3-La solitude
La solitude est l'état d'un individu seul, qui
n'entretient aucun rapport avec autrui. cette définition classique
évolue avec les auteurs décadents, désormais, la solitude
ne se résume plus dans le fait de se sentir seul et d'en souffrir. En
fait, l'isolement acquiert un
1 Ibid. P.46
2 Jean LORRAIN, op.cit, p.50
3 Remy de GOURMONT, op.cit, p.96
20
caractère équivoque dans le sens où il
est à la fois une fatalité à subir mais également
un subterfuge salutaire. Dans les trois ouvrages, les héros sont tous
accablés par cet état de solitude, mais chacun vit cette
situation à sa guise et la conçoit à sa façon. En
fait, des Esseintes est bel et bien esseulé mais sa solitude
était volontaire dans la mesure où tout en se retirant dans
«un endroit écarté, sans voisins»1, des
Esseintes était à la quête d'une quiétude et d'un
soulagement à son mal parce que le voisinage ne fait que renforcer sa
maladie et son malaise «il avait ainsi les avantages de la claustration et
il en évitait les inconvénients: [...] la
promiscuité[...]»2. Conformément à ce
précepte populaire, des Esseintes préfère vivre seul que
mal accompagné. Pour le héros huysmansien, on peut parler d'une
"solitude de souche" dans le sens où des Esseintes a mené une vie
en solo depuis sa plus tendre enfance: il a dû se séparer de ses
parents pour pouvoir poursuivre ses études au pensionnat chez les
jésuites. La solitude est devenue pour lui une habitude voire même
un mode de vie, c'est pourquoi, même en présence de ses deux
domestiques, la solitude lui colle à la peau. Elle est ce sentiment
intérieur qu'il a quand il se sent incompris «cette solitude si
ardemment enviée et enfin acquise, avait abouti à une
détresse affreuse»3. Pour synthétiser, la
solitude chez des Esseintes est ambivalente: malgré qu'elle symbolise la
retraite d'un monde vulgaire et trivial, elle est aussi ce monstre
dévorant, qui s'empare de tout son être et qui corrobore en lui le
sujet émietté et vidé de son soi.
Le sentiment de solitude chez Hubert d'Entragues est fortement
lié à deux facteurs primordiaux. Le premier facteur est
certainement la figure aimée à savoir Sixtine: Hubert est
amoureux d'une veuve, qui est en refus constant de ses avances. Ce choix d'une
femme quasi-inaccessible est la cause principale de sa solitude actuelle et
serait le prometteur d'une solitude perpétuelle. En fait, Hubert est
sujet à une solitude infinie parce qu'il tend vers un impossible partage
de vie conjugale: absence de toute possibilité de s'allier à
Sixtine. Le second facteur qui stimule la solitude du héros est sa
propre vision de vie, une vision qui insiste sur la futilité et
l'absence de sens de la vie. En effet, Hubert se contente de vivre son monde
intérieur parce que selon lui, «tout est inutile[...]
l'inutilité de ma vie n'est pas unique: elle se confond avec l'universel
néant»4. Hubert refuse de se mêler à un
monde extérieur frivole et insignifiant: il «méprisai[t]tout
ce qui [lui] était extérieur»5 et
considère que l'existence se condense dans son être et dans sa
solitude «le monde, c'est moi, il me doit l'existence»6.
La solitude de Hubert s'accroît avec cette scission qu'il fait entre son
monde à lui et le monde extérieur dans ce sens on voit une
parenté avec des Esseintes, La solitude est toujours placée sous
le sceau du double antinomique: solitude tout à la fois salvatrice et
funeste.
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p. 46
2 Ibid. p. 102
3 Ibid. p. 160
4 Remy de GOURMONT, op.cit, p. 107
5 Ibid. p.49
6 Ibid. p.39
21
Le duc de Fréneuse à l'exemple de des Esseintes
et de Hubert, est en proie à la solitude, mais cette dernière
reste un peu distincte. En effet, elle est moins atroce puisque à la
différence des deux autres héros, Lorrain a pris le choix de
faire accompagner son personnage par la figure de Claudius, qui a
participé à atténuer et minimiser la solitude du duc. En
contrepartie, la solitude de Monsieur de Phocas s'amplifie davantage avec la
récurrence des pérégrinations qu'il a faites à la
recherche des émeraudes «Voyager: il faut aimer[...] les pays,
s'éprendre d'une ville[...] mais se détacher des
individus».1 À la poursuite d'une «certaine
transparence glauque»2, le duc de Fréneuse n'a pu
entretenir que des relations restreintes «ses seules relations
étaient des marchands ou des collectionneurs comme
lui»3. Cette quête obsessionnelle a affaibli ses chances
d'établir des liens d'amitié et d'élargir son cercle
amical et social. Dans le même sens, la solitude du duc de
Fréneuse se fortifie de plus belle à force de coexister avec des
objets figés: les statues, les portraits et les émeraudes. Le duc
de Fréneuse, pour dompter sa névrose et apaiser sa monomanie, se
penche vers des corps sans âmes et les privilégie au
détriment de toute relation humaine, cela se clarifie d'autant plus avec
l'adresse injonctive qui lui a faite Claudius.
«La seule chance de guérison que vous ayez de
cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir
quotidiennement. Contemplez-les longuement, manie-les même et
pénétrez-vous de leur horrifiante et génial laideur[...].
Leurs laideurs rêvées atténueront en vous la pénible
impression de la laideur humaine»4
Il en résulte que la solitude de Monsieur de Phocas,
est imprécise dans la proportion où on est dans
l'incapacité de la classer sous les cases "volontaire" ou
"involontaire", parce qu'elle est à mi-chemin entre les deux. En fait,
le duc apparaît esseulé par soumission à son obsession et
sous l'influence des soi-disant conseils du peintre Claudius Ethal mais d'autre
part il manifeste lui même, à maintes occasions, une
volonté de s'écarter des gens et du monde, qui sont inaptes de
s'adapter avec ses propres goûts et intérêts.
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