II.3. De la caducité de l'existence
Cette partie propose des oeuvres qui, sans être
réellement des vanités, prolongent les idées de
caducité exprimées dans le chapitre précédent.
Entendu comme le jaillissement premier de la vie et le refus instinctif de tout
ce qui peut l'entraver, le lyrisme est pour Annie Lebrun une violente
conscience de la disparition, une manière d'entrevoir la beauté
en transparence sur ce qui la menace. Expression subjective qui concerne en
particulier les sentiments privés, le lyrisme perçoit la mort non
plus pour ce qu'elle sanctionne mais pour ce qu'elle invalide, la vie. En ce
sens, les oeuvres qui seront ici présentées peuvent être
entendues comme la métamorphose plastique respective du rapport
qu'entretient chaque artiste avec la finitude des choses. En induisant leur
échéance, ces oeuvres proposent un déplacement temporel
qui rejoint la thématique du mémoire, l'impermanence du temps.
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II.3.a À Une fin de course
Invité par Jérôme Sans à venir
exposer au Palais de Tokyo, l'artiste belge Pierre Ardouvin présentait
Nasseville106 (2003). Sur l'espace de la mezzanine,
l'artiste installait au sortir des escaliers un chapiteau de filets. Faisant
suffoquer l'espace, les lourdes mailles du filet encerclaient le visiteur. Seul
un périmètre strict lui permettait une déambulation
serrée autour de l'escalier. Car en contraignant le lieu, l'oeuvre
n'agissait pas comme un signe, comme une figure exotique extérieure au
spectateur. Au contraire, le filet créait une dynamique à
laquelle il ne pouvait pas se soustraire. Le regardant était
également ébloui par des puissants spots de lumières
blanches, qui suivaient un cercle les cimes du filet. Cette lumière,
difficilement soutenable, aveuglait tant le visiteur qu'elle l'empêchait
de distinguer l'envers du décor. Un podium qui emprisonne l'être
et qui lui voile son regard, un espace clos dans lequel évoluer, Pierre
Ardouvin proposait une mise en forme de la fatigue mentale, de
l'éreintement psychique. Comme un cul-de-sac, son installation
constituait la fin d'une visite, le filet obligeant le spectateur à
rebrousser chemin pour sortir. Aussi, l'artiste introduisait à
différents points de l'espace des enceintes, si bien que le spectateur
ne pouvait exactement savoir d'où émanait la source sonore. Par
intermittence, des résonances métalliques et des sons abstraits
renforçaient l'effet de cercle et d'enfermement. Industriel, le son
rebondissait en écho sur les matériaux bruts et sans affect de
l'architecture du bâtiment. Combinée à cette lumière
qui aveugle, l'installation en son entière faisait penser à une
descente après l'euphorie. Elle montrait le moment de la
désillusion, de la fatigue, de l'incertitude. Faces aux ressorts et aux
effets du spectaculaire - les spots, le son et le chapiteau en filet - le
spectateur se sentait comme dans une arène, devenant acteur
malgré lui. Il ne savait cependant pas s'il était à
l'intérieur ou à l'extérieur du dispositif, s'il
était le point focal du spectacle ou s'il était exclu
d'événements qu'il ne pouvait voir. Et lorsque Hans-Hulrich
Obrist précise que les travaux de Pierre Ardouvin fonctionnent « en
grande partie sur la notion d'éphémère,
d'impermanence107 », le processus se fait plus claire.
106 Fig. #34
107 Entretien entre Pierre Ardouvin et Hans Ulrich Obrist,
Déjà vu, Chez Valentin, 2004
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Cette mise en scène visait surtout à se
désamorçait d'elle-même. Sèche, brûlante et
assourdissante, l'installation dessinait la fin de perspective, la fin d'une
course, la perte des repères.
Présentée en décembre 2010 dans l'espace
d'un des modules, l'oeuvre de Bertrand Lamarche parlait aussi de courbure
harassante, de déprime fourbe. L'artiste présentait un tore, une
forme cylindrique qui, comme une vis sans fin, tournait sur elle-même en
circuit fermé. En mouvement vers le bas, l'oeuvre semblait mimer le
déclin inéluctable, plaçait l'humain au seuil du
transitoire. Intitulé Lobby (hyper tore Ø
550)108, le titre proposait d'assembler deux images mentales,
celle du vestibule, de l'antichambre, lobby, et celle de la forme
géométrique du tore. En action, il semblait creuser un couloir
vers l'enfer, annonçant dans ses oscillations hypnotiques, une chute
inéluctable.
Sur le même registre, peut être rapproché
du travail de Bertrand Lamarche, les sculptures de poussière que
l'artiste Yuhsin U. Chang présentait à l'occasion de l'exposition
collective Dynasty. L'artiste s'était fait remarquée par
les commissaires avec ses photographies de paysages montrant des espaces
désertiques, sans traces ni présences humaines. Nommée
Poussière dans le Palais de Tokyo109, sa sculpture
partait aussi à la recherche de l'inerte, de l'inorganique
résiduel. Comme un corps en fin de course, l'oeuvre intimait à
l'espace un vieillissement radical, l'essoufflait en le mettant à la
hauteur d'un vestige. Informe et précaire, elle symbolisait les
processus de désagrégation, l'impuissance radicale. Des
sculptures comme ontologie du vide, Yushin U. Chang présentait
l'être comme vacuité, comme une matière
éphémère qui contiendrait sa propre finitude.
II.3.b À La stratégie du pire
Les oeuvres précédemment évoquées
montrent l'érosion du souffle vital, l'impuissance de l'art à
nous extraire de notre condition existentielle. Prenant en compte cette
incapacité, deux expositions du Palais de Tokyo tentaient de
dépasser
108 Fig. #35
109 Fig. #36
55
la figuration des limites, d'inciter au changement. Visible
depuis le sas d'entrée au premier jour de l'ouverture du site de
création contemporaine, l'oeuvre d'Alain Declercq, Instinct de
mort110, exprime ce propos. L'artiste
demandait à un officier de police de tirer deux milles balles sur une
palissade de bois, ce dernier inscrivant par les tirs, le titre dans la
palissade. En forme d'hommage à Mesrinne, l'artiste convoquait la
mémoire du criminel pour lui rendre À l'oeuvre date de 2002
À une partie de la reconnaissance sociale qu'il desserve. Agissant par
effet de réflexion, l'installation incitait le spectateur à
l'irrévérence, puisque celle-ci devenait
institutionnalisée.
Également marqué par le défaitisme, le
travail militant de l'artiste sud-africain Kendell Geers peut être
rapproché de celui d'Alain Declercq. Les travaux de l'artiste reprennent
l'iconographie des vanités. Dans une de ses séries
photographiques, l'artiste part en quête du motif du crâne. En
shootant de l'angle approprié, balcons, bancs ou portes d'immeubles,
Kendell Geers cherchent les allusions crâniennes qui se dessinent dans
l'architecture de nos villes. Sa pièce Memento Mori est une
série de sculptures hyper réalistes représentant des corps
transpercés de balles. Dans sa performance Bloody hell l'artiste
s'étalait du sang sur le visage, criait au désespoir sous cette
rivière rouge vermeil. Pour le Palais de Tokyo, l'artiste faisait poser,
en réaction aux espaces bruts et décloisonnés de
l'institution, de lourds rideaux noirs dans une de ses alcôves. Le
spectateur devait écarter cet épais velours pour découvrir
une installation intitulée The Terrorist's
Apprentice111. Plongée dans l'obscurité, la
pièce ne laissait découvrir qu'un socle en son centre,
éclairé par une seule source de lumière. Sous une cloche,
le spectateur pouvait y découvrir une allumette anodine.
Kendell Geers figurait ici « la pulsion où
s'affronte la volonté de vivre et le désir de
mourir.112 » S'il ne montrait pas l'horreur, il exposait la
pulsion qui pourrait amenait à cette horreur, comme un stimulant de
l'instinct destructeur. Cette allumette provoquait le visiteur, questionnait la
capacité de son psychisme à pouvoir résister aux pulsions
dévastatrices. Entre pulsion de vie et pulsion de mort, l'artiste
montrait
110 Fig. #37
111 Fig. #38
112 Christine Macel, Dangereux de se pencher au-dedans
in « Kendell Geers, my tongue in your cheek, Les presses du
réel, 2002
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le morcellement à venir. Son installation mettait au
jour la vulnérabilité de notre société,
menaçait presque sa stabilité. Intitulé « l'apprenti
terroriste », l'allumette se déployait entre la simplicité
du dispositif et dans la violence du contenu. Dixit Marx, les individus ont
d'abord besoin de se rendre compte qu'ils ont des intérêts
mutuels, qu'il faut s'unir pour les défendre. Dans une seconde phase, ne
restera plus à trouver que l'élément déclencheur.
Invitant à l'immolation, à la destruction, Kendell Geers semblait
ici offrir l'allumette pour faire partir cette révolution. The
Terrorist's Apprentice visait à libérer ce qui est en chacun
de nous, d'impulser ce mouvement de décharge. Selon la stratégie
du pire, seule une crise peut produire des
changements. En proposant l'allumette subversive, l'artiste
appelait à l'impermanence, au bouleversement des logiques
éternelles dans laquelle la société s'est formolée.
Faisant partie intégrante de l'exposition, une affiche,
distribuée à l'occasion de l'ouverture de l'exposition,
réunissait tous les numéros d'urgence de la ville de Paris.
Intitulée Emergency Series (Paris), l'affiche visait aussi
à alerter la population d'un danger latent, d'avertir du bouleversement
à venir.
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