociales. En opposition à cette contradiction, la notion de singularité dans l'identité montre bien la nécessité de chaque individu à ·sortir de l'autre · afin de réaffirmer sa singularité dans un groupe social. (1980 : 21)

Si les personnages migrants sont parfois ou presque toujours pris dans le piège de l'identité, c'est en partie du fait qu'ils ne maîtrisent pas « le terrain », qu'ils n'arrivent pas à se définir dans cet ailleurs où ils s'établissent. L'ailleurs est un endroit différent de celui où l'on

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est, au moment où l'on parle. Pour Le Robert, c'est l'endroit « dans un autre lieu (que celui où l'on est, ou dont on parle) ». À partir de cette définition, on peut établir que le terme « ailleurs » est en étroit rapport avec celui d'«ici ». L'ailleurs est donc ce lieu opposé à un « ici ». C'est le lieu qui peut nourrir des espoirs mais également susciter des craintes.

Les immigrés sont pour la plupart du temps considérés comme des étrangers. Un étranger est une personne différente d'une autre sur plusieurs points. Du point de vue juridique, un étranger n'a pas la nationalité du pays dans lequel il réside. Pour Brigitte Fichet dans Étrangers et immigrés, deux termes problématiques, l'étranger est « celui [là] qui n'appartient pas à la communauté nationale ou à une communauté [...] à cause des caractéristiques quelles qu'elles soient (physique, langagière, vestimentaire, religieuse...) ». (2004 :7) Elle fait encore ressortir une dimension sociologique en assimilant l'étranger à « celui qui est l'objet de mise à l'écart par le groupe majoritaire qui ne reconnaît aucune appartenance au groupe, quels que soient ses points communs ou ses différences objectivement partagées par les membres du groupe ».

On arrive à se demander comment nommer exactement ces immigrés, à quelle culture ils appartiennent. D'abord, rappelons que la culture, de manière générale, s'entend comme étant l'ensemble des traits caractéristiques d'un peuple. C'est tout ce qui, dans les dits et dans les faits, permet de définir un peuple. Aimé Césaire, dans Culture et colonisation, définit la culture telle « la civilisation en tant qu'elle est propre à un peuple, à une nation, partagée par nulle autre, et quelle porte, indélébile, la marque de ce peuple et de cette nation » (1956 :191). Cette définition de la culture remet au centre du débat son caractère flexible. En effet, Césaire voit en la culture quelque chose d'inné, de garanti voire d'authentique, et à même de faciliter la reconnaissance d'un peuple. La culture, selon lui, doit être préservée. Plusieurs chercheurs souscrivent à cette perception. D'ailleurs Flora Amabiamina le soutient dans Traversées culturelles et traces mémorielles lorsqu'elle voit en la culture quelque chose qu'on emporte avec soi. Pour elle, face aux voyages « désormais inéluctables, les migrants drainent souvent dans leurs bagages un capital culturel » (Amabiamina, 2017 : 7). Nous ne saurions ici, souscrire à une telle orientation de la culture. Notre vision de la culture, nous la situons plus ou moins dans celle de Gaston Kelman exposée dans Je suis noir et je n'aime pas le manioc :

La culture est un élément social et non ethnique même si l'ethnie sert souvent d'espace social d'enracinement à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en milieu traditionnel rural. Dans tous les cas, la culture reste un élément spatial et temporel. C'est la capacité de s'adapter à son milieu et à son temps. (Kelman, 2003 :42)

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Les oeuvres de ce corpus présentent un point commun, en ce qui concerne le dénouement de l'action : on a des personnages qui prennent la résolution, après des années passées hors de leur pays natal, d'y retourner. Dans Voici venir les rêveurs, le retour au pays natal se manifeste à travers le personnage Jende. Après des années passées aux USA, il décide de retourner au Cameroun, chez lui. Si, au début, cette décision ne recueille pas l'assentiment de son épouse Neni, Jende réussit à la persuader par la suite, en lui en montrant le bien fondé. Il lui fait savoir qu'il n'y a pas meilleur endroit où vivre que chez soi. Il est convaincu que la réussite et le bonheur tant rêvés, ils l'auront au Cameroun. D'ailleurs, il regrette de n'avoir pas songé à prendre cette décision un peu plus tôt. Il n'est donc plus question de rester car il a fini par comprendre que : « passer une nouvelle année ici aurait été une malédiction. Ne pas vouloir admettre que le temps était venu de rentrer chez lui aurait été une malédiction » (VVR : 397)

Dans Ces âmes chagrines, le motif du retour au pays natal se manifeste sur un double aspect. Il y a d'abord celui du personnage Maxime. Ce dernier a rejoint la France pour y mener des études. Une fois que celles-ci sont terminées, il n'hésite pas un seul instant à retourner dans son Cameroun natal, en compagnie de sa mère partie, elle aussi, il y a des années, à la recherche du bonheur. Contrairement à Jende dans le premier roman, Maxime n'a jamais vraiment rêvé de la France. N'eussent été ses études, tout porte à croire qu'il n'y aurait jamais mis les pieds car, « Dès le jour où il avait posé les pieds sur le sol hexagonal, il n'avait eu qu'une envie : retourner au Mboasu » (CAC : 51). Il y a ensuite le retour du personnage Antoine, frère de Maxime, au Mboasu. À la différence de celui de Maxime, le retour d'Antoine est plutôt symbolique dans la mesure il est né en France, bien qu'originaire du Mboasu. Ses passages dans ce pays pendant ses années d'enfance ont toujours été marqués de traumatisme, de rejet. Il ne s'est jamais senti lui-même dans ce pays qui n'est pas sien. C'est ce schéma assez particulier que dressent ces deux romans qui nous invite à y porter une attention, d'où le sujet : « Le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de Ces âmes chagrines de Léonora Miano et Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue. »

L'immigration, de façon générale, a fait l'objet de plusieurs travaux en littérature comme l'atteste le nombre d'articles, de thèses ou encore de mémoires relatifs au sujet. Cependant, les angles d'approche du phénomène diffèrent selon les auteurs. Si plusieurs d'entre eux n'accordent pas une grande importance au « retour au pays natal » et préfèrent s'inscrire dans la logique des mobiles du déplacement du pays d'origine vers le pays rêvé, il reste que certains commencent à s'intéresser à la question. Le retour au pays natal, peu à peu,

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se constitue en objet d'étude. Victor Piché est de ces auteurs qui ont développé toute une théorie autour de la migration. Ses travaux visent principalement à en expliquer les raisons. S'il décrit quatre critères qu'il tient pour centraux dans l'approche des questions migratoires, le quatrième semble être le plus intéressant. Il s'agit de « l'approche par le genre ». Ce critère vise à apporter une réserve forte sur le postulat qui voudrait que les migrations se conjuguent exclusivement au masculin. Dorénavant, pense-t-il, la dimension féminine doit être prise au sérieux car l'image de la femme se développe peu à peu et fort bien dans les questions, ou alors les représentations de l'immigration. Il invite à voir la migration des femmes comme une décision fortement personnelle : « tout en reconnaissant le caractère contraignant de la place des femmes dans la sphère domestique, plusieurs travaux suggèrent que certaines femmes migreraient de façon autonome comme l'attestent nos travaux sur l'Afrique de l'Ouest. » (Piché, 2013 : 108-111) Ce critère trouve sa justification ici dans la mesure où la figure féminine occupe une place importante au sein de notre corpus.

Si Victor Piché invite à prendre en considération la figure féminine dans les questions migratoires, Christiane Albert, pour sa part, généralise l'approche. Elle s'intéresse aux représentations de l'immigration africaine5 et conclut que le discours littéraire sur l'immigration ne peut être compris que si on le place dans une perspective postcoloniale. Pour elle, la question du retour au pays natal finit toujours par s'imposer dans le roman contemporain, en tant que résultante des travers subis par les personnages en situation d'immigration. Il est donc important de noter ici que, dans la logique d'Albert, les personnages subissent le retour au pays natal. Cette logique est d'ailleurs déjà défendue, bien avant, par plusieurs chercheurs.

Ahmadou Touré Ba (1981 : 15-22) dans un article publié dans la revue Peuples Noirs, Peuples Africains, dirigée à l'époque par Mongo Beti, démontrait déjà qu'il n'y a pas de retour heureux. Seulement, cet article replacé dans son contexte a une saveur étroitement politique. Il est une forme de mise en garde à tous ceux-là qui désirent retourner au pays après de longs séjours passés à l'étranger. Il le dit dans sa conclusion « Tels sont donc, cher congénère, les quelques conseils que je tenais à te donner, à toi qui songes à tenter l'expérience du retour au pays de nos pères » (Touré Ba, 1981 : 22 ). Il démontre à travers ses expériences que le pays natal est comparable à un enfer pour celui qui y retourne. Seule la couleur politique du candidat au retour peut, si elle est celle souhaitée, jouer en sa faveur une fois rentré. Pour lui, le sujet qui retourne, tant volontairement que non, s'expose à beaucoup

5 Christiane Albert, L'immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Khartala, 2005, 224P.

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de souffrances. Le retour au pays natal ici n'est donc pas la résultante des affres du pays d'accueil mais au contraire, « un acte héroïque », même si le candidat qui s'y lance s'attend à souffrir. On comprend qu'au-delà de tout, la décision de retourner au pays d'origine dans la conception de Touré Ba, est un acte de grande classe, un acte à promouvoir.

Ambroise Kom (2002) reprendra cette formule, montrant à suffisance qu'il s'inscrit dans la même logique que Touré Ba. En effet, dans son article, il démontre que le retour au pays natal n'est jamais heureux. À la différence de Touré Bà, son analyse est purement littéraire car elle repose sur deux romans : l'Impasse de Daniel Biyaoula et Sorcellerie à bout portant d'Achille Ngoye. Kom soutient, contrairement à Césaire, que le sujet qui retourne parmi les « siens » se révèle totalement singulier parce qu'il possède une nouvelle identité, une identité fabriquée par ce long séjour « ailleurs ». Et ladite identité est totalement incompatible avec le climat qui règne dans le pays de retour. La difficulté du retour ici a donc une résonnance identitaire. Les personnages immigrés, selon Kom, se fabriquent une nouvelle identité qui devient malheureusement contradictoire avec le pays laissé. Par ailleurs, le critique pose des questions très importantes, lesquelles remettent au centre l'éternel débat sur le complexe du Noir « ex-colonisé » et « ex-esclave » :

Pourquoi a-t-il fallu en définitive que le séjour en Occident s'impose comme une incontournable nécessité et même comme une espèce de fatalité ? Pourquoi faut-il surtout que l'Euramérique redéfinisse notre identité et nous impose une renaissance, souvent au prix d'une incroyable tourmente ? (Kom, 2002 :2).

À ces questions, Blaise Tsoualla apporte des éléments de réponse en posant une autre interrogation proche des préoccupations de Kom : « qu'est ce qui a pu sortir l'immigré de sa maison dès lors que la vocation naturelle de l'homme n'est jamais de rompre avec ce lieu, sanctuaire du cordon ombilical, donc terreau de ses racines ? » (2011 : 243-272) Ainsi jaillissent trois éléments. D'abord, la séduction de l'ailleurs. Ensuite, la misère mais aussi, et surtout, la mal gouvernance. Tsoualla valide cependant le « principe du retour au pays natal » et démontre qu'il a pratiquement disparu chez les romanciers africains et laissé place au phénomène inverse. Pour lui, le retour se veut plus que d'actualité. Il pense que, et nous y souscrivons fortement, au-delà de tout, l'émigré doit rentrer au pays car, « Même si le candidat au retour doit s'attendre au pire, après tout, où se trouve le paradis ? » (Touré Ba, 1981 : 22 ). Il poursuit en montrant que ce « principe du retour au pays natal » doit être validé ou alors, il faut « demeurer et avoir pour lui [entendu le pays natal] de grandes ambitions dont on participe à l'accomplissement ». (Tsoualla, 2011 : 253)

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Joseph Ndinda (2011) a analysé le retour des personnages émigrés au pays natal. S'il est vrai que cette étude s'accorde, d'emblée, sur le fait que la majeure partie des travaux sur l'émigration africaine analysent le parcours des migrants tel un processus de non-retour, il reste que la position du critique relativement à la question du retour des personnages vers la terre d'origine est radicale : « leur retour est tragique » (Ndinda, 2011 : 175). En effet, Joseph Ndinda s'appuie sur deux romans de Daniel Biyaoula -L'Impasse et La Source de joie- pour montrer que le retour de l'immigré dans son pays natal n'est pas heureux. Non seulement parce que cet espace, durant leur absence, a subi plusieurs transformations qui échappent à l'immigré, mais aussi parce que le séjour en terre d'accueil façonne l'immigré et l'amène à reconsidérer « le statut imaginaire de son pays d'accueil » (Op.cit., 151). Ce difficile retour, au-delà de la dimension identitaire présentée par Ambroise Kom, est aussi lié aux aspects culturels, sociologiques et même politiques qui caractérisent désormais le pays d'origine des immigrés. Toutefois, il importe de nuancer ce point de vue, car un retour heureux des personnages est de plus en plus envisagé dans des récits sur l'immigration africaine.

Etienne Marie Lassi (2011) aborde également la question du retour. Seulement, il s'agit d'une forme très particulière de retour : le retour sans voyage. En effet, son analyse s'appuie sur deux romans, Le ventre de l'Atlantique de Fatou Diome et Voici le dernier jour du monde de Gaston Paul Effa. Il met au centre le phénomène de la technologie, notamment la télévision, et montre comment elle favorise cette forme de retour chez les personnages en situation d'immigration. Le fait d'être connecté à la télévision leur permet de nouer des contacts avec le pays d'origine, d'être toujours "au parfum de l'actualité". Si les mécanismes du retour sont décrits avec brio dans cet article, ce n'est cependant pas cette forme de retour qui nous interpelle. Le retour que notre travail se donne la charge d'examiner est bel et bien un retour physique.

Omar Abdi Farah, de son côté, revient sur la construction du rêve de l'ailleurs. Il pense que « Le rêve consiste à s'arracher des conditions de vie indigentes pour forger un avenir plein de promesses pour le protagoniste lui-même et les siens » (2015 :361). Ainsi la réalisation de ce rêve, selon lui, ne pouvait s'accomplir que par le séjour en Europe et notamment dans la métropole, pour ensuite revenir aider les siens dans une Afrique postcoloniale. Il établit un parallèle entre les écrivains d'hier et ceux d'aujourd'hui. Pour les écrivains d'hier, le séjour en France était l'occasion « de confronter l'Occident et l'Afrique pour montrer l'incompatibilité entre les valeurs occidentales et africaines » (Id. : 363). Si l'expérience émigrative devrait s'achever par un retour au pays natal dans leurs textes, ce n'est cependant pas le cas avec ceux d'aujourd'hui dont « la quête de l'ailleurs est une fuite et

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l'Occident est perçu comme un espace où la misère de l'exilé prendra fin » (Id. : 364). S'il considère néanmoins le « non-retour » comme problématique, rappelons toutefois que notre travail apportera des réserves sur le postulat selon lequel le retour n'est plus envisagé chez les écrivains d'aujourd'hui.

Flora Amabiamina, quant à elle, s'intéresse à ce qu'elle nomme le « retour volontaire ». « Ces personnages immigrés, avec lucidité et parfois quelque amertume, optent de revenir au point de départ comme solution à l'expérience émigrative aboutie ou ratée » (2017 : 199). Son argumentation repose sur un schéma triadique. Elle montre tout d'abord comment se construisent ces rêves d'émigration. Par la suite, elle révèle la façon dont les chimères dans lesquelles ces personnages se sont embrigadés se déconstruisent et comment ces derniers finissent par comprendre que le « bonheur rêvé n'est pas pour demain ». C'est à ce niveau que naît, enfin, la décision de retourner volontairement au pays natal. Cette décision ne doit pas être perçue, contrairement aux positions de Touré Ba, comme la résultante d'une expérience émigrative ratée car on verra avec certains personnages qu'il y avait des possibilités de changer la situation. Flora Amabiamina voit en le retour le fait de faire valoir une existence, un acte qui doit être salué et encouragé.

Sur le paradigme d'un appel au retour au pays natal de la part des émigrés, les positions de Flora Amabiamina, Blaise Tsoualla ou encore Touré Ba peuvent se rencontrer. D'aucuns voient en le retour au pays natal un acte salutaire, volontaire, d'autres y voient une conséquence, positive en définitive. Ces positions viennent conforter celles prises par les romanciers dans plusieurs romans de l'immigration. En effet, la peinture du motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration varie d'un auteur à un autre. Nombreux sont ces écrivains-là qui présentent les retours sous le prisme des contraintes. C'est donc à juste titre qu'on peut se demander en quoi le retour au pays natal constitue-t-il une redéfinition de la personne de l'immigré dans le roman de l'immigration ? En d'autres termes, comment naît ce retour ? Quels sont les contraintes et les enjeux qui l'entourent ?

Dans le prolongement des points de vues des auteurs ci-dessus et au regard de notre corpus, nous montrerons que le retour au pays natal contribue à une redéfinition de la personne de l'immigré en ce sens qu'il est un gage de liberté, mais surtout d'affranchissement qui naît à partir du moment où l'immigré commence à prendre conscience que le bonheur rêvé n'est pas pour demain et commence à s'interroger sur les manques à gagner et les biens à perdre.

Nous éclairerons cette problématique en faisant appel à la critique thématique. Apparue vers les années 1954, c'est une critique qui repose sur une nouvelle conception de la

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littérature, héritée du romantisme. Dans son ouvrage intitulé L'univers imaginaire de Mallarmé, J. P. Richard définit le thème comme un réseau organisé d'idées et d'obsessions qui structure un texte. Le thème ainsi défini est composé de motifs. Sa démarche consiste à identifier les motifs qui structurent le thème, dévoiler le paysage littéraire qui s'en dégage ainsi que la vision du monde de l'écrivain inscrite dans son oeuvre. Cette approche est intéressante ici en ce que l'immigration s'inscrit comme un thème d'un courant littéraire, et le motif du retour, un élément de ce thème. Pour la critique thématique, « chaque oeuvre est absolument originale » (Anne Maurel, 1994 : 54). C'est à partir du texte analysé et du texte seul, dans ses échos et ses résonances, qu'elle trouve les éléments de sa construction. Elle est donc à sa manière une herméneutique ; une psychanalyse aussi, dans la mesure où elle s'efforce de dévoiler l'implicite derrière l'explicite, le latent derrière le manifeste. La démarche thématique vise à mettre en évidence des thèmes et des images privilégiés par tel ou tel auteur et arrive de la sorte à décrire et à analyser un monde imaginaire unique à chaque écrivain ou écrivaine, une forme particulière d'expression littéraire. Pour la critique thématique, les réalités formelles de l'oeuvre renvoient toujours à la conscience singulière qui les conçoit.

L'analyse se fera dans une démarche comparative. La raison de cette démarche se trouve surtout dans le parcours des auteures du corpus. En effet, celles-ci sont certes originaires du même pays, mais appartiennent à des espaces géoculturels différents. Elles ont émigré dans les aires de prédilection des francophones et anglophones au Cameroun à savoir la France et les USA ; et leurs romans mettent en scène des personnages ayant opté pour le même chemin. Ceux des personnages originaires des zones francophones ont choisi la France, tandis que ceux originaires des zones anglophones ont porté leur choix sur les USA. Cette démarche comparative vise principalement, ici, à établir les similitudes et les divergences dans la peinture du phénomène de l'immigration. Certains outils, à instar de l'image et de l'écart nous aideront à mieux faire ressortir les particularités de ces auteurs dans la peinture du motif du retour au pays natal. L'image en littérature comparée repose sur l'appréhension d'une personne ou d'un groupe social par un autre, d'un ici par rapport à un ailleurs. Daniel Henry Pageaux voit en l'image littéraire, « Un ensemble d'idées sur l'étranger prises dans un processus de littérarisation mais aussi de socialisation ». L'écart en littérature comparée s'entend comme la moindre rupture, le glissement, la distorsion dans l'appréhension habituelle d'un phénomène. C'est ce qui fait qu'on arrive à s'interroger sur le pourquoi tel phénomène est-il peint de cette manière par cet écrivain, plutôt que d'une autre manière, au regard d'une norme préexistante.

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Lévi Strauss (1958) parle des « écarts différentiels » et y inclut les transpositions, les dérives de l'imaginaire, les traversées d'une culture... Ainsi, à l'aide de la critique thématique et la mobilisation de certains outils de l'analyse comparée, nous espérons donner une image claire de la perception du motif du retour au pays natal tel qu'il se manifeste à travers le roman de l'immigration.

Ce travail est subdivisé en deux parties, constituées chacune de deux chapitres. La première, « Naissance d'un sentiment du retour », examine tout ce qui participe à construire en les personnages, la volonté de retourner au pays natal. Le premier chapitre de cette partie s'intéresse aux conditions de vie des personnages en situation d'immigration, lesquelles forment le ferment de la décision du retour. Le deuxième chapitre porte sur les problèmes d'identités et de culture qui s'érigent parfois en véritables pièges pour l'immigré. La deuxième partie intitulée « Retours et perspectives : contraintes, vision et enjeux », analyse à travers le troisième chapitre, le sentiment du retour vu en termes de quête individuelle, de contraintes liées au retour et des enjeux y afférents. Le dernier chapitre est consacré à la vision qui sous-tend le motif du retour dans les oeuvres du corpus, à savoir spécifiquement comment les deux auteures déconstruisent les représentations communes sur l'immigration pour en proposer une nouvelle.

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PREMIÈRE PARTIE

LA NAISSANCE DU SENTIMENT DE RETOUR

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Dans l'état d'esprit qui anime l'immigré, la question du retour est fatalement rattachée à celle du départ. En effet, il n'existe pas d'immigré qui ne songe jamais à revenir, et ce dès qu'il est candidat au départ. Cependant, cette volonté de retourner qui se mue en nécessité pour nombre d'entre eux grandit et murit à partir du moment où ils sont déjà en situation d'immigration. Autant dire que plusieurs facteurs liés au pays d'accueil participent et favorisent la naissance de ce sentiment. C'est suivant cette logique qu'Abdelmaleck Sayad affirme

[qu'] il n'est pas d'immigré qui ne soit tout le temps dupe de sa condition initiale : le retour est bien naturellement le désir et le rêve de tous les immigrés, c'est pour eux recouvrer la vue, la lumière qui fait défaut à l'aveugle, mais, comme lui, ils savent que c'est une opération impossible. (2006 :139)

Ces propos, bien que montrant la difficulté de mettre en pratique l'idée du retour nous conforte dans ce que le sentiment du retour, fatalement, naît en tout immigré à un moment de son existence. De ces facteurs qui concourent à activer ce sentiment, on note par exemple les conditions de vie des migrants, les problèmes d'identité, mais également la difficulté à assumer les attentes placées en eux. Ce sont ces différents facteurs que cette partie se propose d'explorer.

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CHAPITRE 1 :

DES CONDITIONS DE VIE DE L'IMMIGRÉ : ENTRE MARGINALITÉ ET INTÉGRATION

Dans la peinture des immigrés offerte par les romans de l'immigration, il est de plus en plus difficile, voire impossible, de retrouver un immigré logé dans un confort psychosocial remarquable. Les personnages immigrés que nous présentent ces romans sont généralement pris dans le piège de la marginalisation et de l'intégration. Ceux de Ces Âmes Chagrines et de Voici Venir les Rêveurs ne dérogent pas à cette règle. Tout cela concourt à la construction d'une volonté de retour. La marginalisation s'entend tel un processus de mise à l'écart, de mise en marge de la société d'un individu ou d'un groupe. Ce concept s'oppose à celui d'intégration qui renvoie à un épanouissement de l'être sur quelques plans de sa vie, en ce sens que l'individu ne saurait être intégré dans la société s'il fait face à des pratiques tendant à le mettre à la marge. En d'autres termes, on ne saurait parler d'intégration là où il y a marginalisation. Cela se perçoit à travers la situation de l'immigré, ses rapports avec la société et les différents codes sociaux générés par cette société, qu'il assume fatalement.

I. La situation de l'immigré

Les immigrés de notre corpus, ne sont pas, pour bon nombre d'entre eux, dans une situation confortable. Que l'on observe les niveaux politique, économique ou social, le constat est identique : il se dégage une situation d'inconfort.

I.1 Du point de vue socio-économique

La dimension socio-économique est l'une des plus importantes, lorsqu'il s'agit de s'interroger sur la condition de vie de l'immigré. Il apparaît que l'une des raisons qui incite ce dernier à opter pour l'émigration est l'insatisfaction de sa situation sociale dans son pays. Le projet de départ s'apparente à une tentative d'amélioration de cette situation. Les choses, malheureusement, ne se passent pas toujours aussi bien qu'il l'espérait.

I.1.1 Description de la situation

Les immigrés constituent « toute la misère du monde » pour reprendre l'expression de Michel Rocard. Ces personnages vivent un véritable calvaire du point de vue socioéconomique. En effet, la dimension économique intrinsèquement liée dans le regard porté sur l'immigration, fait en sorte que tout immigré reflète l'image d'un être à la quête d'une stabilité économique et parfois sociale. Cela n'est pas totalement faux. En observant de

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près le phénomène tel que décrit dans les récits d'immigration, on se rend compte que les personnages immigrés sont, pour plusieurs, en quête d'un confort social et économique qui leur permettrait de mener une vie paisible sur une terre d'accueil6. Mais entre les espérances, les espoirs nourris au départ et la réalité sur le terrain, il y a un déphasage remarquable. Ces personnages sont souvent condamnés à vivre dans une situation précaire. La misère dans laquelle elles baignent est frappante.

Thamar dans CAC en est une illustration. Sa situation en France est déplorable. Elle se retrouve, après quelques années vécues dans le bonheur grâce à son amant Pierre, dans une situation lamentable qui a des répercussions sur son physique et sa santé. Thamar est dépeinte tel un virus, un élément à ne pas mélanger avec les autres au point que lorsqu'elle

S'asseyait, on se levait. On s'éloignait. On n'osait se pincer le nez mais on prenait résolument ses distances. On ne voulait pas se trouver si près de la misère, des poux, des punaises, de tout ça. On ne voulait pas songer à ce qui pourrait faire déraper l'humain -soi- même, donc, - jusque là- (CAC : 131).

À travers cette description, on entrevoit le quotidien de certains immigrés, un quotidien peu enviable. Ils sont dans une sorte d'indigence donnant l'impression qu'ils n'existent pas. Loin d'une impression, il s'agit d'une réalité palpable. À l'inverse de Thamar dont la situation est déplorable du point de vue socioéconomique, d'autres baignent dans l'espoir, dans l'attente d'un lendemain radieux. Ils croient fermement au changement futur de leur situation qui, elle, n'est vraiment pas encore déplorable. Neni de VVR se situe dans cette logique. Toutefois, forte de son expérience, son amie Fatou a tôt fait de l'exhorter à davantage de raison ; elle lui assure alors : « quand tu seras en Amérique depuis 24 ans et que tu seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. » (VVR : 19) Il faut noter que Fatou est arrivée en Amérique bien avant Neni qui n'est arrivée aux USA que depuis un an. Aussi, est-elle bien placée pour en parler avec autorité de par son expérience. L'euphorie du départ de Fatou a déjà cédé la place à la réalité que Neni elle, ne s'est pas encore représentée. L'écart des situations de Thamar dans CAC et Neni dans VVR a une explication logique. Elles sont deux femmes certes, mais elles n'ont pas le même poids sur les épaules. Thamar est une femme seule qui a dû se battre pour affronter la vie malgré les coups que celle-ci lui assène. Elle se retrouve abandonnée et rejetée par son propre fils. À l'inverse, Neni connaît une situation beaucoup moins stressante. Son époux Jende s'est toujours battu pour lui offrir le meilleur. Seulement, cette vie paisible et heureuse à laquelle elle aspire, ne s'obtient pas de manière

6 Le mot « accueil » ici n'a rien à voir avec sa connotation hospitalière, amicale ou joyeuse

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aussi simple. Elle feint d'ignorer que « Jende avait dû cumuler trois boulots afin de mettre de côté l'argent nécessaire pour leurs billets, son visa d'étudiante et celui de Liomi » (VVR : 20). Ce qu'elle voit et qui lui donne mille raisons de sourire,

C'est leur appartement que Jende venait de trouver, après deux ans passées dans le Bronx dans une chambre dans le sous-sol avec six Portoricains, rempli ce soir-là du rire de Jende, écoutant les histoires du pays et les cris de Liomi qui se roulait par terre avec son père, sur le tapis. » (VVR : 20)

On peut dès lors comprendre que les immigrés, confrontés à la réalité, vivent le martyre d'un point de vue socioéconomique. Ils ne sont pas à l'abri du besoin ; pire, ils sont au bord du gouffre et sont abandonnés à eux-mêmes.

Si la dimension sociale, c'est-à-dire le désir d'un bien-être social, est fatalement liée aux projets d'immigration dans leur majorité, il faudrait se demander comment on en est arrivé là. En effet, ce piège parfois infernal dans lequel sont pris les immigrés les surprend parce que ce n'est pas ce qui a été pensé ou alors construit à la base. De l'Occident, ils n'ont très souvent qu'une image biaisée, très éloignée de la réalité. Gérard Keubeng pense que

L'Occident donne en effet une image que l'on rapprocherait volontiers à celle qu'offraient les murs de la cité des dames de Christiane de Pizou au moyen-âge, une sorte de Bastille à prendre à tous les prix et par tous les moyens. Parce qu'elle est le symbole de la réussite de par son développement économique offrant de ce fait une certaine aisance matérielle à ses habitants. La France est pour de nombreux ressortissants d'Afrique le lieu où l'on ne manque plus de rien. (Keubeng, 2011 :113)

Pourtant, une fois en situation, ils comprennent bien qu'il n'en est rien. S'en suivent alors des désillusions. Or, en réalité, cette condition de précarité socioéconomique devrait être moins surprenante pour un immigré si celui-ci s'était représenté le phénomène en prenant en compte tous ses contours. Tout projet d'immigration qui se veut une tentative d'amélioration de sa situation sociale et économique, devrait s'inscrire non seulement dans la durée mais aussi dans l'éventuel. Il est vrai, le lieu d'arrivée est toujours représenté par opposition à celui de départ. L'Occident leur apparaît certes comme le lieu de délivrance de tous les maux, mais il ne faut pas s'attendre à ce que cette délivrance soit immédiatement effective. D'où la surprise désagréable de nombre d'immigrés une fois qu'ils arrivent en terre d'accueil.

Les propos de Gérard Keubeng susmentionnés tendent à justifier cette surprise. À ce niveau, on ne saurait en vouloir aux immigrés de se lamenter, de s'apitoyer sur leur sort, car

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ils ne sont en effet que des victimes de leur ignorance certes, mais également des caprices d'un Occident qui leur a donné une image déformée de la réalité. Thamar est arrivée en Europe dans l'espoir de s'affranchir économiquement. Si le motif de l'amour voué à son homme semble s'imposer pour mobile de son départ, on serait tenté de croire qu'elle ne l'aurait pas effectué si ce n'était pas en direction de l'Occident, un Occident érigé en terre promise. Une fois arrivée, après les étincelles de bonheur, la réalité la rattrape. Elle est abandonnée, elle doit se prendre en charge. La description qu'en fait le narrateur lorsque Maxime l'aperçoit est édifiante : « puis, il la vit, trainant la patte, vêtue d'un grand T-shirt [...] les yeux baissés, ne semblant pas voir les chaussures d'hommes fatiguées qu'elle portait, qui baillaient à l'avant. [...] n'auriez-vous pas une pièce ou deux, monsieur ». (CAC : 130) Voilà la situation économique de Thamar. Elle est devenue une mendiante. L'euphorie du départ a désormais laissé place, à la tristesse, à la misère, à la pitié à son égard. On peut constater que les immigrés mènent une vie entièrement à part. Abandonnés à leur propre sort, pris dans le filet de la réalité, ils n'ont pas les moyens de mener une vie décente. Leur quotidien frise l'enfer. Toutefois, le fait pour l'immigré de se retrouver seul, abandonné à lui-même, peut constituer un obstacle à son épanouissement, selon les cas.

I.1.2 Les enjeux liés à la solitude de l'immigré

Ce n'est pas tant que l'Europe n'a que la misère à offrir aux immigrés, mais c'est surtout leur situation d'irrégularité qui participe le plus à celle-ci. S'il est vrai que d'un point de vue économique, l'immigré noir africain n'a pas beaucoup de chance de réussite, cela est encore plus vrai lorsque ce dernier se retrouve en situation irrégulière, solitaire. On serait tenté d'affirmer qu'un immigré n'ayant pas de bras séculier est condamné à vivre le martyre. Gérard Keubeng voit en cette solitude de l'immigré, non pas un motif lié à sa condition précaire, mais une condition, fatale soit-elle, pour la paix intérieure de l'immigré en situation d'échec, donc, démuni sur le plan socioéconomique. Il pense que,

Résolu de ne pas faire savoir que son départ était une erreur, celui-ci ment pour entretenir le mythe de l'Occident. Le mensonge lui sert de paravent à une vie, aux conditions de vie qu'il ne veut partager avec personne, surtout pas sa famille restée au pays. Aussi se sent-il obligé de trouver refuge dans la solitude (Keubeng, 2011 :118).

Si cette affirmation a le mérite de s'appliquer à bon nombre de récits d'immigration, en particulier CAC avec Thamar dont le « courage lui avait manqué » (CAC : 133) d'affronter ses misères, il convient de signaler que les deux points de vue sont complémentaires voire liés. La solitude, prise dans le sens du manque d'une personne sur qui poser les épaules, rend

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difficile « l'assomption7 » de l'immigré sur un plan socio-économique. À l'inverse, l'échec sur ce plan plonge également l'immigré dans la solitude.

Cependant, il faut noter que tous les immigrés ne vivent pas la même situation socio-économique pendant leur séjour en terre « d'accueil ». Le quotidien de plusieurs immigrés est un enfer certes, mais il y en a qui mènent une vie, du moins pour leur début, plus ou moins décente. Et c'est justement à ce niveau que le facteur de la solitude trouve sa justification en l'absence d'un mentor, d'un guide, bref d'une personne sur qui compter en toute sincérité. Tout porte à croire que les immigrés sont condamnés à vivre dans l'errance et la précarité. Ils débarquent dans un lieu qui leur échappe sur tous les plans et dans cette perspective, construire une vie digne de ce nom sans l'appui d'un tiers s'avère une entreprise quasi difficile. Dès lors, on constate que l'épanouissement du point de vue socio-économique, d'un immigré dépend en grande partie de son carnet d'adresse en terre d'immigration. Autrement dit, plus un immigré a des connaissances pouvant lui apporter un soutien réel, plus il a de la chance de pouvoir construire sa vie, peut-être pas des plus enviables, mais on ne peut plus loin de la misère. À contrario, moins il a des personnes auxquelles il peut recourir en temps opportun, moins il pourra construire la vie de ses rêves, cette vie-là pour laquelle il est parti de sa terre originelle, cette vie à laquelle il aspire pour pallier le manque.

Maxime et le couple Jende se situent dans cette optique. Contrairement à Thamar, ceux-ci ne vivent pas du tout dans une situation précaire. Ils ne sont pas non plus fortunés, mais ils mènent une vie moyennement décente. Si les motivations de Maxime et du couple Jende pour leur départ vers l'Occident diffèrent, ils ont néanmoins un point en partage en ce qui concerne leur situation. Une fois en terre d'accueil, ils ne sont pas condamnés à l'errance. Ils mènent des activités leur permettant de vivre décemment, bien que cela implique d'énormes sacrifices. Rappelons-le, Maxime a rejoint la France principalement dans le but de mener ses études et dans l'espoir de retrouver sa mère « partie il y a longtemps » (CAC : 56). À l'opposé, le couple Jende a rejoint les États-Unis d'Amérique pour fuir la misère du Cameroun et faire fortune dans ce pays qui accorde, selon eux, les chances de réussite équitables à tous. Ainsi, on peut bien le noter, les motivations liées à leurs départs respectifs divergent. Une fois arrivés, Maxime et le couple Jende connaissent à peu près pareilles situations. Maxime a trouvé du travail avec l'aide de son frère Antoine8, mais surtout celui de son ami et patron Édouard. Il parvient à gagner de l'argent, à prendre soin de lui, à vivre

7 Entendu son affranchissement, son accession au bonheur.

8 On ne saurait vraiment parler d'aide car il s'agit d'une aide à la forme d'un couteau à double tranchant. Nous y reviendrons plus loin

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« heureux », à ne pas être envieux, bref, à vivre tout simplement. Pour y parvenir, on comprend que Maxime a pu compter sur Édouard et de son frère Antoine. Il est évident qu'il n'aurait pas eu cette vie que nous décrivons s'il avait été, à son arrivée, abandonné à ses propres soins. Cela est également vrai pour le couple Jonga. À son arrivée, Jende n'a pas traîné à trouver un emploi de chauffeur auprès de Clark Edwards, haut cadre d'une société de renommée aux États-Unis d'Amérique, cela pour un salaire confortable et pas à la portée de n'importe quel immigré à la recherche d'un emploi. Le passage ci-dessous illustre la joie qui anime son épouse lorsqu'elle apprend cette nouvelle.

« Est-ce qu'elle t'a dit combien tu seras payé ?

- Trente-cinq mille

- Mamami, eh ! Papa God, Oh ! Je danse en ce moment, Jends ! Je fais ma gymnastique, là ! » (VVR : 25)

Dans cette conversation, Jende annonce à son épouse, à la sortie de son entretien d'embauche, combien il sera payé. Leur joie est immense. Cet argent, s'il ne peut pas encore leur offrir la vie de rêve à laquelle ils aspirent, celle semblable à un paradis, est déjà non négligeable pour un départ. Le couple mènera une vie décente de loin comparable à la misère de Thamar de l'autre côté. Pour ce couple, c'est le début du chemin vers la terre promise ; ils sont heureux. Toutefois, notons que cela n'aurait jamais été possible si Winston, le cousin de Jende, n'eût été là. Déjà, c'est lui qui a favorisé le départ de Jende du Cameroun pour l'Amérique. C'est encore et surtout lui qui a permis l'obtention de cet emploi. On constate donc que tout immigré abandonné à son propre sort ne saurait s'attendre -du moins pas facilement- à vivre la vie de ses rêves. Le bonheur ou le malheur, fût-il apparent, d'un immigré dépend en grande partie de son carnet d'adresse. Avoir quelqu'un sur qui compter en toute franchise est un atout majeur pour un immigré dans ses premiers jours. Cependant, ce soutien n'est pas toujours suffisant ; le quotidien de l'immigré est parsemé de batailles.

I.1.3 Les batailles de l'immigré

Il arrive bien un moment où l'immigré se doit de prendre son destin en main. À ce niveau, la réalité rattrape le plus souvent de nombreux immigrés. Ils comprennent que la réalité est tout autre. Elle est loin d'être celle-là qu'ils se sont fabriquée. Ils sont ici à l'image d'un enfant qui, au jour le jour, lorsqu'on le tient par la main, marque des pas avec assurance et fierté, mais une fois la main lâchée, reste debout, hésitant. Deux options sont envisageables dans ce cas : soit il avance, soit il retombe. Maxime n'est jamais tombé.

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En effet, Maxime n'a pas connu de « moment de galère » durant tout son séjour en France. De son arrivée à son départ, il s'est toujours tiré d'affaire. Il a eu un séjour respectable. Cela ne fait pas pour autant de lui un modèle d'immigration réussie. La réussite de son séjour trouve son sens dans les motifs de son départ. La réussite et l'échec d'un immigré dépendent de ses représentations de sa terre d'accueil, mais aussi et surtout des motivations qui les accompagnent. Ces motivations liées au départ de l'immigré de sa terre d'origine, nous les avons opposées plus haut, pour ce qui était des cas de Maxime et du couple Jende. Ce couple n'aura pas les chances de réussite égales à celles de Maxime. Dès que Jende perd son boulot de chauffeur, le couple se retrouve confronté à la dure réalité de l'Occident avec son lot de tracas : « M. Jones, patron de la société de taxis, n'avait pas de taxi pour lui » (VVR : 283). En revanche, son ardeur et sa détermination lui permettront de trouver « une place de plongeur dans deux restaurants » (VVR : 284).

Le bonheur connu au départ cède place peu à peu à la souffrance sous toutes ses formes. Le couple Jende prend un coup véritable sur le plan économique. Leur niveau de vie doit baisser considérablement. Il doit fournir davantage d'efforts s'il veut le maintenir. Les efforts, Jende en fait car « il partait avant que Liomi ne soit réveillé et rentrait lorsqu'il était déjà couché. Pour toutes ces heures de travail, il gagnait moins de la moitié de ce que rapportait son travail pour Clark Edward » (Ibid.). C'est dans des moments de souffrance que l'immigré réalise qu'il existe deux mondes. L'un est celui qu'il s'est construit et dans lequel il rêvait de vivre, l'autre correspond à la réalité pure, loin du rêve. Si la situation précaire de Thamar peut susciter de la pitié au regard de la vie de rêve qu'elle a menée avec son amant et de ce qu'elle se retrouve aujourd'hui loin, très loin de son niveau de vie d'antan, cela l'est davantage pour Jende. Son niveau de vie, au fil du temps, s'améliorait peu à peu jusqu'à ce qu'il se retrouve sans ce travail de chauffeur auprès d'Edwards. Avec sa famille qui s'est agrandie, la situation devient davantage préoccupante. Jende réalise que

La chute [est] dégradante. Avoir porté un costume, être parti avec une mallette tous les jours, être allé devant les lieux importants, tout ça pour se retrouver à jeter des restes et mettre des assiettes au lave-vaisselle. Avoir roulé en Lexus, emmené des Directeurs à leurs réunions, tout ça pour rester planté debout dans un coin à astiquer les couverts. Avoir disposé d'heures d'attentes entières dans la voiture [...] tout ça pour disposer de quinze minutes de pause ici et là » (VVR : 284-285).

Telle est la nouvelle vie de Jende.

Misère, aisance, bonheur-misère, voilà à quoi se résume la vie de nos personnages, du point de vue socioéconomique en situation d'immigration. Il a été établi qu'il s'avère difficile

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pour les immigrés de vivre une situation d'épanouissement total sur les plans sus-cités. L'aspiration au bonheur et à une aisance matérielle ne se concrétisent pas toujours. Thamar, Maxime et le couple Jende en sont des illustrations. Thamar semble être celle qui a le plus souffert parmi les trois. Le décès de son amant avec tout ce que cela a eu comme implication, associé à son rejet par son propre fils, constitue un véritable fardeau pour elle. Le couple Jende quant à lui, n'a également pas atteint ses objectifs ; « leur budget-nourriture réduit de deux tiers » (VVR : 306) montre le changement qui s'est opéré dans leur vie. Leur situation est, elle aussi, déplorable et inquiétante.

Maxime est celui qui se tire le mieux d'affaire Il est une sorte de pont entre les deux cas. Le bonheur, on ne saurait dire qu'il l'a connu car, en réalité, ce n'est pas ce qu'il est venu chercher. La misère matérielle, il ne l'a non plus connue. Cela nous amène une fois de plus à dire que la situation socioéconomique d'un immigré dépend en partie des motivations de son départ. Le pays d'accueil étant le plus souvent représenté de façon chimérique, il se trouve que de nombreux immigrés deviennent victimes de leurs illusions, et cela s'observe à plusieurs niveaux.

I.2 Au niveau politique

Le politique est au coeur de toutes les pratiques sociales. Tous les domaines de la vie en société lui sont rattachés d'une manière ou d'une autre. C'est lui qui définit la conduite des affaires de l'État à travers ses lois. L'immigré se retrouve très souvent confronté à la dureté de ses lois et la difficulté de s'y conformer ou de les contourner, constitue un handicap à son épanouissement.

1.2.1 L'immigré : prisonnier de sa situation

Parler de la situation de l'immigré du point de vue politique revient à s'intéresser à son statut, à ses rapports avec la justice, voire à son intégration. Le fait que l'immigration de nos jours se conjugue beaucoup plus dans sa dimension clandestine, fait en sorte que plusieurs immigrés soient en situation irrégulière dans leur pays d'accueil. On sait combien les pays occidentaux s'investissent dans la lutte anti-immigration. Les discours politiques autour du phénomène témoignent de cette volonté franche de la part de ces pays, de freiner l'immigration clandestine, à défaut de la stopper complètement9. La « Cour des comptes »,

9 Le récent discours du Président des États-Unis d'Amérique Donald Trump, marquant sa volonté de construire un mur à la frontière de son pays avec le Mexique en est une illustration.

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dans son rapport adressé au président de la république française en novembre 2004, nous renseigne que

l'histoire de l'immigration révèle ainsi une permanence remarquable dans la volonté des gouvernements de maîtriser les flux migratoires - qu'il se soit agi de les encourager ou de les dissuader- et une constante non moins évidente de l'incapacité à s'exonérer les effets du contexte politique international[...] elle montre aussi qu'en dehors de la tentative de gestion des entrées sur le territoire, il n'a pas existé pendant longtemps, de véritable politique de l'accueil et l'aide à l'installation10.

En Europe, les mécanismes politiques permettant la restriction des flux migratoires sont légions. En 2002 par exemple, le SIVE11 a été mis sur pied, pour renforcer la surveillance des frontières entre l'Europe et les pays maghrébins surtout12. Cathy Thioye affirme que «L'immigration de [nos jours] est régie par un ensemble de lois posant des quotas, un certain nombre de documents administratifs à présenter, des contrôles sanitaires et médicaux à passer et perçus par les immigrés comme contrainte au respect de leur intégrité. » (2005 : 45) On constate, de tout ceci, que l'immigré clandestin est prisonnier d'un système qui lui est hostile dès le jour de son arrivée. Maxime n'échappe pas à ce système. Malgré son aisance du point de vue économique, il est obligé de vivre « caché » car sa situation politico-administrative, à l'instar de celle de plusieurs immigrés n'est pas régulière. Déjà il vit sous l'identité de son frère, il n'a pas d'existence réelle. Cette situation n'est pas du tout confortable, il doit éviter tout contact avec la police de peur de se voir arrêté et rapatrié.

Si Thamar s'est mise à l'écart en vivant dans son taudis, Maxime, lui a des exigences à satisfaire. Conscient de sa situation irrégulière, il s'est résigné à vivre

Une vie rangée limitant ses déplacements à ses exigences professionnelles, faisant livrer ses courses à domicile après avoir choisi sur le site internet d'un supermarché, les produits dont il avait besoin. Il n'avait que peu de loisirs, s'astreignait

à des séries de pompes, d'exercices abdominaux quotidiens, au lieu de la course à pied qui avait sa préférence, mais qu'il ne pratiquait plus depuis son arrestation dans les bois. À la banque, on l'appelait Kingué, sans se poser de questions ce qui lui convenait » (CAC : 5455).

10 Le document en question est intitulé Cour des comptes. L'accueil des immigrants et l'intégration des populations issues de l'immigration : rapport au président de la république suivi des réponses des administrations et des organismes intéressés, novembre 2004

11 Système Intégré de Vigilance Extérieure. Cet organe a pour rôle de renforcer la surveillance au niveau des frontières entre l'Europe et les pays maghrébins surtout

12 Nous pensons également aux conclusions du conseil européen des 23 et 24 juin 2011 relatives aux migrations

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Cette description du quotidien de Maxime témoigne à suffisance du renfermement de l'immigré en situation irrégulière. Il ne saurait être un homme totalement libre, car il est privé de plusieurs libertés fondamentales voire vitales. Si Maxime est condamné, dès le départ, à vivre dans la clandestinité du fait d'« un faux visa qu'on lui avait vendu pour vrai dans les murs du consulat de l'Hexagone au Mboasu » (CAC : 58), Jende de son côté, arrivé sous la casquette du touriste - et dont le délai de séjour est dépassé- tente le tout pour le tout pour régulariser sa situation en Amérique. Aidé par son cousin Winston, il a sollicité les services d'un avocat d'origine nigériane pour une demande d'asile qui, espère-t-il, finira par le conduire à la citoyenneté américaine. Boubacar pense qu'au regard de ses antécédents avec son beau-père au Cameroun, Jende gagnerait à plaider la persécution: (VVR : 33)

« Peu importe poursuit Boubacar. Le principal pour décrocher l'asile

c'est l'histoire que nous allons raconter. Nous allons plaider la

persécution motivée par l'appartenance à un groupe social particulier.

Nous allons dire que tu as peur de retourner dans ton pays car tu crains

de te faire tuer par les parents de ta belle qui refusent votre union »

À l'image de Jende, nombreux sont ces immigrés dont le poids des décisions

politiques relatives à l'immigration pèse sur leur tête. Jende risque l'expulsion si sa demande n'est pas acceptée. Il ne veut pas en entendre parler, et est plutôt prêt à tout essayer afin que cela n'arrive pas. Tous les moyens sont bons, selon ces immigrés, pour rester en Occident le plus longtemps possible.

1.2.2 L'immigré : un être déterminé

Demeurer à tout prix, tel est le leitmotiv de Jende Jonga. Il doit tout faire pour devenir citoyen américain, en dépit de ce que cette Amérique lui montre qu'elle n'a pas besoin de lui. Avoir les papiers, c'est-à-dire être en règle du point de vue politico administratif, est le rêve de tout immigré clandestin. Jende ne déroge pas à cette règle. S'il peut compter sur le soutien de son cousin Winston, il peut aussi se vanter de pouvoir compter sur l'appui technique de l'avocat Boubacar qui semble très sûr de lui. D'ailleurs Boubacar n'hésite pas à rassurer Winston sur sa capacité à régulariser la situation de son cousin Jende : « Je vais monter un bon dossier, répondit Boubacar, ses papiers, ton cousin, les aura, Inch'Allah ». (VVR : 34)

Winston également est un immigré. Il est arrivé grâce à la loterie à la green card13. Il n'a donc aucun souci sur le plan administratif. Cela montre entre autres la différence entre deux immigrés lorsqu'ils ont usé des moyens différents pour émigrer, et tend à culpabiliser l'immigré clandestin. L'immigré clandestin est de plus en plus perçu comme un personnage

13 Il n'a pas de souci administratif, ce qui est déjà un atout pour une insertion sociale réussie.

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condamné à la souffrance, à l'errance, à la misère. Ces situations sont toutes perçues chez Thamar, une fois qu'elle se retrouve dans la rue après le décès de son amant. Maxime et Jende, quant à eux, vivent le bonheur pendant un peu plus longtemps. Cependant, le bonheur de l'immigré étant bien souvent éphémère, la réalité a tôt fait de les rattraper. Maxime, faute de pouvoir trouver un emploi digne de ce nom en raison de son inexistence officielle, sera contraint d'user des contours qui ne l'honorent et ne l'avantagent pas. En effet,

Lorsque Maxime avait dû trouver un emploi après ses études, Antoine avait tout de suite accepté de lui venir en aide. Cependant, il avait exigé, étant donné le risque encouru, que la moitié du salaire lui revienne. Maxime avait dû s'y résoudre [...] ce dernier [Antoine] percevait une somme très substantielle tous les mois, sans avoir à lever le petit doigt, persuadé que Maxime souffrait de voir ainsi s'envoler le fruit de son labeur. (CAC : 60)

De nombreux immigrés sont dans une position de faiblesse, et certaines personnes sans état-d `âme n'hésitent à en profiter.

1.2.3 L'immigré : un « objet » d'exploitation

Plusieurs risques d'exploitation planent sur les immigrés clandestins. N'étant pas en règle, ils sont exposés à toutes sortes d'abus et de spoliation. La vérité est que ces actes prospèrent, puisque les victimes que sont les immigrés clandestins ne sauraient demander justice, n'ayant pas d'existence officielle. Fatou Diome dans Le Ventre de l'Atlantique décrivait déjà ce phénomène. Elle y met en scène un personnage, parti du Sénégal pour la terre promise, la France, mais qui se retrouve à travailler au noir et sans salaire.

Les immigrés clandestins vivent le martyre dans leur chair. Ils n'ont pas d'existence officielle dans le pays pour lequel ils sont prêts à tout afin d'être intégrés. Cette situation d'inconfort du point de vue politico-administratif des migrants se répercute sur leur progéniture, leurs conditions de vies, leur épanouissement. Si Jende et son épouse ne baissent pas les bras, gardant à l'esprit qu'un jour « ils réaliseraient leur rêve de devenir américain » (VVR : 291), leur fils Liomi, lui, est à l'abri. Il n'a aucune inquiétude, convaincu qu'il est que l'Amérique lui appartient dans son entièreté. Les propos suivants en témoignent: (VVR : 55)

Liomi avait si bien adopté l'Amérique, presque rien ni personne ne lui manquait de Limbé. Il était heureux d'être à New-York, excité de marcher sur ses trottoirs bonds et bombardés par un vacarme incessant. Il parlait comme un bon Américain et connaissait si bien le base-ball et la capitale de chaque État que quiconque le croisait n'aurait pas pu penser qu'il était l'enfant de migrants [...] clandestins.

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Ces propos montrent combien le petit Liomi à l'inverse de ses parents, se sent chez lui en Amérique. Pourtant la réalité elle, est toute autre. Si la volonté de s'installer définitivement et légalement sur leur terre d'accueil reste l'une des préoccupations majeures de certains immigrés clandestins, cela n'est pas le cas pour ceux qui se sont installés depuis longtemps et qui ont plus ou moins un statut conforme. Ceux-là sont plutôt nourris, lorsqu'ils n'ont pas perdu leur sens de la fratrie, par la volonté de faire venir leurs proches auprès d'eux. Ce cas de figure est perceptible dans VVR à travers le personnage Winston. Quoi qu'il en soit, les préoccupations administratives hantent les immigrés clandestins et débouchent sur l'éveil de conscience chez ces derniers. Passer sa vie à fuir les contrôles de police, à limiter ses déplacements, à travailler au noir parce qu'on ne peut avoir un emploi décent, ou alors prendre conscience de ce que le pays rêvé n'est pas tel qu'on l'a construit et s'assumer ... telles sont les questions qui hantent tout immigré clandestin qui finit par comprendre que son épanouissement total ne réside pas dans ce climat où tout lui est hostile.

II. L'immigré dans ses rapports avec sa société d'accueil

Il sera question dans cette section de voir les rapports qu'entretiennent l'immigré et sa société d'accueil. Ces rapports ne sont pas du tout harmonieux et font de lui un être pris entre le piège de la négation de soi et l'assimilation.

II.1. Le regard de l'autre et les préjugés

L'immigré est victime du regard que son entourage porte sur lui et des préjugés qui en découlent. Son quotidien est constitué de conflits. Ceux-ci n'ont plus partie prise avec les questions relatives à une aisance matérielle, mais relèvent de sa vie intérieure. Il se retrouve contraint de composer avec la façon dont il se voit et celle que les autres ont de le voir.

II.1.1. Le regard de l'autre : une constance dans les récits d'immigration

Les problématiques liées au regard de l'autre et aux préjugés sous toutes ses formes constituent une constante dans les romans de l'immigration. Celles-ci ne datent pas d'aujourd'hui. Depuis les auteurs de la négritude, on les observait déjà dans les rapports mettant aux prises colons et indigènes, les deuxièmes étant assimilés au bétail, des bêtes, bref des « moins que rien »14. Cela a évolué de façon croissante et aujourd'hui ces récits de l'immigration mettent en scène de personnages pris entre ce piège du regard de l'autre et les

14 Expression empruntée à René Maran dans son roman Batouala paru en 1921 aux éditions Albin Michel.

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préjugés, ce qui fait d'eux des victimes et constitue une entrave à une possible intégration. Omar Abdi Farah a étudié la question des préjugés. Il en distingue trois formes: les préjugés sur une Europe édénique, les préjugés culturels et les préjugés sociaux. Il pense que ces trois formes « sont souvent dénoncées dans la littérature africaine d'expression française » (Farah, 2014 : 233). Cette dénonciation vise à mettre à jour le fait que l'immigré soit un être rejeté, un « rejet qui passe par le mépris [...] du noir. » Le regard de l'autre et tout ce qui en découle constituent de ce fait une entrave à l'insertion réussie de l'immigré. Seulement, il est important de noter que dans la démarche de Farah, cette victimisation de l'immigré du fait de son rejet s'inscrit dans une démarche parallèle. Autrement dit, l'immigré est victime des préjugés et du regard de l'autre de la part des personnes généralement étrangères à sa race, des personnes blanches. Or, cela n'est pas toujours le cas.

II.1.2 Le regard de l'autre : une expression ambiguë

En effet, ce regard (destructeur) de l'autre peut s'observer entre des immigrés d'un même clan ou famille : c'est ce que Joseph Ako nomme le regard réflexif15. Ces Âmes Chagrines dresse cette forme particulière du regard de l'autre. Cela s'observe à travers Thamar et son fils Antoine. Au moment où elle est abandonnée et erre dans la rue, Thamar voit plutôt sa souffrance s'accentuer à cause du regard que pose son fils Antoine sur elle. Vis-à-vis de sa mère, ce fils est hautain, condescendant et méprisant, ce qui a le don de la meurtrir au plus profond d'elle. Elle en souffre et cela se voit. L'extrait ci-dessous présente l'attitude d'Antoine envers sa mère.

Ce qu'il [Antoine] désirait, c'était la [Thamar] voir ainsi devant lui, sale, démunie. [...] Thamar, te voilà enfin ! Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine fois, débrouille-toi pour que je n'aie pas à attendre. L'ayant toisée de la tête ou pied puis en sens inverse, il conclut, jamais à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que je te donne. (CAC : 27)

Les propos du narrateur et ceux rapportés d'Antoine nous renseignent à suffisance sur le regard que ce dernier porte sur sa mère, Thamar. C'est l'un des aspects du regard de l'autre qui est décrit dans ce passage. Thamar en souffre énormément, et on se rend bien compte qu'il ne s'agit pas d'un regard à connotation raciste tel que présenté dans divers récits de l'immigration. Si les raisons de ce regard n'ont pas nécessairement besoin d'être évoquées ici, il reste que ce regard agit sur la cible. Thamar aspire à la fois à un bien-être, à un

15 Joseph Ako (2017) a analysé le regard de l'autre et en distingue trois formes : le regard réflexif, le regard simultané réciproque et le regard transitif. Cependant nous ne reviendrons pas sur ces formes de regard dans la mesure où elles n'apparaissent pas toutes dans notre corpus.

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épanouissement physique et psychique. Le regard que son fil Antoine porte sur elle ne l'aide pas dans ce sens, du moins dans le deuxième aspect.

Par contre, le regard de l'autre -entendu dans le sens d'externe à soi, étranger- est prégnant dans VVR. S'il vise à agir sur son destinataire dans sa dimension psychologique, le mécanisme, quant à lui, au regard de CAC, est tout autre. Fatou et Neni, deux personnages de VVR, semblent dérangées dans leurs faits et agissements, à cause de ce que pourrait penser l'autre d'eux. Il y a au fond, une volonté de conformisation. Dans l'esprit de ces immigrés, il ne faut surtout pas paraître ridicule. En revanche, il faut se conformer au regard de l'autre. On doit paraître tel que l'autre aimerait nous voir, quitte à ne pas être fier. À ce niveau, on convient qu'il y a une sorte de déni de soi ; en somme, se réfugier dans la coque que l'autre aimerait voir, aimerait apprécier positivement. La conversation ci-dessous entre Neni et Fatou dans un supermarché, met en relief ce désir de paraître agréable à, de ressembler à.

« [...] un an et demi ? demanda Fatou en secouant la tête et en roulant des yeux. Tu comptes même les moitiés d'années ? Et tu le dis comme ça. » Elle éclata de rire. « Je te le dis, moi : quand tu seras en Amérique depuis vingt-quatre ans et que tu seras toujours pauvre, tu ne vas plus compter. Tu ne vas plus rien dire. Non. Tu auras honte de le dire, crois-moi. » [...] tu as honte de dire aux gens que tu es ici depuis vingt-quatre ans ? -non, je n'ai pas honte. Pourquoi j'aurais honte ? Je dis juste aux gens que je suis arrivée et voilà. Ils m'entendent parler et ils disent ah, elle ne sait pas parler anglais, celle-là. Elle doit juste débarquer d'Afrique. » (VVR : 19)

Si cette conversation montre le côté positif de l'attitude de Fatou, c'est-à-dire sa capacité à rester « naturelle » et de se passer des critiques qu'elle peut recevoir, il reste qu'elle trahit, en filigrane, une certaine gêne. L'immigré étant appelé à subir les transformations que sa société d'accueil lui impose, il est donc problématique pour elle d'être en Amérique depuis un bon nombre d'années et de ne pas être semblables aux Américains, c'est-à-dire avoir de l'argent et parler couramment anglais. Tous ces agissements rentrent dans la catégorie de ce que nous avons nommé plus haut le déni de soi. Des personnages s'efforçant à se transformer en un modèle socio-idéologique préconstruit. Il paraît évident que cette transformation, lorsqu'elle se produit, entraîne obligatoirement une perte de repères chez l'immigré, qui se représente en une toute autre personne. Plusieurs récits sur l'immigration en ont fait des peintures. D'ailleurs, ce schéma est très répandu chez les écrivains africains de la troisième et de la quatrième génération. Il est vrai que les représentations sont quasiment identiques d'un auteur à un autre. En effet, la constante est que les victimes sont généralement des Africains, en terres européennes. Il est difficile aujourd'hui de voir un roman de l'immigration dresser le

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schéma inverse, c'est-à-dire de mettre en scène des personnages européens, victimes du regard de l'autre sur le sol africain. Cela est peut-être dû, en partie, au fait que ces romanciers, dans leur majorité, se proposent de construire une rhétorique dissuasive vis-à-vis de l'immigration auprès des personnes originaires d'Afrique.

Auguste Owono-Kouma a proposé une lecture dans ce sens. Dans son analyse portant sur les images de l'Europe et des Européens dans Le Paradis du Nord de Jean-Roger Essomba, il étudie le regard que portent les Africains sur l'Europe et conclut que « l'image de l'Europe et des Européens [vus par les Africains] est fausse » (2012 :32). Seulement, cette analyse que rejoint celle de Flora Amabiamina16 traite du regard de l'autre mais sous forme de représentation car, ce regard n'est pas le fruit d'une cohabitation mais, beaucoup plus celui des images télévisées.

Or, Ces Âmes Chagrines en propose une lecture originale : le regard porté par les Africains sur les Européens, résultant d'une cohabitation en Afrique à travers le personnage Antoine, lequel est certes Noir mais est né en France, a été éduqué à la française et a des valeurs françaises. Il peut donc être considéré à juste titre comme un Européen. Dans son enfance, Antoine a souvent été envoyé en Afrique par sa mère pour y passer ses vacances. Ses séjours en Afrique ne furent pas une partie de plaisir car le regard que portent ses amis et frères en Afrique sur lui ont tôt fait de constituer pour lui une gêne voire une hantise au point où « il mit un point d'honneur à rendre la communication impossible entre lui et le voisinage, n'apprit pas leur langue, n'en saisissant jamais que les bribes, bien malgré lui. » (CAC : 80). Ces gens-là qui « l'épiaient à la dérobée l'appelaient : Muna Mukala, le petit blanc » (Ibid.), l'avaient poussé à devenir réfractaire vis-à-vis d'eux, introverti. Pour se venger de ce regard perturbateur, angoissant et méprisant, il développe à son tour un autre regard vis-à-vis de ceux-là.

Antoine avait fermé les yeux pour fuir ces réalités, s'évader quelques instants, ne les rouvrant qu'au moment de descendre de la voiture. Les habitants du quartier étaient sortis de leur maison pour le voir. Il les avait trouvés sales, mal vêtus, vulgaires [...] il ne ferait pas le moindre effort pour composer avec (eux), compterait les jours jusqu'au départ pour l'Hexagone. (ibid)

C'est en toute logique qu'on peut s'accorder avec Sartre sur son expression devenue célèbre, « le regard [de l'autre] d'autrui me chosifie17. » (1943 : 310) Tout immigré est pris

16 Flora Amabiamina dans un article publié en 2017 a étudié le motif du retour au pays natal dans le roman sur l'immigration et pense entre autres que le départ des Africains est lié aux représentations chimériques qu'ils se font de l'Europe.

17 Cf. Sartre, L'être et le néant.

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dans ce piège du regard de l'autre qui constitue de facto un handicap à son épanouissement18, tout comme les préjugés que sa nouvelle société nourrit à son égard.

II.1.3 Au-delà du regard... :les préjugés sur (et de) l'immigré

Ils se situent dans la logique précédente, celle du regard de l'autre. Si on peut s'entendre sur la définition faisant d'un préjugé « une opinion généralement reçue et adoptée sans

examens19

», on pourrait affirmer que beaucoup d'immigrés sont victimes de préjugés, cela

contribue, avec le regard de l'autre décrit plus haut, à dénaturer20 l'immigré, et à détruire toute forme de confiance en soi et d'estime de soi qu'il pourrait développer. Pareillement au regard de l'autre, les préjugés sont légions dans des récits de l'immigration. Cette abondance n'est aucunement surprenante dans la mesure où tout projet d'immigration implique un « transfert culturel »21. On pourrait être tenté d'affirmer que les préjugés constituent une sorte de fatalité, car ils sont théoriquement très peu évitables. Antoine, Jende et Neni en font les frais dans le corpus étudié. Seulement, les formes diffèrent. Antoine est victime de préjugés raciaux. Il paraît évident qu'« un Africain en France ne peut pas passer inaperçu. La couleur de sa peau le trahit » (Farah, 2015 : 238). Antoine n'hésitait pas,

Quand les hommes en bleu faisaient mine de l'approcher, il n'hésitait pas à se faire passer pour un noir de l'Ouest, ne speakent pas l'hexagonal. On lui fichait la paix sur le champ, les noirs de l'ouest n'étant pas perçus aussi ténébreux que ceux du sud, ce depuis les années 20, où ils étaient venus au Nord, du swing plein les bagages, encore plus depuis la fin de la seconde guerre mondiale, où ils avaient participé, en tant que soldats discriminés dans leur pays, à la libération de l'Hexagone occupé. (CAC : 261)

Cet extrait met au jour un préjugé sur les immigrés d'Afrique sub-saharienne en particulier et sur les Noirs, en général. C'est un préjugé racial mais également historique. Le Noir subsaharien est d'emblée perçu tel un être dangereux, redoutable. Antoine bien qu'étant Français, est donc trahi par la couleur de sa peau. L'étiquette collée aux Noirs, dans l'imagerie sociale occidentale, étant celle d'un immigré. Dans VVR, la lecture du préjugé rompt avec le schéma dressé par CAC. En effet, à l'inverse de l'autre roman, ce sont les Blancs qui sont victimes de préjugés de la part des immigrés. Lorsque Jende et son épouse Neni passent

18 Entendu comme une intégration sur tous les plans.

19 Cette définition est celle que donne le dictionnaire Larousse dans sa version électronique de 2018.

20 Voir la partie consacrée à la culture dans le chapitre suivant.

21 Expression empruntée à Flora Amabiamina dans son livre intitulé Traversées culturelle et traces mémorielles en Afrique-noire, Yaoundé, PUA, 2017.

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Une heure, penché sur leur vieux PC, à chercher la meilleure réponse, à lire les mêmes conseils sur les dix premiers sites répertoriés par Google avant de conclure que le mieux serait sans doute [qu'il] insiste sur sa forte personnalité, sur sa fiabilité et sur le fait qu'il possédait, pour un directeur très occupé comme M. Edwards, toutes les qualités requises chez un chauffeur (VVR : 14)

Jende s'est déjà fait une idée des employeurs blancs. Il croit savoir ce qu'ils aimeraient voir et s'arrange à s'y conformer. C'est ce qu'on pourrait nommer ici, plus globalement, un autre préjugé racial. Il s'agit autant dans Voici venir les rêveurs que dans Ces âmes chagrines, d'un préjugé même si la perception diffère cependant. Le préjugé ici, contrairement à l'usage, est plutôt celui du Noir envers le Blanc. Neni, elle aussi, a nourri des préjugés vis-à-vis de Cindy Edwards et de ses copines. Elle qui avait une idée quasi arrêtée des agissements des femmes blanches est surprise :

Leur gentillesse l'avait étonnée, elle qui ne s'était attendue qu'à l'indifférence de la part de ces femmes qui se baladaient avec d'authentiques sacs Gucci et Versace et ne parlaient que de spas, de vacances et de sorties à l'opéra. Se fiant aux films qu'elle avait vus, dans lesquels les blancs riches mangeaient, buvaient et riaient sans le moindre regard pour les bonnes et les serveurs qui s'affairaient autour d'eux. (VVR : 171-172)

Les préjugés de Neni sont aussi d'ordre racial, et ont été construits par la télévision. Nos deux romans, à travers cette lecture croisée, nous font voir les préjugés raciaux dans ses différents aspects. Ces préjugés quand ils sont exercés sur le Noir constituent un frein à l'épanouissement de l'immigré.

II.2. Des personnages pris dans l'étau de l'impossible assimilation et/ou intégration

Face à la difficulté de se faire accepter tel quel, l'immigré se retrouve dans un dilemme. Accepter de se conformer aux normes acceptables par cette société, parfois aux dépends de ses propres aspirations, ou alors continuer sa vie en marge de celle-ci.

II.2.1 Les aspects socio-professionnels

Au regard du parcours de l'immigré et des travers qu'il subit à son arrivée, on constate qu'il y a tout un processus de mise à l'écart qui se déploie autour de lui. Dans ces conditions, il est évident qu'il est bien difficile pour lui de s'intégrer, du moins sur le plan socioprofessionnel. Or l'intégration de l'immigré forme le plus souvent la base de cet avenir prometteur auquel tous les immigrés aspirent. Si les sociologues voient en la notion d'intégration un processus par lequel une personne ou un groupe s'insère dans le milieu, la société où il vit, ce concept tend de plus en plus à se confondre avec celui « d'assimilation ».

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Cette confusion découle du fait qu'on voit dans les deux concepts une forme de mélange. Or si le premier connote un esprit de liberté (l'intégration est un choix), le second, quant à lui, paraît plus ou moins une contrainte. Christiane Albert nous renseigne qu'

Il est en effet plutôt rare de trouver dans la littérature francophone des représentations d'exilés22 intégrés et jouissant d'une situation sociale aisée. Ces représentations sont généralement le fait d'écrivains qui n'appartiennent pas à la génération des « immigrés de la seconde génération ». (Albert, 2005 : 02)

Ces propos peuvent paraître surprenants ; pourtant c'est ce que l'on observe. Les romans d'immigration décrivent peu ces immigrés initialement épanouis, donc intégrés. Le corpus de notre étude rompt cependant d'avec cette logique et met en scène des personnages intégrés sur ce plan. De Winston à Maxime en passant par Antoine et Aboubacar, on remarque que tous sont intégrés. En revanche, Christiane Albert quant à elle pense que ce qui est à l'origine de cette difficile insertion sociale que l'on remarque dans les romans de l'immigration, c'est « ce racisme latent dont souffrent les personnages [...] au-delà de la souffrance et de l'humiliation » (op.cit. : 91)

II.2.2 Les aspects psychologiques

Sans toutefois avoir la prétention de remettre en cause les conclusions de Christiane Albert qui tiennent lieu de tentative d'explication du pourquoi d'une « non intégration » de la part des immigrés, disons plutôt que le racisme n'en constitue pas toujours la cause. Les personnages mis en scène dans les deux récits de notre corpus, ne sont pas victimes de racisme. Toutefois, aucun d'entre eux ne parvient réellement à s'intégrer. On pourra être tenté de croire que Maxime forme l'exception de cette règle. En effet, en y regardant de plus près, on se rend compte qu'il n'en est pas une. Maxime a un travail, il gagne plus ou moins bien sa vie avec des revenus plutôt considérables. Seulement, il n'est pourtant pas totalement intégré. Sinon, en se bornant à son parcours professionnel, on pourrait effectivement voir en Maxime un personnage intégré. Or la question de l'intégration est plus vaste. Maxime est contraint de limiter ses déplacements. « Il n'avait que peu de loisirs, s'astreignait à des séries de pompes [...] au lieu de la course à pied qu'il n'avait plus pratiquée depuis son arrestation dans les bois. » (CAC : 54-55). D'un point de vue psychologique, Maxime n'est pas épanoui car il n'est pas libre de ses mouvements, de faire en toute quiétude ce qu'il désire. Son frère Antoine se situe dans la même logique. Ses séjours en Afrique, du temps de son enfance,

22 Christiane Albert traite principalement de la notion « d'exilé » dans cet ouvrage. Mais il n'y a fondamentalement pas de différence avec celui d'immigré dans notre conception.

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étaient teintés de dégoût. Antoine, on pourrait dire de lui qu'il est le prototype de la négation de l'intégration sous toutes ses formes.

Si ce roman décrit, on vient de le voir à travers Antoine et Maxime, la difficile intégration des immigrés, VVR quant à lui, en plus de la difficile intégration des immigrés montre plutôt combien le processus d'assimilation est prégnant. Il est judicieux de noter que, dans ce récit, on retrouve un modèle d'intégration, contrairement au premier roman. Il s'agit de Winston, cousin de Jende, un modèle de l'intégration sur tous les plans. C'est logique car contrairement aux autres personnages de ces deux romans, son immigration ne s'est pas déroulée de façon identique. Il est arrivé aux USA par le biais de la green card. Et c'est donc à raison qu'il connaît une situation différente des autres. Face à la difficulté de s'intégrer, certains immigrés trouvent nécessaire de vivre en communauté.

II.2.3 Le communautarisme : un refuge

Plus qu'une option, le communautarisme est un refuge et découle de la difficulté à s'intégrer. Maxime, en dépit de ce qu'il a un travail qui lui offre un salaire confortable vit en banlieue à la différence d'Antoine. Il est dans un lieu que décrit Antoine avec beaucoup de distance, on dirait un autre monde : C'est le lieu des laissés pour compte de la société, où il règne crasse et insécurité. La preuve Maxime vit en colocation avec un de ses compatriotes

Pour revenir aux personnages immigrés dont on a la maîtrise de la trajectoire, on constate la surprise de Neni au regard du phénomène du communautarisme qu'elle observe en société.

Pour la première fois de sa vie, elle remarquait une chose : la plupart des gens dans la rue marchaient aux côtés d'une personne qui leur ressemblait. De part et d'autre du trottoir, allant vers l'Est et vers l'Ouest, elle voyait des hommes blancs tenant la main de femmes blanches, des filles noires rigolaient avec des noires ou des latinos, un groupe de quatre asiatiques qui semblaient revenir d'un mariage, une bande d'amis de couleur de peau différente mais pourtant le même style de vêtements. Les gens restaient avec leurs semblables. Même à New-York, même dans cette ville de mélanges, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres composaient leur petit cercle des gens comme eux. (VVR : 109)

On constate clairement que le communautarisme, modèle social ici présent, s'impose aux hommes. Elle leur offre ce que l'intégration leur refuse et constitue de ce fait un pis-aller de leur part. Toutefois, il faut noter que les immigrés, le plus souvent, face à l'intégration qui n'est pas à leur portée, choisissent de vivre en communauté, celle-ci ayant ses propres codes. Voilà ainsi décrit un autre aspect de la situation des immigrés. Pris entre le piège du regard de

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l'autre et des préjugés dont il est victime ou alors qui se déconstruisent, les sentiments naissent en lui.

III. Les sentiments de l'immigré

Les immigrés, tels que décrits dans plusieurs romans de l'immigration, éprouvent maints sentiments. Ceux-ci n'étant toujours pas agréables, cela les pousse à vivre en retrait, et constitue de ce fait un handicap à leur intégration. Il est donc question dans cette section, d'analyser quelques-uns de ces sentiments.

III.1 Une angoisse profonde et multiforme

L'un des sentiments qui animent l'immigré est l'angoisse. Ses mésaventures en société, son rejet et surtout le manque de solutions palliatives constituent pour lui un véritable poids sur les épaules. Étant entendu que la fin de tous ces travers n'est pas imminente, il sombre dans l'angoisse

III.1.1 L'angoisse morale

Contrairement à l'image que les immigrés vendent à leurs congénères restés au pays natal23, leur situation réelle est toute autre. Le personnage immigré manque généralement de stabilité psychologique car, « il est pris dans l'engrenage d'une vie sociale aux antipodes de ses origines sociales et culturelles » (Farah, 2011 : 211). Cette angoisse, selon Farah, est due au choc qui naît de la rencontre entre deux horizons fondamentalement antithétiques : «l'Occident avec sa modernité et l'Afrique avec ses traditions » (op.cit. : 211).

Ce sentiment d'angoisse profonde pousse les immigrés à vouloir de temps à autre, établir une sorte de comparaison entre le pays laissé derrière et ce nouveau pays qui leur refuse plus ou moins son hospitalité. On observe ce phénomène chez Jende de plusieurs façons. Déjà, face à la difficulté de trouver un emploi dans ses débuts aux USA, il se souvient de tous les emplois qu'il a pu occuper à Limbé. Cela constitue pour lui un CV qui tient lieu de symbole et tend à lui conférer une certaine notoriété que son pays d'accueil tend bien à lui refuser. Il se définit en quelques lignes, à travers ses emplois exercés dans son pays natal, en tant que :

Fermier, responsable du labourage des terres et de la bonne santé des récoltes, cantonnier chargé de préserver la beauté et la rutilance de la ville de Limbé ; chargé de vaisselle dans un restaurant [...], veillant à ce que les clients mangent dans des assiettes sans traces ni microbes ;

23 Le roman Le paradis du Nord de Jean Roger Essomba (Paris, Présence Africaine, 1996) décrit clairement ce phénomène.

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taximan officiel [...] responsable du bon acheminement des passagers. (VVR : 11)

Cette description de son expérience professionnelle au-delà de constituer un atout dans la quête d'un nouvel emploi, est semblable à une béquille sur laquelle il prend appui face aux difficultés sociales qui le hantent. Ce mal être multiforme provoque chez l'immigré un sentiment d'angoisse. On retrouve ce phénomène dans Ces âmes chagrines où des personnages vivent dans la peur permanente de se faire contrôler ou de se voir expulser vers leur terre d'origine. S'ils sont nombreux ces immigrés qui vivent dans l'angoisse, rappelons que celle-ci se manifeste de manière différente d'un immigré à un autre.

III.1.2 Les manifestations de l'angoisse chez l'immigré

Si la manifestation de l'angoisse de Jende est la volonté de comparer sa situation (celle de l'immigré) d'antan à celle d'aujourd'hui, c'est-à-dire ce qu'il vit dans son nouveau pays24, elle est toute autre dans Ces âmes chagrines. En effet, dans ce dernier roman, les manifestations de l'angoisse, chez le personnage Thamar, sont plutôt la misère, la déchéance et les remords. La peinture est beaucoup plus sombre ici. Si les motifs à l'origine de cette angoisse sont tous relatifs à un inconfort matériel dans Voici venir les rêveurs, Ces âmes chagrines fait voir en cette angoisse, le résultat d'un inconfort non pas matériel uniquement, mais aussi psychologique. Thamar en est l'illustration parfaite. Sa vie, ou disons plutôt sa nouvelle vie dans la rue est un véritable enfer. Elle est de plus en plus inquiète et angoissée, ce qui la pousse souvent à ressasser son passé. L'angoisse qui l'anime est liée à sa condition matérielle d'une part et à l'indifférence qu'elle reçoit de son fils Antoine d'autre part. En effet, ce dernier manifeste de l'indifférence vis-à-vis de sa mère. Les mobiles de ses agissements sont plus ou moins critiquables. L'important à noter ici c'est que cela a le don d'angoisser sa mère et de la meurtrir dans sa chair. Les propos du narrateur le confirment :

Il avait rapidement mis un terme à ces débordements sentimentaux. Thamar ne sourit donc pas. Elle avait fini par comprendre qu'il ne voulait rien d'autres que la voir dans cette misère où elle ne se débattait même plus qui hâterait certainement sa fin. Elle e disait que c'était sa faute à elle s'il était si dur. N'était-ce pas elle qui en avait fait un être au sang glacé en le confiant aux étrangers ? N'était-ce pas elle qui l'avait obligé à quitter l'Hexagone pour passer ses étés dans un pays où il ne se plaisait pas ? (CAC : 26)

La situation de Thamar est davantage due à l'attitude de son fils vis-à-vis d'elle. Elle souffre de savoir que son propre fils ne lui témoigne, au-delà de tout, aucun brin d'amour.

24 Le pays dit d'accueil.

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Nous avons donc ici deux personnages épris du sentiment d'amour, mais avec des mobiles et des manifestations différentes. Thamar d'une part et Jende d'autre part.

III.1.3 Les immigrés : victimes d'abus et des peurs

Une autre forme du phénomène décrit, observée chez les personnages de CAC, est celle liée à leur condition de clandestin sur le territoire français. Cette situation les expose à diverses formes d'abus et les amène à se poser des questions au rang desquelles pourquoi ils y sont. Si Maxime « avait dû faire appel [...] pour se faire employer, acquérir une expérience valable dans son domaine, gagner sa vie » (CAC : 58), cela montre qu'il est de ce fait exposé aux arnaques et abus de toutes sortes. Son frère Antoine est sans pitié pour lui. Il ne manque pas l'occasion de se faire de l'argent sur son dos. Si le narrateur, tentant d'expliquer les motivations d'Antoine, souligne qu'il « avait vu là l'occasion de se venger de ce demi-frère qui avait toujours été si parfait, si solide, si responsable » (Ibid.) et que Maxime, lui, ne voit pas véritablement en cela un problème, il reste qu'il n'est pas sans inquiétude. D'ailleurs, pour peu que s'offre l'occasion de sortir de ces murailles dressées par son frère, il n'hésite pas un seul instant.

Maxime n'est pas le seul immigré victime de la cupidité d'Antoine. Moustapha, un autre immigré clandestin, en fait aussi les frais. Antoine « gardait une visibilité assez nette sur les avoirs de Staff [...] si le salaire avait augmenté, il l'aurait su. » (CAC : 100). Profiter de la situation des immigrés pour leur enfoncer le couteau dans la plaie, non seulement cela nourrit en eux un profond malaise, mais cela constitue un fardeau difficile à transporter et s'érige en une sorte de hantise. Telle est la situation de Maxime et de Moustapha. Tous deux finiront, heureusement pour eux, par trouver une issue favorable. Si Maxime, certainement par amour pour son frère, lui tiendra la main plus-tard, ce n'est pas le cas pour Moustapha qui avait hâte de « lui démontrer qu'il serait bientôt aisé de se débarrasser de lui. » (CAC : 103)

Par ailleurs, l'angoisse observée chez les personnages de Voici venir les rêveurs n'a pas les mêmes fondements. Contrairement à Ces âmes chagrines qui décrit à quel point cela peut être rongeur et dévastateur, Voici venir les rêveurs montre que cela est dû aux mécanismes à emprunter pour améliorer leurs conditions plus ou moins prometteuses. Autrement dit, les personnages décrits sont angoissés non pas par ce qu'ils vivent, mais parce qu'ils redoutent les jours à venir. Écoutons Jende se confier à son patron Clark Edwards :

Car mon pays n'est pas bon, monsieur, commença-t-il. Il n'a rien à voir avec l'Amérique. Si j'étais restée dans mon pays, je ne serais devenu rien du tout. Je serais resté un rien du tout. Mon fils serait devenu un homme pauvre comme moi, qui suis devenu pauvre comme mon père. Mais en Amérique Monsieur, je

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peux devenir quelqu'un. Je peux même de venir un homme digne de respect. Mon fils peut devenir un homme digne de respect. (VVR : 49)

Si la confession de Jende à son patron connote d'emblée une comparaison mettant aux prises Jende, le pays laissé et le pays rêvé, il y transparaît, en toile de fond, une préoccupation beaucoup plus sérieuse. Jende est inquiet et espère que son fils soit ce qu'il n'aurait jamais pu être dans son pays natal. Apparaît donc la peur de l'échec. L'immigré a peur de l'échec, peur de ne pas pouvoir réussir. Cette angoisse s'érige en hantise et emmène l'immigré à être prêt à tout pour ne pas sombrer dans l'échec. S'il est vrai que « le premier contact avec l'Europe se révèle très décevant d'autant que les personnages ont longtemps rêvé de ce voyage », pense Christiane Albert (2005), plus décevant l'est encore, lorsque ceux-ci s'installent dans la durée. Une autre forme de sentiment qu'ils développent à cet effet est l'étrangéité.

III.2. L'étrangéité

Nombreux sont ces immigrés qui, plus ou moins longtemps après leur arrivée en terre d'accueil, ont le sentiment de demeurer étrangers dans leur être. Ils sont conscients du fait que cette nouvelle terre ne leur appartient pas. Il est évident que demeurer dans ce sentiment est l'un des facteurs d'une auto-marginalisation et donc d'une non-intégration. Pour Brigitte Fichet (2004), est étranger « celui qui est l'objet de mise à l'écart par le groupe majoritaire qui ne reconnaît aucune appartenance au groupe, quels que soient ses points communs ou ses différences objectivement partagées par les membres du groupe ». C'est dans cette logique que nous appréhendons le concept d'étranger, bien qu'il sera davantage question d'expliquer les raisons de cette « mise à l'écart » ou alors parfois, de cette auto-mise à l'écart par soi-même qui, dès cet instant, le disqualifie d'une probable intégration.

III.2.1. La solitude

La prise de conscience de la solitude est l'un des facteurs concourant au développement de ce sentiment immigré. Il arrive à un moment donné que l'immigré prenne conscience de ce qu'il est « seul »25. Il réalise en effet que, contrairement à tout ce monde qui l'entourait jadis dans le pays laissé et dont il maîtrisait les contours, il semble désormais, beaucoup plus un être-jeté-au-monde. Il doit créer ses propres contours. Le narrateur de Voici venir les rêveurs décrit cet aspect lorsqu'il nous présente Jende qui vient de décrocher un emploi, ce qui le rend fier.

25 Abandonné à ses dépens d'un point de vue psychique.

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À Limbé, il aurait bondi hors de la voiture, pris le premier venu dans ses bras et crié devant tout le monde, Bo26, tu ne vas jamais deviner ce qui vient de m'être dit. À New Town, il serait forcément tombé sur une connaissance avec qui partager la nouvelle ; pas comme ici, dans les rues du Bronx bordées de vieilles maisons [...] il y avait bien un jeune noir qui marchait avec des écouteurs [...] trois asiatiques qui pouffaient [...] il y avait un Africain aussi, mais vu sa peau noire, son visage anguleux [...] cet Africain-là était très certainement un sénégalais ou un Burkinabè [...] Jende ne pouvait pas lui tomber dans les bras sous-prétexte qu'ils étaient tous deux Africains. » (VVR : 24)

À travers la description de cette scène, on comprend clairement que Jende ne se sent pas chez lui, parmi les siens. On remarque effectivement que ce n'est pas une présence humaine qui lui manque -car ils sont nombreux dans la rue, les Africains aussi- mais il se sent différent de toutes ces personnes. Il n'est pas des leurs, il est étranger à toutes ces personnes, à tout cet environnement, ou alors inversement. Jende est conscient de ce qu'il est seul, qu'il est un étranger. Cette solitude, bien que perceptible par bribes dans CAC, n'a pas la même ampleur que celle ressentie par les personnages de VVR. Cela peut s'expliquer par le fait que le destin des personnages de CAC semble croisé. En effet, on peut dire de Thamar qu'elle a longtemps été seule, de par le temps qu'elle a passé dans la rue. Mais pareille affirmation pêcherait par vice de flexibilité. Elle recevait la visite27 de l'un de ses fils de manière périodique. Et c'est toujours l'un de ses fils qui la fait sortir de la rue.

III.2.2 Les différences

Les conditions de vie différentes constituent un autre facteur qui développe le sentiment d'étrangeté. Il faut relever le fait que ce sentiment naît également de la perception différente d'une situation de l'immigré par une personne à priori non étrangère, ou alors inversement. Mighty par exemple est surpris28 de constater que chez les Jende, « tout le monde dort dans la même chambre » (VVR : 182). Cette surprise naît de ce qu'il n'est pas habitué à cette pratique. Chez eux, les choses se passent différemment. Cela peut donc être vu en symbole d'étrangéité par les Jende. Ils constatent que leur pratique ne colle pas à celles de leur nouvelle société. Cette différence se perçoit également à travers Thamar. Les parents de son amant, en l'expulsant après le décès de leur fils, lui renvoient au visage son étrangeté.

26 L'expression est identique dans le texte original.

27 Il est vrai que la nature de ces visites peut être questionnée. Mais, au-delà de tout, Thamar semblait tout de même heureuse de voir son fils de temps en temps.

28 Positivement d'ailleurs.

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Étrangère, Neni aussi l'est. Elle qui ne maîtrise pas le mode d'emploi de sa nouvelle société et veut se comporter avec celle-ci pareillement à sa société de départ. Évidemment cela ne peut pas fonctionner et ne peut que lui révéler cette dimension étrangère qui l'habite. L'extrait ci-dessous décrit cette méconnaissance de sa nouvelle aire.

Il lui semblait fou de constater que la même somme d'argent ne permettre d'acheter que trois plantains, qui ne suffisaient même pas à nourrir Jende un seul jour [...] ces prix-là n'avaient aucun sens. Trois plantains pour deux dollars ? Pourquoi ? Deux dollars correspondaient à mille francs CFA, et pour cette somme-là une femme pouvait acheter de quoi nourrir sa famille pour au moins trois repas. (VVR : 307)

Cela s'observe dans l'attitude qu'elle adopte au foyer. Dans son pays d'origine, le Cameroun, la femme a généralement tendance à jouer la carte de la douceur, à accepter la domination de son époux dans tous ses aspects. Voilà pourquoi elle accepte de se faire bastonner par son époux parce que le mari est celui qui décide.

III.2.3 La langue

Enfin, on note la méconnaissance de la langue. L'immigré ne maîtrisant pas la langue de son pays d'accueil est condamné à demeurer étranger dans ce pays-là, la langue étant fondamentalement un outil d'intégration. Antoine est étranger à l'Afrique. Ses passages dans ce continent durant ses années d'enfance ont relevé une impossible intégration. On peut le comprendre à travers ce récit de sa première visite du continent, dressé par le narrateur.

Une hôtesse s'était occupée de lui pendant le vol qui avait duré sept interminables heures, une vieille l'avait accueilli à l'aéroport, le serrant dans ses bras comme s'ils s'étaient quittés la veille. Elle se parlait à elle-même, une langue qu'il ne comprenait pas (CAC : 79)

On peut donc constater qu'Antoine, dès son premier contact avec ce pays, est frappé par le facteur langue. On parle une langue qu'il ne connaît pas, ce qui ne fera que conforter ce sentiment d'étrangeté. Toute la suite, pour lui, dans ce pays, ne sera qu'étranger. Au-delà de la langue qu'il ignore, il trouve tous les actes et pratiques exercés dans ce lieu, extérieurs à sa personne:

Dans la maison, d'énormes cafards aux ailes noires volaient [...] se jetaient dans les plats venant d'être servis à table. Des rats aussi gros que des chats vous narguaient [...] tout cela l'avait tenu à distance du repas. La vieille l'avait couché sur un matelas de mousse que partageaient déjà les trois autres gamins [...] elle l'avait couché, lui avait passé la paume de sa main calleuse sur le visage [...] il refusait de s'abandonner à cette caresse, de se mettre à aimer l'inconnu chez

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qui on l'avait jeté comme une pelure de patate au fond d'une poubelle. Pouvait-on s'attacher au fond d'une poubelle ? » (CAC : 80-82)

Ils sont nombreux ces facteurs qui participent à faire de l'immigré un être plongé dans le sentiment d'étrangeté. Nous en avons établis trois dans notre corpus.

Dans ce chapitre, nous nous sommes focalisé sur la personne de l'immigré dans son nouveau lieu de vie. L'étude de la dimension psychique a primé sur celle physique car elle est celle qui participe le plus de la naissance du sentiment du retour. On a pu établir que le séjour de l'immigré n'est pas toujours agréable car ce dernier, en plus d'être inconfortablement épanoui sur les plans socio-économiques et administratif, pour d'aucuns, est en proie aux préjugés et au regard de l'autre. Il développe alors un sentiment d'étrangeté et d'angoisse profonde. Tout cela porte atteinte à son intégration. Il figure dès lors un personnage toujours marginalisé. Aussi comment réagir, y faire face ? Comment, en effet, se positionner ? Comment se définir ou alors vouloir se définir pour au moins exister ? Telles sont entre autres les réflexions développées dans le chapitre suivant.

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CHAPITRE 2 :

L'ENTRE-DEUX : LES PIÈGES CULTURELS ET IDENTITAIRES

Au-delà des conditions de vie des immigrés, que l'on peut qualifier de précaires, contribuant à faire naître en eux le sentiment du retour au pays natal, les problèmes d'identités et de culture constituent un autre facteur propice à l'éclosion de ce sentiment. En effet, cultures et identités forment ce que nous nommons ici « l'entre-deux ». L'immigré en partant de son pays d'origine à la recherche de la terre promise, doit faire face aux transformations que tente de lui imposer ce nouveau pays. Transportant avec lui un bagage culturel et identitaire (Amabiamina, 2017), lequel n'est parfois pas en phase avec le nouveau lieu de vie, l'immigré fait face à un véritable défi. Il doit se plier aux changements, s'il veut atteindre ses objectifs de départ, notamment une aisance financière dans l'optique de satisfaire à la fois ses besoins et surtout toutes les attentes placées en lui par les siens. Ce processus de transformation n'étant pas une entreprise des plus simples, il se retrouve à la croisée du changement et de la conservation, situation l'obligeant la plupart du temps à comparer le pays d'origine au pays rêvé, à nourrir quelques fois des regrets et de la colère, à être tourmenté etc. Il est question dans ce chapitre de voir comment cette situation le conduit à la renonciation et le pousse fortement à reconsidérer sa théorie de la réussite dans ce pays dont il ne parvient toujours pas à cerner les contours.

I- De l'identité : quête et contraintes

La notion d'identité est omniprésente lorsqu'on s'intéresse à la question de l'immigration29. En effet, elle constitue l'un des véritables problèmes que rencontrent les immigrés. Ils sont des personnes en perpétuelle quête de repères. Difficile de se définir tant par leur société de départ que par celle d'arrivée, ceux-ci se retrouvent confinés dans un espace indéfinissable, un entre-deux identitaire, d'où la naissance d'un sentiment de non-appartenance.

I.1 L'immigré à la quête de l'identité

La question de l'identité, nous venons de le dire, est indissociable de la découverte de l'autre. Elle est « toujours rupture, doublement définie vis-à-vis de la société d'origine, de sa langue, de ses codes culturels et de la société d'accueil qui tend [...] à la perte d'identité

29 Christiane Albert le démontre dans son ouvrage paru en 2005.

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d'origine. » (Albert, 2005 :113). Seulement, cette notion a été récupérée et théorisée de toutes parts, ce qui tend à conférer à l'expression « quête identitaire », un caractère de vacuité.

I.1.1 Des conceptions de la notion d'identité

L'identité s'entend communément telle la marque de fabrique d'une personne, ce qui fait dire d'une personne qu'elle est différente des autres. En somme, l'identité est l'ensemble des éléments concourant à caractériser quelqu'un. Rappelons cependant que c'est une notion problématique dans la mesure où ses interprétations et le contenu qu'on y insère créent de moins en moins l'unanimité. Jean François Deplancke (2013), commentant le livre Les embarras de l'identité de Vincent Descombres nous renseigne que ce dernier aborde la notion de l'identité sous deux prismes : l'identique et l'identitaire. Le premier s'inscrit dans une logique philosophique et tend à établir que deux objets ou deux individus ne font qu'un. Le second, dont l'usage ne date que de la deuxième moitié du XXème siècle, « n'est pas défini dans le dictionnaire et cherche à répondre à la question «Qui suis-je ?» ou «Qui sommes-nous ?» » (Delplancke, 2013 :64). Le problème naît de ce « qu'aujourd'hui nous sommes conduits à appréhender l'identitaire à partir du paradigme de l'identique, alors que leurs significations sont logiquement distinctes » (Ibid.). Ainsi, c'est sous le paradigme de l'identitaire, de la tentative de répondre à la question « qui sommes-nous ? » que la question d'identité nous intéresse ici.

Si le concept nous vient des États-Unis et théorisé par Erick Erickson, au travers de la notion de crise d'identité au tout début des années 1950, il demeure qu'il

émergera de la rencontre entre la psychanalyse et l'anthropologie américaine, principalement le courant «culture et personnalité», l'une et l'autre, revisitées par Erickson à l'aune de son histoire personnelle. Et ce mot va s'imposer face aux d'autres termes qui auraient pu tout aussi bien faire l'affaire : personnalité, caractère, self, égo... (Ibid.)

Bien que l'équivoque tende à être levée autour de ce concept, des zones d'ombre persistent lorsque l'on rentre dans le champ du discours sur les migrations. Ce flou reste entretenu du fait que les immigrés sont des personnes à la croisée des chemins. Il est d'ailleurs impératif pour eux, surtout pour des personnes adultes, de composer avec une part de leur « personne », de leur « être » originel, et une autre part qui commence à germer et à croître dans l'ici présent. Si l'on admet avec Bertrand Amougou, à la suite de bien d'autres chercheurs que, « l'identité n'est pas une donnée assignable ; figée et éternitaire » (Amougou, 2016 : 234), mais qu'elle est « plutôt un idéal de représentation/perception et expression de soi en construction permanente. Car il s'agit du projet/prétention d'être la même personne

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(...) au-delà des changements socio-contextuels et contingents » (Ibid.) alors, on réalise que les immigrés sont des êtres en quête perpétuelle d'identité. Cette quête rend compte de ce qu'il y a des contextes à prendre en compte dans la saisie de l'identité. Elle concerne des personnes qui se retrouvent souvent en situation trouble et cherchent à se définir. Parfois, il y en a qui se perdent dans cette aventure parce qu'ils sont déchirés entre des systèmes.

Autant dire que l'immigré est condamné à de perpétuels errements. Il ne saurait jamais être celui que la société dite d'accueil veut qu'il soit, encore moins celui qu'il était ou qu'il a été au pays natal. C'est une véritable situation trouble constituant un réel handicap au plein épanouissement des immigrés. Deux cas sont significatifs dans notre corpus, ceux du couple Jende et d'Antoine. Le premier (le couple Jonga) consent un maximum d'efforts pour vivre à l'américaine, pour intégrer cette identité américaine consistant entre autres, une fois qu'on a de l'argent, d'emmener « sa famille visiter d'autres endroits du pays, peut-être vers l'océan pacifique, ...contempler un coucher de soleil... » (VVR : 85). Bref, on peut dire des Jonga qu'ils ont un réel désir de s'américaniser. Ce désir contraste cependant avec l'attitude de Neni lorsque son époux, porté par la colère lors d'une dispute, lui flanque une gifle. Neni réagit en Africaine. Elle refuse de dire la vérité aux voisins, de peur d'attirer les ennuis à son époux. De ce fait, cette quête d'américanité s'estompe et laisse place à un retour aux sources : l'africanité. Chez Antoine, on observe plutôt un refus de cohésion sous toutes ses formes avec son pays d'accueil, le Mboasu. Il importe de rappeler qu'Antoine est certes Noir, mais il est français. Il n'est pas un immigré en France, contrairement à son frère Maxime par exemple. En revanche, au Mboasu, le pays de sa mère et de son frère - où il vient parfois passer ses vacances, il est un immigré. Durant toutes ses visites en Afrique, au Mboasu, il opte pour l'introversion. Cette posture, loin de le faire se sentir mieux, nourrit en lui une sorte de rejet et de dégâts au point où pour lui, « tout valait mieux que le continent, ses nuées de moustiques, sa population bruyante, remuante, ses rigoles pleines d'une eau verdâtre, malodorante. » (CAC : 127). Il se renferme justement parce qu'il se sent étranger dans ce pays qu'il n'a jamais connu, dont sa mère ne lui a jamais parlé et qu'il découvre de manière violente.

Les immigrés sont ainsi pris dans le piège de l'entre-deux identitaire. Ainsi, n'arrivent pas à se définir. Ici et ailleurs se mélangent et se confondent.

I.1.2 Les identités-éclairs30

30 À la différence de la notion d'identité même, entendue entre autre comme la marque propre à un individu, nous proposons cette expression ici pour désigner ces habitudes et agissements circonstanciels qu'adoptent les immigrés.

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L'identité vue sous le prisme de « l'identitaire », de la réponse à la question « qui suis-je ou qui sommes-nous ? », se présente sous plusieurs formes. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à cette notion, et les différentes formes qu'ils établissent varient d'un auteur à l'autre. Certains parlent d'identité personnelle, subjective - pour représenter cette forme d'identité propre à une personne - d'autres, d'identités sociales, plurielles, collectives, ou communautaire pour désigner celle propre à un ensemble de personnes à la fois. À contrario, on entend moins parler de l'identité personnalisée et socialisée, car ce sont deux formes nouvelles que nous examinons ici. Nous les rangeons dans ce que nous nommons les « identités-éclairs », et qui, à la différence de l'identité entendu comme une marque propre à l'individu, sont plutôt des constructions circonstancielles. Beaucoup de théories présentent l'identité sous forme d'une superpuissance, une force enveloppant l'individu (dans la perspective de l'identité individuelle) ou la communauté (identité collective). Or ces deux formes nouvelles que nous venons d'évoquer tendent à rompre avec cette perception

Pour définir l'identité personnalisée, revenons d'abord à ce que pense Delplanck de l'identité individuelle. Selon lui, « sur le plan individuel, elle [l'identité] s'impose à l'individu, elle le situe dans l'espace et dans le temps, dans une généalogie, dans un contexte historique et social. Elle échappe à toute détermination par le sujet lui-même. » (Id. : 67). On comprend par-là que l'identité individuelle s'impose à l'individu. Elle est sa marque de fabrique, elle parle en lui. L'identité personnalisée se veut l'inverse. Elle répond à la question de savoir de quelle manière l'individu se voit, se dit, se fait dire. Elle n'est définissable que par la relation de l'individu avec lui-même. Elle résulte parfois de la somme des expériences de l'individu. L'identité personnalisée n'est donc pas individuelle. Elle est même plurielle dans la mesure où un seul et même individu est différent dans des situations données. Prenons le cas d'Antoine. Il est un personnage antipathique, pourrait-on dire. Son attitude vis-à-vis de sa mère le montre à suffisance. Lors de l'une de ses visites à sa mère, celle-ci

se demandait si au moins elle pouvait lui dire bonjour mouna comme elle en avait envie, même s'il ne vivait que pour la déshonorer. Il coupa court à ce questionnement en l'apostrophant : Thamar, te voilà enfin ! Je n'ai pas que ça à faire. La prochaine fois, débrouille-toi pour que je n'aie pas à t'attendre. L'ayant toisé de la tête aux pieds puis en sens inverse, il conclut, jamais à court de fiel : je me demande ce que tu fais avec le fric que je te donne. Regarde de quoi tu as l'air. On enferme des gens pour moins que ça.... (CAC : 28).

Antoine ici affiche l'image d'un être méchant, manquant d'empathie. Il est ainsi dirait-on, intrinsèquement méchant or cette attitude ne suffit pas à le définir car elle n'est rien d'autre que ce qu'il veut laisser voir. Il montre à sa mère le monstre qu'elle a fabriqué en lui

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refusant son affection, en l'abandonnant. Cela est d'autant plus vrai que, lorsqu'il est avec ses amis, il fait tout pour montrer (et préserver) une autre image de lui. Celle-là « elle devait demeurer conforme à ses besoins, en imposer suffisamment pour suffisamment dissimuler les failles qui le traversaient » (Ibid. 116) Antoine feint puisqu'il ne veut pas que cet entourage décèle ses blessures qui sont profondes.

On constate qu'Antoine représente deux personnes distinctes dans deux situations différentes. À l'inverse de Ces âmes chagrines, cette forme d'identité n'est vraiment pas perceptible dans Voici venir les rêveurs. Cela peut se justifier par une raison principale : les personnages centraux du second roman mentionné contrairement à Antoine dans le premier, sont plus préoccupés par un désir d'intégration, de conformité avec leur société d'accueil. Ils sont appréhendables sous le prisme de l'identité socialisée.

Analysant ce qu'il nomme « identité collective », Wittorski (2008) pense que « [sa] constitution pour un groupe semble répondre d'abord au besoin de se défendre vis-à-vis des contraintes qui lui sont imposées, mais aussi de revendiquer une définition autonome de son propre projet d'existence et afin d'être reconnu dans l'espace social. » (2008 :154). L'identité collective pose ici le problème d'une minorité au sein d'un grand ensemble. Ainsi, les personnes décident de s'unir pour regarder dans la même direction parce qu'elles sentent le besoin de préserver une chose à laquelle elles accorderaient de l'importance et pour laquelle le grand ensemble, la supra-collectivité, constitue un obstacle. Autrement dit, il y a identité collective parce que les membres s'identifient à quelque chose de commun. Le socle d'une identité collective « c'est à la fois la représentation commune que les membres se font des objectifs ou des raisons constitutives d'un regroupement. » (Freud, 1979 :74, cité par Wittorski). On parle d'identité collective lorsque les membres d'une collectivité31 défendent et/ou présentent tous quelque chose. L'identité se définit ici par la chose présentée et/ou défendue. Il y a à ce niveau une légère différence avec ce que les sociologues nomment « identité sociale », liée à l'histoire d'une société. Dans l'un ou l'autre cas, l'action sociale et collective prime.

L'identité socialisée ne s'oppose pas totalement à l'identité sociale ou collective, mais semblent mieux définir les immigrés en situation d'immigration. L'identité socialisée est celle que l'individu se fabrique pour s'intégrer à un milieu, l'ensemble des agissements et contraintes auxquelles il se soumet. D'aucuns emploieraient volontiers l'expression « volonté d'intégration ». Seulement, l'intégration dans sa conception n'exige pas une quête sur tous les

31 Ça peut être une ehtnie.

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plans de la société. Pourtant l'identité socialisée se veut une véritable socialisation de l'immigré. Cette forme d'identité est très prégnante chez Imbolo Mbue. Arkamo et Neni permettent de le vérifier. Le premier, « grâce à sa soeur qui avait obtenu les papiers et avait déposé une demande pour lui » (VVR : 95) a obtenu des papiers. Il explique à Jende en quoi il est simple de « décrocher un prêt immobilier » (Ibid.) il a des contacts dans le domaine, il maîtrise les contours, bref, il est [déjà] socialisé. Neni pour sa part est consciente de ce que représente le moindre écart de comportement dans sa nouvelle société. Elle veille « à ne pas lui [à Jende] faire honte. Rien ne pouvait l'embarrasser davantage que des noirs se ridiculisant en affichant le comportement que les blancs attendaient » (Op.cit. 105).

Le problème ici - et qui constitue d'ailleurs un handicap pour l'immigré -, réside dans le fait que ces formes d'identité qu'il incarne sont en quelque sorte des identités-éclairs. Autrement dit, les immigrés n'arrivent pas à perdurer dans cette logique identitaire construite généralement sous le poids des contraintes. Il va de soi qu'il se forme en eux une espèce de tension, celle-ci leur rappelant incessamment de répondre à la question de savoir ce qu'ils sont réellement, la façon dont ils se définissent. Cet état de tension ne pourra évidemment nourrir en eux qu'un sentiment de rejet, de frustration, de non-apparence. Car, défendre une identité est un choix purement personnel. Il y a des personnes qui refusent des identités, du fait de leurs goûts, leurs jugements, leurs convictions...

I.1.3 Identité : construction ou imposition

Selon Wittorski, l'identité se construit relativement à l'histoire et à ses modes de transmission et se renforce de façon réactive. Autrement dit, la définition de l'individu ne saurait faire fi du parcours historique de sa communauté d'appartenance. Une étude de Fischer (1978) cité par Wittorski souligne que « le sentiment d'identité dérive de l'histoire [...], d'une religion ou d'une idéologie et d'une culture partagée, d'une discrimination et d'une exploitation économique constamment subies. » (Fischer, 1978 : 246, cité par Wittorski). Pour lui, l'individu est le résultat d'une cause, la continuité d'un processus

Vu sous cet angle, Jende et Neni ont une identité africaine du fait de leur histoire et de leur culture africaine. Liomi est africain, Timba est africaine, même si elle est née aux États-Unis car l'histoire de ses parents est aussi la sienne. Cette vision des choses pose problème. L'identité ne saurait être totalement rattachée à l'histoire. La preuve, Liomi à peine arrivé se sent comme un poisson dans l'eau en Amérique. Et Antoine qui, pourtant, est né de parents africains se sent étranger à la culture africaine.

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Deux cas nous intéressent et semblent poser problème ici. De quelle manière, en effet, faut-il définir Antoine et Winston ? Le premier est né en France, y a grandi et y vit. Seulement, il est noir, de parents africains. Winston est né et a grandi au Cameroun (pendant beaucoup d'années) avant de rejoindre les États-Unis où il a déjà passé beaucoup d'années. Si on veut appréhender l'identité sous le prisme de l'histoire, de la lignée, on se heurte ici à un véritable problème. Les deux ont deux histoires : l'histoire africaine (originellement) et partagent tout de même l'histoire de leur pays actuel. Pour le cas d'Antoine, on peut avoir la réponse à partir de concept théorisé par Léonora Miano. Il s'agit de l'afropéanisme. Ce néologisme dérive de l'adjectif afropéen ; formé sur la juxtaposition simplifiée de deux termes, renvoyant à deux horizons distincts : Afrique et Europe. Ce concept porte en lui la marque de ses orientations. De manière simple, il désigne ces Africains nés en Europe. La notion se détourne des considérations liées à la couleur de peau. Car dans l'inconscient collectif, le Noir est assimilé à l'Africain, et le Blanc à l'Européen. L'identité afropéenne est celle-là dont la construction se fait à mi-chemin entre l'histoire africaine et celle européenne. Il s'agit d'une identité métissée, hybride car le personnage afropéen (Antoine par exemple) n'est pas africain, encore moins européen mais africain et européen à la fois.

Le cas de Winston est différent. Il n'est pas né en Occident, mais il y vit depuis un bon bout. Nous proposons pour mieux le définir, « l'auto-identification ». L'identité ne saurait être essentialiste, mais auto-identificatrice. Si les immigrés se définissent en majorité et généralement par leur pays d'origine, c'est aussi parce qu'ils en décident. Or on peut naître africain et s'identifier, par cohabitation peut-être, à un occidental. Le cas de Winston en dit long. Il a intégré tous les pans de la vie américaine. Beaucoup d'immigrés sombrent cependant dans le piège de l'essentialisme et demeurent de ce fait des personnages en perpétuelle crise identitaire.

I.2 Le sentiment de non-appartenance des personnages

Les perpétuelles crises identitaires et le manque constant de repères dans lesquels les immigrés se retrouvent concourent à faire naître en eux un sentiment de non-appartenance. Celui-ci s'exprime non seulement à l'égard de la nouvelle société qu'ils n'arrivent toujours pas à cerner, mais aussi vis-à-vis du pays laissé derrière eux. Dans ce deuxième cas, ce sentiment est doublé du regret d'avoir abandonné un «ici» dont ils avaient plus ou moins la maîtrise, pour un ailleurs capricieux, prêt à leur refuser la main qu'ils lui tendent.

I.2.1 Un ailleurs hostile

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Le sentiment de non-appartenance qui se développe chez les immigrés naît d'une part d'une non maîtrise des codes que l'ailleurs leur impose, des barrières infranchissables qu'il dresse devant eux. En effet, s'il est vrai que tout projet d'immigration implique de la part de l'immigré d'avoir un mental haut, prompt à franchir les obstacles qu'il aurait à croiser en chemin, il reste que ce dernier ne s'attend pas beaucoup à franchir des obstacles toute sa vie durant. Sa nouvelle terre, vue autrefois tel un ailleurs dont il ne parlait qu'en s'en faisant des représentations, devraient logiquement cesser d'être un ailleurs pour devenir un « ici » dès le moment où il y a posé les pieds. Cela ne se passe toujours pas de la sorte. La réalité décevante le rattrape et lui échappe, et ce dernier prend conscience que cet «ailleurs-ici» n'est pas le sien. Thamar, au Mboasu, a rêvé de la France tel un pays de bonheur, un pays où elle pourra mettre fin à ses années de galère et qui lui offrira ce que son pays natal n'a pas pu (ou su) lui offrir. Avec ces convictions, elle a pris le chemin de l'Europe où elle fait la rencontre de son amant Pierre, l'incarnation du bonheur à ses yeux. Si les débuts ont été plus ou moins festifs et heureux, cet ailleurs rêvé aura tôt fait de lui montrer un visage différent. En effet, Pierre, indépendamment de sa volonté, cesse d'être cette incarnation du bonheur de Thamar. On peut lire à ce sujet que :

l'homme [entendu Pierre] avait, depuis peu, des ennuis de santé, des difficultés rénales qui le clouaient au lit. Il semblait souffrir, mais tenait farouchement à ne pas mourir, s'accrochait. Sa mère [Thamar, mère d'Antoine], qui avait envisagé des études, des voyages, une vie normale [nous soulignons], se retrouvait dans la position de garde-malade, privée de gages. Ses sorties se limitaient aux courses, aux rendez-vous chez le médecin [...] Thamar se fanait à vue d'oeil, ne demeurait aux côtés de cet homme que pour l'argent, celui qui payait le pensionnat, les billets d'avion vers le Mboasu » (CAC, 125-126).

Par ce passage, on comprend que le bonheur de Thamar disparaît peu à peu. L'amour et l'enthousiasme du départ ont laissé place à l'intérêt. Elle agit désormais par intérêt. Si vis-à-vis de cet homme Thamar ne trouve que ses intérêts pour justifier sa présence à ses côtés, on peut clairement comprendre que ce bonheur a changé de camp. L'intérêt qu'elle tire de sa présence, malgré elle, aux côtés de cet homme, ne saurait combler ce bonheur auquel elle aspirait. La dimension mentale est donc importante ici. D'un point de vue matériel, la situation de vie de Thamar ne change pas radicalement jusqu'ici car elle a toujours cette possibilité, venant de lui, de payer le pensionnat de son fils, son billet d'avion pour le Mboasu. En revanche, ses petites gâteries à elle et son épanouissement lui manquent certainement. Elle ne saurait être heureuse, au-delà de tout, de vivre cette situation dans laquelle elle est privée d'un immense bonheur. Cet ailleurs, autrefois synonyme de félicité,

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s'érige en un lieu de peine, un lieu où tous les stratagèmes sont nécessaires pour maintenir son bonheur, fût-il apparent.

La situation est relativement la même avec les Jende. Ceux-ci rêvaient de mener une vie paisible en Amérique, d'y réussir. Ce pays qu'ils ont érigé en un univers du bonheur leur montre qu'il n'est pas le leur, qu'il ne l'a jamais été. Si avec Thamar, il y avait une quête d'intérêt lui donnant une raison de s'accrocher, ça sent plutôt le désespoir avec Jende. Sa situation a d'importantes répercussions sur sa santé, sur son être. Se confiant au médecin, il affirme (VVR : 340) :

mon père vient de mourir et je n'ai pas pu aller à son enterrement. Quelle plus grande honte peut-il avoir pour un fils aîné ? [...] j'ai une femme et deux enfants à nourrir, habiller et loger [...] je m'oblige à la plus grande des rigueurs concernant mes économies, pour être prêt quand le pire viendra, mais je me demande pourquoi toutes ces économies ? Le pire est arrivé, et mon dos se brise. Oui, docteur, je peux dire qu'il y'a des facteurs importants de stresse dans ma vie.

Ces difficultés liées à sa condition d'immigré concourent à engendrer en lui un sentiment de résilience. La société américaine est bien plus dure qu'il ne l'avait pensé et il se retrouve perdu entre d'une part ce pays où il espérait mener sa vie et celui qu'il a quitté du fait de la dureté de la vie et de quasi impossibilité d'y réussir, d'autre part. Cependant, il y a un écart dans la perception de ce sentiment de non-appartenance dès lors qu'on s'intéresse à l'autre versant de l'immigration, c'est-à-dire à l'immigré parti de l'Occident pour l'Afrique. Le cas d'Antoine est révélateur. Ce sentiment ne s'impose pas à lui, contrairement aux cas susmentionnés. Il le construit lui-même. « Il détestait ce territoire où tout était dégoûtant de la plus petite fourmi jusqu'aux habitants, ne supportait pas les pluies torrentielles et sans fin, la présence constante d'autres enfants » (CAC : 125). Antoine se refuse de faire corps avec ce territoire. Cet écart d'avec les cas de Thamar et de Jende trouve sa justification dans la situation de chacun au pays de départ. Dans le pays de départ de Jende, « pour devenir quelqu'un, il faut déjà être quelqu'un quand vous naissez » (VVR : 49). Jende est convaincu que, resté dans son pays, il « ne serait rien devenu du tout. » (Op.cit.48) il serait « resté un rien du tout » (Ibid.). Chez Thamar, « les habitants ne possédaient rien de signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait bientôt rationné (CAC : 170).

Il y a à la base, chez Thamar et Jende, une volonté réelle de fuir ce lieu, cet « ici », incarnation de la misère. Thamar, davantage que la misère, fuit cette terre qui l'a quasiment dépossédée d'elle-même ; qu'y a-t-il de plus violent pour la femme que de se faire violer et d'en récolter un fruit ? La preuve en est qu'elle va rejeter les fruits de ces viols et ne donnera des nouvelles à sa mère qu'après près de dix ans lorsqu'elle voudra que celle-ci s'occupe de

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son fils. Or avec Antoine, son « ici » connote le confort, la paix, la sécurité, « ces contrées rêvées, inaccessibles aux simples mortels » (CAC : 35) et l'ailleurs, un espace douteux. Son premier passage en Afrique conforte cette hypothèse et il hisse des barrières entre ces deux lieux, au point de ne plus vouloir entendre parler d'un endroit autre que sa France natale. Le sentiment de non-appartenance chez lui est à la limite naturel relativement à ce que connote l'ici et l'ailleurs, pourtant, il s'impose à Jende et à Thamar, du fait de leur non-maîtrise des ambigüités de ces espaces.

I.2.2 Les immigrés en proie aux regrets

Les regrets constituent un autre aspect de ce sentiment de non-appartenance qui favorise la crise identitaire des immigrés. Déçus de ne pouvoir pas faire corps avec cet ailleurs longtemps rêvé, ils nourrissent des regrets vis-à-vis de leurs pays de départ. À présent, ce pays redevient un endroit lointain, un lieu qui semble, lui aussi, leur échapper. Seulement, il ne s'agit pas d'un regret affirmé, mais d'un regret voilé. Lorsque Jende par exemple dans sa conversation avec Edwards, son patron, lui parle de Limbé, on y perçoit beaucoup de nostalgie. Il dit :

Limbe est une ville où il fait si bon vivre. Vous devez vous rendre là-bas un jour Monsieur. En toute vérité, Monsieur vraiment, il faut y aller [...] vous pouvez être n'importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d'être arrivés là. Vous sentez le souffle de l'océan qui parcourt de kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux et là, vraiment, vous avez l'impression que cette ville près de l'océan que l'on appelle Limbé est unique au monde » (VVR : 46-47).

Cette nostalgie qu'éprouve Jende en parlant de sa ville natale n'est que la face visible d'un sentiment beaucoup plus profond. Limbé, dans ses dires, connote un espace attractif, un lieu où il fait bon vivre, un endroit agréable à contempler. Alors, la question que son patron lui pose est celle de savoir pourquoi un individu peut-il se permettre de quitter un endroit aussi attrayant. La réalité est toute autre. Jende est convaincu que Limbé n'aurait pas pu lui offrir tout ce qu'il désirait. Néanmoins, faute de pouvoir réaliser ses rêves dans son nouveau pays, il se représente son Limbé natal. Le fait de parler de Limbé en de si bons termes est une volonté pour lui de réaliser, de façon mentale, ce qu'il n'a pu faire de façon réelle, c'est-à-dire avoir une vie, reflet de la beauté de sa ville natale. Boubacar joue également un rôle important dans la construction de ce sentiment chez Jende. Son pragmatisme, teinté d'un optimisme de façade, fait prendre à Jende la mesure de la difficulté, de l'inaccessibilité à ses rêves. « Tu dis que l'Amérique ne t'a pas accepté [dit-il à Jende] eh, je te crois. Parfois j'ai l'impression que

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c'est pareil pour moi. L'Amérique c'est l'enfer parfois, je sais ça [nous soulignons] j'ai souffert depuis le jour où je suis arrivé en Amérique, je te le dis-moi » (VVR : 358).

L'attitude de Jende, suite à ces propos, renseigne sur ses états d'âme : « il éclata de rire, mais un rire dans lequel pesaient cette fois toutes les difficultés. » (Ibid.) Jende regrette, mais ne saurait l'avouer ouvertement, de s'être embarqué dans cette aventure aux issues incertaines. Il a conscience que « même [s'il] obtenait ses papiers [...] étant un homme noir immigré, jamais il ne sera en mesure de gagner un salaire qui lui permettrait de vivre la vie dont il rêvait. » (Ibid.). Toutefois, l'attitude de Jende rompt avec celle de son épouse. À défaut de se faire accepter par l'Amérique, de devenir citoyenne américaine, elle veut voir son fils le réaliser ce rêve ; elle fait une projection sur ce dernier. Elle est prête à tout afin de rendre cela possible. Au pasteur qui veut comprendre ce désir en lui demandant si elle n'aura pas à regretter ses agissements, elle répond « je ne vais pas le regretter [...] je ne vais pas regretter de laisser mon fils pour qu'il devienne citoyen américain, qu'il grandisse... » (VVR : 365). Voir son fils devenir américain constitue pour elle un motif de satisfaction. Elle se voit en cet enfant et souhaite que ce dernier puisse porter une marque qu'elle n'a pas pu avoir.

Antoine également développe des regrets. Ceux-ci sont dus à l'hostilité de son pays d'accueil. Il regrette d'avoir quitté son pays natal, même si, contrairement aux Jende, il y a été contraint. Pour lui « tout valait mieux que [l'Afrique] » (CAC : 127) et « en réalité, il ne pensait [plus] fouler à nouveau le sol du Mboasu » (Ibid.) une fois qu'il le quitterait.

I.2.3 La place du souvenir dans le quotidien des immigrés

Face à cette rigidité du pays d'accueil faisant des immigrés des personnages situés dans cet espace de l'entre-deux, ce dernier nourrissant à son tour, en eux, ce sentiment de non-appartenance total à l'un ou l'autre espace, ils optent pour le souvenir comme échappatoire, ou encore moyen de revendication d'un espace qui leur serait acquis. « Qu'ont à leur offrir ces espaces dysphoriques et oppressants en échange des espaces euphoriques fantasmés qui meublent leurs rêves ? » s'interroge Flora Amabiamina (2017 : 202 ), montrant la raison que brandissent les immigrés pour justifier leur théorie de l'ailleurs ou rien. Les deux espaces que la critique oppose (dysphorique et oppressants / euphoriques et fantasmés) sont intéressants ici car ils connotent la dialectique de l'ici et l'ailleurs ; et ne prennent sens que relativement à la condition de l'immigré. Au moment où ils sont encore dans leur pays natal, les immigrés se représentent cet espace de façon dysphorique et oppressante et l'Occident tel un espace « euphorique ». Or, à partir du moment où ils foulent l'ailleurs et qu'il leur est inaccessible, qu'ils ne peuvent comprendre ses codes, la représentation des espaces s'inverse.

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Le lieu longtemps euphorisé devient dysphorique et celui autrefois dysphorique, se positionne en une voie de sortie ; une voie d'échappement. À défaut de pouvoir le rejoindre, le plus tôt possible, le souvenir joue le rôle de médiateur. Il leur permet de renouer avec cet espace qu'il ne faut pas oublier, surtout lorsque l'ici pourtant convoité devient dysphorique.

Lise Mba Ekani pense que : « contre l'oubli, le souvenir surgit comme une nécessité absolue. Le souvenir, défini d'une manière générique comme la présence à l'esprit d'une image qui n'existe plus, est une notion qui charrie de nombreux éléments. Se souvenir c'est non seulement accueillir, recevoir une image du passé, c'est aussi la chercher, « faire » quelque chose » (2011 :35). Pour elle, évoquer le souvenir revient à éclairer la mémoire, l'histoire et le temps. Ceux-ci surgissent à la fois « au niveau des mécanismes d'accumulation qu'au niveau du processus de recomposition des représentations » (Ibid.). Le souvenir apparaît pour l'immigré tel un motif de (re)création d'un espace perdu/désiré. Le pays d'origine, espace de tous les maux au moment d'une représentation chimérique de l'ailleurs, devient le lieu du salut. S'en souvenir est en quelque sorte un moyen de reconquête. Il donne à l'immigré l'impression d'avoir, lui aussi, quelque chose à faire valoir, quelque chose qu'il possèderait de façon intrinsèque et que la confrontation entre les deux espaces permet enfin de révéler. De Thamar à Jende en passant par Antoine, tous optent pour ce moyen, le souvenir comme tentative d'effacement des préjudices subis et de (re)construction d'un espace enviable et acquis. Lorsque Thamar se souvient de ses années d'enfance passées au Mboasu et du traitement de reine auquel elle y a eu droit, on peut voir en cet acte un moyen pour elle d'échapper à la réalité de misère à laquelle elle fait face en Occident. Son pays natal, lieu de tous les malheurs au moment où naquit son projet de départ, devient un lieu de convoitise. Il en est de même pour Jende. Il ne cesse de se souvenir de son Limbé natal. Et ces souvenirs ne surgissent que quand les choses semblent aller de travers dans son nouveau pays.

II. Les personnages en situation d'immigration : entre tourments et affirmation de soi

Tout immigré est une histoire. Au-delà de cette personne qu'on retrouve dans les rues d'un pays n'étant pas le sien, venue à la recherche de la terre promise, se cache toute une histoire. Celle-ci est à la fois l'histoire de ses déboires et espérances dans son pays de départ et celle de toute une famille dont les espoirs reposent sur lui. En effet, la conception de l'ailleurs tel un eldorado a fait en sorte qu'à partir du moment où quelqu'un opte pour l'immigration, ses proches voient en lui une lumière censée éclairer la sombre obscurité dans laquelle il les a laissés. La vie dure qu'il embrasse en Occident lui montre combien il est difficile de supporter les attentes placées en lui. Désireux de ne pas manquer à cette

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obligation, sa vie devient une bataille au cours de laquelle le pays laissé et le pays rêvé sont mis en confrontation.

II.1 Les comparaisons incessantes

L'immigré ne cesse de comparer la situation qu'il vit dans son présent avec celle d'avant son statut d'immigré. Cette comparaison s'opère sur tous les plans : social, développemental et sentimental. L'objectif est non seulement de se convaincre de ce que la décision prise était la meilleure, mais aussi de trouver des motifs de satisfaction lui permettant de garder la tête haute dans cette bataille qu'est désormais sa vie.

II.1.1 Sur le plan social

Plusieurs immigrés dès leur arrivée dans ce qu'ils considèrent comme leur nouveau pays plongent dans le jeu des comparaisons. Ils comparent sans cesse leur situation sociale du pays de départ à celle qu'ils vivent et envisagent de vivre dans le pays hôte. En effet, ils ne sont pas très nombreux ces immigrés dont la gêne se fait ressentir à peine débarqués. Toute arrivée est généralement pleine d'enthousiasme. L'euphorie du départ est souvent encore présente dans les premiers jours en terre d'accueil. L'immigré est façonné par son entourage et est convaincu que la réalisation de ses rêves ne tardera pas. Cela fait en sorte que les pensées sont constamment tournées vers le pays laissé dans le but d'effectuer des comparaisons. Elles constituent pour eux, dès le début, une forme d'encouragement, de refus de l'échec car jusqu'ici, le pays laissé représente le lieu de tous les échecs, de tous les déboires contrairement au pays d'accueil, synonyme de toutes les espérances, le lieu où l'impossible devient possible. Le premier élément mis en balance dans la comparaison est d'ordre social. Ces immigrés rapprochent leur niveau social d'antan, non pas avec le niveau présent mais plutôt avec celui futur. Pour eux, le simple fait d'être déjà parvenus dans l'espace rêvé est un gage de réussite. Les pays dits du nord calquent leur perception des immigrés sur l'image qu'ils ont bâtie de leur terre de provenance, c'est-à-dire des êtres de basse condition sociale. Vu que les immigrés, à partir du moment où ils rêvent de ces pays, assimilent les leurs à la pauvreté, la souffrance, le siège des échecs, de l'impossibilité de réussite, en partir et se retrouver en Occident est synonyme d'affranchissement, de réussite, de gage d'un lendemain meilleur. Comparer les deux espaces et se convaincre d'avoir opté pour le bon, l'unique d'ailleurs, les conforte et les rend heureux.

Jende jauge la vie sociale au Cameroun et celle aux États-Unis en examinant les possibilités de réussite dans chacun des deux espaces. Le résultat est sans appel :

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mon pays n'est pas bon, Monsieur, commença-t-il. Il n'a rien à voir avec l'Amérique. Si j'étais resté dans mon pays, je ne serais rien devenu du tout. Je serai un rien du tout. Mon fils serait devenu un homme pauvre comme moi qui suis devenu pauvre comme mon père. Mais en Amérique, monsieur, je peux devenir quelqu'un. Je peux même devenir un homme digne de respect. Mon fils peut devenir un homme de respect » (VVR : 49).

La manière dont Jende agence ces arguments est très significative. On a au départ la marque de la négation « n'a rien ». Cette négation situe les deux lieux à des extrémités bien distinctes : le Cameroun et l'Amérique n'ont rien de semblable. Nous avons ensuite le choix des temps verbaux et des verbes. Le conditionnel passé (première forme) domine lorsqu'il parle de ce qu'aurait été sa vie au Cameroun. « serais rien devenu » « serais resté un rien » ; « serais devenu pauvre ». À travers ces constructions verbales, Jende avoue implicitement être déjà devenu quelqu'un. Affirmer qu'il peut le faire revient à montrer que cela ne dépend de rien d'autre que de lui-même. Sa réussite est certaine car lui seul a le contrôle des choses. Cela justifie à suffisance le principe énoncé plus haut, selon lequel dans l'état d'esprit de l'immigré, quitter son pays natal équivaut à fuir la misère ambiante ; et se retrouver dans un pays rêvé, embrasser le bonheur, la richesse ; être riche tout simplement.

Un autre aspect de la vie sociale mis en comparaison ici par Jende a trait à la répartition des biens. Les pays du Sud, le sien notamment, ne mettent pas en place un système équitable de répartition des richesses. Une poignée seulement en profite. Expliquant à son patron Edwards les raisons de son refus de rester à Limbé, il dit :

dans mon pays, pour devenir quelqu'un, il faut déjà être quelqu'un quand vous naissez. Si vous ne venez pas d'une famille riche, ce n'est pas la peine d'essayer. C'est comme ça, c'est tout monsieur. Une personne comme moi, vous voulez qu'elle devienne quoi dans un pays comme le mien ? je suis parti de zéro pas de nom. Pas d'argent. Mon père est un homme pauvre. Le Cameroun n'a rien [...] l'Amérique a quelque chose à offrir à tout le monde monsieur. Regardez Obama32, monsieur, qui est sa mère ? qui est son père ? ce ne sont pas des gens importants du gouvernement. Ce ne sont pas des gouverneurs, pas des sénateurs en fait, monsieur, j'ai entendu dire qu'ils étaient morts. Et regardez Obama aujourd'hui. Cet homme ; un homme noir sans père ni mère qui essaye de devenir le Président d'un pays ! (VVR : 49-50)

Jende oppose une fois de plus, à travers cette comparaison, la réussite sociale dans sa terre natale à celle de son pays d'accueil. Cette conception est toutefois fausse et témoigne en partie du culte du défaitisme que célèbrent la plupart des immigrés. Car du moment où l'idée

32 Président des États-Unis d'Amérique de 2008 à 1016. L'histoire débute dans ce roman à partir de 2007 et s'étend sur quelques années.

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du départ s'installe en eux, ils détestent leurs terres d'origine et tout ce qui s'y trouve. Mais ses propos laissent croire que si la réussite sociale à Limbe était possible comme aux USA, il n'aurait jamais émigré.

II.1.2 Sur le plan du développement

Un autre aspect comparé par les migrants est le niveau de développement des deux pays. Les immigrés partis du sud pour le nord sont le plus souvent frappés par le développement, notamment infrastructurel qu'ils y retrouvent. Cette comparaison a un objectif à la base. En effet, elle s'opère parfois avant même que le voyage ne soit effectif. C'est dans l'intention de réaliser quelque chose qu'il aurait été difficile de faire dans le pays natal. Mais, à la différence de la comparaison des niveaux sociaux qu'on a pu observer avec Jende, et dont nous avons vu qu'elle est explicite, celle-ci est implicite. Si l'immigré en provenance du sud et débarqué au nord est frappé par le développement de manière positive, celui parti du nord pour le sud l'est inversement, à l'image de son trajet. Deux personnages nous permettent de lire cette forme de rapprochement des deux espaces. Il s'agit de Maxime et d'Antoine. Ces deux personnages n'ont pas rêvé de l'ailleurs de la même façon que Jende et son épouse ou encore Thamar. On pourrait même dire qu'ils ont été contraints d'effectuer le voyage. Il est évident que, pour eux, l'ailleurs ne symbolise pas le lieu de tous les bonheurs, le lieu de la réussite, ce lieu offrant tous les plaisirs que la terre natale n'a jamais su ou pu leur offrir. Ils n'ont aucunement assimilé le pays natal à un lieu de misère ou de souffrance. Au contraire, il connote une certaine aise et un confort doux. De Maxime, le narrateur nous fait savoir que

s'il avait tenu à demeurer dans ce pays, cela n'avait été que pour valoriser son diplôme, apprendre ce qui n'était pas enseigné dans les salles de cours [au pays natal], ce qu'il aurait besoin de savoir pour exercer convenablement son métier, une fois rentré au pays. Il n'osait s'avouer qu'il était également resté dans l'espoir de retrouver Thamar [sa mère] même s'il n'était plus certain de pouvoir la reconnaitre (CAC :50)

Il se dégage de ces propos une comparaison implicite mettant en relief deux éléments : le niveau de développement des deux espaces (Nord/Sud) et une situation de manque à combler. Le projet d'immigration de Maxime a été motivé par le niveau de développement de l'ailleurs. S'il y est allé parce que, à l'exemple de Jende, cet ailleurs avait quelque chose à lui offrir, il reste qu'il ne s'agit pas d'une quelconque réalisation des rêves car il n'a nullement désiré s'accomplir dans ce pays. Par ailleurs, l'argument familial est aussi entré en jeu. Le narrateur nous fait savoir qu'il était resté dans l'espoir de retrouver sa mère. Cela signifie que

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la terre natale, à ce moment, connote pour lui un espace de manque, un manque à combler. Ainsi, lorsqu'il se retrouve dans ce pays nouveau, il est cette fois-là à l'image de Jende. Pour les deux, être en terre étrangère est symbole de la fin de sa souffrance. Maxime sait que sa mère y est, et l'espoir de la retrouver constitue, entre autres, un des éléments qui le maintiennent debout. Il est certain que si elle ne s'y trouvait pas, il y a longtemps qu'il serait rentré au Mboasu.

Avec Antoine, on est toujours au niveau de la comparaison implicite du niveau de développement des deux espaces. Dès son arrivée à l'aéroport, il éprouve un dégoût pour tout ce qu'il observe autour de lui. Son arrivée dans le quartier de sa grand-mère est la goutte d'eau qui fait déborder le vase (CAC : 80) :

le garçonnet avait décidé, avant même de connaitre la demeure de sa grand-mère, que ce Mboasu ne sera jamais son pays. Il ne ferait pas le moindre effort pour composer avec ce nouveau monde, compterait les jours jusqu'au départ pour l'Hexagone. [...] il mit un point d'honneur à rendre la communication impossible entre lui et le voisinage, il n'apprit pas leur langue, n'en saisissait jamais que des bribes, bien malgré lui.

De même qu'avec Maxime, on observe deux choses chez Antoine. Premièrement, ce pays est différent du sien. S'il refuse de s'y accommoder, c'est parce qu'il le confronte implicitement au sien et ne retrouve rien pouvant le lui rappeler. Au-delà de cette comparaison, il y a également le facteur familial. Sombe est pour lui synonyme d'abandon et de rejet par sa mère et le Mboasu, le pays de tous ses malheurs.

II.1.3 Sur le plan sentimental

Une fois arrivé dans leur nouvelle terre, les immigrés y reçoivent deux choses qu'ils mettent en balance avec la situation initiale, celle de départ. Il s'agit de l'affection, la charité ou le rejet d'une part et le calme ou l'agitation du milieu d'autre part. Et lorsque le don de cette terre d'accueil est moins bénéfique que leur avoir de départ, cela peut peser dans leur décision du retour. Valentine et Staf sont dans ce cas. Ils comparent le degré d'affection du pays d'accueil à celui du départ. Il faut peut-être rappeler que ces deux personnages forment un couple. Staf est un immigré venant de l'Afrique. Valentine, elle, est française, une Blanche. Seulement, elle a été élevée et a grandi en Afrique. Pour elle, l'Afrique constitue son lieu de départ et la France, celui d'accueil. Les deux vivent en France et vont bientôt se marier. La future épouse de Staf envisage de retourner en Afrique car dit-elle,

Voyez-vous, j'ai été élevée sur le continent [africain]. Papa y dirigeait une compagnie d'hydrocarbures dans la zone équatoriale. Enfant, je n'avais aucune idée de la couleur de peau. Dans mon esprit, j'étais

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comme les autres filles du quartier, avec lesquelles je jouais au mbang au jakasi, et à la poursuite. J'ai beaucoup souffert de devoir quitter les lieux pour venir étudier ici, dans la grisaille » (CAC : 105)

Les propos de Valentine montrent à suffisance que, dans son nouveau lieu de vie, il lui manque quelque chose qu'elle affectionnait pourtant. De citer les jeux auxquels elle prenait part durant son enfance traduit deux choses : la fierté et l'affection que les autres filles lui témoignaient. Le fait d'en parler montre que ces deux périodes de sa vie sont évaluées et la balance penche plus pour le lieu où elle a vécu son enfance. Tout porte à croire qu'elle ne l'aurait pas quitté si elle en avait eu le choix. Cet espace connote pour elle le manque d'affection tout comme pour Antoine. Se retrouver en Afrique est l'expression du manque engendré par l'absence de proximité de la mère :

Maxime avait toujours reçu ce qui [à Antoine] manque [affection]. Antoine n'avait eu que cet internat depuis l'âge de sept ans où il avait été l'unique gamin noir, le noirot, [...] il n'avait eu que des mensonges-des histoires dans lesquelles Thamar devenait une princesse subsaharienne, toutes sortes de ruse pour se respecter des autres pensionnaires. Il n'avait eu que ce beau-père, l'animal qui lui avait dérobé toutes possibilités d'avoir une mère (CAC : 59).

Cette description de la situation d'Antoine nous fait comprendre que cette affection lui était déjà refusée bien avant. Le fait que sa mère décide de « l'expulser » en Afrique en constitue le paroxysme. Chez Antoine et Valentine, la terre d'accueil représente un lieu dysphorique.

Neni, quant à elle, « n'avait jamais compris les gens qui sortaient dans les bars » (VVR 102). Elle n'arrive pas à s'expliquer le fait que Winston « habitait tout seul dans un deux pièces » (ibid.). Ces agissements lui sont étrangers, car en les confrontant à ceux de Limbe, elle ne trouve pas de lien. Limbé est un endroit où, pense-t-elle, loin de l'ambiance des bars qu'elle trouve en Amérique, le calme règne en maître. Et à la différence du mode de vie dispendieux de Winston, on y pratique le système d'économie. Tel est le quotidien de l'immigré, la comparaison des deux espaces entre lesquels il se situe.

II.2 Une volonté d'affirmation du sujet : supporter le poids des autres.

Il arrive à un moment de la vie de l'immigré que ce dernier commence à comprendre qu'il lui est impossible de réaliser les rêves nourris parfois longtemps avant son arrivée. Il se rend compte qu'entre ce qu'il prenait pour réel et faisable, et la réalité sur le terrain, il y a un fossé. Étant donné que l'immigré est généralement l'espoir de toute famille, la lumière de toute une communauté, il réalise que baisser les bras est une solution très mauvaise dans ces circonstances. Une seule issue : il se doit de s'affirmer. S'affirmer ici signifie refuser de se résigner pour continuer à entretenir les rêves des siens et nourrir leurs espoirs.

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II.2.1 Demeurer à tout prix : le projet de l'immigré

Quand les choses commencent à se compliquer pour l'immigré et qu'il se rend compte que ses rêves de réussir peuvent prendre fin du jour au lendemain, il met sur pied tous les stratagèmes pouvant contribuer à le faire rester encore plus longtemps. Être au moins dans cet `ailleurs' lui permet d'entretenir ses rêves de réussite. Cesser d'y être serait synonyme de retour à la case de départ. Alors, il n'en est pas question. Des mensonges aux pensées les plus insondables, tous les moyens sont bons pour demeurer dans le pays de ses rêves. Thamar est celle qui n'a de pensée que pour elle-même. Son bonheur tant désiré auprès de Pierre, elle n'a nullement l'intention de le voir s'envoler. Sachant que son amant n'aime pas vraiment son fils et que la présence de ce dernier auprès d'elle pourrait mettre à mal sa relation, elle opte pour une mesure drastique :

Pour éviter les heurts, elle avait placé le petit à l'internat durant l'année scolaire [...] l'été, elle l'expédiait chez sa mère au Mboasu, se contentant d'envoyer un peu d'argent pour son entretien c'était vrai, elle ne l'avait pas fait uniquement pour lui permettre de faire connaissance avec ses racines, mais aussi parce que la jeune femme qu'elle était avait besoin des regards d'un homme et qu'il n'y avait eu, sur son chemin solitaire, que celui-là qui ne voulait pas entendre parler de son fils (CAC :30).

Cet extrait montre que le bonheur de Thamar passe par sa séparation avec son fils, fruit de ses entrailles. On se serait attendu, en toute logique, qu'elle choisît de rester aux côtés de son fils. Seulement, cet acte aurait impliqué la fin de ses rêves et probablement un retour à la case de départ. Puisque son bonheur et son bien-être comptent davantage, elle n'hésite pas à isoler son fils. Elle doit rester en Hexagone à tout prix car sa réalisation en tant que femme passe par là.

L'attitude de Thamar rompt d'avec celle de Maxime. Demeurer à tout prix n'a jamais été son objectif. Si son aventure arrivait à tourner court, « il serait alors retourné sans regrets d'où il était venu, convaincu d'avoir tenté le maximum. Et, de toute façon, cela avait toujours été son objectif ». (Id. : 50). On peut établir à partir de ces deux exemples que la réaction de l'immigré dans sa terre d'accueil est étroitement liée aux raisons de son départ. En effet, ces attitudes divergentes de Maxime et Thamar s'expliquent par les raisons à l'origine de leur émigration. Thamar est venue en Occident à la recherche du bonheur, raison pour laquelle elle s'accroche et est prête à tout pour y rester. Maxime, en revanche, n'a jamais rêvé de « l'Hexagone comme une sorte de paradis terrestre » (Ibid.). Alors il n'est pas partisan de la théorie de l'Occident à tout prix.

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À l'inverse, le couple Jende autant que Thamar en sont des adeptes. S'il est vrai que Jende est un peu plus modéré et prêt à rebrousser chemin quand les choses commencent d'aller de travers, son épouse est plutôt une extrémiste à l'image de Thamar. Tandis que son époux Jende « racontait mille et un mensonges à l'immigration simplement pour devenir un jour citoyen des États-Unis et passer le restant de sa vie dans cette grande nation » (VVR : 16) ou encore accepte de « plaider la persécution motivée par l'appartenance à un groupe social particulier » (Id. : 33), pour la même cause, Neni se confesse en ces mots : « je dois... je dois divorcer de mon mari pendant quelques années. Ensuite, je pourrais me marier à l'ami de ma cousine pour avoir des papiers (Id.:315).

Tel est l'état d'esprit des immigrés à un moment de leur vie en terre d'accueil. Ils sont gênés, surtout ceux qui y sont venus dans l'espoir de faire fortune, de voir ce rêve prendre fin en chemin. Il faut tout tenter, et tous les moyens sont bons dans ces périodes difficiles. En revanche, chez d'autres qui n'y sont pas allés dans l'espoir de faire fortune à l'instar de Maxime, la réaction est différente. Et en toute logique, pour ceux des immigrés dont le premier contact a été décevant avec l'ailleurs, Antoine par exemple, le seul rêve est de revenir sur ses pas, raison pour laquelle on ne le retrouve pas en train d'essayer quoi que ce soit pour rester au Mboasu, le lieu de dégoût et de rejet, contrairement à ce que l'Occident représente pour les autres immigrés.

II.2.2 Assurer le juste équilibre

La volonté de demeurer en Occident par tous les moyens peut aussi s'expliquer par un désir intrinsèque de maintenir l'équilibre des choses. En effet, Jende est chef de famille et a encore des parents vivants. On sait tous que dans la tradition africaine, un homme d'un certain âge est appelé à prendre soin, en plus de sa famille nucléaire, de celle dont il est issu. Et le fait d'être en Occident constitue la cerise sur le gâteau. S'il est vrai que « le pays d'accueil n'est pensé que par rapport et en confrontation symbolique avec la terre natale » (Fandio, 2011 : 19), il va sans dire que la grande famille de l'immigré, restée au pays natal, voit en lui la source de toutes les bénédictions car il s'en est allé dans ces horizons ou il n'y a point de souffrance et où il suffit de se «courber pour ramasser l'argent »33. L'immigré a une obligation d'entretenir ce rêve. Il n'était par exemple pas concevable de voir Thamar envoyer son fils au Mboasu sans envoyer quelques sous de temps en temps. Même s'il est possible que cela n'aurait constitué aucun problème pour sa mère à elle, Thamar avait l'obligation de le

33 Lire à cet effet Le Paradis du Nord de Jean Roger Essomba.

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faire car elle incarne auprès des siens restés au Mboasu, le bonheur, la richesse. Il en va de même pour Jende. Il se confie à son patron en ces mots :

je remercie le bon Dieu tous les jours de m'avoir offert cette opportunité, Monsieur, [...] je remercie le bon Dieu, et je crois qu'en travaillant dur, un jour, j'aurai une bonne vie ici. Mes parents eux aussi auront une bonne vie au Cameroun. Et mon fils, en grandissant, deviendra quelqu'un, peu importe qui. Je crois que tout est possible quand on est Américain. Vraiment, Monsieur, je le crois. Et en toute vérité, Monsieur, je prie pour qu'un jour, en grandissant, mon fils devienne un grand comme vous (VVR : 57).

De ces propos de Jende, il ressort deux choses. D'une part la conviction qu'être en Amérique lui ouvre les portes de la réussite, et, d'autre part, la conscience que beaucoup de personnes comptent sur lui pour s'épanouir. Il n'est donc pas question qu'il renonce. Il y a une sorte d'image de l'ailleurs à préserver.

Cette volonté de préserver l'image, on la retrouve aussi chez Antoine. Seulement, avec lui, il ne s'agit que d'une image personnelle que l'ailleurs a voulu détériorer. En effet, les passages d'Antoine au Mboasu n'ont pas été des parties de plaisir. Il les considère d'ailleurs comme l'expression de la haine de sa mère à son égard. Pris dans ce sens, cet ailleurs qui a pourtant été clément avec son frère Maxime qu'il déteste et que sa mère, d'après lui, a toujours aimé, n'a pu que lui vouloir du mal, le détruire. Alors, il n'est pas question de baisser les bras, pas dans le sens de Thamar et de Jende, mais de garder des raisons de sourire face à cet ailleurs et tous. Et son rêve de reprendre goût à la vie, de regagner du sourire, un sourire longtemps perdu entre l'internat et ces broussailles du Mboasu, deviendra réalité : « Bientôt, on vit snow34 en première page des journaux, sur les podiums des défilés où ses performances dans le rôle du servant furent très applaudies. [...] comme prévu par le créateur, certains osèrent même prononcer le mot de génie » (CAC : 163). Antoine réalise son rêve, celui d'échapper à la triste réalité dans laquelle l'avait plongé le refus d'amour de sa mère et le départ de son frère35.

II.2.3 Les limites liées à la volonté de s'affirmer

S'il est vrai que beaucoup d'immigrés nourrissent le désir de prendre les choses en mains, de garder la tête haute quand les choses semblent se compliquer, il reste que dans ce désir de s'affirmer, d'épouser la théorie de l'Occident tel un paradis pour entretenir les espoirs et les attentes placées en eux, ils sont bien trop impuissants quand la dure réalité de l'ailleurs frappe. En effet, malgré leur détermination à ne pas courber l'échine, il s'avère parfois que les

34 Nom d'artiste d'Antoine

35 En effet, Antoine vit mal le retour de son frère au pays natal. Il considère cela comme une défaite de sa part.

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efforts ne soient pas suffisants car, en réalité, ils n'ont pas le dernier mot, ils ne sont pas maître de leur destin. Jende a dû faire montre d'un courage et d'une détermination ardents, ce qui ne l'empêche pas de perdre son boulot, ce sur quoi il avait misé pour l'épanouissement de sa famille. Lorsque son patron lui annonce qu'il est dans l'obligation de se séparer de lui, Jende devient fou de rage :

Ne soyez pas désolé pour moi ! cria Jende en frappant le carnet sur le bureau. Je ne veux pas de désolé, je veux un boulot ! j'ai besoin de ce boulot, monsieur Edwards. Ma parole, ne me faites pas ça ! Ma parole, je vous en supplie, monsieur edwards, pour ma femme, pour mes enfants, pour mes parents ! pour moi et pour ma famille, s'il vous plait, s'il vous plait, monsieur, je vous en supplie ne me faites pas ça ! (VVR : 279).

Les propos de Jende laissent transparaître un énorme désespoir. En effet, le jeune homme voit tous ses rêves s'évanouir. Il a l'impression que le ciel lui tombe sur la tête. Sans ce travail, sa vie sera bien plus difficile que celle qu'il avait au Cameroun, surtout maintenant avec la naissance de sa fille. Il n'a pas vu cela venir, il n'aurait pas pu l'empêcher.

Thamar, de son côté, connaîtra un sort à peu près similaire. Le décès de son amant sonne la fin de ses rêves. Elle n'a plus personne sur qui compter ; ses chances de réussite se réduisent considérablement. Thamar aura tout de même une seconde chance. Elle retrouvera son fils Maxime qui la recherche depuis longtemps. Elle lui expliquera que « Pierre n'avait jamais été son mari. Ils avaient vécu l'un à côté de l'autre, c'était tout, on ne pouvait même pas dire qu'ils avaient été l'un avec l'autre [et que] à son décès, sa famille (celle de pierre), qu'elle n'avait jamais rencontrée au paravent, l'avait mise à la porte » (CAC : 137). Sa rencontre avec Maxime est perçue ici comme une sorte de redéfinition de l'eldorado pour elle. Le pays qu'elle a longtemps assimilé aux malheurs et l'a quitté, se pointe désormais à l'horizon tel un sauveur.

III. La culture de l'immigré : perception et redéfinition

La culture est l'une des notions dont la définition fait le moins l'unanimité dans les études littéraires. Mais que l'on s'accorde d'un point de vue définitionnel avec un camp plutôt qu'avec un autre, il reste que l'immigré est pris dans le piège de la culture. Si on entend par culture « l'ensemble des aspects intellectuels artistiques d'une civilisation », ou encore un « ensemble de formes acquises de comportements dans les sociétés humaines 36», on se rend

36 Larousse, dictionnaire de la langue française, 1995

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compte qu'il est difficile de situer l'immigré. Ce dernier réside à la frontière de deux espaces et est confronté à un véritable problème, car il doit composer avec ses « comportements acquis » et ceux demandant à être acquis, l'une des conditions sine qua non pour une vie paisible en terre d'accueil. Peu d'immigrés réussissent, malheureusement, à trouver le juste équilibre. Pour mieux cerner ces problèmes de culture dans notre corpus, il importe de s'arrêter un instant sur différents points de vue développés autour de la notion même.

III.1 Les conceptions de la notion de culture

La conception qu'on se fait de la culture de nos jours n'a pas toujours prévalu. En effet, le concept à la base, tel que conçu par les pionniers, a d'abord signifié autre chose.

III.1.1 Historique

Guy Rocher (1992) a commis une étude dans laquelle il retrace de façon détaillée l'historique de la notion de culture. Pour lui, l'acception de la culture dans les sciences de l'homme diffère de la signification que le langage courant lui prête. C'est à l'anthropologie anglaise qu'on doit la notion de culture. Taylor qui l'employa le premier en fait un synonyme du mot « civilisation ». La définition qu'il en donne est la suivante : « la culture ou la civilisation, entendue dans son sens ethnographique étendu, est cet ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l'art, le droit, la morale, les coutumes, et toutes les aptitudes qu'acquiert l'homme en tant que membre de la société » (cité par Rocher, 1992 : 101). Plus tard, les historiens allemands récupérèrent le concept et proposèrent des distinctions pour l'opposer à la notion de civilisation. L'une de ces distinctions propose de voir dorénavant en la culture un ensemble de moyens à la disposition de l'homme ou une société pour contrôler et manipuler l'environnement physique, le monde naturel. Et de voir en la civilisation un ensemble de moyens auquel l'on peut recourir pour exercer un contrôle sur lui-même, pour accroitre ses capacités intellectuelles, morales, et spirituelles. Des disciplines telles la philosophie, les arts, la religion et le droit sont alors des faits de civilisation.

Arrêtons-nous un instant sur ces deux visions. Elles expliquent parfaitement les orientations que prend la notion de culture aujourd'hui. En effet, la distinction que les historiens allemands établissent entre les notions de culture et civilisation constitue l'arrière-plan théorique de la notion de culture aujourd'hui. Il s'établit clairement, de ces deux visions, l'opposition acquis/inné. Ainsi, la culture est, suivant cette logique, un fait inné, tandis que la civilisation elle, s'acquiert. Cette opposition binaire de nos jours, intègre la notion de culture. Certains voient en elle quelque chose qu'on acquiert, d'autres par contre, quelque chose d'ancré en l'homme.

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III.1.2 Culture comme donnée innée

Plusieurs auteurs voient en la culture, de nos jours, quelque chose de propre à l'homme, quelque chose d'essentiellement ancré en l'homme et par lequel il se définirait. Nous retenons ici les points de vue de deux penseurs : Aimé Césaire et Flora Amabiamina. Pour Césaire, la culture s'entend comme « la civilisation en tant qu'elle est propre à un peuple, à une nation, partagée par nulle autre et qu'elle porte, indélébile, la marque de ce peuple et de cette nation » (Césaire, cité par Flora Amabiamina, 2017 :8). Selon lui, la culture est une entité authentique, pure, elle est la marque d'un peuple. De cette manière on peut parler de culture camerounaise, culture française, culture chinoise, etc. Flora Amabiamina partage ce point et s'interroge notamment sur les « mécanismes de préservation de sa culture » (Ibid.)

En effet, les déplacements qu'effectuent les migrants aujourd'hui posent ce problème de sauvegarde de la culture. Les immigrés transportent avec eux un bagage culturel conséquent. Suivant cette logique, Thamar, Jende, Maxime et Neni par exemple, portent en eux, bien qu'étant dans un nouveau pays, les marques de la culture africaine, entendu comme des agissements, des habitudes vestimentaires ou alimentaires par exemple, tandis qu'Antoine en se déplaçant en Afrique draine avec lui les marques de la culture française. Il est clair que l'immigré se retrouve en conflit. Doit-il, pour survivre abandonner sa culture et embrasser celle de son pays d'accueil ? Peut-il concilier les deux ? Apporter une réponse affirmative à ces questions paraît bien compliqué. En effet, la culture, entendue comme une marque de l'individu, serait indissociable de ce dernier. Embrasser celle de son pays d'accueil n'est pas aussi une entreprise aisée. Flora Amabiamina propose non pas d'abandonner sa culture, mais plutôt de s'ouvrir à la culture de l'autre tout en préservant la sienne. Un tel appel est salutaire et règlerait les différentes crises culturelles que traversent les immigrés. Mais en pratique, on se rend compte que plusieurs immigrés n'intègrent malheureusement pas ce principe. Cela peut s'expliquer par le fait que le contact avec la terre d'accueil est parfois violent et ne leur laisse aucune chance d'apprendre quoi que ce soit. Il leur semble plus facile de vivre à l'africaine en Occident. Cependant, d'autres penseurs s'opposant à la conception de la culture dans le sens d'une chose acquise, montrent qu'il est bien parfois important voir impératif pour l'immigré de faire des concessions s'il veut s'en sortir dans son pays d'accueil.

III.1.3 La culture comme inscription dans un chronotope

Quand on conçoit la culture d'une manière autre que celle renvoyant aux conceptions des auteurs que nous venons de citer, on ne saurait s'empêcher de penser à Gaston Kelman.

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En effet, Kelman ôte à la culture toute référence d'ordre historique ou ethnique. Pour lui, «la culture est un élément social et non ethnique même si l'ethnie sert souvent d'espace d'enracinement à un modèle culturel. Ce cas de figure se retrouve notamment et presque exclusivement en milieu traditionnel et rural. Dans tous les cas, la culture reste un élément spatial et temporel. C'est la capacité de s'adapter à son milieu et à son temps. » (2003 :42). Théoriquement, Kelman propose aux immigrés de se fondre dans leur pays d'accueil et de faire corps avec lui. Cette conception de culture s'apparente un peu au concept d'assimilation, vu dans le sens de la capacité et la volonté d'intérioriser les moeurs de sa société d'accueil. Cette vision de la culture ne saurait, toutefois, prospérer pour deux raisons : premièrement parce que Kelman dans son appel à s'adapter à son espace-temps, privilégie le pays d'accueil, l'Occident surtout. Dans sa logique c'est aux Africains, qu'il revient de fournir ces efforts une fois en Occident car, dans le sens inverse, cela s'avère plutôt compliqué. Le cas d'Antoine l'illustre à suffisance ; deuxièmement parce que l'immigré qui fait immersion dans le pays d'accueil perd ses repères une fois qu'il lui arrive de retourner chez lui. Renoncer à des choses acquises et qui constituent entre autres la marque de fabrique de l'individu, rend difficile le retour de l'immigré. Dans la plupart des récits de l'immigration, les personnages, s'y étant essayés, en ont payé le prix. L'impasse de Daniel Biyaoula en est une illustration. De l'une comme de l'autre conception de la culture, le problème de l'épanouissement de l'immigré n'est pas résolu. Que faut-il faire ? C'est ce que nous essayons de voir.

III.2 La redéfinition de la culture de l'immigré

Pour que l'immigré cesse d'être pris dans le piège de la culture qui entrave son épanouissement dans sa terre d'élection et subit des malaises pouvant le pousser à anticiper son retour, il lui faut orienter son appréhension de la culture, laquelle orientation devrait lui épargner des problèmes d'ordre culturel.

III.2.1 Bases théoriques pour une nouvelle orientation

Il a été établi que les déplacements entraînent des rencontres de cultures et cela provoque parfois des chocs culturels. Nous avons pris en compte les deux visions largement répandues sur la culture. S'il l'on opte pour le phagocytage des cultures tel que le présage Kelman, on se rend compte que l'immigré peut oublier la perspective d'un retour heureux au pays natal tant il aura perdu ses repères. Et si l'on milite plutôt pour la sauvegarde de ces habitudes tout en restant ouvert, il est aussi évident que ces habitudes du pays natal puissent parfois jouer des mauvais tours à l'immigré. Étant donné que la réussite ou l'échec de

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l'immigré dépend entre autres de son épanouissement en terre d'accueil, les problèmes de culture auxquels l'immigré est confronté constituent un handicap à son épanouissement.. Que faut-il faire pour briser les obstacles culturels qui nuisent au vivre pleinement de l'immigré, telle est la grande question. Nous proposons ici un concept tout nouveau qui résume notre pensée et indique les pistes à suivre.

III.2.2 Pour un mutantisme culturel 37

La théorie du mutantisme culturel présuppose que la notion de culture est vide de sens et qu'il revient à l'individu, le mutant, de lui donner un sens. Le mutant ici ne doit pas être perçu dans le sens des dictionnaires de langue, c'est-à-dire « un être qui a subi une mutation » mais dans le sens d'une personne qui "mute". Le mutantisme revient à ne pas se définir par rapport à une culture quelconque, mais de définir sa propre culture à chaque fois que l'on a à se déplacer. Concrètement, cela voudrait dire qu'un migrant partant par exemple de l'Afrique pour l'Europe, devient européen une fois qu'il s'y retrouve. Et à son retour en Afrique, il redevient Africain. Il ne doit pas s'identifier à travers un ancrage acquis car, le faire, le condamnerait à être une victime du déracinement ou du choc culturel. Il doit considérer qu'il est en quelque sorte « un homme sans culture », à l'image d'un caméléon prenant toutes les formes qui lui conviennent selon les situations auxquelles il fait face. Comment parvenir à un tel idéal ? C'est là que réside tout le problème.

III.2.3 Modalités de mise en oeuvre

Il faut partir de l'hypothèse que tous les hommes sont différents aussi bien du point de vue des habitudes, des attitudes que des actions. On ne peut mieux cerner les contours d'une personne ou d'un groupe qu'en étudiant sa culture en contexte. Partant de ce postulat, nous posons que l'immigré, lorsqu'il va à la rencontre de l'autre, ce dernier lui échappant le plus souvent sur tous les plans, il doit chercher à mieux le comprendre s'il veut avoir une vie réussie dans ce milieu. Or le problème justement est que l'altérité est souvent pensée relativement à soi. On se prend parfois pour la mesure et on veut juger et cerner l'autre en relation à un arrière-plan culturel, le nôtre. Être un mutant culturel suppose ici se fondre dans un processus reposant sur trois étapes. D'abord, il faut se libérer de son background culturel et se poser tel un être nouveau, à l'image d'un enfant venant de naître et pouvant être déporté dans n'importe quel milieu de l'univers. Cette opération est difficile car il y a des choses qui

37 J'emprunte cette expression à Flora Amabiamina qui, lors d'un de nos échanges, a parlé de « mutant » pour désigner cette tendance pour des sujets à adapter leurs être et agir en fonction des circonstances. Toutefois, je lui donne une nouvelle orientation.

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nous sont propres et dont il est quasiment impossible de se débarrasser. Ensuite, il faut accepter d'apprendre. Cela veut dire chercher à intérioriser les pratiques et modes de vie de son nouveau milieu. Ainsi, l'immigré se construit et devient le produit de ce milieu. Enfin, il faut savoir se détacher des pratiques et enseignements appris. Cet aspect est lié au second et permet à l'immigré de recommencer le processus une fois qu'il se retrouverait dans un autre milieu. De cette manière, le séjour en terre d'accueil ne sera plus un fardeau pour l'immigré, étant entendu qu'il sera en phase avec cette terre. Et à partir du moment où l'immigré sera totalement en phase avec le lieu d'accueil, qu'il accepte d'apprendre de ce pays et de l'aimer durant son séjour, de ne pas le juger et de ne pas à le comparer, son séjour pourra être un long fleuve tranquille.

Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressé aux questions de culture et d'identité qui constituent une sorte de piège pour l'immigré et l'empêche de se sentir, ailleurs, totalement chez lui. En effet, il a été établi que l'immigré reste et demeure un être en quête permanente de repères. Cela participe à construire en lui, de façon inéluctable, le sentiment du retour au pays natal. On ne saurait cependant s'empêcher de se poser la question de savoir quels mécanismes rentrent en jeu dans cette volonté de retourner au pays natal, quels en sont les contraintes et les enjeux ? Telles sont, entre autres, des pistes explorées dans la partie suivante.

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DEUXIÈME PARTIE :

RETOUR ET PERSPECTIVES : CONTRAINTES, VISION ET ENJEUX

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La vision des épigones de la négritude par laquelle le héros envisageait le retour au pays natal parce que le séjour en Occident était temporaire, a tendance à être remise en question voire dépassée dans la littérature contemporaine de l'immigration ; car, depuis les écrivains de la migritude, l'idée de mise est que la finalité du départ exclut tout retour possible. Dans cette partie, nous voulons questionner - ou mieux -, proposer une relecture des retours dans les romans contemporains de l'immigration. Nombreux sont ces romans nous présentant une toute autre lecture du phénomène du retour. Dans le corpus de cette étude, on observe des personnages qui, à un moment donné de leur expérience émigrative, choisissent volontairement38 de retourner au pays natal. Toutefois, ce choix ne s'opère pas de façon hasardeuse. Il y a tout un processus déployé par les personnages, résultat d'un profond questionnement et d'une remise en cause permanente. De ce fait, l'immigration telle que décrite par les auteurs du corpus rompt avec la conception traditionnelle. Ce phénomène cesse d'être un refuge pour des personnes aux abois, et se positionne telle une ouverture au monde. Cette partie compte deux chapitres. Le premier analyse la manière dont la décision des personnages immigrés de retourner au pays natal s'opère ; les contraintes et enjeux y afférents. Le deuxième chapitre se positionne en une sorte de relecture des phénomènes migratoires, relecture proposée par les auteurs du corpus de notre étude.

38 Nous utilisons ce mot à dessein car s'il est vrai que la « volonté » observée dans leur décision peut être questionnée, il reste que leur choix est le résulte d'une volonté personnelle, au-delà de tout.

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CHAPITRE 3

 

:

LES PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU RETOUR : VOLONTE,
CONTRAINTES ET ENJEUX

À un moment donné du parcours de l'immigré, la question du retour finit toujours par apparaître. Celle-ci peut être le fruit des travers subis par l'immigré en terre d'accueil. En effet, lorsque cette expérience émigrative s'avère être un échec, certains immigrés s'obstinent à errer dans le pays d'accueil. D'autres, par contre, choisissent de retourner, la tête haute. Dans l'un et dans l'autre cas, on remarque que la question du retour est fatalement liée à celle du départ, car « il n'est point d'immigré qui soit totalement dupe de sa condition initiale. Le retour [était] bien naturellement le désir et le rêve de tous les immigrés, c'est pour eux recouvrer la vue, la lumière qui fait défaut à l'aveugle. » (Sayad, 1998 :139) De ces propos de Sayad, on note qu'au-delà d'une simple option, le retour constitue parfois un refuge pour des immigrés, une sorte de délivrance. Des personnages mis en scène dans le corpus de cette étude se positionnent dans ce cadre. Ils choisissent de rentrer au pays natal alors même que d'autres options étaient envisageables. Cette décision résonne telle la manifestation d'un esprit patriotique, une volonté de s'affranchir et de s'affirmer. Cependant, ils font face à plusieurs facteurs qui tentent de leur faire changer d'avis.

I. Le retour : entre patriotisme et affranchissement

Face aux conditions de vie difficiles en terre d'accueil, les immigrés se résignent à tenter le tout pour le tout dans le but de séjourner dans ce pays qui leur crie son rejet au quotidien. Leur décision de revenir sur leurs pas se perçoit alors telle une volonté de revendiquer l'appartenance à une patrie d'une part, et de s'affranchir des contraintes de cette société, d'autre part. En gros, leur décision de retourner se veut à la fois un acte patriotique et courageux.

I.1 L'esprit patriotique

Les personnages décrits dans le corpus de notre étude voient en le retour une solution à un moment donné de leur expérience émigrative. Choisir de rentrer chez soi alors que d'autres options étaient envisageables traduit, dès lors, une volonté de leur part de faire valoir une patrie. S'ils sont quelques fois convaincus que leur pays ne leur offre pas toutes les garanties d'un avenir meilleur, ils préfèrent tout de même y repartir pour se battre aux côtés des leurs.

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I.1.1 Faire valoir une appartenance : décrier l'antipatriotisme

Face au retour, nombreux sont ces immigrés qui ne se montrent pas enthousiastes. Ils continuent de tout tenter pour rester dans ce pays d'accueil qui, lui, ne veut pas d'eux. Face à cette attitude, les personnages ayant gardé leur amour de la patrie éprouvent de la gêne ; car pour eux, la patrie représente encore quelque chose de fort, vers lequel on doit pouvoir se tourner quand tout ne va pas pour le mieux. Maxime par exemple, dans Ces âmes chagrines, est choqué de constater que certains personnages sont malheureux à l'idée de devoir retourner dans leur pays. Cette attitude manifestée par ses "frères" lui paraît totalement absurde. Pour lui, il n'y a pas meilleur endroit que chez soi. Le narrateur nous informe que :

parfois, lorsqu'il [Maxime] voyait des sans-papiers manifester à grand renfort de tambours et de chants, lutter pour ne pas être embarqués de force dans des avions qui leur aurait simplement ramenés vers leur pays natal, il trouvait qu'ils exagéraient, manquaient de dignité. On ne pouvait pas se comporter ainsi lorsqu'on allait être reconduit vers la terre de ses pères. (CAC, 51-52)

On constate, à travers cet extrait, que Maxime est contre l'idée d'un non-retour au pays des ancêtres. Pour lui, accepter de rentrer chez soi revient à faire preuve de courage, de dignité et de patriotisme. On remarque que ces personnes que Maxime plaint ne sont plus face à une alternative. Ils font partie de ceux qui refusent de retourner volontairement et qui se trouvent actuellement sur le point d'être expulsés. On a ici à deux catégories de personnages : ceux pour qui le retour est la dernière option envisageable, quand bien même elle serait envisagée ; et ceux pour qui le retour est une preuve de dignité et de courage. Maxime appartient à cette deuxième catégorie, raison pour laquelle il s'insurge contre l'attitude des autres.

Cette divergence d'opinions face à la question du retour a parfois tendance à être justifiée par les motifs du départ. En général, les personnages qui préfèrent se faire expulser plutôt que de repartir en toute dignité, sont arrivés en Occident dans le but de faire fortune, de fuir la misère du pays natal. Maxime, justement, ne fait pas partie de ces personnages. Son séjour en Hexagone a deux intentions principales : poursuivre ses études et retrouver sa mère. Au regard de cet exemple, on pourrait être tenté d'affirmer que la posture vis-à-vis du retour est étroitement liée à la condition du départ. Or, des éléments de Voici venir les rêveurs remettent en cause cet argument, car on y trouve des personnages débarqués en Occident dans le but de faire fortune mais qui n'acceptent pas de s'humilier. Face à l'adversité, ils se souviennent d'avoir eux aussi une patrie. Alors, il n'est nullement question de se faire

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expulser, de manquer de dignité. Dans sa conversation avec son épouse, laquelle préfère l'expulsion au retour volontaire au pays, Jende lui dit :

Tu crois que je n'ai pas envie de rester en Amérique, moi aussi ? Tu crois que je suis venu ici pour repartir ? Je fais le serviteur toute la journée pour des gens [...] je m'abaisse bien plus bas que le feraient la plupart des hommes. Tu crois que je fais tout ça pourquoi ? Pour toi, pour moi. Parce que je veux rester dans ce pays ! Mais s'ils me disent qu'ils ne veulent plus de nous ici, tu crois que je vais continuer à les supplier pendant tout le reste de ma vie ? Tu crois que je vais aller dormir dans une église ? Jamais. Même pas une fois. Va coucher par terre dans ton église, tant que tu le voudras. Le jour où c'en sera assez pour toi, tu viendras nous rejoindre, moi et les enfants, à Limbé. Ma parole ! (VVR : 255)

Ces propos mettent en lumière deux caractéristiques propres à Jende. Sa détermination, d'une part à réussir dans cet univers, ce pays qui refuse d'être le sien ; d'autre part, cette même détermination à rompre avec les servitudes auxquelles le pays le soumet. S'il était décidé à rester en Amérique afin de réaliser ses rêves, il est désormais question de montrer à cette Amérique qu'il a un pays qui ne le rejettera jamais et sera toujours là à l'attendre au-delà de tout. Voilà pourquoi Jende est surpris voire gêné par l'attitude de son épouse. Celle-ci ne veut pas entendre parler de retour, et est prête à tout pour rester aux USA. Toutefois, des propos de Jende, on sent une sorte de déception due au fait de n'avoir pu atteindre ses objectifs. Son sens de la patrie prend le dessus. Il réalise qu'il vaut mieux supporter certaines épreuves chez soi qu'ailleurs. Il est remonté, et veut montrer que lui aussi a un "chez lui".

I.1.2. Souffrir chez soi plutôt qu'ailleurs

Le corpus de cette étude met en scène des personnages qui préfèrent la souffrance du pays natal à celle du pays d'accueil. En effet, la vie au pays natal n'est pas toujours un long fleuve tranquille, le « continent [est] une vaste benne à ordures, un immense dépotoir, un lieu créé pour la consomption des damnées, le tombeau de l'humanité » (CAC : 52). Si ledit pays s'apparente à un enfer, c'est en partie dû aux régimes autocratiques qui s'y sont installés, créant un climat peu prospère, un véritable cimetière des opportunités. En dépit de cela, Jende préfère retourner chez lui vivre cet enfer plutôt que de souffrir aux USA. Mettre sa décision en exécution reste cependant une entreprise difficile, les aspirations de son épouse étant contraires aux siennes. Elle entend demeurer en Amérique quel qu'en soit le prix. Son époux, quant à lui, demeure ferme sur sa décision de retourner à Limbé et avance ses arguments :

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Je n'aime pas ce que ma vie est devenue dans ce pays. Je ne sais pas combien de temps je peux continuer à vivre comme ça, Neni. J'ai trop souffert à Limbé, mais la souffrance ici, celle que j'endure maintenant... Je ne peux plus supporter ça [...] En Amérique, aujourd'hui, il ne suffit pas d'être en règle. Regarde tous ces Américains qui ont des papiers et qui galèrent. Regarde tous ces Américains qui souffrent eux-mêmes alors qu'ils sont nés dans ce pays. Ils ont des passeports américains, et pourtant ils dorment dans la rue, ils vont se coucher avec la faim. (VVR : 342-343)

Ce n'est pas tant la misère qui pousse Jende à vouloir rentrer ; ce n'est pas non plus que les chances de réussite soient inexistantes en Amérique, mais c'est plutôt le résultat de la confrontation qu'il fait entre les deux espaces. Dans le contexte actuel, les deux pays connotent la souffrance. Alors, pourquoi choisit-il l'un en sachant ce qui l'y attend n'est pas une partie de plaisir. La réponse est évidente, c'est qu'au-delà de tout, Jende a encore le sens de la patrie à l'inverse de son épouse.

De même, Valentine dans Ces âmes chagrines éprouve de l'amour pour le pays qui l'a vue grandir. Rappelons que Valentine est française. Elle est née en France, mais n'y a pas grandi. Elle a été élevée en Afrique, par des parents qui s'y trouvaient pour des raisons professionnelles. Elle a nourri affection et amour pour ce continent au point où il se substitue à son lieu d'origine. Aussi, au terme d'études qu'elle est allée poursuivre en France, elle est habitée par un profond désir de s'installer définitivement sur le continent en compagnie de son futur époux, Moustapha. À Antoine qui veut en savoir davantage sur ses réelles motivations de retourner sur le contient, elle répond : « Voyez-vous, j'ai été élevée sur le continent. Papa y dirigeait une compagnie d'hydrocarbures, dans la zone équatoriale [...] j'ai beaucoup souffert de devoir quitter les lieux pour venir étudier ici, dans la grisaille » (CAC : 105). Contrairement à Jende, Valentine a une vie moins difficile en Occident. Or, si elle décide de laisser cette vie pour aller s'installer en Afrique -lieu moins enviable que l'Occident du point de vue du développement- il n'y a que l'amour qui justifie ce choix, l'amour pour ce qu'elle prend désormais pour ses origines. Donc, Valentine va même plus loin, en choisissant la misère de l'Afrique au luxe de l'Occident. S'il est vrai qu'on ne saurait réellement parler de patriotisme dans ce cas, du fait que c'est la France qui est sa patrie, il reste qu'au fond, c'est l'Afrique qu'elle prend pour « mère patrie préférée »39

I.1.3 La nostalgie du bercail

39 L'expression est de Nug Bissohong Thomas Théophile dans son livre intitulé L'hymne national du Cameroun : un poème-chant à décolonialiser et à réécrire, Yaoundé, Clé, 2007.

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Au bout de quelques années passées loin de leurs terres d'origine, beaucoup d'immigrés commencent à ressentir un manque. Il naît en eux une envie pressante de renouer avec le terroir. Cette envie se nourrit entre autres du souvenir des moments passés dans le pays natal. Si ces souvenirs sont assez forts pour susciter une envie d'y retourner, c'est parce que l'amour pour le pays se manifeste de plus en plus. En réalité, le pays d'accueil dispose de plaisirs à contempler, lesquels pourraient empêcher de se souvenir de la terre natale. Malgré cela, l'envie de retourner dans ce dernier surgit car son souvenir prend le dessus. Dans sa conversation avec Neni, Fatou lui avoue sa tristesse de ne pouvoir être chez elle :

Si seulement je pouvais rentrer dans mon village, je construirais une maison pour moi, près de celle de mon père et de ma mère. Là, je peux vivre tranquille et mourir tranquille. Si seulement je pouvais rentrer très bientôt. (VVR : 394)

Fatou désire repartir en Guinée mais ne peut malheureusement pas le faire à cause de son mari Ousmane qui ne veut pas en entendre parler. Pour elle, son pays est le seul lieu où elle peut « vivre tranquillement » et « mourir tranquillement ». Il est important de noter que, à la différence des Jonga, la vie de Fatou et Ousmane n'est pas assez tumultueuse. Et si malgré cela, elle souhaite repartir chez elle après tant d'années passée aux USA, c'est par amour pour son pays d'origine, dont elle pense qu'il est le meilleur gage de protection et de paix de l'âme.

Jende lui aussi désire retourner et est prêt pour ce faire. Penser à la possibilité de revoir son Limbé, cette terre qu'il a longtemps associée tous les maux, le rend fier. Il réalise enfin, avec du recul, que c'est le meilleur endroit où vivre :

En toute vérité monsieur [dit-il à son patron], mon corps est encore ici, mais mon âme est déjà rentrée. Je suis venu en Amérique pour fuir la vie dure, oui, et je ne voulais pas rentrer [...] mais quand j'ai compris que je devais partir, je me suis senti heureux en pensant à chez moi, monsieur. L'Amérique va me manquer, mais je serai content de vivre à nouveau dans mon pays. [...] Je me vois déjà dans les rues de Limbé avec mes amis, boire avec eux et emmener mon fils au stade là-bas (VVR : 411)

Il convient de relever qu'à chaque propos de Jende relatif à sa volonté de rentrer dans son pays, il se dégage une comparaison entre son Limbé natal et l'Amérique. Et si à chaque fois le choix porte le premier, c'est par amour et par conviction. Cette perception du retour est la même chez Antoine, même si on peut déceler un écart dans la manifestation de l'envie de repartir. Revenu au Mboasu pour un court séjour, avant le décès de sa mère, Antoine n'hésite pas à rentrer quelques temps après dans son pays natal, la France. Si avec Jende on a pu observer, dans la comparaison des deux espaces, une volonté de mesurer la gravité de sa

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décision, la réalité est tout autre pour Antoine. Pour lui, le Mboasu n'est rien, comparé à son pays natal qu'il aime et n'a même jamais envisager de quitter. Cet écart avec le cas de Jende peut s'expliquer tant par les motifs de leur départ que par le séjour en terre d'accueil. Jende et son épouse sont arrivés en Amérique dans le but de fuir la misère de Limbé. Ils y sont venus dans l'espoir de faire fortune, et leur vie en Amérique n'a pas toujours été misérable. Cela n'a jamais été le cas pour Antoine. Ses passages au Mboasu sont contraints ; ce Mboasu a toujours été pour lui un enfer. Dès lors, il est évident que son pays natal soit le seul pour lequel il éprouve amour et fierté. Les Jende doivent quelque chose, malgré tout, à l'Amérique, raison pour laquelle leur perception du retour n'est pas tout à fait radicale à l'instar de celle d'Antoine. Toutefois, au-delà du fait que la décision du retour témoigne de l'expression d'un patriotisme affirmé, elle se veut également une volonté des immigrés de s'affranchir.

I.2. La volonté de s'affranchir

Avant son départ pour le pays rêvé, l'immigré voit en celui-ci le lieu de tous les bonheurs. Une fois sur place, par expérience, il devient de plus en plus convaincu qu'il s'était fait une représentation erronée de ce lieu. Il naît donc à ce moment une volonté de revenir sur ses pas. Ce retour qui « n'est pas obligatoirement perçu comme unique solution d'autant qu'il est teinté d'appréhension » (Thioye, 2005 : 49), se perçoit dès lors telle une tentative de s'affranchir sur plusieurs plans, notamment social, personnel et administratif.

I.2.1 Du point de vue social

D'un personnage immigré à un autre, la volonté de retourner au pays natal n'est pas motivée par les mêmes facteurs. Cela renforce l'idée selon laquelle la construction du retour est une quête individuelle. Étant donné que les personnages, même s'ils émigrent parfois en clan, ont des personnalités différentes, il va de soi que leurs réactions face aux épreuves endurées ne sont pas semblables. De ce fait, la perception du retour, elle aussi, ne saurait être identique. Nous l'avons vu plus haut avec Jende et Neni qui sont pourtant mariés et vivent sous le même toit, mais ont des appréhensions antagonistes du retour. Pour certains, ce dernier s'inscrit dans une démarche d'affranchissement. Ils veulent s'affranchir de cette société qui leur a longtemps fait comprendre qu'ils sont des étrangers et qu'ils ne sont pas les bienvenus. Étant donné que la terre natale est un acquis, ces immigrés estiment qu'il serait préférable de renouer avec elle. Par cette occasion, ils s'affranchissent de cette société aux codes rigides. Maxime a compris cela et, une fois que le contrat qu'il s'est fixé en France est rempli, il entreprend de repartir au Mboasu. Il est convaincu que cet espace lui offrira ce que d'aucuns

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tiennent pour un paradis n'a jamais su lui offrir. Le narrateur nous confie que « Sa vie allait radicalement changer et, tout à coup, il se demandait comment il avait tenu [...] il avait travaillé au noir pour s'acquitter de son loyer, Colette, sa logeuse, n'avait voulu voir que sa carte d'étudiant, au moment de l'accueillir chez elle » (CAC : 88). Maxime est ainsi surpris de savoir qu'il a pu s'en sortir dans cette société. Il a été obligé de « travailler au noir », à la merci de ses employeurs. En rentrant au Mboasu, il met un terme à cette vie compliquée. Comment peut-on être heureux si l'on ne peut même pas travailler en bénéficiant de conditions idoines (être reconnu par l'administration pour pouvoir jouir de sa retraite, être affilié pour avoir une sécurité sociale). Il sait qu'il ne sera jamais à l'aise dans cette société. Il y a donc clairement une volonté de s'affranchir qui se dégage de ses propos.

Jende va plus loin en traitant ce pays de « pays de mensonges » (VVR : 369), un véritable cimetière de vérités duquel il faut se libérer. Une conversation entre Jende et son épouse au sujet du retour est très édifiante de ce point de vue :

- On rentre au pays, lui disait-il, et c'est tout.

- « Comment tu peux nous faire ça ? », répondait-elle d'une voix haut perchée.

- « comment tu peux être égoïste à ce point ?», parlait-elle pendant qu'il mangeait. Il repoussait son assiette et éclatait de colère, la blâmant d'avoir cru que l'Amérique était le meilleur pays du monde. Je t'explique, lui disait-il en la prenant de haut, l'Amérique, ce n'est pas ça du tout. C'est un pays pleins de mensonges et des gens qui aiment entendre des mensonges [...] ce pays n'a plus de place pour des gens comme nous. Moi je ne vais pas passer ma vie à espérer devenir soudain heureux par l'opération du Saint-Esprit. Je refuse ça. (Ibid.)

On voit là que Jende oppose deux réalités : la vérité et le mensonge. Il se situe du côté de la vérité, c'est-à-dire de la réalité palpable. Il associe l'Amérique à la tromperie et au marchand d'illusions. Or, les deux réalités sont inconciliables. De ce fait, vouloir y rester en tant qu'homme de vérité est une entreprise risquée. Il faut donc s'affranchir, et cela passe inéluctablement par le retour aux sources.

On remarque tant chez Jende et Maxime que la réalité sociale est dure. Si les deux ne la décrivent pas de la même façon, il reste que tous deux nourrissent une volonté réelle et affirmée de se libérer de cette société, de retourner au pays natal où, selon eux, tout est encore vrai et ils pourront être heureux à tous les niveaux ; car ce n'est pas uniquement sur le plan social qu'ils veulent s'affranchir.

I.2.2. Du point de vue personnel

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Les personnages mis en scène dans notre corpus voient également en l'idée du retour une volonté de s'affranchir sur un plan purement personnel. Étant donné que leur quotidien est parsemé de déboires quelques fois, on remarque que certains sont plus aptes à les supporter. Ils préfèrent tout tenter dans l'optique de rester en Occident, tandis que d'autres s'engagent plutôt à retourner. On peut lire dans l'attitude de cette deuxième catégorie une volonté de se libérer des servitudes du pays d'accueil afin de se sentir eux-mêmes. Le retour devient à cet instant un moyen d'affranchissement du point de vue personnel. Jende fait partie de ces immigrés qui n'acceptent pas l'humiliation, refusant de se taire pour souffrir, et agissent :

À ses yeux, passer une nouvelle année ainsi aurait été une malédiction. Ne pas vouloir admettre que le temps était venu de rentrer chez lui aurait été une malédiction. Ne pas se rendre compte qu'il serait heureux de dormir dans une chambre séparée de celle de ses enfants, d'aller rendre visite à sa mère quand bon lui semblerait, de retrouver ses amis dans un boucarou de Down-Beach pour aller prendre un poisson grillé ou une bière face à l'océan, de rouler dans sa propre voiture o de transpirer en plein mois de janvier aurait été une malédiction (VVR : 397)

Cet extrait met en lumière la somme des choses qui manquent à Jende : (i) dormir dans une chambre séparée de celle de ses enfants ; (ii) aller rendre visite à sa mère quand bon lui semble ; (iii) retrouver ses amis dans un boucarou ; (iv) rouler dans sa propre voiture ; (v) transpirer en plein mois de janvier. Ce qui est davantage intéressant ici c'est de savoir que ces besoins n'ont rien à voir avec la situation socio-financière de Jende. Autrement dit, il aurait pu avoir une vie acceptable en Amérique que toutes ces choses lui auraient manqué.

Si ces besoins relèvent de l'évidence, de quelque chose de fondamental voire vital pour tout homme, à fortiori pour un immigré au quotidien douloureux et amer. Dès lors, sa volonté de retourner s'inscrit dans une tentative de s'affranchir sur un plan purement individuel. En d'autres termes, c'est en partie parce que Jende veut se libérer, pallier ces manques, qu'il éprouve le désir de rentrer à Limbé. Le retour cesse d'être ici une simple option pour devenir un besoin vital. Le mot « malédiction » qui revient à chaque fois dans ces propos est très significatif. Si la malédiction s'entend comme le résultat de l'action de maudire, on comprend le poids de ce mot dans ce passage, et cela suscite des interrogations. Ne pas faire ces choses aurait été une malédiction : qui donc est celui qui maudirait Jende ? En l'absence d'une réponse proposée par le narrateur, on est tenté de croire que cette malédiction serait l'oeuvre de la nature, de la divinité. Et si la nature doit maudire Jende pour ne pas s'être rendu compte qu'il était temps de rebrousser chemin, c'est que le retour se veut

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un sentiment naturel. En somme, pour être heureux, pour être en paix, Jende doit rentrer sur sa terre.

De même, Maxime se situe lui aussi dans cette logique du retour salvateur. Sauf que, contrairement à Jende qui est au centre de l'action, Maxime plaint plutôt ceux qui ne voient pas les choses dans la même logique que Jende. Pour lui, le retour est quelque chose d'impératif, car :

Il lui semblait ironique de constater que d'autres étaient expulsés par dizaines de milliers depuis un moment, quand ils auraient tout donné pour rester là [...] sans espoir de faire fortune, sans possibilités de revoir leurs proches. Ils étaient des silhouettes sombres dans un pays qui leur criait quotidiennement son rejet. (CAC : 51)

Maxime n'arrive pas à admettre que des personnes sans espoirs aussi bien de faire fortune que de revoir leurs proches n'arrivent pas à se rendre compte que le bonheur n'est pas dans ce pays et qu'il faut retourner auprès des siens. Deux éléments sont mis en exergue dans ses propos : « revoir leurs proches » ; « faire fortune ». Maxime considère ces deux éléments comme des besoins de base pour toute personne. Il faut noter que l'expression « faire fortune » ici ne doit pas être assimilée à une avidité au gain. Si Maxime utilise cette expression, c'est relativement à l'état d'esprit qui anime ces personnages. Pour eux, l'Occident est le lieu où l'on « fait fortune ». L'expression dans ce contexte va dans le sens de la réussite d'un point de vue financier. Alors, réussir dans la vie tout en ayant ses proches à ses côtés, voilà ce que Maxime prend pour besoin fondamentaux. Pourtant, rester dans ce pays de rêve constitue de facto un handicap à la réalisation de ces objectifs. En gros, il s'agit même de deux réalités opposées. Il est donc curieux, à son avis, de constater que des personnes ne veulent pas admettre cette évidence. Étant donné que le pays d'accueil est incompatible avec ces aspirations, Maxime trouve que rentrer est le seul moyen d'y parvenir. Il faut retourner au pays natal si l'on veut se libérer des chimères. Maxime et Jende partagent ce point de vue et sont convaincus de ce que rester errer en Occident emprisonne l'individu sur un plan personnel. Toutefois, choisir de le faire, c'est aussi s'affranchir d'un point de vue administratif.

I.2.3. Du point de vue administratif

Beaucoup d'immigrés sont généralement en situation irrégulière. Cela fait en sorte qu'ils vivent très souvent avec la peur de se faire arrêter et de se voir expulser. Pour certains, tous les moyens sont bons du moment où ils peuvent les conduire à rester. D'autres par contre devant l'adversité, capitulent. À cet instant, le retour s'apparente à une libération, une volonté

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de s'affranchir de cette peur de se voir un jour expulser. Maxime, par exemple, n'a pas d'existence officielle. Il vit à travers son frère, travaille sous son identité. Sa volonté de rentrer au Mboasu est une tentative de renouer avec une véritable existence et s'inscrit dans un projet tel qu'il l'explique à son frère : « Je pourrais revenir au Nord, fort de cette expérience. Probablement ailleurs qu'en Hexagone. Peut-être en Albion ou en Helvétie. Je demeurerai au sein du groupe en tant que Maxime Kingue» (CAC : 62) Et son frère ne peut que lui exprimer sa joie, malgré lui, de le savoir « libre » après tant d'années passées « sans existence officielle ». Maxime montre par là qu'il n'est pas fermé à un éventuel retour en Hexagone. Seulement, il est d'abord impératif pour lui de repartir sur la terre qui l'a vu naître. S'en aller de l'Hexagone est ainsi un moyen de libération. L'Occident est donc liberticide, par opposition au pays natal qui est le lieu où les dommages causés vont être réparés.

Parlant de dommages, l'Amérique en a tellement causés à Jende. Il n'a pas pu assister aux obsèques de son père. Dans la culture africaine, ne pas pouvoir accompagner son père à sa dernière demeure est quelque chose d'inacceptable dont le souvenir vous hante pendant longtemps. Il n'a pas pu prendre part à ces obsèques parce que sa situation administrative ne le lui permettait pas. Il a conscience de ces dommages et ses pleurs en témoignent :

Papa, oh, papa, pleura-t-il, pourquoi ne m'as-tu pas donné une dernière chance de te revoir ? Eh, papa, comment as-tu pu me faire ça ? Son nez, ses yeux, sa bouche crachaient des fluides de toutes parts. Pourquoi ne m'as-tu pas attendu, papa ? Eh ? Pourquoi m'avoir fait ça ? (VVR : 336)

Jende est doublement choqué. D'abord par le décès de son père, ensuite par la douleur de savoir qu'il ne le verra pas une dernière fois. Tout cela nourrit son envie de retourner dans son pays ; ce retour qui a cette fois-ci des allures de libération.

II. Le refus de l'esclavage et la redéfinition de l'eldorado

Le sentiment du retour qui anime les immigrés à un moment de leur parcours naît aussi de ce que ceux-ci vivent le martyr en terre d'accueil. Ils sont esclaves au quotidien d'une société qui leur crie son rejet et son mépris. D'autre n'en peuvent plus, et veulent se libérer de cet enfer. À ce moment, surgit en eux un réel questionnement sur la perception de l'eldorado. Le pays rêvé qui connotait le bonheur et la fin des souffrances commence à prendre une autre coloration. Ces immigrés se rendent comptent que ce lieu n'est pas le paradis tel qu'ils le croyaient, et que ce paradis qu'ils recherchent se trouve peut-être ailleurs, chez eux-mêmes. La décision du retour découle de l'exaspération, et se mue en une volonté de s'affirmer.

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II.1. Un sentiment d'exaspération

S'il y a une volonté affirmée de la part des immigrés de rompre le lien avec la terre d'accueil, c'est parce que ceux-ci en ont marre de pratiques dont ils sont victimes au quotidien.

II.1.1. La volonté des immigrés de défaire le noeud des abus

Dans Ces âmes chagrines, Valentine et Staff manifestent leur ras-le-bol vis-à-vis de la situation de ce dernier. En effet, Antoine prêtait sa carte à Staff et en tirait d'énormes profits. Fatigué de vivre dans ces conditions, Staff et sa fiancée sont décidés à y mettre un terme. Et la rupture passe par le retour chez soi pour Staff.

Analysant le parcours de l'immigré, Flora Amabiamina nous renseigne que « l'avant dernière étape du parcours des immigrés qui choisissent le retour chez soi, est la prise de conscience d'un autre manque, le pays perdu, la fierté de s'en réclamer » (2017 :210). La situation de Staff confirme cette affirmation. Ce personnage réalise qu'il ne peut plus continuer à vivre dans un espace où il est pratiquement réduit à l'esclavage, condamné à être utilisé par les autres. Plusieurs immigrés se retrouvent régulièrement dans la situation de Moustapha, c'est-à-dire faire appel à des personnes en règle pour pouvoir travailler. S'il est vrai que l'apport de ces personnes peut être perçu comme une aide, la nature de celle-ci reste tout de même à interroger ; car ces personnes les utilisent, se font de l'argent sur leur dos sans le moindre effort. Valentine connait très bien ces pratiques. Le narrateur nous fait savoir que :

Autrefois, elle avait connu un homme vivant uniquement de ce que lui rapportait la location de son titre de séjour à des sans-papiers. C'était facile, puisqu'on prétendait encore que les Noirs se ressemblaient, qu'on ne prenait pas la peine de les regarder, de les connaître en tant que personnes (CAC : 107-108)

Les immigrés victimes de ces pratiques repensent à leur pays d'origine et se demandent s'il n'y a pas mieux pour eux. Le désir du retour qui survient à cet instant résulte d'un véritable sentiment d'exaspération que les coups-bas au quotidien suscitent chez les immigrés.

Si la manifestation de ce sentiment a des allures de rupture avec les personnages de Ces âmes chagrines, l'on observe plutôt une forme de désespoir chez ceux de Voici venir les rêveurs, désespoir quant à la possibilité des lendemains meilleurs. Tout semble s'écrouler. L'avenir est de plus en plus incertain pour Jende. D'abord, « il se trouvait que M. Jones, patron de la société de taxi, n'avait pas de travail pour lui » (VVR: 283) ; sans travail, Jende est conscient de ce que les jours à venir seront très difficiles. Il commence à réaliser que « le

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rêve appartient au monde chimérique et que la réalité est bien plus âpre et moins légère » (Amabiamina, Op.cit. : 207) Cela se confirme à travers la conversation qu'il a avec son épouse un soir :

- Il nous reste encore des économies, dit-elle en posant une main sur ses cuisses

- Et quoi ? [rétorqua-t-il]

- Et quoi ? il ne faut pas trop nous inquiéter, eh ?

- Oui, dit-il en se levant. On s'inquiétera quand tout l'argent sera parti. (VVR : 283)

La réaction de Jende, qui se lève, combinée à ses propos, traduit son désespoir. Il sait que sans travail, sans sources de revenus, leurs économies ne tiendront pas assez longtemps. Leur avenir dans ce pays est plus qu'incertain, les jours à venir n'augurant rien de positif. Toutefois, sa résignation n'est pas immédiate. Il entreprend plusieurs activités dans le but de retrouver leur niveau de vie d'antan. Cela faisait en sorte qu' « il partait avant que Liomi ne soit réveillé et rentrait lorsqu'il était couché » (Ibid.). Le moins que l'on puisse dire c'est que « la chute était dégradante » (Ibid.). Tout cela suscite son courroux et le pousse à envisager le retour dans son pays natal.

II.1.2. Fuir les douloureux souvenirs...

La vie du personnage immigré est faite de souvenirs. Ceux-ci sont à la fois heureux et malheureux, et même parfois douloureux. La particularité de ces souvenirs qui fait partie intégrante de la vie de l'immigré est qu'il est observable sur un double plan. Le plus souvent, les immigrés passent en revue leur vie à partir du moment où ils sont sur le point de tourner la page, c'est-à-dire lorsqu'ils envisagent le retour. Mais parfois, ces souvenirs refont surface lorsqu'ils songent à une nouvelle expérience, après celle qui s'est soldée par le retour. C'est dire qu'il y a des évènements que l'immigré ne saurait oublier d'un coup. Et quand bien même il s'y essayerait, le souvenir s'impose à lui. Lise Mba Ekani l'analysant, pense que « contre l'oubli, le souvenir surgit comme une nécessité absolue » (Op.cit. ; 85). Autant dire que ces personnages ont besoin de ce souvenir qui est à la fois préventif et thérapeutique.

Selon Paul Ricoeur (2000), se souvenir c'est à la fois accueillir et recevoir une image du passé, et aussi la chercher, faire quelque chose. La notion du souvenir fait appel à plusieurs concepts notamment l'expérience, la mémoire et le temps. Notre corpus permet de porter une sorte de regards croisés sur le souvenir. Nous avons d'une part des personnages passant en revue leur expérience émigrative au moment où ils envisagent de tout abandonner -le souvenir ici est donc thérapeutique- et d'autre part, des personnages qui le font lorsqu'ils rêvent d'une nouvelle expérience : le souvenir ici revêt une valeur préventive. Dans l'un et

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l'autre cas, ce sont de souvenirs douloureux permettant aux personnages de se rendre compte de l'importance du pays natal. Jende fait partie de ces personnages auxquels le souvenir permet d'envisager et de mieux planifier le retour. Sa vie en Amérique ne fut pas un long fleuve tranquille. Elle a été parsemée d'embûches et cela a eu des répercussions autant sur son physique que sur son âme. Lorsque sa femme, non satisfaite de la décision de son époux de rentrer, continue de le questionner sur ses motivations, il lui répond :

Ce n'est pas seulement à cause de mon dos [...], ce n'est pas seulement à cause de mon père. C'est à cause de tout ce qui s'est passé. Du boulot que j'ai perdu. De mon problème de papiers. Et bosser, bosser, bosser tout le temps maintenant. Pourquoi ? Pour si peu d'argent ? Jusqu'à quel point un homme peut supporter de souffrir dans ce monde, eh ? Combien de temps encore [...] (VVR : 292)

Révolte, chagrin, peine et désespoir sont entre autres des sentiments et émotions qui se dégagent de ces propos. Face à la dureté de la vie, Jende ressasse tout ce qui l'a conduit là. Évidemment, il s'agit d'un souvenir douloureux, mais thérapeutique, dans la mesure où il lui permet d'aller de l'avant. En l'état actuel, cette décision est bénéfique et beaucoup mieux, comparativement à ce qu'il vit en Amérique.

Contrairement à Jende, Antoine se sert du passé pour mieux planifier le futur. Cela veut dire que chez Antoine, ce n'est pas tant le souvenir de ses expériences qui participe à la construction de sa volonté de retrouver sa terre natale. Il rentre certes par amour pour l'Hexagone et par dégoût du Mboasu ; mais les faits vécus dans cette terre d'accueil lui servent de guide et de conseiller quant à une nouvelle expérience. Passons en revue quelques brèves images qu'Antoine garde de sa terre d'accueil : « ils avaient roulés, serrés les uns contre les autres, sueur contre sueur, huile contre huile, haleines et souffles mêlés » ; « les habitations ne tenaient pas debout, ce n'était même pas des maisons, seulement du métal tordu, des bouts d bois » ; « dans la maison, d'énormes cafards aux ails noires volaient, se posaient sur son [son] épaule, se jetaient dans les plats venants d'être servis à table» (CAC : 79-80).

On constate à travers ces extraits que le passage d'Antoine au Mboasu, de même que celui de Jende en Amérique, n'a pas été une partie de plaisir. C'est ce qui explique qu'Antoine, après son départ, décide que ce Mboasu ne sera jamais son pays . La preuve : lorsqu'il revient plus tard, il n'hésite pas à retourner en Hexagone le plus tôt possible, car il se rappelle tout ce qu'il a enduré en ces terres. Ce souvenir a cette fois-ci une valeur préventive, mettant Antoine sur ses gardes au cas où il envisagerait de séjourner encore quelques temps dans ce pays ; d'ailleurs, il décline l'offre de Maxime qui lui invite à y rester quelques temps.

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Le souvenir a donc partie liée avec la décision des immigrés de retrouver leurs terres natales. De Jende à Antoine, on constate que le souvenir de l'immigré est un élément capable de renforcer ses liens avec son pays d'origine.

II.1.3. Partir pour un impossible (re) retour40

Lorsque le contact avec l'ailleurs a été décevant dans l'ensemble, les immigrés nourrissent des frustrations et ceux d'entre eux qui ont choisi de retourner deviennent des radicaux dans l'âme. Ce choix pour lequel ils optent s'inscrit dès lors dans la vengeance, le repli, développant parfois un sentiment nationaliste aigu. Cela fait en sorte qu'il devient difficile, voire impossible pour eux d'envisager un autre voyage vers ces lointaines contrées qui furent à un moment de leur existence, de lieux rêvés. Joseph Ndinda (2011) a analysé ce qu'il nomme « l'impossible retour », montrant que le retour des immigrés au pays natal est tragique dans la mesure où ces derniers « se retrouvent dans un entre-deux qu'ils ne comprennent pas » (Ndinda, 2011 :175), ce qui fait en sorte que cela n'est jamais heureux. Il faut donc dire que pour lui, ce qui est « impossible » c'est un retour heureux, épanoui et paisible. Cependant, ce n'est pas dans ce sens que nous entendons ce mot ici. Si son impossibilité est due aux changements que l'ailleurs impose à l'immigré, la nôtre est due à la souffrance subie par les immigrés dans ce même lieu. Leur retour est heureux, par opposition à leur séjour, ce qui fait qu'il leur est impossible d'envisager un nouveau départ41 ; ils se rendent compte que contrairement à ce qu'il pensait au début, ces endroits n'ont plus rien à leur offrir.

Le paradoxe est que ces immigrés sont généralement conscients du fait que le lieu de départ dans certains cas, se révèle être bien plus vivable que celui rêvé, et cela longtemps avant qu'il ne leur vient à l'esprit de retourner. Cela peut cependant s'expliquer42, même si ces explications sont discutables. La conversation entre Boubacar et Jende met en lumière ce phénomène du (re) retour impossible. Voici ce que nous dit le narrateur à propos de Boubacar : « bien-sûr, il ne souhaitait pas que Jende retourne au pays. Le Cameroun n'avait rien à offrir de comparable à l'Amérique. Mais cela ne devrait pas pour autant encourager celui qui n'avait plus rien à faire dans ce pays » (VVR : 359). Si Jende est convaincu qu'il n'avait plus rien à faire en Amérique, il paraît évident, qu'une fois retourné chez lui, il

40 Joseph Ndinda parle de « l'impossible retour » pour décrire la relation difficile entre l'immigré et son pays natal. Le retour dont nous parlons ici est celui de l'immigré non pas vers son pays natal, mais vers le pays rêvé une fois que ce dernier a déjà foulé le sol de son pays de naissance.

41 Ce que nous avons appelé « (re) retour »

42 Nous y reviendrons

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n'aurait plus jamais songé à revenir en Amérique. S'il nourrissait encore ces envies, il n'aurait pas pris sa décision aussi facilement. Son incrédulité « cela ne devrait pas pourtant encourager» montre que Jende est convaincu que sa décision est la bonne.

Dans la même logique, Antoine ne souhaite plus retourner au Mboasu. Il est vrai que ses raisons diffèrent de celles de Jende. Les misères de Jende en Amérique sont beaucoup plus d'ordre matériel, tandis que celles endurées par Antoine au Mboasu sont psychiques. Toutefois, les deux hommes affichent clairement un reniement du pays d'accueil. Si la volonté de Jende de ne pas rentrer au Cameroun de sitôt n'est pas explicitement nommée par le narrateur, celle d'Antoine l'est. Le narrateur de Ces âmes chagrines nous fait savoir qu'« en réalité, il ne pensait pas fouler à nouveau le sol du Mboasu » (CAC : 239). Retourner au pays natal laisse croire que les personnages nourrissent une volonté réelle de prendre leur destin entre les mains.

II.2. Une volonté de s'affirmer

Le désir du retour qui anime plusieurs personnages du corpus est certes le résultat d'un sentiment d'exaspération, mais encore et surtout celui d'une réelle volonté de s'affirmer, de reconquérir une dignité perdue et bafouée.

II.2.1 L'expression d'un leadership

Étant donné que l'Occident n'est pas le lieu de réalisation des rêves tel que l'ont compris les personnages du corpus, ceux-ci se retrouvent le plus souvent sous la dépendance des amis ou des frères. Cette situation est inconfortable, toute chose qui les pousse à vouloir prendre les choses en main en rentrant à la case départ. Maxime et Jende sont deux personnages qui voient en le retour un moyen de s'assumer, de se libérer. En Occident, ces deux personnages sont, chacun à sa manière, dépendant d'un ami ou d'un frère. De Maxime, le narrateur nous fait savoir qu'

Il avait passé des années au sein de la banque, protégé par le directeur général en personne, qui avait conservé son secret plus qu'un frère ne l'aurait fait. Ce jour-là, Édouard lui avait dit : `je crois effectivement que nous manquerions de bon sens si nous décidions de nous passer de vous.' Il avait ajouté `et j'aime que vous ne veniez pas larmoyer pour essayer de me donner mauvaise conscience, comme les subsahariens savent bien le faire.' Là-dessus, ils étaient d'accord. Max n'était pas du genre à vouloir qu'on s'apitoie sur son sort (CAC : 53-54)

Ces propos mettent en exergue deux faits. Nous remarquons que Max est un protégé d'Édouard, et qu'il n'apprécie pas cette position dans laquelle il a besoin d'un coup de main

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de temps en temps. Mais on remarque aussi qu'il nourrit le désir d'être le sujet par qui toutes les décisions qui engagent sa vie passent. Son désir de retourner se lit ici telle une volonté de s'affirmer, une volonté de se prendre en charge sans avoir besoin d'une aide quelconque. La réalisation de ce désir est difficile dans cet endroit, or son pays natal l'attend à bras ouverts.

De même, Jende est fatigué de devoir compter sur son cousin Winston. Sa vie en Amérique est tumultueuse, et son cousin lui est venu en aide à plusieurs reprises. L'annonce de son licenciement par son patron Edwards constitue le début de la crise qui l'attend : « Je suis profondément désolé Jende, dit-il, mais je vais devoir me séparer de vous » (VVR : 277). Rappelons que ce boulot qu'il est en train de perdre, c'est son cousin qui le lui avait trouvé. Il en a assez fait pour lui, et Jende lui en est reconnaissant :

Si l'argent commence à manquer, si l'un de nous tombe malade, alors qui va nous aider ? Winston va devenir père de famille. Il va se marier, avoir d'autres enfants. Ses petites soeurs vont avoir leur diplôme à l'université de Buea l'année prochaine, et Winston devra les faire venir ici. Winston ne sera plus là pour nous sauver. Et même s'il était, je suis un homme ! Je ne peux pas continuer à attendre que mon cousin me vienne en aide à chaque fois (VVR : 345).

Jende comprend que l'avenir s'annonce très sombre. Son cousin sur qui il a toujours compté ne sera plus là. Il se rappelle qu'il est un homme. Et en tant que tel, il doit pouvoir conduire sa propre vie, gérer ses problèmes sans attendre l'aide de quiconque. Il assume néanmoins ce statut dans les débuts car, lorsque sa femme a voulu reprendre son service dans une maison de santé, il s'y est opposé fermement. Pour lui, « sa femme devait rester à la maison [encore qu'elle était enceinte]. Il était l'homme ; c'était à lui de prendre soin d'elle » (VVR : 285). Seulement, il se rend compte que pour assumer pendant longtemps sa qualité d'homme capable qu'il revendique, l'Amérique n'est pas le cadre idéal. Il faut penser à rentrer au Cameroun. Cette volonté est donc l'expression d'un leadership, un moyen de de prendre les choses en main, de s'affranchir.

Tout comme lui, Neni rêve de s'affranchir. Sauf qu'à l'inverse de son mari, elle veut plutôt s'affranchir du lourd fardeau qui pèse sur les épaules de l'immigré clandestin. Elle est prête à tout oser pour enfin devenir, elle aussi, maitresse de la situation. Les arrangements immoraux auxquels elle est prête à se soumettre (divorcer de son époux, contracter un mariage blanc et se remarier avec son époux) ne veulent pas dire qu'elle n'aime pas son époux. Tout au contraire, c'est l'expression même d'un amour profond. Elle veut trouver un moyen de les libérer de la clandestinité, d'être celle par qui ce salut passe.

II.2.2 Le désir des immigrés d'accéder à la vérité

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En plus de l'expression d'un leadership, la volonté de renouer avec le terroir se veut aussi quelques fois un moyen pour les immigrés d'échapper au mensonge, de retrouver la vérité qui, comme ils s'en rendent compte à leur dépens, ne se trouve point dans cet "ailleurs". Dès lors que l'immigré a compris qu'il y a une frontière entre le lieu d'arrivée tel que pensé avant le départ et tel qu'il le vit, il réalise enfin qu'il s'est laissé tromper. Certains préfèrent entretenir ce mythe d'un ailleurs idyllique auprès de leurs frères et amis vivant sur le continent, ce qui fait dire à Gérard Keubeng que

L'Occident donne en effet une image que l'on rapprocherait volontiers de celle qu'offraient les murs de la citée des Dames [...] Parce qu'elle est le symbole de la réussite de par son développement économique, offrant de ce fait une aisance matérielle à ses habitants, la France [et l'Occident en général] est pour de nombreux ressortissants d'Afrique, le lieu où l'on ne manque de rien. (Op.cit., 113)

En réalité, s'il en est ainsi, c'est aussi, et surtout, en partie à cause de ces immigrés qui refusent de dire la vérité aux leurs. C'est à croire qu'entretenir ce mensonge participe à assurer leur survie. En revanche, d'autres ne supportent pas ce mensonge. Jende fait partie de cette catégorie. Il est vrai que son épouse et lui ont eu la même image de l'Amérique. Sauf qu'une fois la vérité découverte, sa posture change. Sa volonté de retourner est ici un moyen d'accéder à la vérité, de vivre loin du rêve. À ce sujet, il dit : « Que ceux qui ont perdu la raison croient aux mensonges et restent ici à jamais, en espérant que la situation s'arrangera et qu'ils seront heureux un jour » (VVR : 369). Quant à lui, il a retrouvé la raison.

Maxime lui également n'accepte pas de vivre dans la fourberie. Ce qui est particulier chez lui c'est que, à la différence de Jende, il n'a jamais rêvé de « l'Hexagone comme une sorte de paradis terrestre [...] il ne croyait pas au paradis » (CAC : 50). Son arrivée dans ce pays lui permet de conforter ce sentiment. Il sait que l'Occident n'est pas le lieu de la félicité ; d'ailleurs,

S'il avait tenu à demeurer dans ce pays, cela n'avait été que pour valoriser son diplôme, apprendre ce qui n'était pas enseigné dans les salles de cours, ce qu'il aurait besoin de savoir pour exercer convenablement son métier, une fois retourné au pays. Il n'osait s'avouer qu'il était également resté dans l'espoir de retrouver Thamar, même s'il n'était plus certain de pouvoir la reconnaître. (Ibid.)

Ainsi, deux choses motivent l'arrivée de Maxime en Hexagone : poursuivre ses études et retrouver sa mère. C'est ce qui explique qu'une fois ces deux objectifs atteints, il décide de rentrer. S'il est vrai que cette décision intervient avant même qu'il ne retrouve sa mère, ces retrouvailles constituent donc un plus qui le motive davantage à fuir ce pays de mensonge. Lorsqu'il dit à son frère « je m'envole pour le pays dans deux semaines [...], je pourrai donc

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redevenir moi-même » (CAC : 61), à savoir, retrouver son identité officielle et sa propre nature, c'est-à-dire la dignité, la vérité, loin de ce pays où tout est faux, ou tout est mensonge ; ce pays où l'on ment pour vivre, pour survivre, où l'on ment pour exister.

II.2.3. Panser les plaies du passé

Le retour se veut également, pour les immigrés, une volonté de panser les plaies de l'expérience douloureuse. Ici, il n'est pas seulement vu dans le sens d'un voyage vers la terre d'origine. Il s'agit d'un retour croisé. En effet, l'immigré qui passe plusieurs années dans un lieu en porte généralement une marque. Elle peut être heureuse ou douloureuse. Certains retournent chez eux pour effacer ce souvenir douloureux ; tandis que d'autres, une fois rentrés, ont besoin d'effectuer un autre voyage vers l'ailleurs pour pouvoir panser leurs plaies. Ce cas de figure est généralement observable chez les personnages qui ont éprouvé un énorme choc psychologique dans le lieu d'accueil.

Antoine a beaucoup souffert lors de ses passages au Mboasu, le pays de sa mère. Ces voyages qu'il assimilait au rejet de la part de sa mère ont eu des répercussions sur lui d'un point de vue psychologique. Lorsqu'il retourne dans son pays natal, il ressent en lui une sorte de vide, un manque à combler. Lorsqu'il décide de repartir plus tard rendre visite à son frère devenu malade, ce nouveau départ a des allures de thérapie. Antoine sent qu'il doit guérir de quelque chose qu'il ne sait pas encore. Il a des plaies dans l'âme, causées par ce qu'il prend pour le rejet de sa mère et qui s'est matérialisé par des vacances au Mboasu. Ses retrouvailles avec le vieux Masoma, Maxime, « nourrisson piégé dans un corps d'adulte » (CAC : 271), la découverte de la photo de Modi chez le vieux, sont entre autres des éléments qui permettent à Antoine de panser les plaies du passé. En même temps, il ressent de la satisfaction d'avoir fait la lumière sur un certain nombre de choses. Le narrateur nous dit que c'était ce jour-là, celui de la découverte de la photo, qu' « Antoine avait véritablement commencé à dépasser les blessures du passé pour se tourner enfin vers les jours à venir » (CAC : 277).

Son retour dans cet ailleurs est donc le moyen pour lui de guérir des plaies du passé. Jende de son côté est convaincu que « le pays natal reste le pays natal » quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse. Lorsque, parlant de leur pays, il dit à son cousin : « c'est notre gouvernement et c'est notre pays. Nous l'aimons, nous le détestons, mais c'est toujours notre pays » (VVR : 418), il manifeste une volonté de garder la tête haute afin de sortir de cet endroit qui a été un enfer. Se rassurer qu'il faut préférer son pays malgré tout et au-delà de tout, lui permet de guérir des douleurs du passé ; car il a pris la bonne décision, qu'il ne

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regrettera pas. Le « bienvenue eh, [qu'il se dit à lui-même] tandis que les lumières de sa ville apparaissent au loin » (Ibid.) témoigne de cette paix intérieure qu'il a enfin retrouvé, preuve que désormais, tout est derrière lui. De même, lorsqu'il demande à son fils de deviner où ils sont et que ce dernier réponde « à la maison ? », on peut y lire cette joie, cette fierté retrouvée dans la famille. Le mot « maison » que son fils utilise ici a une charge émotionnelle significative. Il ne s'agit pas seulement de la maison, mais de la seule vraie maison.

III. Contraintes et enjeux liés au retour

Rendu à l'évidence que le pays rêvé n'était pas la terre promise tel qu'envisagé au départ, certains immigrés envisagent de faire marche-arrière. Seulement, ce choix n'intervient pas de façon spontanée. Une étude de Didier Bariani43 citée par Cathy Thioye rapporte que

Le choix du retour est et doit rester un acte volontaire car il ne faut pas oublier que toute immigration est souvent une épreuve, celle de l'exil, toujours plus ou moins involontaire. Et cela d'autant plus qu'un certain nombre de migrants ne souhaitent pas, en arrivant en France, conférer un caractère permanent à leur présence ni d'abandonner leurs us et coutumes. Leur but n'était pas de s'y installer, mais d'y trouver du travail dans une économie d'abondance (Cathy Thioye, Op.cit., 54)

« Un acte volontaire », telle est justement la logique dans laquelle s'inscrivent les retours des personnages décrits dans ce corpus. Toutefois, si la volonté y est, celle-ci reste tout de même menacée. En effet, plusieurs facteurs participent à freiner la mise en exécution de cette volonté. Ces facteurs sont d'ordre socio-économique et psychologique ; cependant, ces immigrés évaluent les enjeux relatifs à ce retour, afin de se rassurer que leur décision est la meilleure.

III.1. Du point de vue socioéconomique

Les immigrés, bien que décidés à rentrer, font face à plusieurs facteurs qui rendent la mise en oeuvre de ce projet difficile. Cependant, ils estiment que ce choix est à la fois bénéfique pour eux et pour le pays natal.

III.1.1. La peur d'un nouveau départ

Devoir tout reconstruire, se retrouver dans les mêmes conditions que celles d'avant le départ, sont entre autres des éléments qui font peur aux immigrés lorsqu'ils envisagent de repartir chez eux. Ceux dont l'expérience n'a pas été une réussite du point de vue socio-économique désirent rentrer, bien que cette idée les emmène à réfléchir davantage. S'il est

43 Les immigrés, pour ou contre la France

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vrai que le lieu d'arrivée n'est pas une terre promise, celui de départ, lui aussi, n'offre plus aucune garantie, de possibilités. Il est synonyme de « manque [...], c'est-à-dire qu'à première vue, il devrait être traumatique » (Amabiamina, Op.cit., 205). La question que ces immigrés se posent est celle de savoir comment réussir dans ce pays qui est le leur quand il n'a rien à leur offrir ; car, faut-il peut-être le rappeler,

Au Mboasu, les habitants ne possédaient rien de signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait bientôt rationné. Les richesses minières et forestières avaient été bradées aux pays du Nord. Les dividendes de ces opérations lucratives, confisqués par une élite gloutonne, dormaient sur des comptes numérotés, pendant que le petit peuple crevait la bouche ouverte (CAC : 170)

Dans un climat semblable à celui du Mboasu, il est évident que rien n'a la chance de prospérer. C'est à croire que les habitants de ce lieu sont condamnés à la misère pendant très longtemps encore. Une telle situation, bien évidemment, est beaucoup plus propice à la fuite de ses habitants vers des contrées où il y a encore d'espoirs et des choses à conquérir. Et pour les candidats au retour, il s'agit d'une réelle mise en garde. Il en est de même pour le pays d'origine de Jende. La peinture que le narrateur en fait est désolante :

Jende allait devoir rentrer chez lui. Il allait de voir rentre dans un pays où la possibilité d'une vie meilleure était l'apanage d'une poignée de gens bien nés, dans une ville que fuyaient quotidiennement les rêveurs comme lui. Jende et sa famille devait devoir rentre à New-town [...] La honte, Jende pouvait vivre avec, mais échouer en tant que père... (VVR : 72)

Dans les pays de Maxime et de Jende, la situation socio-économique est de nature à décourager quiconque songerait à s'y installer. Qu'ils veuillent y remettre les pieds au-delà de tout est un acte salutaire. Pour eux, cet endroit représente davantage qu'un simple lieu. Ils réalisent qu'il leur revient la tâche de construire le construire, de poser les jalons d'une société prospère où les possibilités de réussite ne seront non plus « l'apanage d'une poignée », mais à la portée de tous. L'enjeu du retour ici est le désir ardent de faire partie des acteurs d'une nouvelle génération, une génération dénuée de rêveurs et composées de personnes qui accomplissent, qui luttent afin que le jour puisse enfin se lever.

III.1.2. Les réactions de l'entourage

« L'échec forme-t-il la seule raison qui motive la décision de retour au pays laissé ? », s'interroge Flora Amabiamina (2017 : 107). Bien évidemment, au regard du corpus en étude, la réponse est négative. On constate qu'ici, l'échec constitue non pas une raison, mais une contrainte, une entrave à la décision de certains immigrés. Ils éprouvent la peur parce que leur

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vie au pays rêvé ne fut pas une réussite sur le plan socio-économique. Sauf que ce n'est pas l'échec en lui-même qui pose problème ici, c'est la réaction de l'entourage. Étant donné que les personnes restées sur le continent ont pour la plupart une image édénique de l'Occident, ils s'attendent à ce que celui qui revient de ces contrées soit bourré d'or et d'argent. Comment leur faire comprendre que la réalité est bien plus âpre, là est la question difficile que se posent les candidats au retour. En réalité, cette image que ces personnes attendent d'eux est la même que ces immigrés se représentaient bien avant leur départ. C'est ce qui fait Betty dire : « j'ai entendu beaucoup de choses folles dans ma vie, mais jamais que quelqu'un quittait l'Amérique pour retourner dans son pays » (VVR : 281).

Betty, amie de Neni, ne conçoit pas le fait que quelqu'un puisse quitter l'Amérique après qu'il y est arrivé. Pour elle, l'Amérique est le seuil de la réussite sociale. Et quand bien même il lui arriverait de ne pas réussir, rentrer chez elle n'est pas l'option envisageable. Dans ces conditions, l'Amérique représente une sorte de refuge, un gilet de sauvetage, le moyen par lequel elle entretient l'image déformée que les autres sur le continent ont d'elle. Le simple fait pour elle de rester aux USA est un motif de gloire, de satisfaction.

Thamar se situe dans le même sillage. Elle « aurait pu prendre cette décision [celle de retourner] il y avait longtemps, mais le courage lui avait manqué » (CAC : 133). En retournant dans ce pays, les poches vides, elle fait preuve de courage. Le narrateur explique que « Thamar avait songé qu'il était impossible, inadmissible de retour chez soi en vaincue. Être partie si loin, si longtemps, rentrer les mains vides » (134). Thamar juge cela impossible. Mais il est important de savoir que sa crainte ne se situe pas d'un point de vue personnel. Elle ne voulait pas rentrer en « vaincue », car le faire serait accepter d'être la risée de tout le monde, de donner l'image de celle qui s'est faite vaincre par l'Occident. Sa crainte est donc due aux réactions de son entourage, aux moqueries auxquelles elle s'expose par cet acte. Les sacrifices consentis et les prières formulées à l'endroit de l'immigré qui va vers les contrées lointaines sont destinés à le protéger, à l'aider à braver tous les obstacles qu'il rencontrera en chemin. Il n'est pas question qu'il revienne en vaincu. Ce complexe pousse malheureusement bon nombre d'immigrés à vivre dans l'errance et la clandestinité plutôt que de retourner.

D'ailleurs, n'eut été l'arrivée salvatrice de Maxime dans la vie de Thamar en Hexagone, tout montre que sa vie aurait été une misère pour toujours. Elle ne serait jamais sortie de cette rue où elle avait élu domicile. Maxime est celui qui lui redonne le sourire, lui permet de lever la tête et de comprendre qu'il faut parfois oser, ou que la crainte du retour par peur de railleries est une absurdité. Ainsi, Thamar part de la rue pour rentrer chez elle, la tête

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haute, les poches non remplies bien évidemment, mais avec l'honneur et la joie, la dignité et la fierté, la fierté d'être enfin redevenue une personne ; ce droit que l'Hexagone lui refusait.

III.1.3. Servir ou faire servir

Lorsque la peur de la réaction de l'entourage est surmontée, certains commencent à planifier leur retour. On a d'un côté ceux qui, bien qu'ayant échoué en Occident, veulent préserver l'image de la personne auprès de qui il faut se prosterner. Pour eux, le simple fait d'avoir vécu en Occident leur octroie des pouvoirs sur leurs proches. Ils font tout pour marquer la distance et se comporter en rois, une personne à qui on doit des services, simplement parce qu'ils sont revenus des contrées inaccessibles. Neni fait partie de cette catégorie. Son expérience en Amérique ne peut pas être considérée comme réussie. Si au départ elle n'entendait pas retourner tel que le suggérait son époux, elle a bien fini par l'accepter. Elle doit suivre son mari dans leur pays. Toutefois, elle s'arrange à maquiller son retour afin qu'il ne puisse pas être perçu tel un échec. Elle s'est arrangée à faire des achats : « faux sacs, Chanel, Gucci, et Versace », « bijoux bon marché, lunettes de soleil et chaussures, postiches et tissages, crèmes, parfum et maquillages, tout cela pour prouver aux filles de vertes de Limbé qu'elle ne jouait pas dans la même cour » (VVR : 411). Les vêtements que Cindy lui avaient donnés, quant à eux,

Seraient réservés pour les grandes occasions. Neni avait décidé de les porter aux mariages et anniversaires afin de montrer à ces filles que même si elle était rentrée au pays et vivait à présent parmi elles, elle n'était pas des leurs. Elle était maintenant une femme de haut rang, portant des habits de marques ; une femme avec laquelle aucune d'entre elles ne pouvait rivaliser. » (VVR : 419)

Neni se soucie du paraître ; elle veut être une déesse que les filles de Limbé louent.

On observe un changement entre les attitudes respectives de Neni et de Thamar. Convaincue que son expérience n'a pas été une réussite du point de vue financier, Thamar préfère se focaliser sur l'expérience qu'elle a acquise et qu'elle pourra mettre au service des siens. Son retour sera bénéfique aux gens de chez elle. Elle pourra leur apporter autre chose que l'argent, quelque chose qui ne s'achète pas. Elle savait que :

Sa présence au Mboasu [aurait] un sens. Si elle n'était pas riche sur le plan matériel, elle avait une expérience à partager. Nombreuses étaient celles qui, parmi les jeunes femmes défavorisées de ce pays, étaient prêtes à tout pour s'en aller. Traverser le désert jusqu'aux limites du continent, tenter leurs chances là-bas, de l'autre côté, au Nord. Là où, disait-on, l'âme des subsahariens avaient été emprisonnée dans des

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musées, dans des collections privées, dans des coffres de banques,

depuis des générations (GAG: 172)

Dans ce pays où les jeunes femmes croyaient au paradis terrestre, Thamar pourrait donc se positionner en véritable guide. Elle qui a tâté du doigt la réalité, elle pourra déconstruire ce mythe en lequel ses compatriotes continuent de croire et les chimères qu'ils entretiennent. Son retour est donc autant salutaire que bénéfique. Il est riche et prodige, salvateur et heureux.

III.2. Du point de vue psychologique

Les contraintes et les enjeux liés au retour des immigrés ne s'inscrivent pas uniquement dans une dynamique socio-économique. On note également une dimension psychologique importante. Les enjeux à ce niveau s'inscrivent à la fois dans une logique individuelle et collective. Individuelle dans la mesure où c'est ce qu'ils ont à perdre ou à gagner qui est mis sur la balance ; et collectif parce que leur action tient aussi compte, le plus souvent, de leurs proches restés au pays.

III.2.1 Fuir une nouvelle expérience traumatisante

Nombreux sont ces immigrés qui, à l'idée de devoir rentrer chez eux, craignent d'y vivre une expérience plus douloureuse que celle vécue en terre d'accueil. Jende et son épouse en sont des exemples. Bien que ceux-ci envisagent de retourner dans leur pays, ils vivent avec la peur au quotidien, une peur qui leur fait avoir des songes étranges pendant la nuit. Une nuit, « Jende rêva des coups à la porte et d'hommes étranges en uniforme l'arrachant à sa femme qui s'évanouissait et à ses enfants en pleurs » (VVR : 251) ; tandis que Neni, pour sa part, rêva qu'elle retournait dans « un Limbé étrangement vide, une ville dépourvue de jeunes et d'ambitieux » (Ibid.) , ne comptant plus que les « trop vieux, les trop jeunes et les trop faibles pour fuir jusqu'aux lointaines terres des riches, ces terres qui n'existaient plus à Limbé » (Ibid.). Ces cauchemars du couple Jende sont l'expression de leurs craintes. Jende rêve d'une expulsion de la part de la police de l'immigration « hommes étranges en uniforme ». Sauf qu'il ne s'agit pas d'une simple expulsion. Celle-ci est synonyme d'un nouveau départ. S'il se voit en train d'être arraché à sa femme et ses enfants, cela signifie qu'il redevient le célibataire qu'il fut à Limbé avant la rencontre de Neni. Or l'expérience qu'il a connue à Limbé, il ne veut plus la revivre.

Neni, bien que contrainte au retour par son époux, ne partage pas cette idée. Elle appréhende cet acte tel un désastre, une catastrophe capable de décimer son être tout entier. Le Limbé pour lequel elle n'avait plus d'yeux et en lequel elle a cessé de croire, elle ne veut plus le revoir. C'est la raison pour laquelle Limbé dans son rêve se mue en un lieu désert, un

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enfer sur terre, un cimetière de rêves et d'ambitions. Tous deux redoutent ce Limbé qui représente parfois, pour eux, la misère.

Moustapha, lui aussi, a eu peur à un moment donné, de regagner le bercail. Lui qui en est parti en héros, craint de devoir le retrouver tel un moins que rien ; l'Hexagone devient pour lui un refuge. Il ne veut plus entendre parler de son pays :

Cela faisait longtemps que sa famille n'avait plus de ses nouvelles, depuis qu'il avait raté sa licence en économie, rasant les murs d'un eldorado que les circonstances avaient transformées en tombe. Il avait été l'aîné de la fratrie, le seul fils. L'obligation lui était faite de réussir pour prendre soin des autres. C'était cela la solidarité subsaharienne, telle qu'on la lui avait enseignée : le poids de la réputation, de la prospérité d'une communauté entière, reposant sur les épaules d'un seul individu. (CAC : 106)

Moustapha est conscient que sa famille compte sur lui. Il sait qu'en tant qu'aîné, c'est à lui qu'il revient la charge de tirer les autres vers le haut. Or il n'a pas encore réussi, donc il n'en a pas les moyens. Dans ces conditions, rentrer sera perçu comme un échec sur le plan personnel, mais aussi une honte pour toute sa communauté. Il a préféré la clandestinité parce qu'il redoute ce pays où tout le monde l'attend en roi, pourtant il n'en est pas digne. Chez Moustapha, Neni et Jende, on note que la peur d'un retour vers la souffrance constitue une entrave aussi bien à l'éclosion du sentiment du retour qu'à sa mise sur pied effective.

III.2.2. Fuir les railleries

Étant donné que l'Occident connote le bonheur aux yeux de nombreux Subsahariens, les personnages qui n'ont pas réussi craignent de devenir la risée de leurs frères s'ils retournent au pays. Neni décide de se battre pour empêcher cela. Elle le fait parce qu'elle est convaincue et partage l'idée que « quiconque partait loin de chez lui ne revenir sans avoir amassé une fortune ou réalisé son rêve » (VVR : 353), elle devait se battre afin que « jamais, elle-même ou ses enfants ne deviennent l'objet des quolibets » (Ibid.). Neni sait que Limbé est une ville ou beaucoup se soucient des apparences. Elle ne veut pas y retourner dans ces conditions de peur que tout le monde se moque d'elle. D'ailleurs, elle pose à son époux une question qui la préoccupe : « et comment les gens vont-ils nous regarder ? » (Ibid.), question à laquelle ce dernier qui semble s'affranchir peu à peu des peurs et des moqueries répondra : « et c'est ça qui t'inquiète, eh ? [...] tu veux passer le reste de ta vie comme ça car tu as peur que les gens se moquent de toi ? » (Ibid.) Neni a peur et honte. Peur parce que son Limbé connote la misère, honte de ce que les gens diront sur elle et penseront d'elle. Elle estime que

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Limbé n'a rien à lui offrir car après tout, dit-elle, « pourquoi vouloir aller ailleurs quand on était en Amérique ? » (VVR : 85)

Thamar semble avoir la réponse à cette question. Elle qui a passé pas mal de bon moments en Hexagone, elle sait combien il peut y faire bon vivre. Seulement, elle sait aussi qu'aucun plaisir n'équivaut à celui que procure la terre de ses pères. Une fois retournée, elle réalise que les craintes et les peurs éprouvées autres fois étaient puériles, comme le fait remarquer le narrateur :

Sur la terre de ses pères, Thamar avait compris combien la crainte du rejet avait été une sottise. Au Mboasu, elle était à la maison. Elle était une personne. Ce n'était pas seulement le pays premier, c'était le pays [nous soulignons] ; son nom, même s'il n'était pas glorieux, y signifiaient quelque chose, avait sa place. (CAC : 171)

L'exemple de Thamar enseigne qu'il faut se surpasser, qu'il faut transcender la peur lorsque surgit la volonté de retourner au pays de ses pères car, au-delà de tout, c'est le seul endroit qui ne vous criera jamais son mépris et son rejet. Vous y êtes chez vous, vous êtes vous-même.

III.2.3. Surmonter les peurs

Concrétiser l'idée de retour qui anime les personnages à un moment de leur vie d'immigré est un moyen pour eux de surmonter leurs peurs. Si la pulsion du retour peut être perçue dans ce cas tel « un état d'esprit lié à l'étrangeté de leur situation en métropole, le paradis transformé [devenant] un espace [étouffant] duquel il faut sortir » (Ndinda, Op.cit. : 152), il reste que sa mise en pratique peut aussi se lire telle une tentative de dépassement de soi. Les enjeux de ce retour ici sont doublement positifs dans la mesure où l'immigré parvient à oublier sa vie de misère vécue en Occident, et à briser les chimères autour de l'immigration. Lorsque cette peur de retourner hante Jende et son épouse, celle-ci se confie à lui en ces mots : « j'ai parfois peur et j'ai envie d'en parler avec ma soeur. J'ai trop peur, je ne veux pas retourner à Limbé, je ne veux pas » (VVR : 146), ce à quoi il répond : « j'ai peur Neni aussi Neni, tu crois que je n'ai pas peur ? Mais est-ce que la peur a déjà fait quelque chose pour quelqu'un ? Nous devons être forts pour protéger Liomi [...] nous ne pouvons même pas un seul instant penser à l'expulsion. Nous devons continuer à vivre » (Ibid.).

Cet extrait met exergue la peur du couple Jende face à un éventuel retour. Mais le plus important est la réaction de l'homme au cas où la volonté persiste. Ses propos traduisent une réelle volonté de sa part de vaincre cette peur. De quelle manière ? Là est toute la question. Pour l'instant, il sait que la peur ne sauve pas. Ils doivent continuer à vivre. Surmonter ses peurs en continuant à vivre et en éloignant de lui l'idée de l'expulsion, tel est le credo de Jende.

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À ce niveau, il convient de trouver des moyens pour à la fois vivre et vivre tranquille ; voilà pourquoi il ne cesse d'entreprendre des démarches dans le but de régulariser leur situation. Il garde la tête haute, le sang-froid, jusqu'à ce qu'il réalise que demeurer dans un pays qui ne veut plus de lui peut être une grosse erreur. En homme de parole, il ne donne pas à l'Amérique l'occasion de l'expulser. Il entreprend cette fois-là des démarches pour raccourcir son séjour et repartir volontairement chez lui. Il finit donc par vaincre sa peur.

Dans cette logique, son retour est une réponse à l'interrogation formulée par son épouse peu avant : « est-ce que la peur a déjà fait quelque chose pour quelqu'un ? » Thamar, Maxime, Moustapha ou encore Antoine ont tous répondu à cette question, chacun à sa façon, et la réponse est non. Thamar a accepté de suivre Maxime au Mboasu, malgré l'angoisse qui l'a saisie lorsqu'il le lui a suggéré. Moustapha a également pris sur lui de retrouver sa terre natale, volontairement, la tête haute. Pour Antoine, la question ne s'est jamais posée car il n'y a jamais pensée, ce désir ne l'a jamais effleuré.

Dans ce chapitre, nous avons analysé le retour des personnages vers la terre natale. On a pu observer qu'il part d'une idée, laquelle naît à un moment de la vie de l'immigré, lorsqu'il est confronté à des difficultés. Et c'est non sans mal que l'immigré s'y résoud. Contrairement à la position de chercheurs sur la question, notamment celle d'Omar Abdi Farah (2015) qui estime que « s'il y a retour dans la littérature de l'immigration clandestine, c'est seulement un retour forcé. », nous avons pu établir, à partir de notre corpus, que ce n'est pas toujours le cas. Dès lors, il importe de nuancer le regard porté sur les retours dans les romans de l'immigration, fusse-t-elle clandestine ; car ceux que nous analysons sont des constructions personnelles émanant d'un projet volontaire à la base. Toutefois, loin de ce que l'on pourrait croire, ce sont des retours, somme toute, heureux.

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CHAPITRE 4 :

INTENTION NARRATIVE ET PROJET ARGUMENTATIF :
PLAIDOYER CONTRE L'IMMIGRATION CLANDESTINE

Au-delà de la simple mise en scène, de la description des personnages dans leur milieu de vie parfois précaire, des obstacles auxquels ces personnages font face et des décisions qu'ils prennent, une dimension argumentative sous-tend les oeuvres du corpus. Dans chaque situation décrite, chaque acte posé par un personnage, on peut lire une volonté réelle de Miano et de Mbue de dénoncer, de conscientiser et de mettre en garde. De manière générale, on perçoit à travers leurs romans une volonté réelle de freiner l'immigration clandestine, à défaut de la stopper définitivement. L'immigration telle que voulue et perçue par ces auteures est un phénomène qui devrait se poser en s'opposant à la dimension clandestine qui fait des immigrés des perpétuels esclaves condamnés à l'errance, à la mendicité et à l'esclavage quelques fois. On note également une volonté d'éveiller les consciences, d'emmener les Subsahariens à reconsidérer leur vision de l'ailleurs. S'il est vrai que bon nombre de personnages qui s'y lancent le font pour améliorer leurs conditions de vie, ces auteures nous montrent, à travers certains personnages, que l'accès aux biens matériels n'est pas une fin en soi, car on peut être aisé sur un plan matériel et souffrir dans sa chair. Dénoncer, conscientiser et dissuader sont entre autres des visées argumentatives qui sous-tendent les oeuvres de notre corpus.

I- L'immigration comme moyen de consolidation des liens et redéfinition du bonheur

Habituellement, certains projets d'immigration se forgent sur un fait : la quête du bonheur. Les personnages qui entreprennent de partir de leur lieu d'origine pour des contrées lointaines le font parce que ces deux espaces sont généralement mis en opposition. Ces deux univers entrent en conflit. Le premier est associé au malheur et le second au bien-être. Pour de nombreux immigrés, aller dans les pays occidentaux est un gage de réussite car ils y feront fortune, élément fondamental pour être heureux, estiment-ils. Or Mbue et Miano s'inscrivent en faux, à travers ces deux romans, contre cette perception. Pour elles, l'immigration devrait s'entendre non pas comme un désir de faire fortune mais un moyen de rapprochement des peuples et des familles. Et quand bien même certains immigrés croiraient que faire fortune serait synonyme de bonheur, elles déconstruisent cette croyance en mettant en scène des personnages, riches mais malheureux. Mais avant d'y arriver, il serait intéressant de montrer que ces auteures n'en veulent pas totalement aux personnes qui optent pour le départ car il n'est parfois que le résultat d'une mauvaise politique gouvernementale.

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I.1 La consolidation des liens

Pour Mbue et Miano, l'immigration devrait être un moyen de rapprochement des familles et non un moyen d'accession au bonheur. Mais avant de rentrer dans ces détails, il serait intéressant de voir ce qui engendre même ces phénomènes migratoires et que les auteurs dénoncent.

I.1.1 Partir : fruit d'une mauvaise politique gouvernementale

S'il y a tant de candidats au concours de l'immigration (clandestine le plus souvent), c'est parce que ceux-ci n'ont généralement pas le choix. En réalité ils sont victimes d'une politique gouvernementale qui les oppresse, ne leur laissant aucune lueur d'espoir et aucune certitude quant à des lendemains meilleurs. Aussi, les personnages qui comprennent qu'ils n'ont plus rien à gagner dans leurs pays, essayent-ils de tout faire pour s'en sortir dans un autre lieu bien plus loin où ils espèrent que leur situation s'améliorera au fil du temps. L'Ailleurs devient, à ce moment, un refuge pour les personnages qui n'avaient plus vraiment le choix. La description que le narrateur de Ces âmes chagrines fait du Mboasu interpelle:

dans leur propre pays les habitants du Mboasu ne possédaient rien de signifiant, on pouvait penser que l'air lui-même serait bientôt rationné. Les richesses minières et forestières avaient été bradées aux pays du nord. Les dividendes de ces opérations lucratives, confisquées par une Elite gloutonne donnaient sur des comptes numérotes pendant que le petit peuple crevait la bouche ouverte» (CAC : 170).

Cet extrait montre à suffisance en quoi la vie au MBOASU est synonyme de misère et de souffrance. Dans un contexte ou le « petit peuple crevait », il est évident que ce dernier commence à questionner sérieusement sa présence en ces terres et se dise que rien ne l'y retient.

Derrière ces propos du narrateur, on peut voir une dénonciation du mode de gouvernance du Mboasu ; une gouvernance qui ne se soucie point de son peuple. Le gouvernement est donc responsable en partie de la fuite de son peuple qui a cessé de croire et d'avoir confiance en lui. Le phénomène est propre à plusieurs pays du Sud. C'est entre autres l'une des raisons qui ont poussé Jende à émigrer aux USA, laissant au loin le pays où, selon lui, il n'y a pas d'espoir. Le bas peuple est condamné à souffrir de générations en générations dans ce pays où les chances de réussites sont minces, sinon inexistantes. Se confiant à son patron sur les motifs de son départ, il déclare : (VVR : 53)

monsieur, il n'y a pas de bon ou de mauvais travail dans mon pays. Parce que tout travail est bon au Cameroun. Le simple fait d'avoir un endroit où aller quand vous vous réveillez le matin est une bonne

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chose, Monsieur Edwards. Mais l'avenir ? Le problème est là Monsieur. Je n'avais même pas le droit d'épouser ma femme...

Aussi tristes qu'ils paraissent, ces mots décrivent la réalité du lieu d'origine de Jende ; un lieu dénué d'espoirs, où un petit groupe formé de ceux venant « d'une famille qui a un nom » (Ibid.) s'est accaparé les richesses au détriment du peuple. La situation est à un niveau où le citoyen a perdu toute confiance en son pays, toute assurance. Or celui-ci est censé le protéger, c'est à lui que revient la charge de lui donner des moyens d'une vie acceptable. Si une nation vomit ses citoyens, c'est à raison qu'ils pensent à s'en aller. Ils ont le sentiment d'être des étrangers chez eux. Mbue dénonce donc cette gestion calamiteuse des gouvernants du Sud et les tient pour responsables de l'exil de leurs concitoyens.

Bien plus qu'une cause alimentaire, Moura (1999) voit en la migration au coeur de plusieurs romans le résultat d'un dysfonctionnement total de la part des pays de ces immigrés plombés par la corruption de grande envergure. Le peuple n'aspire plus à rien dans son propre lieu natal, il est convaincu que ce dernier n'a plus rien à lui offrir. C'est ce qui explique par exemple le fait que « les filles du Mboasu, la tête farcie de délires chimériques, squattaient les web cafés de Sombé ou de Nasimapula s'inscrivant sur des sites de rencontres à la recherche de l'homme blanc » (CAC : 172). Cette situation montre que ces filles sont désormais convaincues que le salut ne viendra pas de l'endroit où elles se trouvent actuellement, mais d'ailleurs. Elles ont cessé de croire et s'en remettent à la chance, celle de trouver un homme blanc. Le Blanc ici connote le bonheur, celui existant ailleurs, loin de ces terres de souffrance et de malheur. Ces terres où aucun rêve n'est plus possible. Ce départ des Africains vers l'Occident renforce le regard péjoratif que les Occidentaux portent sur le continent africain.

Ils sont de en plus convaincus qu' « être pauvre en Afrique cela n'a rien d'exceptionnel [car] tout le monde ou presque est pauvre là-bas » (VVR : 139). C'est en ces mots que Cindy Edwards parle du continent africain. Derrière ces peintures faites par les personnages de Ces âmes chagrines et Voici venir les rêveurs, on perçoit une réelle dénonciation de la gouvernance dans les pays d'Afrique. Les personnes censées assurer un partage équilibré des richesses nationales ne le font pas, ce qui pousse le bas peuple à candidater à l'émigration. Toutefois, au-delà de cette dénonciation, qui tend à dédouaner les personnages immigrés, Miano et Mbue proposent leur vision l'immigration.

I.1.2 Un voyage de découverte et d'apprentissage

Voyager devrait relever non pas d'une quête du bonheur mais d'un désir de découvrir et d'apprendre. Telle est la vision qui se dégage des oeuvres du corpus. Ce qui amène un

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individu à partir de sa maison doit s'inscrire dans l'ordre des besoins élémentaires : apprendre, découvrir. Les personnages qui s'inscrivent dans cette logique n'ont pas beaucoup de soucis dans leur vie. Vince s'efforce d'expliquer à Jende « tous les mensonges sur l'Amérique qu'on [lui a] mis dans la tête » (VVR : 118). Il veut lui faire comprendre qu'il est absurde pour un homme de débarquer en Amérique avec l'idée de faire fortune, se disant que l'Amérique est le pays de tous les bonheurs. Mais Jende semble incrédule et lui rappelle qu'« aucun homme ne peut lui faire penser que l'Amérique n'est le meilleur pays du monde » (Ibid.).

À travers cet échange entre eux, Vince essaye de faire comprendre à Jende qu'il ne faut pas construire son projet de voyage sur un désir de faire fortune car l'Amérique [et tous les pays de rêve] ne distribue pas de l'argent aux gens. Il serait hasardeux de croire que le simple fait d'y mettre les pieds changerait votre vie. Ce qui fait problème, pense Vince, c'est que

Les gens refusent d'ouvrir les yeux et de voir la vérité parce qu'ils préfèrent rester dans l'illusion. Du moment qu'on les abreuve de mensonges qu'ils veulent entendre, ils sont contents. La vérité ne les importe pas» (ibid.).

L'intéressant avec Vince est qu'il prêche par l'exemple. En dépit de la richesse de ses parents, de l'influence de son père, de sa condition d'enfant bien né, de sa « supra » nationalité américaine, il décide d'aller en Inde. Jende, bien évidemment est surpris par sa décision qu'il juge insensée. Les deux n'ont pas la même vision de l'immigration. Vince et Jende sont des modèles opposés. Le premier considère l'immigration tel un simple voyage de découverte et d'apprentissage contrairement au second qui y associe un peu de découverte, mais davantage le sentiment de fuir la misère matérielle. Le voyage de Vince pour l'Inde est une réponse à tous les rêveurs. En effet, de voir quelqu'un abandonner le pays qui les fait rêver les emmènera à s'interroger. L'Inde est relativement « insignifiant » par rapport à l'Amérique. Or c'est là qu'il choisit d'aller. À travers ce voyage, Mbue donne une nouvelle dimension du phénomène de l'immigration. Les gens doivent apprendre qu'on ne choisit pas d'émigrer dans le seul but de devenir riche, mais pour bien d'autres raisons, découvrir ou apprendre par exemple.

Apprendre est justement l'une des raisons pour lesquelles Maxime a émigré en Hexagone. Il y est allé dans l'intention de poursuivre ses études, donc d'acquérir de nouveaux savoirs. Ce n'est pas le désir de s'enrichir qui a primé dans son projet de voyage car, en réalité, s'installer pour longtemps en Hexagone n'a jamais été ni le rêve ni le désir de

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Maxime. Il y est venu pour un but précis et compte bien retourner une fois que celui-ci est atteint. Telle est l'une des conceptions de l'immigration selon les auteures du corpus. Cesser de voir en l'ailleurs un lieu qui transformera nos souffrances matérielles, mais plutôt un lieu de tourisme et d'apprentissage. De cette manière, les immigrés pourront taire les préjugés nourris par les Occidentaux et se sentir enfin des hommes.

I.1.3 S'affirmer en tant qu'homme

Il ne faut pas souscrire à la théorie de l'ailleurs ou rien. C'est ce qui ressort des textes de notre corpus. Le faire incite les migrants à opter pour le chemin de la clandestinité, et le pays rêvé devient pour eux une sorte de refuge. Dans ces conditions, il leur est difficile de retourner chez eux sans avoir amassé beaucoup d'argent. Et puisque cet objectif se révèle souvent une chimère, ils sont condamnés à errer en Occident. La conséquence est qu'ils sont nombreux à se voir expulser comme des malpropres, n'étant pas le plus souvent en règle. En gros, ces auteures s'élèvent contre la clandestinité qui place les sujets en situation de condamnés. Le plus choquant est que lorsque la loi s'applique à ces personnages, qu'ils doivent être expulsés, ceux-ci sont prêts à tout pour éviter de retourner d'où ils viennent. Miano et Mbue plaident donc pour une non souscription à la théorie de l'ailleurs ou rien car les personnages qui pensent l'ailleurs différemment sont beaucoup plus respectés et font preuve de dignité.

Maxime est un exemple ici. Miano utilise ce personnage pour dénoncer tous ceux qui rêvent de l'ailleurs en tant que « paradis terrestre ». Son attitude dans le roman est en déphasage avec celle de beaucoup d'autres personnages. C'est la raison pour laquelle vis-à-vis de ceux-là qui attendaient que le miracle se produise et qui sont finalement expulsés, Maxime « trouvait qu'ils exagéraient, manquaient de dignité » (CAC : 52). Ils exagéraient parce qu'ils n'auraient pas dû s'entêter à rester là et attendre un miracle du ciel ; ils manquaient de dignité parce que celle-ci impose de faire la distinction entre le rêve et la réalité. Pour Maxime, « on ne pouvait pas se comporter ainsi lorsqu'on allait être reconduit sur la terre de ses pères » (ibid.) Ces attitudes ne contribuent pas à faire d'eux des hommes dignes, ce qui l'amène à s'en offusquer. Il faut savoir faire preuve de dignité. C'est ce que pense Mbue et contrairement à Miano qui dénonce, elle propose le modèle à suivre. Ce modèle se trouve en Jende. Il a bataillé enfin d'éviter de se faire expulser. Il n'a pas été « jusqu'auboutiste », il a su faire preuve de recul au bon moment. Là c'est un acte de dignité. À défaut de voyager dans le but d'une simple découverte ou d'apprendre, savoir dire stop quand les choses tournent

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mal. Il faut s'affirmer, c'est-à-dire savoir prendre de bonnes décisions, cesser de croire qu'on fera fortune ailleurs, encore que cela n'est pas un gage de bonheur.

I.2 La redéfinition du bonheur

Dans l'imaginaire de plusieurs personnages mis en scène dans les romans de l'immigration, le bonheur se mesure à la quantité de biens matériels que l'on possède. Aussi le pays natal étant parfois incapable de les satisfaire sur le plan matériel, le prennent-ils pour le lieu de tous les malheurs, par opposition aux pays occidentaux dont ils n'ont qu'une infime connaissance par le biais de la télévision, de leurs frères et amis partis et qui se plaisent à entretenir ce mythe bien qu'ayant parfois échoué. Ces pays représentent le bonheur à leurs yeux. Les auteures du corpus de notre étude proposent une lecture croisée qui permet de redéfinir la conception du bonheur. En effet, Mbue met en scène des personnages aisés sur le plan matériel mais qui ne sont pas heureux, tandis que Miano Nous fait voir des personnages modestes financièrement parlant, mais très heureux.

I.2.1 Le douloureux contraste

Jende et Neni sont arrivés en Amérique dans le but de connaitre le bonheur. Jende décroche un boulot de chauffeur auprès d'un grand patron chez Lehmann brothers, Clark Edwards. Pour lui, son patron (qui a beaucoup d'argent) est un homme heureux, un homme comblé. Les qualificatifs mélioratifs qu'il associe à son patron au quotidien le démontrent à suffisance « homme bien », « homme comblé ». Mais il réalise au fil du temps qu'au-delà de cette apparence heureuse, malgré le luxe insolent dans lequel baigne Edwards, ce dernier souffre dans sa chair. C'est un homme qui n'a pas la paix intérieure. Tant au boulot qu'à la maison, il a des ennuis. Il est préoccupé par la situation de son fils qui s'en allé du foyer familial, tel que le démontre cette conversation tendue qu'il a au téléphone un de ces jours : « non absolument pas [...] pourquoi ? Quand est-ce qu'il t'a dit ça ?... Tant pis ... Je vais l'appeler tout de suite ... Non, je ne suis pas furieux [...] » (VVR : 56).

De son côté, son épouse a son lot de soucis. Elle qui est habituée à être vue dans les grands magasins, dans de belles voitures, parée de bijoux et de vêtements de grands couturiers, sert un spectacle désolant à Neni après qu'elle a pris quelques verres de trop dans le but de fuir la réalité misérable de sa vie :

La femme toujours élégante et apprêtée qu'était madame Cindy gisait sur le matelas, la tête contre le dossier du lit, des mèches de cheveux collées à son visage en sueur, les bras inertes, un filet de bave sur le menton, la bouche à moitié ouverte» (VVR : 133).

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Neni réalise, face à ce spectacle, que les apparences sont extrêmement trompeuses. Cindy qui paraissait imperturbable, heureuse se révèle être une personne à qui la joie refuse de sourire. Neni réalise que les biens matériels ne suffisent pas à rendre heureux car malgré « tout cet argent [...] Elle meurt dans son lit » (VVR : 320). La situation du couple Edwards est une véritable invite à la reconsidération du bonheur. Celui-ci n'est pas dans le matériel tel que le pensent plusieurs immigrés. Certains personnages de Ces âmes chagrines l'ont compris et vivent heureux. Le bonheur, c'est davantage qu'amasser beaucoup d'argent. Valentine par exemple, « était heureuse de lui annoncer [à Antoine] qu'ils allaient se marier, Staff et elle. Ensuite [...] ils s'installeraient sur le continent » (CAC 104). On a des exemples qui peuvent être pris pour contre exemples eu égard à la représentation commune. Nous avons d'une part, un couple riche sur le plan matériel, mais qui n'est pas heureux. D'autre part, un couple modeste mais qui n'a pourtant rien à envier aux autres. Il serait nécessaire, voire impératif pour les immigrés de repenser l'ailleurs, de redéfinir leur vision du bonheur. Il y a des choses beaucoup plus importantes, s'occuper de sa famille par exemple. Et si l'immigration doit être un moyen de rapprochement des familles, celle-là, les auteures du corpus ne s'y opposent pas car la famille participe à l'atteinte du bonheur.

I.2.2 Voyager pour rapprocher les familles : chemin vers le bonheur

L'immigration telle que suggérée par Miano et Mbue à travers ces deux oeuvres, se veut aussi un moyen de consolidation des liens familiaux. S'il faut entreprendre le voyage de sa terre natale vers des contrés lointaines dans le but de revoir ses proches avec qui l'on a perdu le contact physique ou non pendant longtemps, ce voyage-là est à encourager. Thamar a quitté le Mboasu pour l'Hexagone dans le but de rejoindre son bien-aimé. S'il est vrai que les mobiles de ce départ peuvent être questionnés dans la mesure où l'Hexagone représentait pour Thamar le lieu du bonheur, de la réussite et de toutes les autres formes de rêve, il reste qu'elle a aimé cet homme. De même, on peut interroger cet amour en lui opposant l'argument selon lequel elle serait orgueilleuse, dont il n'y a que son bonheur personnel qui compte. Mais là encore, on est bien forcé de croire que Thamar a aimé Pierre autant dans sa joie que dans sa maladie tel qu'en témoigne le passage ci-dessous :

L'homme avait depuis peu des ennuis de santé, des difficultés rénales qui le clouait au lit. Il semblait souffrir, mais tenait farouchement à ne pas mourir, s'accrochait [...] elle se trouvait dans la position de garde malade. » (CAC 125-126).

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Il est évident que pour une femme ayant suivi un homme par intérêt, supporter ces épreuves est une entreprise bien difficile. Thamar a donc voyagé par amour, pour rejoindre son amant.

Si le voyage de Thamar peut être perçu telle une volonté de se rapprocher de ses proches, celui de Maxime, en revanche l'est beaucoup moins. Deux raisons justifient le départ de Maxime du Mboasu pour l'Hexagone. La première, la majeure, nous l'avons évoquée plus haut, était d'ordre académique. La seconde, non moins importante, était une tentative inespérée de retrouver sa mère. L'Hexagone représente à ses yeux « le pays qui lui avait ravi sa mère ». Il y va alors avec l'espoir de retrouver celle-là, « même s'il n'était plus certain de la reconnaitre » (CAC : 50). Voilà la vision de l'immigration que proposent les auteures du corpus à travers leurs oeuvres. Un simple voyage dans le but de consolider les liens de famille ou d'amitié. Toutefois, le cas de Jende reste très ambigu. Il est arrivé en Amérique avec l'aide de son cousin Winston. À ce niveau, on peut voir une volonté de renforcer les liens. Il fera venir son épouse par la suite, ce qui rentre encore dans la même logique. Mais le problème est l'intention des personnages. Jende et son épouse nourrissaient l'ambition de faire fortune dans ce pays. L'immigration telle que voulue ici, est dénuée de la recherche effrénée des biens matériels. Pour ce faire, il faut cesser de penser à soi et mettre en avant le bien de la famille.

I.2.3 la famille une entité suprême

Les auteures du corpus plaident pour une reconnaissance de la place de la famille dans les actes entrepris. En effet, plusieurs immigrés, lors de leur projet de voyage jusqu'au départ, ne pensent qu'à eux-mêmes, à leur propre vie. Ils entendent réussir, devenir riches et être heureux. Ainsi, ils passent à côté de beaucoup de choses qui leur paraissent insignifiantes mais qui, parfois, se révèlent un lourd fardeau qu'ils risquent de transporter durant toute leur vie : il s'agit de la place accordée à la famille dans leurs priorités. Épris d'un désir orgueilleux et vaniteux de la réussite, ils abandonnent généralement leurs parents, frères, enfants et amis pour tenter l'aventure. Deux cas l'illustrent : Thamar et Jende.

Ces deux personnages ont dû abandonner leurs "gens" pour fuir la dure réalité du pays et s'envoler vers la terre promise, et tous les deux finissent par réalisent qu'ils se sont trompés. Thamar pour chercher la réussite a dû mettre sa mère et ses enfants de côté. Ceux-ci, comparés à ce à quoi elle aspirait n'avait pas d'importance à ses yeux. Mais, ce rejet a nourri un sentiment de vengeance et de mépris chez Antoine vis-à-vis d'elle, elle réalise son tort. Elle culpabilise de n'avoir point reçu l'amour de son fils Antoine qui est le seul à ne lui avoir pas pardonné ses erreurs et ce qu'elle continue de regretter éperdument. Sa conversation avec

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Maxime au sujet du pardon d'Antoine à son égard témoigne cette douleur profonde qui l'habite. Maxime semble étonné du comportement du fils de Thamar car, d'après lui, c'est Antoine qui devrait demander des excuses, ce à quoi elle répond :

N'élève pas la voix, fils. À toi aussi, je dois demander pardon, je le sais. Je ne mérite même pas de me tenir ici à tes cotés. Il tenta de comprendre: mais que crois-tu lui apporter? Elle répondit que même si c'était absurde, elle donnait à Antoine une raison de vivre. Il lui importait énormément de faire quelque chose pour lui, elle ne saurait quoi d'autre lui offrir (CAC : 138)

Thamar réalise en quoi la famille est plus importante que tout et mérite de faire partie des priorités. Jende, lui aussi, a abandonné son père et s'en est allé. Il est vrai que son cas peut être interprété autrement car ce qui le motivait était le souci de sortir de la misère et de rendre sa famille heureuse. La preuve, sa prompte réaction lorsqu'on lui annonça depuis Limbé que son père est malade. Par la suite, il n'a cessé de s'en vouloir après son décès. Il est inconsolable non seulement pour sa mort, mais davantage parce qu'elle est survenue quand il était très loin de lui. Il va sans dire que Jende regrette quelque peu d'avoir opté pour le départ. D'ailleurs, la disparition de son père constitue l'un des facteurs qui accélère la mise en exécution du projet du retour qui l'animait déjà. À travers les exemples de Jende et Thamar, ces auteurs invitent à une reconsidération de la famille. En somme, si les projets d'immigration ne doivent pas être rattachés à la recherche du bonheur, si ce bonheur-là doit être redéfini. Il reste que les auteures du corpus voient également en le monde entier un village planétaire

II. L'immigration comme expression d'une citoyenneté universelle

Nous sommes de plus en plus dans un contexte où il est clairement établi qu'aucun peuple ne peut s'en sortir sans l'autre, que la rupture des frontières constitue un élément fondamental pour la construction d'un vivre-ensemble sincère et durable. Miano et Mbue partagent ce point de vue. De leurs romans, une des autres visions qui en sort est celle du monde tel un village planétaire. Il n'est pas convenable qu'au XXIe siècle, le renforcement des frontières soit de mise. Pour ces auteures, voyager participe à l'expression d'une citoyenneté universelle dans la mesure où chacun devrait pouvoir se sentir chez-soi partout. Elles s'inscrivent d'une part en marge de l'immigration clandestine qu'elles dénoncent et déconseillent parce que participant à rabaisser l'homme et en marge du repli identitaire, d'autre part. Il faut savoir s'ouvrir aux autres, les comprendre, recevoir ce qu'ils ont de positif à nous offrir et leur donner en retour ce que nous possédons.

II.1 Non à l'insidieuse clandestine: être chez-soi partout

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Imbolo Mbue et Léonora Miano, à travers leurs oeuvres, déconseillent l'immigration clandestine. Si le but est de faire du monde un village planétaire de telle sorte que tout le monde se sente chez-soi partout où il va, alors il faut éradiquer le virus de la clandestinité car il place l'homme dans une posture de faiblesse et renforce les préjugés à son endroit.

II.1.1 Nature du départ ..../réaction face au retour

Pour mieux comprendre en quoi l'immigration clandestine constitue un handicap à l'expression d'une citoyenneté universelle, il est intéressant de voir la manière dont les départs des immigrés sont envisagés. Ces départs portent en eux les germes d'un conflit profond. Blaise Tsoualla nous renseigne que

Si la migration des étudiants africains en Occident pendant la période coloniale et dans les années d'indépendance est un mince filet fait des boursiers bénéficiant de l'attention des gouvernements respectifs, cette même migration est aujourd'hui une vague déferlante sans ressource et en quête de pitance (Tsoualla Op.cit., 266)

C'est justement à ce niveau que se pose le problème. Les départs sont devenus aujourd'hui des refuges pour des personnes aux abois à la recherche d'une énergie salvatrice. Dans ces conditions, il est évident que leur séjour ne se passe pas tel qu'ils le prévoient car ils sont dans l'illégalité. Le problème est que bon nombre de ces personnes arrivent de manière régulière (touristes ou étudiants) et se retrouvent dans la clandestinité une fois que leur visa a expiré. Jende arrive en Amérique en tant que touriste grâce à son cousin qui, lui, a déjà la nationalité américaine. Sauf que Jende savait en avance qu'il ne s'y rendait pas pour faire du tourisme. Il envisage de déposer une demande d'asile afin d'obtenir cette nationalité qui s'avère un impératif. Se trouvant dans l'impossibilité de l'obtenir, il ne peut que se retrouver dans la clandestinité qui sourit dans un premier temps.

Maxime, quant à lui, a rejoint l'Hexagone avec de nobles objectifs : mener des études. Seulement, il s'est fait berné car « on lui a vendu une fausse carte de séjour dans les murs de l'ambassade ». Maxime se retrouve donc dans une situation de clandestinité forcée. Tout porte à croire que jamais il ne l'avait envisagé. On peut donc émettre des réserves sur son cas. Ceux que Miano incrimine peuvent être qualifiés « d'ultra », des clandestins affirmés et assurés. On peut admettre que par l'entremise de certains facteurs le projet de départ ait été plombé ou mal assuré d'une part et, d'autre part, que ces immigrés ont été victimes d'une arnaque quelconque. Ce qu'il est difficile de comprendre et qui s'avère problématique, c'est que une fois sur le terrain, bien après avoir constaté que la réalité était très différente des représentations nourries en terre natale à propos de cet "eldorado», ils s'obstinent à demeurer dans ces lieux en

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choisissant de devenir clandestins pour toujours. Le narrateur nous décrit la vie sur le continent africain, montrant en quoi la volonté de ses habitants d'aller en Occident et de vouloir y demeurer à tous les prix relève de la mauvaise foi (CAC : 52) :

C'était cela la vie sur le continent: pas clinquante, mais pas humiliante non plus. Il n'avait manqué de rien sur le plan matériel et, s'il avait fallu renoncer à travailler au Nord, il n'aurait pas fait tout ce cinéma. Comme s'il n'y avait plus rien à attendre, rien à espérer des espaces subsahariens.

Miano dénonce cette manière des migrants de faire comme si en dehors du paradis perdu dans lequel ils vivent, il n'y avait plus un autre lieu propice à la vie. Cette attitude fait d'eux des personnes auxquelles on ne voue aucun respect, on ne saurait accorder la moindre considération.

II.1.2 Combattre le sentiment d'étrangéité

Miano et Mbue pensent que pour pouvoir se sentir chez soi partout, il faut combattre le sentiment d'étrangéité qui naît parfois de ce que l'on se retrouve dans un pays qui n'est pas le sien et d'où on a l'impression d'être rejeté. Ce sentiment d'étrangéité tel que nous l'avons décrit précédemment, se traduit souvent de deux manières : du côté du personnage immigré et du côté de sa société d'accueil. Du côté du personnage, il se développe lorsque celui-ci ne veut pas s'adapter à son pays d'accueil et préfère vivre enfermé. Il se veut donc étranger à son nouveau milieu. Mais il peut bien arriver que l'immigré veuille faire corps avec sa société d'accueil, laquelle lui oppose une fin de non-recevoir. Dans l'un comme dans l'autre cas, se sentir étranger empêche l'immigré de vivre sa citoyenneté universelle. On ne peut pas se sentir chez soi quand on est victime de rejet et de mépris, ou alors quand on rejette et méprise un lieu où l'on est pourtant appelé à vivre un moment. Jende et Antoine en sont des illustrations. Leurs attitudes face au pays d'accueil s'excluent mutuellement.

Antoine n'a jamais aimé le Mboasu et ne s'est jamais disposé à l'aimer. Lors de ses différents passages dans ce pays pendant ses années d'enfance, il nourrissait du rejet et du mépris à son endroit :

Le garçonnet avait décidé que ce Mboasu ne serait jamais son pays. Il ne ferait pas le moindre effort pour composer avec ce nouveau monde, compterait les jours jusqu'à son départ pour l'Hexagone [...] ces gens eux-mêmes ne le reconnaissaient pas comme un des leurs. Ils l'épiaient à la dérobée, l'appelait Muna Mukala, le petit blanc. C'était parfait. Ils admettaient en le baptisant de la sorte, qu'il n'appartenait pas à leur monde ». (CAC : 80)

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Antoine est victime de rejet et rejette lui-même les autres. Cela fait en sorte qu'il se sent étranger au quotidien. Ce sentiment d'étrangéité est un handicap à la citoyenneté universelle telle que voulue par les auteures. Jende à l'inverse fait tout pour aimer l'Amérique. Il veut s'adapter à ses contours. Il est vrai que les conditions de son départ sont différentes de celles d'Antoine, mais sa posture rejoint les souhaits des auteures. Il ne voue aucune forme de rejet à l'Amérique, il aime et affectionne ce pays dans lequel il se sent chez lui, comme en témoigne cette conversation son patron :

Je ne m'inquiéterais pas une minute pour Vince si j'étais vous, monsieur. Même s'il reste là-bas, il sera heureux. Regardez-moi monsieur, je vis dans un autre pays que le mien, et je suis heureux [...] un homme peut trouver sa maison partout, monsieur (VVR : 167).

Sans toutefois rentrer dans le débat sur les conditions et les modalités de la présence de Jende en Amérique, notons que l'état d'esprit qui l'anime est le bon. Un homme, en réalité, doit pouvoir et même devoir trouver sa maison partout. Les notions de territoire, pays et continents ne doivent être que des indicateurs géographiques. Un homme doit se sentir heureux partout.

II.1.3 Encourager les amitiés sincères

Pour l'éclosion d'une citoyenneté universelle, il faut encourager et prôner les valeurs universelles telles que l'amitié, la vraie à travers le monde. Miano et Mbue nous montrent à travers le corpus que nouer de bonnes amitiés favorise entre autres le sentiment d'être à son aise dans tous les quatre coins du monde. Cela se voit avec Maxime dans Ces âmes chagrines et Jende dans Voici venir les rêveurs. Maxime ne se serait jamais tirer d'affaire si son patron et ami Édouard n'avait pas été à ses côtés. Édouard a ouvert son coeur à Maxime et lui a fait se sentir moins malheureux durant tout son séjour en Hexagone.

C'est lui qui a assuré sa protection au sein de l'entreprise quand il a trouvé du travail. Il a encore participé à la promotion et à l'affectation de Maxime au Mboasu. Maxime annonçant son départ pour l'Hexagone à son frère Antoine, affirme : « Édouard, mon boss et moi-même en avons parlé en toute franchise. Je pourrais revenir au nord, fort de cette expérience probablement ailleurs qu'ici, dans l'Hexagone [...] J'y gagne dans tous les cas » (CAC : 62). Maxime est en train de retourner au Mboasu, s'étant fait un vrai ami en Hexagone. Cela fait en sorte que Maxime ne pourra jamais se sentir étranger s'il lui arrivait de revenir en France, tout comme Édouard lui aussi ne se sentirait pas étranger s'il lui arrivait de faire un voyage pour le Mboasu. Ces amitiés à travers le monde sont des vertus à promouvoir,

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tant elles participent au rapprochement des hommes et des peuples. Il en est de même pour Jende.

Autant que pour Maxime et Édouard, la relation qui lie Jende et Clark Edwards dans le récit de Mbue est celle de patron/employé. Mais, contrairement à Maxime qui a eu une relation amicale avec son patron bien avant son départ, Jende et Clark renforcent leurs liens à la veille du retour de Jende à Limbé. Clark est prêt à tout essayer afin d'éviter à Jende de retourner dans son pays : « Je suis sûr qu'il doit avoir un moyen de faire rester les gens travailleurs comme vous dans ce pays ». « Écoutez, [...] le directeurs des services de l'immigration est un très bon ami de Stanford » (VVR : 410). Clark s'en veut à la limite, de n'avoir pas su ni pu faire quelque chose plus tôt. Jende, pour sa part, est heureux de savoir que son désormais ex-patron et nouvel ami se soucie de lui. Cette nouvelle amitié qui se concrétise d'ailleurs par les deux mille dollars que lui donne Clark montre à suffisance que si jamais Jende devait retourner en Amérique, cette fois dans la légalité, il pourrait compter sur le soutien de Clark et se sentirait encore plus chez lui. Miano et Mbue promeuvent donc ces amitiés sincères et justes à travers le monde, lesquelles sont d'une manière certaine un pas effectué vers la citoyenneté mondiale. Toutefois, il faut rompre les frontières identitaires et s'ouvrir à l'autre de tout coeur.

II.2 Partager sa culture avec celle des autres et découvrir la leur : Non au repli identitaire

Concevoir un citoyen universel implique, au-delà de la répression des frontières, une réelle ouverture aux autres. Miano et Mbue se positionnent contre le repli identitaire en invitant les hommes à s'ouvrir davantage, à aller à la rencontre des autres peuples dans le but de tirer profit de leurs qualités et de leur apporter ce qu'eux aussi ont de meilleur. Mais avant de présenter les modalités d'une telle vision, il serait intéressant de s'appesantir un instant sur les bases théoriques dans lesquelles s'enracine cette vision.

II.2.1 Un « un fond humain universel »

Dans son recueil de conférences paru en 2011, Habiter la frontière, Léonora Miano propose une théorie sur ce qu'elle nomme les « identités frontalières ». Elle y fait l'apologie de la citoyenneté mondiale. Pour elle, tous les personnages auraient un « fond humain universel », quelque chose qui serait propre à tous les humains, et qu'il faudrait mettre en avant au-delà des pulsions égoïstes qui créent en nous des sentiments de rejet, d'exclusion autant qu'elles favorisent le repli identitaire. Nous sommes dans un contexte de grandes

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tensions identitaires, de survalorisations des identités au détriment de ce qui est commun, comme le constate Miano. Elle célèbre la citoyenneté universelle et pourfend les particularités qui, pour elle, n'ont pas vraiment de sens. Pour éclaircir le concept de « fond humain Universel », voici ce qu'elle dit :

Le meilleur moyen d'illustrer ce qu'on entend par fond humain universel, c'est de s'appuyer sur l'exemple des langues. Il y'en a d'innombrables si nous n'apprenons pas la langue de l'autre, il est difficile de le comprendre. Pourtant, le simple fait qu'il en possède une lui aussi, signifie que, comme nous, il a une pensée, un imaginaire, une vision du monde. Nous devrions donc être en mesure de l'identifier clairement comme un frère humain. D'ailleurs la communication est toujours possible. Nous savons bien que l'histoire a prétendu le contraire, qu'elle a classé les humains selon les critères fabriqués, se permettant de dénier la qualité d'hommes à des peuples entiers. (Miano, 2011 : 21-22)

La métaphore de la langue que Miano utilise dans ce passage est très significative. En effet, la langue ici renvoie à l'homme. La pluralité des langues, désigne la diversité des peuples et des cultures. Il est absurde de penser que l'on pourrait s'en sortir sans avoir besoin de l'autre. La connaissance de cet autre est fondamentale, car elle nous permet de prendre conscience de la diversité ; de savoir que l'autre peut avoir une vision différente de la nôtre, toute chose nous permettant d'avancer. Et pour connaître l'autre, il faut aller à sa rencontre, apprendre sa culture, parler sa langue. En effet, qu'on le veuille ou non, le monde évolue vers cette vision d'un village planétaire, et ne pourront s'en sortir que ceux qui accepteront de composer avec l'autre. La relation que Mbue établit entre les personnages conforte également cette vision. Elle conçoit le monde à l'image d'un carrefour et les différents pays qui le constituent tels les routes de ce carrefour. Il suffit juste de marquer un pas de chaque côté, pour comprendre qu'on est toujours au même endroit, c'est-à-dire chez soi. C'est au moins la lecture que l'on peut faire des propos de Jende lorsqu'il dit à Edwards :

Tout ira bien, Monsieur. Nous avons déjà un passeport américain pour ma fille. Elle reviendra quand elle sera prête, et peut-être qu'un jour elle déposera une demande, pour que son frère obtienne aussi la nationalité. Sinon, mon fils ira au Canada, et ma femme et moi, nous pourrons aller les voir dans les deux pays. (VVR : 411).

Jende et son épouse, originaires de Limbé, ne trouvent pas de problèmes, à ce que leurs enfants soient des Américains, Canadiens. C'est dire qu'ils ont compris que dans les conditions réunies, un homme peut faire sa vie dans n'importe quel endroit du globe et y trouver son compte. De même Valentine, dans Ces âmes chagrines, qui est française, blanche, désire aller s'installer en Afrique pour y faire sa vie. Elle a grandi avec les Africains, appris à

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les connaître et doit même en épouser un. À l'instar Jende, Valentine a compris que les notions de frontières n'ont plus de sens, et que seule l'aventure au monde est gage d'un avenir meilleur.

II.2.2 Accepter la différence sans jugement.

Reconnaître que le monde représente plusieurs unicités dans un ensemble présuppose qu'on prenne en compte les différences. En effet, s'il importe de connaitre l'autre, de s'ouvrir à lui, de le comprendre, afin de se sentir partout chez-soi, il est surtout nécessaire d'éviter de juger ses habitudes et ses agissements, car le faire sur la base de notre propre culture, c'est tenter implicitement de comparer les cultures, de les classer, de les hiérarchiser. Miano et Mbue prônent à travers les oeuvres du corpus, une citoyenneté universelle, qui suppose que les hommes doivent se passer de leurs préjugés, accepter leurs différences et regarder tous ensemble dans la même direction. Ce n'est pas aux hommes de dire si la culture des autres est « bonne » ou « mauvaise ». Mais c'est à eux qu'il revient le devoir d'accepter l'autre en dépit de ses différences ; d'apprendre de lui. Cela ne veut pas absolument dire que les uns doivent copier chez les autres ce qu'ils ont de différent. Si cette différence leur semble bonne, ils sont libres de l'épouser. Mais si tel n'est pas le cas, ils n'ont pas le droit de la condamner, ils doivent plutôt chercher à la comprendre. La conversation de Fatou Neni et son professeur illustre à suffisance cette acceptation de la différence :

- Je parie que vous ne connaissez pas beaucoup d'hommes qui ont des petits copains -dit le professeur

- Fatou secoua la tête, Neni ne pouvait plus fermer la bouche. `'Je ne connaissais pas d'hommes gay dans mon pays, répondit Fatou, mais il y'en avait un dans mon village-là qui marchait comme une femme [...] mais il avait une épouse et des enfants, alors personne ne disait « gay ». Nous n'avons même pas de mot pour gay. Donc je suis ravie de faire votre connaissance. (VVR : 91)

Ce passage met en évidence, l'acceptation de la différence. Fatou vient d'une culture, où le mot « gay » n'a pas de signification, où il n'existe pas tout simplement. Mais ce qu'il faut aussi rappeler c'est que dans cette culture de Fatou, les hommes soupçonnés d'entretenir des relations avec d'autres hommes ne sont pas bien vus par la société. Au-delà de la loi qui interdit formellement cette forme d'union, celle-ci est vue telle une malédiction, un sacrilège. Partant de ces considérations, on se serait attendu à ce que Fatou tremblât en apprenant cette nouvelle et s'énerve contre le professeur. Or telle n'a pas été sa réaction. Elle se dit ravie de faire sa connaissance et lui propose même ses enfants, au cas où il voudrait en adopter.

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Difficile dans la culture de Fatou de retrouver des personnes prêtes à laisser leurs enfants fréquenter des personnes soupçonnées d'être gay. Pourtant, Fatou le fait. Il ne faut pas voir en l'attitude de Fatou une quête d'intérêt, une volonté de placer ses enfants à la charge d'un autre, fut-il homosexuel, pour s'en débarrasser. Non, il ne s'agit pas de cela. Fatou incarne ici, le symbole de l'acceptation de la différence. Le symbole du non-jugement. Mbue utilise Fatou pour appeler, les hommes à moins de rigueur et à plus de tolérance.

Antoine est un exemple à part, contrairement à Fatou qui incarne le pardon et l'acceptation de l'autre, Antoine, lui, se situe à mi-chemin entre le pardon et le rejet, une sorte d'indifférence. Bien qu'il n'aimait pas le Mboasu, Antoine ne jugeait pas les attitudes des autres enfants qui s'y trouvaient. Il n'épousait certes pas leurs moeurs mais ne les condamnait pas non plus. À travers Antoine, on comprend qu'à défaut d'accepter les différences, l'autre dans sa singularité, il vaut mieux rester indifférent. Toutefois, le modèle de Fatou est celui auquel nous souscrivons.

Les hommes doivent comprendre que ce qui n'est pas commode dans leurs moeurs, n'est pas forcément un sacrilège du moment où on y souscrit. Il faut savoir s'accepter mutuellement et se passer de certaines conventions qui participent à la création des cloisons entre les hommes.

II.2.3 S'ouvrir pour mieux apprendre

La vie en autarcie a ceci de particulier qu'elle renforce les préjugés sur l'autre et empêche les hommes d'apprendre par l'expérience, en allant vers l'autre, afin de défaire les noeuds de l'ignorance, ou de consolider les acquis en apprenant davantage. Miano et Mbue l'ont compris, raison pour laquelle elles récusent le principe d'une vie en autarcie. Aller au contact de l'autre nourrit l'âme. Elles mettent en scène des personnages qui, au contact de l'autre, ont pu se défaire des préjugés qu'ils entretenaient à leur égard.

Neni fait partie de cette catégorie. L'image qu'elle avait des femmes blanches était le fruit des films et séries télévisés. Une image déformée. Or au contact de ces femmes, elle réalise que la réalité est toute autre. L'amour que les copines de Cindy Edwards manifestent à son égard l'amène à se poser des questions, « elle qui ne s'était attendue qu'à l'indifférence de la part de ces femmes, qui se baladaient avec d'authentiques sacs Gucci et Versace et ne parlaient que de spas, de vacances et de sorties à l'Opéra » (VVR : 171). Neni réalise que les préjugés ne cadrent pas avec la réalité. Ce qui est vrai, c'est qu'elle n'aurait jamais su que cette race de femme était aussi très aimable, si elle ne l'avait pas fréquentée, si elle n'avait pas voyagé pour l'Amérique. C'est donc une richesse pour elle, qui a pu se faire sa propre idée,

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loin de tous ces mensonges transmis la télévision à Limbé. Mbue nous montre à travers Neni, combien il est important de s'ouvrir, d'aller au contact de l'autre. Miano nous met en garde contre l'enfermement, et nous montre comment il peut être destructeur et source de conflits.

Antoine est l'un de ces personnages ayant refusé de s'ouvrir à l'autre. Il manifestait une indifférence criarde à l'endroit de Mboasu et de ses habitants. Il n'a jamais voulu connaître ce pays, sa culture, sa langue, bref, il n'a jamais rien voulu de ce Mboasu et de ses habitants. Mais il semble le regretter plus tard. Le voyage vers le Mboasu après la mort de Thamar et après que Maxime est tombé malade, traduit un besoin de renouer avec un passé qui constitue une part de son être. Sa visite dans la maison du pasteur Masoma, « la photographie accrochée au mur, » (CAC : 273) son souvenir de sa première visite avec Jérémie « Nous étions ensemble ce fameux jour » (CAC : 274), tout cela montre à quel point Antoine est nostalgique. D'ailleurs, le narrateur nous rapporte qu'Antoine « était décidé à connaître ses racines flétries, l'histoire qui l'avait produit, même si elle n'était pas réjouissante a bien des égards » (CAC : 279). Antoine veut enfin connaître le Mboasu. Or s'il s'était montré un peu plus ouvert dès le départ, s'il avait voulu apprendre de ce lieu, il y a longtemps qu'il aurait retrouvé cette paix de l'âme, qu'il semble chercher aujourd'hui. Il est donc nécessaire de s'ouvrir à l'autre.

III- Le retour comme moyen d'accomplissement des sujets

Si Miano et Mbue voient en l'immigration un moyen de consolidation des liens et de redéfinition du bonheur d'une part et l'expression d'une citoyenneté universelle, d'autre part, elles voient dans le retour au pays natal, une sorte d'accomplissement des sujets qui l'effectuent. En effet, nous avons vu que ces auteures n'incriminent pas l'immigration de manière générale. C'est sa dimension clandestine qui est mise en cause. Elles plaident donc pour une migration vidée de sa dimension clandestine et invitent les sujets - qui au bout d'un séjour loin de la terre de leurs ancêtres et qui s'est révélé être plus ou moins un échec- à retourner dans leurs pays natals. Ce retour représente pour eux un moyen d'accomplissement tant cela leur permet non seulement de renouer avec le seul vrai paradis, mais d'apporter leurs pierres à la construction de leurs nations respectives.

III.1 Retrouver le seul vrai paradis

Le paradis n'est pas forcément ailleurs, disait Aminata Sow Fall dans Douceurs du bercail. Plusieurs personnages décrits dans les romans l'immigration n'arrivent pas à intégrer cette réalité au bon moment. C'est généralement après avoir vadrouillé en Occident sans un résultat positif qu'ils s'interrogent sur le véritable lieu où se trouve le bonheur. Seuls ceux qui

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décident de retourner à leurs terre natales réalisent heureusement que le paradis, le seul vrai, c'est chez eux.

III.1.1 Une symbiose profonde

Le pays d'origine, relativement à l'ailleurs, est le seul lieu qui ne criera jamais à l'homme son rejet. Être chez soi, c'est être bien dans sa peau et dans son âme en dépit du manque que l'on peut enregistrer du point de vue matériel. Ce qui est à l'origine du départ massif des personnes de leurs terres natales c'est la misère matérielle, entre autres. Certes, les pays du Nord sont relativement mieux que ceux du Sud, sur plusieurs plans. Cependant, il faut souligner qu'un bonheur calqué sur les biens matériels est éphémère. Nous avons vu des personnages riches mais pourtant très malheureux, le couple Edwards en l'occurrence. Le pays natal est l'endroit propice pour avoir la paix intérieure. Il n'y a rien de plus agréable que de se sentir chez soi. C'est cette paix intérieure, ce sentiment d'épanouissement profond et total qui manque le plus aux personnages en situation d'immigration.

Le seul moyen de retrouver cette sensation de plénitude, de joie profonde et de paix avec soi-même est de retrouver le chez soi. Thamar l'a compris :

À son retour sur la terre de ses pères [elle] avait compris combien la crainte du rejet avait été une sottise. Au Mboasu, elle était à la maison. Elle était une personne. Ce n'était pas seulement le pays premier, c'était le pays. Son nom, même s'il n'était pas glorieux, y signifiait quelque chose, avait sa place, après une liste d'autres, avant ceux qu'il précédait dans une lignée qui ne s'éteindrait pas de sitôt (CAC : 171).

On peut voir, à travers ce passage comment Thamar regrette en quelque sorte d'être partie de ce lieu. Elle retrouve une fierté et une dignité longtemps bafouées pendant son dur séjour en Hexagone. Thamar se sent elle-même, se voit enfin comme une personne, de même que Jende qui pense « qu'un homme a parfois besoin de retrouver sa maison » (VVR : 440) car, quoi qu'on en dise, on ne saurait renier définitivement ce qu'on a reçu de façon naturelle. L'homme nait dans un pays qui le berce, le voit grandir et le forge. Qu'importe qu'il s'en aille pour un séjour ou pour toujours, il y a toujours un moment où ce pays l'appelle. Il y a une attraction naturelle qui s'installe et refuser de retourner l'empêche d'être lui-même car le pays natal est un élément constitutif de son être. Et quand on est avec lui et que l'on a conscience de ce qu'il représente, alors on n'éprouve plus aucune envie de le laisser. D'ailleurs « Thamar n'avait plus aucune envie de retourner au Nord » (CAC : 176)

III.1.2 La terre inégalable

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Dès son arrivée en Amérique, Jende sait et le dit à qui veut l'entendre qu'il n'y a pas une ville où il fait bon vivre telle que son Limbé natal. Pour lui, Limbé est un véritable paradis terrestre, une ville comme on en trouve pas ailleurs dans le monde. Il recommande d'ailleurs à son patron d'y faire un tour :

Vous pouvez être n'importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d'être arrivé là. Vous sentez le souffle de l'océan qui parcourt des kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux. Et là, vraiment, vous avez l'impression que cette ville près de l'océan que l'on appelle Limbé est unique au monde (VVR : 46-47).

Il décrit cette ville avec passion et joie mais aussi avec beaucoup de mélancolie. On peut, et ce à juste titre, se demander ce qui explique son départ de cette ville si elle est aussi agréable à vivre. La réponse est pourtant simple, nous l'avons présentée un peu plus haut. En réalité, cette beauté et joie de vivre qu'il fait à Limbé n'a rien à voir avec les biens matériels, la richesse et la fortune. C'est un plaisir naturel que cette ville procure selon Jende. Or lui, il avait besoin de fuir la pauvreté matérielle ; d'où son choix de partir pour l'Amérique. Jende est donc conscient que son Limbé n'est pas tant un enfer. Limbé connote la joie intérieure, la paix de l'âme, par opposition à l'Amérique qui n'est pensée qu'en termes de gains et de profits. C'est la raison pour laquelle il fait moins d'histoire lorsqu'arrive l'idée du retour, car il sait qu'il retourne non pas dans un enfer, mais dans un endroit où la joie de vivre est sans égale. On observe donc un écart dans la perception du pays natal entre Thamar et Jende. Il est vrai que tous deux reconnaissent l'importance du bercail, sauf que Jende l'a toujours su, à l'inverse de Thamar qui ne l'a réalisé qu'une fois sortie de son enfer hexagonal qu'elle tenait pour un paradis. Le seul vrai qui puisse exister est chez soi, réalise-t-elle enfin.

III.1.3 Le bercail : terre de bonheur

Ils sont nombreux ces personnages immigrés qui passent à côté de leur bonheur, n'ayant pas su où celui-ci se trouvait. Convaincu que ce bonheur se trouve ailleurs, ils n'hésitent pas à prendre la route de l'Occident. Ce qui est intéressant est que certains finissent par se rendre compte qu'en réalité, ce bonheur, ils l'ont laissé derrière eux en s'en allant. Mbue utilise le personnage Jende pour mettre en garde contre la quête du bonheur. Elle veut faire comprendre à ces immigrés que l'endroit où se trouve le bonheur ne peut être que chez soi. L'exemple de Jende est particulier dans la mesure où la déconstruction du mythe de l'ailleurs, terre de bonheur, se fait de façon rythmée.

Au départ, il est convaincu que c'est en Amérique qu'il gagnera sa vie. À ce moment, il n'a d'yeux que pour les USA. Par la suite, convaincu peu à peu que sa vision était erronée, il

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commence à nourrir des regrets et à envisager son retour vers la terre de ses pères qu'il considère finalement comme le lieu du bonheur. Dans ses derniers jours en Amérique, il dit à son patron : « [...] Oui, je ne voulais pas rentrer. Mais quand j'ai compris que je devais partir, je me suis senti heureux en pensant à chez moi, monsieur » (VVR : 411).

S'il est heureux en pensant à chez lui, c'est parce qu'il est convaincu qu'il va vers le lieu qu'il n'aurait jamais dû quitter car, si celui-ci connotait encore le malheur et la souffrance à ses yeux, il ne serait pas heureux d'y retourner, il se serait comporté comme ces personnages qui faisaient tout pour éviter de rentrer chez eux. Antoine, lui aussi, sait que son bonheur se trouve dans son lieu de naissance. À l'inverse de Jende qui a quelque peu hésité, Antoine n'a jamais hésité. Il a toujours su que l'Hexagone est sa terre promise; raison pour laquelle il n'a jamais aimé le Mboasu, ne s'est jamais investi à le connaitre en profondeur. Ce qui explique le fait qu'Antoine ne se sente jamais triste ou inquiet lorsqu'il s'agit de quitter le Mboasu pour l'Hexagone, bien qu'il ait de la famille au Mboasu. Ainsi, on remarque que Miano et Mbue militent pour un retour des personnages dans leurs pays natals respectifs. Ce retour leur permet de s'accomplir dans la mesure où ils retrouvent le seul vrai paradis, mais aussi parce qu'il permet à chacun de s'investir dans la construction de son pays.

III.2. Apporter sa pierre à la construction de l'édifice

S'il est vrai que l'un des enjeux du retour aux sources est de « redonner sa dignité à cette catégorie sociale [à savoir l'immigré clandestin] que l'autre assimile - à son corps dépendant- à une menaçante meute de voraces » (Tsoualla, Op.cit., 267), toutefois, cet enjeu n'est pas le seul. Le retour participe également à une réelle volonté de la part des immigrés de se sentir impliqués dans le développement de leur pays. Mbue et Miano, à travers le parcours de certains personnages que nous analysons dans cette section, plaident pour un retour des immigrés dans leurs terres natales respectives. Le fait est que ces personnages qui partent sont généralement très doués dans plusieurs domaines et leurs séjours en Occident leur permettent quelquefois d'amasser encore plus d'expérience. Cette expérience, ces auteures les invite à la mettre au service des leurs. Retourner au pays natal c'est donc accepter de (re)construire celui-ci, et ce sur plusieurs plans.

III.2.1 la technologie et l'ingénierie

La technologie et de l'ingénierie sont des secteurs dans lesquels nombreux pays du Sud ne connaissent pas un réel essor. L'expertise de leurs ressortissants qui ont migré vers le Nord s'avère capital. Maxime et Moustapha de Ces âmes chagrines sont deux personnages dont le retour participe entre autres de cette volonté de mettre leur expertise au service des

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leurs. Maxime avait un bon poste dans la banque où il travaillait et avait la possibilité, s'il le souhaitait, de régulariser sa situation en Hexagone ; mais il n'a pas hésité à rentrer au Mboasu quand l'occasion s'est présentée. C'est dire qu'en dépit de cette volonté de « redevenir lui-même » (CAC : 61), Maxime est convaincu que sa présence a plus de valeur chez lui qu'en Hexagone. Au Mboasu, il aura par exemple la possibilité, dans l'exercice de ses fonctions, de former beaucoup de jeunes sub-sahariens qui pourront à leur tour prendre la relève, et tous ensemble contribuer au développement de cette terre. Il pourrait leur apprendre « ce qui n'était pas enseigné dans les salles de cours [au Mboasu] » (Op.cit., 50).

Dans le même sillage, Moustapha est arrivé en Hexagone pour y mener des études en économie. Il est vrai qu'au départ, les choses ne se sont pas bien passées et il a fini par plonger dans la clandestinité, lui « qui n'avait pas choisi de vivre dans l'illégalité. » (CAC : 104). Il parviendra tout de même à aller au bout de ses études. Tout comme Maxime, Moustapha avait la possibilité de régulariser sa situation et de vivre aussi longtemps qu'il le voudrait en Hexagone. D'ailleurs, il était sur le point d'épouser Valentine, une Française ; ce qui faciliterait les choses. Il a tout de même préféré repartir chez lui. On note donc chez ces personnages un souci de participer au développement de leur terre natale, souci qui n'est pas exprimé de manière explicite chez Mbue. Cela s'explique par le fait que les personnages mis en scène dans son roman ne sont pas arrivées avec les mêmes objectifs que ceux de Miano. Toutefois, cet appel des peuples à la reconstruction du bercail, Mbue le manifeste dans son roman et cela par le biais de l'intertextualité. Le passage biblique « Deutéronome 8 :7-9 » qu'elle reprend en tout début de son roman en dit long sur ses intentions (VVR :9) :

Car l'Éternel ton Dieu, va te faire entrer dans un bon pays, pays des cours d'eaux, des sources et des lacs, qui jaillissent dans les vallées et les montagnes ; pays de froment, d'orges, de vignes, de figuiers et de grenadiers, pays d'oliviers et de miel ; pays où tu mangeras du pain avec abondance où tu ne manqueras de rien ; pays dont les pierres sont du fer et des montagnes duquel tu tailleras l'airain.

À la lecture de ce passage, on a envie de se poser une question: de quel pays s'agit-il ? La réponse est simple ; il s'agit du pays de tout un chacun. À chacun de créer les conditions idoines dans son lieu de naissance pour ne pas le transformer en enfer. Il faut s'investir dans la construction du bercail, à son développement. Notre bonheur en dépend.

III.2.2 L'éveil des consciences de son peuple

Partir n'est pas en soi une mauvaise chose, c'est refuser de revenir chez soi qui l'est. Nous avons vu plus haut que les Africains restés chez eux avaient une image édénique de l'Occident, image entretenue à la fois par leurs frères qui y sont allés et par les médias. Pour

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ceux qui y sont allés et n'ont pas pu faire fortune comme ils le désiraient, du fait du déphasage entre cet ailleurs tel que rêvé et tel que vécu, le retour est également salutaire. S'ils ne peuvent pas apporter une expertise technologique à leurs pays, ils peuvent tout de même empêcher leurs compatriotes de se retrouver dans la même situation. Thamar en est un exemple. Son retour est un plus pour les jeunes filles du Mboasu. Dans un contexte où ces dernières ne rêvent que de l'ailleurs, en une sorte de paradis terrestre, Thamar est mieux placée pour leur dire la vérité. Elle pourrait mieux les sensibiliser, en les emmenant à comprendre que le bonheur ne se trouve pas toujours au loin, qu'il est ici, dans ce lieu qui est un don du ciel.

Parlant de don du ciel, Mbue invite à comprendre une fois de plus que le paradis est là où nous nous trouvons. Elle convoque une fois de plus le livre sacré ; c'est à croire que sa parole se veut conviction et promesse : « la promesse de Jésus à ses disciples : « que votre coeur ne se trouble point. Vous croyez en Dieu, vous croyez aussi en moi. Il y a beaucoup de demeure dans la maison de mon père [...] Je vais vous y préparer une place » (Jean 14 :1-3, in VVR : 322-323). Ces propos bien que tenus par le prêtre dans un contexte précis, peuvent être généralisés et rapportés à notre contexte. « Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon père » peut être lu comme la pluralité des territoires qui constituent le monde, la maison de Dieu. Et dire que « je vais vous y préparer une place » montre qu'en réalité, personne ne choisit de se trouver où il est, personne ne choisit l'endroit où il doit naître. Le fait de naître dans un pays quelconque est donc une grâce divine, car c'est la place que l'Éternel a préparé. Et c'est même à juste titre que la volonté d'abandonner son pays natal peut être vue telle une offense aux lois naturelles, à la divinité. Mbue montre qu'il faut accepter ce lieu de naissance, être fier et le construire pour continuer d'être heureux.

III.2.3. Célébrer ses mérites au-delà de tout

L'homme a un seul pays, et il ne le rejettera jamais, c'est ce que l'on peut dire à la lecture de ces deux romans. Nombreux sont les personnages immigrés qui l'ont compris et qui décident de rentrer chez eux. Maxime, Thamar, Valentine, Moustapha et Antoine dans Ces âmes chagrines ; et le couple Jende dans Voici venir les rêveurs, font partie de ces personnages qui entreprennent de retourner au pays natal à un moment donné de leurs expériences émigratives. Il n'est plus nécessaire de revenir sur le débat autour de la réussite ou non de ces expériences. Ce qu'il importe de noter c'est que ces retours sont salutaires. C'est une preuve de courage pour certains, un patriotisme affirmé pour d'autres, et une négation de l'ailleurs encore, pour d'aucuns. Ces personnages réalisent que la terre d'origine vit en chacun et qu'il ne faut pas l'abandonner. Leurs retours contribuent à redorer l'image de

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leurs pays qui étaient jusque-là écornée par des départs massifs, faisant croire qu'ils sont des enfers sur terre. À travers ces retours, c'est un message fort qu'ils envoient à ceux qui penseraient qu'il y a des super-pays et d'autres qui ne valent rien. Ces retours valorisent le lieu de naissance et montrent que chacun se sent beaucoup plus à son aise chez soi.

Il est vrai que l'on ne saurait faire table rase des conditions de vie parfois difficiles - et inhérentes à tout endroit d'ailleurs - mais cela ne saurait en aucun cas constituer un motif d'abandon de ses racines, car « c'est notre pays. Nous l'aimons, nous le détestons, mais c'est toujours notre pays [...], jamais nous ne pouvons le renier » (VVR : 418). Il n'est donc pas juste de l'abandonner au motif que l'on souffre. Ce qu'il y a lieu de faire, c'est de trouver des moyens pour éviter la souffrance et garantir le meilleur à des générations à venir. De cette manière, les Subsahariens cesseront d'être des objets de moqueries pour certains Occidentaux, et pourront eux aussi se vanter d'être enviés de tous.

Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressé à la dimension argumentative qui sous-tend les deux romans qui constituent notre corpus. Nous avons pu établir qu'au-delà de la narration, ces deux romans revêtent une dimension argumentative à travers laquelle ces auteures dénoncent, conscientisent et mettent en garde contre des pratiques inhérentes à l'immigration clandestine surtout. Pour Mbue et Miano, l'immigration devrait être non pas une quête effrénée du bonheur qui ne se trouve toujours pas où l'on croit, mais plutôt un moyen de consolidation des liens familiaux et amicaux, une ouverture d'esprit, un moyen d'expression et de revendication d'une citoyenneté universelle. Et les retours, un impératif, sont le moyen de renouer avec le seul vrai paradis et de mettre au service des siens ce que l'on a appris ailleurs ; car, au-delà de tout, il est plus qu'impératif de construire son pays, étant donné que personne d'autre ne le fera à notre place, et que c'est le seul moyen d'être heureux tant sur le plan matériel que sur le plan psychologique. Partir, même si ne constituant en soi aucun problème, n'est pas toujours la solution. S'il faut partir, il faut le faire dans la dignité. Mais surtout, il faut retourner dans la joie, fière de retrouver « le seul vrai paradis » (CAC : 172) et prêt à participer à sa radiance.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

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Dans ce sujet qui s'intitule « Le motif du retour au pays natal dans le roman de l'immigration : l'exemple de Ces âmes chagrines de Léonora Miano et Voici venir les rêveurs d'Imbolo Mbue », nous nous sommes attardé aux mécanismes concourant à favoriser la décision de retourner au pays natal qui naît chez les personnages immigrés, sa mise en exécution et les enjeux qu'il revêt. Nous sommes parti du constat que le phénomène de l'immigration prend de plus en plus de l'ampleur ces dernières décennies et revient sans cesse au-devant de la scène. Les candidats à l'immigration sont de plus en plus nombreux, et les données froides autour du phénomène s'accentuent. Des naufrages des bateaux transportant les migrants pour l'Occident font la une des journaux au quotidien. Devant ce phénomène, la littérature n'est pas restée à l'écart. En effet, depuis la fin des années soixante-dix, ce phénomène est devenu un thème majeur de la littérature contemporaine. De nombreux romanciers se sont appropriés le phénomène, et le décrivent dans leurs oeuvres, chacun à sa manière.

Ce qui a particulièrement retenu notre attention est le fait que la plupart de ces romans présentent le phénomène de façon unilatérale. Les personnages qu'ils mettent en scène partent de l'Afrique pour l'Occident à la recherche du bonheur. Cet Occident devient le théâtre de leurs misères, souffrances et abus de toutes sortes. Pourtant, on observe très peu des personnages qui prennent la résolution de rentrer chez eux. Les quelques retours que l'on note se conjuguent en termes d'expulsion.

Or les deux romans de ce corpus s'inscrivent en marge de cette logique et mettent en scène des personnages qui prennent la décision, après un séjour passé en Occident, de rebrousser chemin. Cette rupture d'avec la logique classique présentant les migrations africaines tel un mouvement à sens unique, de manière exclusive, nous a interpellé et nous avons voulu investiguer sur la construction de ce retour, ses formes, ses enjeux, bref, l'état d'esprit qui anime le personnage qui opère ce choix. Le séjour en Occident n'étant pas toujours teinté de bonheur, de réussite et de plaisirs auxquels l'immigré s'attendait, il va des soi que son départ soit perçu telle une aventure risquée capable de le réduire à l'esclavage sous plusieurs formes. Si donc le départ et le séjour en terre d'accueil peuvent être vus comme un enfer, le retour s'oppose et se veut libération. C'est dans cette logique que s'inscrit la question centrale qui a sous-tendu notre analyse, celle de savoir en quoi le retour au pays natal constitue-t-il une redéfinition de la personne de l'immigré dans le roman de l'immigration.

Pour mener à bien cette investigation, nous avons eu recours à la critique thématique, dans les orientations de Jean pierre Richard et Starobinski. Celle-ci visait à mettre en évidence des images et de thèmes privilégiés par tel ou tel auteur, de sorte à décrire et à analyser un

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monde imaginaire unique à chaque écrivain ou écrivaine, une forme particulière d'expression littéraire. Si le premier voit en cette critique une tentative de dévoiler l'implicite derrière l'explicite, le latent derrière le manifeste, le second y voit un mode de lecture qui s'efforce de déceler l'ordre ou le désordre interne des textes qu'elle interroge, le symbole et les idées selon lesquels la pensée de l'écrivain s'organise. Toutefois, notre analyse s'est faite dans une démarche comparative. Les outils de l'analyse comparée tels l'image, l'écart et la distance quelquefois, nous ont permis de marquer la frontière dans les perceptions de ces auteures sur le phénomène de l'immigration en général et le retour au pays natal en particulier.

Ainsi, nous avons structuré le travail en deux parties, chacune constituée de deux chapitres. La première partie intitulée « Naissance du sentiment du retour » a analysé la manière dont le retour prend forme dans l'esprit des immigrés. Le premier chapitre a été consacré aux conditions de vie de l'immigré : entre marginalité et intégration. Nous y avons établi que le séjour de l'immigré en terre d'accueil n'est pas toujours un long fleuve tranquille ; car ce dernier, en plus d'être inconfortablement épanoui aussi bien sur les plans socioéconomique qu'administratif, est en proie aux préjugés et au regard de l'autre. Cela développe en lui un sentiment d'étrangeté et d'angoisse profonde, tout cela constituant une entrave à une possible intégration de sa part. Il se retrouve en marge de la société, et nourrit quelques fois des regrets en se posant un certain nombre de questions.

Ces questions sont examinées de fond en comble dans le deuxième chapitre portant sur « L'entre deux : les pièges culturels et identitaires ». Ne parvenant pas à saisir les codes de la nouvelle société dans laquelle il se trouve, l'immigré devient un être en quête perpétuelle de repères. Il porte en lui une marque - celle de son lieu d'origine - qui n'est pas toujours compatible avec les habitudes de son pays d'accueil. Il est une fois de plus marginalisé, déchiré, et ne peut être mieux défini qu'au regard de ce que nous avons nommé "les identités éclairs" ; expression qui explique les postures qu'adopte l'immigré en fonction des situations. Afin que l'immigré puisse échapper à ces pièges qui, eux aussi, constituent une entrave à son intégration, il a été établi qu'il devrait se considérer tel un homme sans culture, intériorisant à chaque fois celle du lieu où il se trouve, faisant fi des cultures qui l'habitent. Difficile pour l'immigré d'adopter cette posture, son séjour n'est pas gai, et la volonté de renouer avec ses racines s'accroît.

Dans la deuxième partie intitulée « Retours et perspectives : construction, contraintes, enjeux et vision », nous avons interrogé le retour proprement dit, notamment les mécanismes de sa mise en oeuvre et l'orientation que les auteures du corpus suggèrent au phénomène de l'immigration. Le premier chapitre, « Les processus de construction du retour : volontés,

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contraintes et enjeux », s'attarde sur les retours des personnages vers la terre natale. Nous avons remarqué que bien que cette volonté anime les immigrés à un moment donné, celle-ci se heurte à des difficultés dans son exécution. Cependant, les personnages mis en scène dans le corpus parviennent à braver ces difficultés et à rentrer chez eux, fiers et ambitieux, convaincus de ce qu'un jour il fera jour dans leurs pays ; fiers d'avoir été libérés des servitudes auxquels l'ailleurs les a soumis durant leur séjour. Afin que cela ne se reproduise plus, Miano et Mbue questionnent l'immigration et lui donnent une nouvelle orientation.

Cette nouvelle orientation, nous l'avons explorée dans le deuxième chapitre, « Intention narrative et projet argumentatif : plaidoyer contre l'immigration clandestine ». Nous avons mis en lumière le projet argumentatif qui sous-tend les romans du corpus. Mbue et Miano dénoncent, conscientisent et mettent en garde contre des pratiques relatives à l'immigration, dans sa dimension clandestine surtout. En effet, selon elles, l'immigration devrait être non pas une quête du bonheur, une poursuite effrénée du gain, mais quelque chose de bien plus important. Elles voient en l'immigration un moyen de consolidation des liens familiaux et amicaux, une ouverture d'esprit, un moyen d'expression et de revendication d'une citoyenneté universelle ; et les retours, qui se veulent un impératif, sont le seul moyen de renouer avec le terroir et d'apporter sa contribution à la construction de son pays.

Au regard de tout ceci, nous notons que le retour au pays natal est effectivement un moyen de redéfinition du sujet immigré. À travers le retour, celui-ci a enfin le sentiment d'être une personne et d'être considéré à sa juste valeur. En somme, il a tout ce que l'ailleurs lui refuse ; il est un être affranchi de toutes les peines que cet ailleurs lui inflige. Tel que nous l'avons dit, partir ne constitue un problème en soi. Mais seulement, si on veut le faire, cela doit être dans la dignité. Il faut partir non pas dans l'intention de faire fortune, mais un simple tour au détour duquel l'immigré se forgera et reviendra grandi, prêt à participer au développement de son pays. Il importe désormais de nuancer le regard porté sur les migrations africaines dans ses deux dimensions, les départs et les retours. Car on voit déjà, et ce à travers les deux romans du corpus, l'entrée d'une forme particulière de retour dans la littérature de l'immigration : les retours volontaires, salutaires et heureux.

123

BIBLIOGRAPHIE

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TABLE DE MATIERES

REMERCIEMENTS ii

RÉSUMÉ iii

ABSTRACT iv

INTRODUCTION GÉNÉRALE 1

PREMIÈRE PARTIE: LA NAISSANCE DU SENTIMENT DE RETOUR 14

CHAPITRE 1 : DES CONDITIONS DE VIE DE L'IMMIGRÉ : ENTRE MARGINALITÉ ET

INTÉGRATION 16

I. La situation de l'immigré 16

I.1 Du point de vue socio-économique 16

I.1.1 Description de la situation 16

129

I.1.2 Les enjeux liés à la solitude de l'immigré 19

I.1.3 Les batailles de l'immigré 21

I.2 Au niveau politique 23

1.2.1 L'immigré : un prisonnier 23

1.2.2 L'immigré : un être déterminé 25

1.2.3 L'immigré : un « objet » d'exploitation 26

II. L'immigré dans ses rapports avec sa société d'accueil 27

II.1. Le regard de l'autre et les préjugés 27

II.1.1. Le regard de l'autre : une constance dans les récits d'immigration 27

II.1.2 Le regard de l'autre : une expression ambiguë 28

II.1.3 Au-delà du regard... :les préjugés sur (et de) l'immigré 31

II.2. Des personnages pris dans l'étau de l'impossible assimilation et/ou intégration 32

II.2.1 Les aspects socio-professionnels 32

II.2.2 Les aspects psychologiques 33

II.2.3 Le communautarisme : un refuge 34

III. Les sentiments de l'immigré 35

III.1 Une angoisse profonde et multiforme 35

III.1.1 L'angoisse morale 35

III.1.2 Les manifestations de l'angoisse chez l'immigré 36

III.1.3 Les immigrés : victimes d'abus et des peurs 37

III.2. L'étrangéité 38

III.2.1. La solitude 38

III.2.2 Les différences 39

III.2.3 La langue 40

CHAPITRE 2 : L'ENTRE-DEUX : LES PIÈGES CULTURELS ET IDENTITAIRES .42

I- De l'identité : quête et contraintes 42

I.1 L'immigré à la quête de l'identité 42

I.1.1 Des conceptions de la notion d'identité 43

I.1.2 Les identités-éclairs 44

I.1.3 Identité : construction ou imposition 47

I.2 Le sentiment de non-appartenance des personnages 48

I.2.1 Un ailleurs hostile 48

I.2.2 Les immigrés en proie aux regrets 51

I.2.3 La place du souvenir dans le quotidien des immigrés 52

II. Les personnages en situation d'immigration : entre tourments et affirmation de soi 53

II.1 Les comparaisons incessantes 54

II.1.1 Sur le plan social 54

II.1.2 Sur le plan du développement 56

II.1.3 Sur le plan sentimental 57

II.2 Une volonté d'affirmation du sujet : supporter le poids des autres. 58

II.2.1 Demeurer à tout prix : le projet de l'immigré 59

II.2.2 Assurer le juste équilibre 60

II.2.3 Les limites liées à la volonté de s'affirmer 61

130

III. La culture de l'immigré : perception et redéfinition 62

III.1 Les conceptions de la notion de culture 63

III.1.1 Historique 63

III.1.2 Culture comme donnée innée 64

III.1.3 La culture comme inscription dans un chronotope 64

III.2 La redéfinition de la culture de l'immigré 65

III.2.1 Bases théoriques pour une nouvelle orientation 65

III.2.2 Pour un mutantisme culturel 66

III.2.3 Modalités de mise en oeuvre 66

DEUXIEME PARTIE : RETOUR ET PERSPECTIVES : CONTRAINTES, VISION ET

ENJEUX 68

CHAPITRE 3 : LES PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU RETOUR : VOLONTE,

CONTRAINTES ET ENJEUX ..70

I. Le retour : entre patriotisme et affranchissement 70

I.1 L'esprit patriotique 70

I.1.1 Faire valoir une appartenance : décrier l'antipatriotisme 71

I.1.2. Souffrir chez soi plutôt qu'ailleurs 72

I.1.3 La nostalgie du bercail 73

I.2. La volonté de s'affranchir 75

I.2.1 Du point de vue social 75

I.2.2. Du point de vue personnel 76

I.2.3. Du point de vue administratif 78

II. Le refus de l'esclavage et la redéfinition de l'eldorado 79

II.1. Un sentiment d'exaspération 80

II.1.1. La volonté des immigrés de défaire le noeud des abus 80

II.1.2. Fuir les douloureux souvenirs... 81

II.1.3. Partir pour un impossible (re) retour 83

II.2. Une volonté de s'affirmer 84

II.2.1 L'expression d'un leadership 84

II.2.2 Le désir des immigrés d'accéder à la vérité 85

II.2.3. Panser les plaies du passé 87

III. Contraintes et enjeux liés au retour 88

III.1. Du point de vue socioéconomique 88

III.1.1. La peur d'un nouveau départ 88

III.1.2. Les réactions de l'entourage 89

III.1.3. Servir ou faire servir 91

III.2. Du point de vue psychologique 92

III.2.1 Fuir une nouvelle expérience traumatisante 92

III.2.2. Fuir les railleries 93

III.2.3. Surmonter les peurs 94

131

CHAPITRE 4 : INTENTION NARRATIVE ET PROJET ARGUMENTATIF : PLAIDOYER

CONTRE L'IMMIGRATION CLANDESTINE .96

I- L'immigration comme moyen de consolidation des liens et redéfinition du bonheur 96

I.1 La consolidation des liens 97

I.1.1 Partir : fruit d'une mauvaise politique gouvernementale 97

I.1.2 Un voyage de découverte et d'apprentissage 98

I.1.3 S'affirmer en tant qu'homme 100

I.2 La redéfinition du bonheur 101

I.2.1 Le douloureux contraste 101

I.2.2 Voyager pour rapprocher les familles : chemin vers le bonheur 102

I.2.3 la famille une entité suprême 103

II. L'immigration comme expression d'une citoyenneté universelle 104

II.1 Non à l'insidieuse clandestine: être chez-soi partout 104

II.1.1 Nature du départ ..../réaction face au retour 105

II.1.2 Combattre le sentiment d'étrangéité 106

II.2.2 Accepter la différence sans jugement. 110

II.2.3 S'ouvrir pour mieux apprendre 111

III- Le retour comme moyen d'accomplissement des sujets 112

III.1 Retrouver le seul vrai paradis 112

III.1.1 Une symbiose profonde 113

III.1.2 La terre inégalable 113

III.1.3 Le bercail : terre de bonheur 114

III.2. Apporter sa pierre à la construction de l'édifice 115

III.2.1 la technologie et l'ingénierie 115

III.2.2 L'éveil des consciences de son peuple 116

III.2.3. Célébrer ses mérites au-delà de tout 117

CONCLUSION GÉNÉRALE .119

BIBLIOGRAPHIE .123

TABLE DE MATIERES 128






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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery