Partie 1 : L'intérêt général
territorialisé
Section 1 : Vers une définition de
l'intérêt général territorialisé
A la genèse de l'intérêt
général territorialisé
Comme expliqué par Jean-Eudes Beuret,
l'intérêt général territorialisé est
né d'une opposition dans laquelle des intérêts
environnementaux se confrontaient à des projets économiques. Mais
cette territorialisation ne met pas nécessairement en exergue une
dichotomie entre des velléités environnementales et
velléités économiques92. Elle
révèle aussi des manières différentes de concevoir
l'intérêt général au sein d'une échelle
territoriale donnée.
L'exemple qui suit va nous permettre de mieux saisir le
concept évoqué: imaginons que sur un territoire donné, la
volonté d'un groupe d'individus s'articule autour de la défense
d'une espèce animale - quelconque, dans ce même territoire, la
volonté d'un autre groupe d'individus viserait, quant à elle,
à préserver le territoire en question. De fait, les
différentes conceptions de l'intérêt général
au sein de même territoire crée une opposition qui réside
dans l'idée, soit, de préserver une espèce au
détriment du territoire, soit, de préserver le territoire au
détriment d'une espèce. Mais cet exemple n'est qu'une approche
permettant de saisir le concept de l'intérêt général
territorialisé.
L'intérêt général
territorialisé est ainsi défini comme étant «
(... ) un compromis entre des intérêts généraux
et des intérêts territoriaux représentés au sein du
territoire (...) construit via des processus visant l'adaptation, l'ajustement
de l'intérêt général aux enjeux territoriaux
».
Alors que l'intérêt général
constitue en partie le discours des élus, différentes
observations ont permis de relever que l'intérêt
général qu'ils défendent diffère parfois des
perceptions que l'on peut en avoir à différentes échelles
du territoire.
92 Beuret, Jean-Eudes. "La confiance est-elle
négociable? La construction d'un intérêt
général territorialisé pour l'acceptation des parcs
éoliens offshore de Saint Brieuc et Saint Nazaire."
Géographie, économie, société 18.3 (2016):
335-358.
70
Lascoumes et Le Bourhis avaient déjà
évoqué l'idée d'un « bien commun territorial
»93. En effet, ces derniers nous expliquent que la
confrontation des modèles d'actions par les différentes parties
d'un territoire tend à faire émerger une conception territoriale
de l'intérêt général dans laquelle « (...)
la prise en compte des intérêts supra-territoriaux reste peu
considérée (...) ». Les élus se retrouvent
alors, soit, porteurs d'un intérêt général national,
soit, porteurs d'un intérêt général à une
échelle territoriale moindre.
Mais cette question de territorialisation de
l'intérêt général est sous-jacente à la
question de la légitimité de l'action publique, et plus encore,
à la légitimité des définitions imputées
à l'intérêt général.
En effet, Jean-Eudes Beuret, Anne Cadoret et
Hélène Rey-Valette ont pris comme exemple celui de l'installation
des éoliennes pour tenter de comprendre en quoi la
légitimité de l'Etat dans la définition de
l'intérêt général était parfois largement
remise en doute94.
Alors que l'Etat a initié des projets de parcs
éoliens pour amorcer une transition énergétique et lutter
efficacement contre le réchauffement climatique, l'installation des
parcs éoliens s'est fortement heurtée au rejet des populations
locales. Ainsi, bien que l'intérêt général, tel que
conçu par la législation, légitime l'installation des
éoliennes dans une volonté de lutter contre le
dérèglement climatique, la perception du caractère
d'intérêt général de ces éoliennes à
l'échelle du territoire n'est pas absolument pas admise. Plus encore, ce
type d'oppositions pose à la fois la question de la territorialisation
de l'intérêt général, mais aussi celle de la
territorialisation du développement durable.
En effet, si Jean-Eudes Beuret, Anne Cadoret et
Hélène Rey-Valette indiquent que l'intérêt
général territorialisé résulte d'une opposition
entre des enjeux environnementaux et globaux, cette appropriation de
l'intérêt général à différents niveaux
du territoire n'est pas singulière et s'accompagne aussi d'une
territorialisation du développement durable.
De l'intérêt général
territorialisé au développement durable
territorialisé
Puisque la lutte contre le dérèglement
climatique crée, au sein d'une société, un certain nombre
de divergences concernant la manière de répondre aux
différentes problématiques
93 Lascoumes, Pierre, et
Jean-Pierre Le Bourhis. "Le bien commun comme construit territorial.
Identités d'action et procédures." Politix. Revue des
sciences sociales du politique 11.42 (1998): 37-66.
94 Beuret, Jean-Eudes, Anne Cadoret,
et Hélène Rey-Valette. "Développement durable en zones
côtières: comment territorialiser l'intérêt
général environnemental? Un cadre d'analyse."
Développement durable et territoires. Économie,
géographie, politique, droit, sociologie 7.3 (2016).
71
soulevées, le développement d'un programme de
développement durable à l'échelle des territoires et
répondant aux spécificités des territoires en question, a
été perçu comme une réponse pertinente au
problème énoncé plus tôt.
Alors que la question du développement durable est
aujourd'hui largement admise par le champ politique national et international,
la conciliation entre une croissance économique soutenue et une
protection de l'environnement suffisante reste malgré tout relativement
complexe.
Cette difficile conciliation est d'autant plus forte qu'elle
vient mettre en opposition une conception utilitariste de
l'intérêt général face à la
nécessité de répondre, dans une urgence socio-climatique,
à un certain nombre d'objectifs adossés au développement
durable.
La question de la territorialisation du développement
durable est particulière parce qu'elle soulève un paradoxe. Alors
que le développement durable est le résultat d'un consensus qui
entend répondre à une urgence climatique globale, qu'entend-on
réellement par sa territorialisation ? La territorialisation du
développement durable est l'idée selon laquelle les objectifs du
développement durable ne sont atteignables que par une
déclinaison des moyens pouvant y répondre à
différentes échelles territoriales. Cette déclinaison met
en exergue l'évidence présentée plus tôt, à
savoir l'application d'une politique publique générale dans au
sein d'une société hétérogène. Cette
territorialisation permet alors la prise en compte de la multiplicité
des actions locales.
Au surplus, la territorialisation du développement
durable exige un certain nombre de précautions, notamment la
nécessité d'adopter un compromis à l'échelle des
territoires par la participation d'acteurs divers, qu'ils soient des habitants
ou des élus. La territorialisation du développement durable
entend alors répondre aux spécificités locales tout en
tenant compte des objectifs globaux.
Toutefois, ce débat autour de la territorialisation,
alors même qu'il supposait une réflexion sur la
légitimité de la définition de l'intérêt
général, pousse aussi à interroger les mécanismes
par lesquels les acteurs expriment leurs opinions. Parce qu'en effet, la
territorialisation interroge le rapport entre développement durable,
intérêt général et démocratie, alors
même que
72
Tapie-Grime souligne l'existence de phénomènes
performatifs favorisant l'expression des acteurs les plus habitués
à ces pratiques95.
Section 2 : La complétude de l'échangeur
Pleyel comme outil de construction d'un intérêt
général territorialisé ?
La territorialisation de l'intérêt
général : la complétude de l'échangeur Pleyel comme
compromis entre des intérêts généraux et des
intérêts territoriaux ?
L'entretien avec la Mairie de Saint-Denis avait permis de
révéler toute la complexité qui existe dans la mise en
place d'un projet d'une telle ampleur.
En effet, le milieu urbain se confronte « (...) en
permanence à des conjonctions multiples d'ambitions, d'objectifs qui,
parfois, sont difficiles à conjuguer »96. C'est
d'ailleurs cette problématique des intérêts
environnementaux face à des projets économiques que Jean-Eudes
Beuret a présentée dans son étude.
Dans notre cas, la territorialisation de
l'intérêt général est d'autant plus affirmée
par la confirmation du projet du système d'échangeur Pleyel
malgré « (...) des insuffisances tendant à l'absence de
prise en compte de l'ensemble du projet d'aménagement de Saint-Denis
(...)
»97.
La complétude de l'échangeur Pleyel
témoigne d'un compromis entre des intérêts
généraux et des intérêts territoriaux pour plusieurs
raisons. Premièrement, parce que conformément à la
décision de justice de la CAAP du 22 octobre 2020, il est possible de
constater ce que Jean-Eudes Beuret, Anne Cadoret et Hélène
Rey-Valette avaient dénommé « (...) l'ajustement de
l'intérêt général aux enjeux territoriaux
».
En effet, le projet d'aménagement du système
d'échangeur Pleyel, bien qu'inscrit au sein du « (...)contrat
de développement territorial 2014-2020 conclu le 22 janvier 2014 entre
l'État et l'établissement public territorial Plaine Commune
», était en quête de financement depuis plusieurs
années. L'opportunité des Jeux Olympiques a alors
constitué un moyen de financer un projet qui « (...) qui
préexistait et dont la finalité n'est pas l'accueil des Jeux
olympiques
95 Blatrix, C., Patrick Moquay, et M. Tapie Grime.
"Développement durable et démocratie participative: la dynamique
performative locale." (2007): 174.
96 Entretien avec la Maire de Saint-Denis,
réalisé le 21 mars 2022.
97 Décision n°20PA00254 du 5 mai 2020 de
la Cour administrative d'appel de Paris
73
et paralympiques de 2024 »98. De
fait, la tenue d'un événement sportif porteur d'un
intérêt général a permis de financer et d'ajuster le
projet d'aménagement du système d'échangeur Pleyel
à la problématique urbaine du quartier Pleyel, longtemps
marquée par des problèmes de trafic routier.
Ensuite, la question de l'opposition entre des
intérêts environnementaux et des projets économiques est
d'autant plus visible au regard de la décision de la CAAP qui affirme
qu'en tenant compte des avantages socio-économiques du projet, «
(...) les inconvénients relevés par les requérants, en
particulier en ce qui concerne les nuisances sonores et la qualité de
l'air pour certains riverains, qui sont inhérents à de tels
travaux de voiries, ne peuvent être regardés comme excessifs par
rapport à l'intérêt que l'opération présente
et ne lui retirent pas son caractère d'intérêt
général ».
Mais cette décision est d'autant plus
intéressante qu'elle nous invite à comprendre comment s'effectue
le passage d'une territorialisation de l'intérêt
général à une acceptabilité du projet. Parce qu'en
effet, au coeur de l'acceptation se trouve d'abord l'idée d'un «
contrat social territorial »99 par lequel les projets sont
consentis par les individus puisqu'ils sont portés par une
administration composée de représentants qu'ils ont élus
conformément aux dispositions démocratiques.
La complétude de l'échangeur Pleyel : entre
oppositions et ajustements ?
La territorialisation de l'intérêt
général est basculée entre une opposition au projet et des
ajustements devant permettre de rendre ce dernier acceptable par la
communauté.
En effet, la question de territorialisation s'insère
dans une logique dans laquelle les questions de l'intérêt
général et du développement durable reposent sur des
principes démocratiques. C'est ainsi que la participation constitue un
des principales caractéristiques de l'action publique territoriale.
Dans le cas du projet d'aménagement du système
d'échangeur Pleyel, la décision de justice de la CAAP du 22
octobre 2020 présente plusieurs éléments témoignant
de l'opposition et des ajustements ayant permis de faire naître un projet
construit par les différents acteurs du
98 Décision n°20PA00219 du 22 octobre 2020
de la Cour administrative d'appel de Paris
99 Farah avait défini le contrat social
territorial comme la convention tacite consentie entre les individus d'un
territoire. Sa définition entend alors faire émerger
l'administration territoriale comme l'organe suprême d'une
société à l'échelle territoriale.
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territoire conformément à l'idée de bien
commun territorial développé par Lascoumes et Le Bourhis .
Premièrement, la CAAP indique que « (...)
l'avis relatif à la concertation publique sur le projet a
été publié sur Internet le 16 novembre 2017 et
modifié le 23 novembre 2017, que cette concertation s'est
déroulée du 20 novembre au 22 décembre 2017 et que le
public a pu accéder aux informations relatives au projet, notamment au
travers d'un site Internet dédié au projet, de 650 exemplaires du
dossier du maître d'ouvrage, 5 500 plaquettes d'information, 4 500 tracts
distribués en boîtes aux lettres quelques jours avant les
réunions publiques, 40 affiches et 3 jeux de panneaux d'exposition
». Elle ajoute aussi que les « (...) circonstances que le
calendrier d'une partie des travaux ait évolué entre la phase de
concertation et l'enquête publique et que les études relatives
à la qualité de l'air n'aient été
communiquées au public que dans le cadre de l'étude d'impact ne
suffisent pas à priver la concertation d'un effet utile» .
Ensuite, alors que Jean-Eudes Beuret, Anne Cadoret et
Hélène Rey-Valette nous parlent de la nécessité du
compromis entre les revendications locales et l'intérêt
général d'un projet donné, la décision de la CAAP
affirme que « (...) deux réunions d'ouverture, deux ateliers,
une réunion thématique sollicitée par les habitants afin
de présenter les variantes portées par le collectif des habitants
(...) ont été organisées» et que «
(...) conformément aux engagements pris par le maître
d'ouvrage et les partenaires du territoire, les variantes proposées par
les riverains au cours de la concertation ont été
étudiées au cours du premier trimestre 2018 et ont
été l'objet de deux ateliers les 23 janvier et 8 mars 2018, avant
la réunion de restitution du 27 mars 2018 »100.
Ainsi, alors que la CAAP défend que les concertations
ont été menées conformément aux dispositions
juridiques « (...) pendant une période suffisante »,
il est possible de retrouver, au sein du projet du système
d'échangeur Pleyel, des éléments d'oppositions et
d'ajustements caractéristiques d'une territorialisation de
l'intérêt général.
100 Décision n°20PA00219 du 22 octobre 2020 de la
Cour administrative d'appel de Paris
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