L'impact de la numérisation sur la filière audiovisuelle et sur les pratiques des spectateurs. Le cas de Netflix et des séries tv en France( Télécharger le fichier original )par Sarra GADIRI CELSA - Master 2 Professionnel Médias et Numérique 2016 |
Chapitre IDématérialisation des contenus et intérêt pour la VOD 1. La télévision, un écran connecté « [...] L'apparition d'un Internet à très haut débit ne tuera la télévision, ni ne tuera le cinéma. Leur coexistence entraîne simplement l'apparition de pratiques hybrides.123» On a souvent prédit que l'apparition d'un nouveau média présagerait la disparition de l'ancien. Que l'accroissement de la concurrence entre différents acteurs, entraînerait la disparition d'acteurs plus anciens. Ce type d'annonces, qu'Emmanuel Durand qualifie de « mythe de la disparition124 » ne s'est jamais avéré puisque la réalité est plus à la cohabitation qu'à la substitution. Aujourd'hui, l'utilisation d'Internet menacerait la filière audiovisuelle, cependant, force est de constater que ces deux médias s'enrichissent et peuvent se compléter dès lors que les acteurs de la filière ont compris la nécessité de sortir de leur zone de confort pour explorer de nouvelles sources de développement et accompagner les changements en cours. La consommation multi-écrans se généralise125 et influence les pratiques des publics qui partagent aujourd'hui leur attention entre différents écrans. Ainsi, des stratégies de contenus « second écran », comme la social TV qui enrichit l'expérience télévisuelle grâce à une dimension interactive (donner son avis sur la performance d'un candidat de The Voice sur les réseaux sociaux par exemple) ou la catch-up TV (qui permet à l'internaute de revoir un programme télé sur Internet peu de temps après sa diffusion), apparaissent pour favoriser les synergies entre les différents supports. 123 DURAND Emmanuel, La menace fantôme : Les industries culturelles face au numérique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014, p.25. 124 DURAND Emmanuel, La menace fantôme : Les industries culturelles face au numérique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014, p.20. 125 « Aujourd'hui, la plupart des Français se connectent via 2 (20,3 millions) ou 3 écrans (17,3 millions) ». Source : « L'année 2015 : le multi-écrans se généralise et influence les pratiques des internautes », Médiamétrie, [disponible en ligne : http://www.mediametrie.fr/internet/communiques/l-annee-internet-2015-le-multi-ecrans-se-generalise-et-influence-les-pratiques-des-internautes.php?id=1418], publié le 25 février 2016, consulté le 07 avril 2016. 54 Cet accès généralisé à l'information et à la culture par le biais de supports multiples et porté par Internet, détourne certains publics de la télévision de certains de ses programmes, comme nous l'avons vu à travers le cas des sériephiles par exemple. A partir de là, force est de constater que « les contenus vidéo deviennent amplement majoritaires dans le trafic Internet global : au États-Unis, à la mi 2014, les deux seules plateformes Netflix et Youtube représentaient plus de la moitié du trafic Internet. Plus révélatrice encore de l'ampleur et de la rapidité de cette explosion des écrans et des usages, la part de consommation de Youtube sur mobile qui est passée de 6% en 2011 à 40% dans le monde à peine deux ans plus tard 126». En résumé, nous pouvons dire qu'un spectateur lambda n'est plus lié à la programmation des chaînes de télévision et que le développement de l'Internet haut-débit couplé à l'adoption croissante d' « écrans connectés » lui a permis d'accéder aux contenus vidéo de manière « délinéarisée », ôtant ainsi au média télévision son monopole de diffusion et faisant apparaître de nouvelles formes d'intermédiation. Avant de nous intéresser plus en profondeur à ce que la délinéarisation des contenus entraîne comme mutations au sein de la filière audiovisuelle et au sein des industries de la culture de manière plus large, il nous paraît essentiel de revenir sur les notions d' « industries de la culture », d' « industries créatives » et de définir les modèles économiques qui ont caractérisé ces industries jusque là. 1.1. Notions et définitions Depuis la fin des années 1990 et en partie en raison de l'évolution du contexte (avec le développement de la mondialisation, de la numérisation, des TIC et de la libéralisation) les notions et les appellations relatives aux industries de la culture, de l'information, de la communication et du spectacle se retrouvent régulièrement challengées. Nous avons remarqué que différentes appellations étaient mobilisées dans les textes et les ouvrages consultés, pour désigner l'ensemble des industries produisant des contenus culturels (livres et presse, musique enregistrée, audiovisuel et cinéma, etc.), parfois de manière indifférenciée. En effet, la frontière entre les 126 DURAND Emmanuel, La menace fantôme : Les industries culturelles face au numérique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014, p.23-24. 55 concepts d'industries de la culture (également appelées industries culturelles, industries informationnelles ou industries du contenu) et d'industries créatives demeure aujourd'hui incertaine. Selon l'UNESCO, il est aujourd'hui admis que la notion d'industries créatives peut remplacer celle d'industries de la culture étant donné que cette notion l'englobe et la dépasse en y ajoutant « toutes les activités de production culturelle ou artistique, qu'elles aient lieu en direct ou qu'elles soient produites à titre d'entité individuelle127 ». En ce qui concerne la modélisation socio-économique de ces industries de la culture, Bernard Miège et Pierre Moeglin ont identifié cinq grands modèles qui structurent, de manière générique, les différentes filières : le modèle éditorial, de flot, du club privé, du compteur et du courtage informationnel. Le modèle de flot fait référence à des produits « caractérisés par la continuité et l'amplitude de leur diffusion ; ceci [impliquant] que chaque jour de nouveaux produits rendent obsolètes ceux de la veille » (Flichy, 1991, p. 38). Le modèle éditorial prend en compte les marchandises culturelles c'est-à-dire celles qui sont vendues sur un marché, comme les produits édités (livres) ou ceux du cinéma (films), etc. (Flichy, 1991, p. 37-38). Ces deux premiers modèles sont dominants dans les industries de la culture et sont considérés à ce titre comme étant génériques alors que persiste la question de conceptualiser les autres128. Néanmoins, la numérisation des contenus et l'évolution des pratiques a fait émerger les logiques de club privé, du compteur et du courtage informationnel plus de faire émerger des solutions inédites de valorisation des contenus culturels, que nous allons essayer de faire apparaître. Dans ce sens, il nous semble pertinent d'approfondir la question pour mieux appréhender les mutations en cours. A noter que ce qui nous intéresse dans la mobilisation de ces modèles socio-économiques, c'est de montrer comment les mutations que connaissent ces industries affectent les pratiques des consommateurs et inversement : comment les pratiques des consommateurs participent à l'évolution de ces modèles socio-économiques. Dans ce sens, nous n'entreront pas dans le détail des logiques de 127 Source : « Les industries créatives », Wikipédia, [disponible en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Industries_cr%C3%A9atives], consulté le 02 novembre 2015 128 PERTICOS, Lucien, Les industries culturelles en mutation : des modèles en question, Revue française des sciences de l'information et de la communication [Disponible en ligne : http://rfsic.revues.org/112], publié 05 septembre 2012, le p.29. 56 financement et de la valorisation marchande des contenus culturels et nous nous concentrerons davantage sur les pratiques des consommateurs. 2. Hybridation des modèles classiques : vers de nouvelles solutions de valorisation des contenus culturels ? Internet se généralise en France à partir des années 2000. L'année 2002 connaît une explosion des nombres d'abonnés à l'ADSL et la progression continue129. C'est pendant cette période par exemple que l'on voit l'intérêt de conceptualiser la logique du compteur puisque certains opérateurs de télécommunication choisissent de facturer au temps passé ou aux données échangées sur Internet. Toutefois, la vraie révolution de l'année 2002 concerne le mariage d'Internet et de la télévision avec le lancement de l'offre tri-play de Free130. Pour se démarquer de la forte concurrence qui régit le marché des fournisseurs d'accès Internet, Free (rapidement suivi par le reste des fournisseurs) choisit de diversifier ses services pour les rendre plus attrayants et lucratifs en proposant des offres comprenant l'accès à la télévision (TVIP131) en plus de l'accès à Internet et de la téléphonie fixe. Aujourd'hui, les acteurs de la télécommunication proposent des offrent quadri-play132 qui intègrent la téléphonie mobile également. Ce type d'offres est caractérisé par l'accès à un nombre impressionnant de chaînes internationales et thématiques, en plus des chaînes TNT classiques, et permet de regarder des programmes en replay, ainsi que la possibilité d'acquérir des contenus audiovisuels, en vidéo à la demande (VOD). Pour le téléspectateur, cela change tout. Il ne voit plus son téléviseur s'allumer sur 129 Source : « Le dégroupage au coeur de la bataille de l'ADSL », Zdnet, [disponible en ligne : http://www.zdnet.fr/actualites/le-degroupage-au-coeur-de-la-bataille-de-l-adsl-en-2003-39134549.htm], publié le 24 décembre 2003, consulté le 09 avril 2016. 130 Source : « 1999-2009, dix ans du web français à la loupe », Journal du net, [disponible en ligne : http://www.journaldunet.com/ebusiness/le-net/dossier/1999-2009-dix-ans-de-web-francais-a-la-loupe/2002-free-prefigure-l-offre-triple-play-avec-sa-box.shtml], publié 23 décembre 2009, consulté le 09 avril 2016. 131 En bref, la télévision IP regroupe la télévision en direct, la vidéo à la demande (VOD), le jeu à la demande, les séances de rattrapage (catch-up TV). Source : « La télévision IP », Wikipédia, [disponible en ligne : https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A9vision IP], consulté le 09 avril 2016. 132 L'offre quadri-play propose un quatrième service qui est la téléphonie mobile. En plus de la téléphonie fixe, de l'accès à Internet et de la TVIP. 57 un flux continu de programmes mais sur une interface. Une interface qui peut varier selon le fournisseur d'accès, en plus « d'être composée d'un ensemble d'éléments très hétérogènes, d'une prolifération d'application, de vidéos linéarisées ou non, de jeux, d'interactions... 133 ». Ainsi, l'écran de télévision devient espace pour consulter de multiples contenus et services qui sont proposées de manière sensiblement égale par la concurrence. D'où l'intérêt pour les différents acteurs de proposer la meilleure ergonomie. Si la télévision connectée modifie la perception des spectateurs, elle modifie également l'expérience spectatorielle, ce qui témoigne d'une hybridation des modèles de flot et éditorial. En effet, nous avons, d'un côté un téléspectateur qui allume sa télévision sur des contenus diffusés en continu, selon une grille de programmation, sans qu'il ne puisse choisir son moment de visionnage, ni conserver une copie du contenu visionné. De l'autre côté, le téléspectateur se voit donner la possibilité d'acheter des contenus audiovisuels, en vidéo à la demande, tout en en conservant une copie (immatérielle dans ce cas-là). En janvier 2014, 87 éditeurs de services de VOD sont recensés en France134. Bien que le marché soit aujourd'hui en légère stagnation, le nombre de plateformes continue à se développer et l'offre de contenus à s'enrichir135. Ces éditeurs ont, très vite, opté pour une autre forme de VOD, la S-VOD (subscription Video On Demand) qui s'insère, de part son mode de rémunération, dans la logique du club privé136. Cette transition de la VOD à la S-VOD s'est effectuée naturellement chez la plupart des éditeurs puisque le paiement d'un abonnement fixe semble davantage intéresser le consommateur, car il permet de mieux contrôler les dépenses. En réponse à la multiplication des éditeurs de services de VOD, les chaînes se sont 133 Les études du CNC, « Les nouveaux usages de la télévision connectée, » décembre 2012. 134 CNC, « Le marché de la vidéo », dossier #329, Mars 2014. 135 Aujourd'hui, en plus des télécoms, un nombre croissant d'acteurs d'origine diverse s'intéresse au marché de la vidéo à la demande (en abonnement ou à l'achat). Nous pouvons citer l'exemple de : Apple, Google, Youtube, Amazon, Carrefour... et la liste est longue. 136 Ce modèle est caractéristique de la télévision à péage où le téléspectateur se voit donner l'accès à toute une gamme de programmes, et ce, moyennant un paiement forfaitaire et régulier. Dans le cas de la S-VOD, le téléspectateur accède de manière illimitée à un catalogue de contenus régulièrement renouvelés, et ce, moyennant un abonnement, souvent mensuel. 58 réorganisées. Que ce soit aux Etats-Unis ou en France, les chaînes de télévision ont réagi en adoptant des stratégies davantage tournées vers Internet. C'est le cas aux Etats-Unis avec le lancement du site Hulu.com, produit de la collaboration de la Network NBC, Disney Cie (propriétaire d'ABC) et News Corporation (propriétaire de la FOX). Ce site, financé par la publicité, permet de visionner des contenus issus des grilles de programmation de ces chaînes (séries télévisés, documentaires, émissions, etc.). En France, TF1, M6, Canal+ et France télévision se sont toutes lancées dans la construction de services de VOD/SVOD et de catch-up TV. Les chaînes de télévision françaises ont également intégré la nécessité de s'adapter aux exigences des amateurs de séries télévisées dans une tentative de contrer le « piratage », en mettant à leur disposition les conditions de visionnage qu'ils recherchent. Parmi les mesures prises : la limitation des délais entre la diffusion originale et la diffusion françaises (certaines chaînes ont mis en place des services qui permettent un visionnage après 24 heure, souvent en version originale. Le résultat de cette multiplication démesurée d'acteurs et d'offres donne aux spectateurs une grande liberté de choix. Une abondance qui peut paralyser un consommateur qui n'a pas une idée bien définie de ce qu'il aime ou de ce qu'il souhaite visionner. 3. « Hyperchoix » et nouvelles formes d'intermédiation « L'hyperchoix apparaît comme un choix tel que le consommateur ne peut plus arriver à choisir le produit qui lui convient. On pourrait définir l'hyperchoix comme une situation dans laquelle l'avantage d'un choix plus large ne compense pas la difficulté voire l'impossibilité à choisir - et à trouver les moyens de choisir137. » A l'heure de l'accès généralisé à l'information et à la culture, les produits culturels sont un excellent exemple d'hyperchoix. Le développement de sites marchands, des blogs et des réseaux sociaux ainsi que l'échange continuel d'information qu'ils permettent, mettent le consommateur, non seulement, devant une profusion de produits culturels, mais devant une profusion d'informations qui peut aussi le rediriger vers un nombre infini d'autres informations et d'autres offres. 137 LARCENEUX Fabrice, Tests statistiques sur l'hyperchoix et les stratégies du consommateur, Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie, Cahier de recherche n°226, 2006, p.6. 59 Cette inflation de la production culturelle couplée à la multiplication des médiations incitant à l'achat rend difficile pour un individu, n'ayant une idée précise de ce qu'il souhaite (quel morceau de musique écouter ? quel contenu vidéo visionner/acheter ? quel prochain livre acheter ? etc.) de « choisir » dans une telle abondance culturelle. Dans ce sens, certains acteurs ont vu en la position d'intermédiaire - mettre en relation les publics avec les objets culturels qui les intéressent - une nouvelle manière de valoriser les produits culturels et de capter une partie de la valeur économique liée à ces objets. Si ces acteurs s'appuient en grande partie sur le cinquième modèle définit par Pierre Moeglin, qui est celui du courtage informationnel138, ils apportent néanmoins des solutions inédites, en mettant le consommateur au centre de la création de valeur, notamment avec l'exploitation des big data. « L'utopie d'une culture non plus imposée par les principaux canaux de sa diffusion mais personnalisée, au plus près des goûts, des besoins et de désirs.139 » Centrale à l'ère du web 2.0, cette manière de créer de valeur s'appuie sur le fait que la foule « n'est ni purement consommatrice, ni purement productrice, mais bel et bien hybride140 » comme le démontre, par exemple, l'explosion des sites et des médias collaboratifs. Dans le cas des industries de la culture, la notion de recommandation a pris une place centrale chez ces nouveaux acteurs qui ne se contentent plus de trier et de classer les objets culturels sur leurs plateformes respectives, mais qui, à l'aide d'algorithmes puissants, constamment améliorés, ont trouvé le moyen d'exploiter les innombrables traces laissées par chaque individu sur la toile pour générer des sélections « pertinentes » et accompagner ainsi le consommateur pas à pas, au plus près de ses goûts et des attentes. Ces nouveaux champions des industries de la culture sont connus sous l'abréviation ASNS (Amazon, Spotify, Netlfix et Steam) et 138 Le modèle de courtage informationnel peut se résumer comme suit : « Le service rendu au consommateur correspond dès lors à un tri opéré au sein d'une profusion de contenus culturels numérisés, le but étant qu'il soit mis en relation avec ceux qui seront au plus proches de ces attentes et de ses goûts ». Source : PERTICOS, Lucien, Les industries culturelles en mutation : des modèles en question, Revue française des sciences de l'information et de la communication [en ligne], p.29, URL : http://rfsic.revues.org/112 139 GAYRAUD Agnès et HEUGUET Guillaume, De l'industrie musicale à la rhétorique du « service ». Youtube : une description critique, Communication & langages, 184, 2015, p. 101-119. 140 DURAND Emmanuel, La menace fantôme : Les industries culturelles face au numérique, Presses de Sciences Po, Paris, 2014, p.42. 60 ont su imposer leur suprématie dans leur filière respective : La librairie en ligne pour Amazon, la musique pour Spotify, la vidéo pour Netflix et les jeux vidéo pour Steam. Ce bref chapitre nous a permis de mettre en évidence les mutations qui affectent les industries de la culture. Nous avons vu comment la télévision s'insère progressivement dans un modèle éditorial, comment la S-VOD emprunte la logique du club privé et enfin comment les entreprises technologiques issues du web ont trouvé dans la logique du courtage informationnel, un moyen de capter une partie de la valeur des objets culturels en exploitant les données des consommateurs, laissées volontairement ou involontairement sur la toile. A l'heure où l'hyperchoix devient la norme, la mise en place d'un modèle qui s'apparente à celui du courtage informationnel, associée à une analyse poussée des données des publics au moyen d'algorithmes puissants a permis aux ASNS de se démarquer en proposant aux publics des contenus au plus près de leurs goûts et attentes. Ces quatre entreprises sont les symboles des mutations que vivent actuellement les industries de la culture. |
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