2- Le dandysme
Le dandysme est un prodige social et littéraire apparu
au XIXème siècle: dans un monde où la
réussite matérielle prend le dessus et devient la source de
l'accomplissement individuel, le dandy s'insurge contre les valeurs
matérialistes, tout en aspirant à fonder une aristocratie,
érigée sur le talent et le mérite personnel et non plus
sur les privilèges de souche. Le dandysme affecte l'apparence dans le
sens où un dandy est l'homme, qui se veut élégant et
raffiné mais aussi il s'agit bel et bien d'une affectation de
l'esprit.
Les deux ouvrages de Huysmans et de Lorrain s'ouvrent sur une
description minutieuse du portrait physique des deux héros. Il appert
que les deux romanciers ont préféré de mettre en relief le
dandysme en passant d'abord par l'apparence physique et vestimentaire. En fait,
Huysmans a fait le choix de présenter les traits corporels de son
personnage avant même le commencement effectif du roman dans la mesure
où le portrait de des Esseintes figure dans la notice.
«le duc jean, un grêle jeune homme de trente ans,
[..] aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez
éventé et pourtant droit, aux mains sèches et
fluettes[...] le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul,
au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un blond extraordinairement
pâle et l'expression ambigüe, tout à la fois lasse et
habile».3
On ne retrouve pas vraiment le vrai sens du dandysme dans
cette représentation, qui existait dans l'avant-propos. Ce choix n'est
pas anodin parce qu'on constate par la suite que
1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.78
2 Jean LORRAIN, op.cit, P. 64
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.40
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le dandysme se révélera plus dans la
décoration de la «bicoque [...]en haut de Fontenay-aux
Roses»1. En effet, Huysmans consacre le premier chapitre tout
entier à mettre en exergue l'extrême élégance du
décor de la maison, qui reflète par conséquence le chic et
la distinction de l'esprit de son héros. Il semble que Huysmans a voulu
mettre en avant le dandysme spirituel de des Esseintes plutôt que le
dandysme vestimentaire. L'auteur a adopté un dandysme profond pour son
héros et non pas un dandysme léger et prétentieux.
Quant à Monsieur de Phocas, Lorrain présente son
personnage d'emblée dans une apparence éblouissante et
surprenante, le héros étant décrit par un narrateur
externe: le confident des manuscrits.
«les yeux pris à l'incendie verdâtre
brusquement allumé aux plis de la cravate par une énorme
émeraude, dont la petite tête hautaine s'éclairait
étrangement [...] la petite tête fine et glabre, tout en
méplats, on eût dit, modelés dans la cire pâle, une
tête semblables à celles que l'on voit, signés par Clouet
ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrés au
Valois».2
Lorrain brosse un portrait chic et d'une portée
symbolique dans le sens où la mine transpose l'obsession et la hantise.
En effet, on perçoit très clairement, via le charme de la cravate
dotée d'une émeraude, l'acharnement du personnage à cette
pierre précieuse. Lorrain a essayé de faire valoir le dandysme
à la fois physique et spirituel à travers un jeu de miroir, ce
qui fait que l'un renvoie allusivement à l'autre.
En contrepartie, Gourmont est sorti des sentiers battus: le
dandysme de Hubert est latent dans le texte dans le sens où nous avons
affaire à une absence totale du portrait du dandy au terme physique et
moral. Le dandysme n'était pas dit mais était délicatement
suggéré et prouvé. D'une part, Hubert se montre un dandy
par son raffinement et plus particulièrement par son goût de
lecture: Hubert est féru d' À Rebours, qui est un livre
décadent et qui met en scène un dandy et on en voit même
cette prédilection à ce livre dans une référence
directe «Un livre [À Rebours] [...] qui a confessé d'avance,
et pour longtemps, nos goûts et nos
dégoûts»3. Il en résulte que Hubert
d'Entragues est d'abord dandy par identification à des Esseintes.
D'autre part, le dandysme de ce personnage s'impose parce qu'il est un
être intellectuel très cultivé. Il est dandy cette fois-ci
par nature: Hubert l'écrivain et le critique d'art ne peut qu'avoir un
esprit sélectif et dandy par excellence. Gourmont, par l'adoption du
procédé d'insinuation et des sous-entendus, fait apparaître
un dandysme savant, loin de la superficie et de la prétention.
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