ANNEXE 1
L'IDEE D'IMPERMANENCE DANS L'ART APPERCU
HISTORIQUE
Dans l'art, l'expression du fugitif, de
l'éphémère, exprime la métamorphose plastique du
rapport qu'entretient l'artiste à sa propre impermanence. Puisque la
sensation d'impermanence présuppose la prise de conscience par l'artiste
de la nature mortelle des êtres et des choses, l'idée
d'éphémère traverse l'histoire de l'art. Il s'agit ici
d'en donner un bref aperçu, afin de démontrer l'importance de
cette idée, afin aussi de poser les bases théoriques sur
lesquelles repose ce mémoire. Ce retour historique veut aussi tendre
à prouver, alors que Marc-Olivier Wahler affirme vouloir « tourner
le dos à l'histoire de l'art170 », qu'une analyse de la
programmation permet, au niveau du champ sémantique des oeuvres
exposées, de montrer une filiation entre création contemporaine
et programme esthétique moderne.
Comme toutes les choses sensibles, les belles choses ne durent
pas. Lorsque Socrate discute avec le sophiste Hippias d'Elis, le premier lui
demande ce qu'est la beauté, et Hippias de répondre, « Tu
sauras donc, puisqu'il faut te dire la vérité, que le beau, c'est
une belle jeune fille.171» La notion du beau est ici
reliée à une apparition fugitive, à une image convenant
à un lieu et à un moment déterminé, qui
disparaîtra inéluctablement l'instant suivant. Il est aussi
intéressant de noter la réticence de certains philosophes
antiques à laisser une trace matérielle. Socrate, Diogène,
Antisthène n'ont jamais formulé leurs pensés par
écrit. Dans l'intellect, elles sont en permanence
réactualisées par les expériences sensibles. La mise en
pratique de ces idées prend place à un moment et dans un lieu
déterminé.
A l'opposé, la notion du beau classique repose sur une
série de principes esthétiques immuables qui recouvrent des
idées normatives que l'art aurait pour tache de décliner. En ce
sens, la toile représente un lieu fermé où la
beauté peut régner car figée, elle n'a plus prises aux
circonstances du temps. Dans cette optique,
170 « Marc-Olivier Wahler. L'art contemporain dans son champ
élargi », Veronica Da Costa. Revue Mouvement, Juillet À
Septembre 2009
171 Platon, Hippias majeur
101
il ne saurait y avoir de sens, que par l'entremise d'une trace
matérielle durable, sa pérennité étant le gage de
sa viabilité.
À partir du XVIIe siècle, notamment
grâce aux efforts technologiques qui permettent sa mesure, «
s'accentue la perception d'un temps réellement
instantané.172 » Ces dires sont confirmés par
Jean Starobinski, qui remarque qu'à la même époque, une
césure s'opère au niveau des relations qui lient le beau à
l'éternel.
« On s'éloigne au XVIIe siècle de
la conception d'un temps circulaire ou immobile, pour commencer à
imaginer un temps irréversible.173 »
Devant la prise de conscience de la fuite du temps, les
artistes commencent à représenter
l'éphémère. Une esthétique prend progressivement
forme sur ce thème. Goethe, sans pour autant dire que la marque de
l'éphémère fasse la beauté, eu l'idée que
seul l'éphémère soit porteur du beau :
« Pourquoi suis-je éphémère, ô
Zeus ? dit la Beauté Je n'ai fait beau, dit Zeus, que le seul
éphémère174 »
Avec l'industrialisation croissante, le chemin de fer qui
s'instaure, les mentalités du XIXe siècle commencent
à percevoir le temps non plus dans sa linéarité
homogène, mais comme une discontinuité fragmentée, comme
une succession d'instants à intervalles irréguliers. Un parmi
d'autres, le tableau Pluie, vapeur, vitesse (1844) de Turner illustre
à merveille la mise en figure mobile du monde. Le temps passe d'une
dimension de l'histoire à celle de l'instantané.
En contact avec l'art et les philosophies de
l'Extrême-Orient, les artistes européens se retrouvent puis
s'inspirent du concept de l'impermanence, présent pour exemple dans le
bouddhisme, dont il est l'une des idées clefs. Van Gogh collectionnera
des estampes japonaises inspirées par le thème du
ukiyo-e, dont la conscience du mouvement ininterrompu forme le clair
de son concept spirituel. Magnifiées dans la
172 Heinrich Wölfflin,
Réflexions sur l'histoire de l'art, 1940
173 Jean Starobinski, La Mélancolie
au miroir, Julliard, 1989
174 Goethe, « L'Amour, la rosée, les fleurs et la
jeunesse » in Les Saisons, 1790
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représentation du ressac de vague, ces images offrent
une allégorie du temps insaisissable.
À son tour, Baudelaire définit la
modernité comme le passage d'un idéal du beau, extérieur
à la prise du temps, à un beau impulsif, évolutif et
changeant. Est moderne le culte du présent plus que de l'immuable, le
culte du transitoire plus que de l'éternel. Le présent rentre
dans le champ d'action, l'expression de l'impermanence venant la valoriser. En
quête d'honnêteté vis-à-vis du réel, sa
restitution s'impose dès lors comme l'un des enjeux de
l'esthétique moderniste. Contre le beau normé, Baudelaire
célèbre le fugitif et le transitoire. Dans Le peintre de la
vie moderne, il loue les esquisses de Constantin Guy, car elles mettent en
valeur l'éphémère de l'apparence. Cet article de L'Art
romantique permet de faire un rapprochement entre l'expression de
l'impermanence et les enjeux modernistes. Le poète écrit :
« La modernité, c'est le transitoire, le fugitif,
la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et
l'immuable. [...] Cet élément transitoire, fugitif, dont les
métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le
mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tomberez
forcément dans le vide d'une beauté abstraite et
indéfinie.175 »
Les peintres de la seconde moitié du XIXe
siècle tentent de capter les changements fugitifs du ciel, les
variations lumineuses qu'offrent les différentes heures du jour. Leurs
peintures montrent la fugacité de l'instant, l'impermanence du temps.
Ainsi, les études de Monet sur la cathédrale de Rouen, comme sa
série sur les Nymphéas, révèlent la
métamorphose incessante de la réalité, le caractère
éphémère et relatif de l'apparence, de sa perception et
des certitudes qui y prennent racine.
Les mouvements artistiques du XXe affirment
à leur tour la volonté de transfigurer le transitoire, de montrer
le mouvement. « Le monde s'est enrichi d'une beauté nouvelle, la
beauté de la vitesse » écrit Marinetti en 1909. Le
poète promet d'abolir le temps et l'espace et de les remplacer par la
vitesse perpétuelle et universelle,
175 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne,
1863
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comme Hippias, d'aimer « la beauté d'une sensation
ou d'une émotion en tant qu'elle est unique et destinée à
s'évanouir immédiatement.176 »
Marcel Duchamp aborde le problème de la
représentation du mouvement, et se sert du cubisme et du futurisme pour
créer un art dynamique. Dans son Nu descendant un escalier, il
fait fusionner le concept de simultanéité futuriste, la
restitution successive d'une action, saccadée comme sortant d'un
objectif photographique, et le concept de simultanéité cubiste,
qui représente latéralement le sujet, au même moment, des
faces et du côté. Picabia proposera d'ailleurs le concept d'«
instantanéisme ». Ces recherches trouveront un aboutissement dans
la Roue de bicyclette de Duchamp, roue mobile, animée, «
qui concrétise son message par le mouvement physique.177
»
Les recherches sur le mouvement, le temps et les changements
se font encore plus explicites au tournant des années 1960. La
mondialisation entrainant une « culture des flux et des
instabilités mondialisées178», ces pratiques
accompagnent les bouleversements de la société. L'histoire de
l'art du vingtième siècle opérerait ainsi le passage d'une
évocation du mouvement à l'utilisation de cette impermanence
comme espace d'élaboration de l'oeuvre. En d'autre terme, à
l'évocation du temps que privilégie le classicisme, les artistes
du )()(e siècle institue un rapport plus concret entre art et
temps, y substituant plus volontiers une relation d'expérience. Ces
pratiques peuvent êtres regroupés comme suit :
D'un côté, des oeuvres dont la
matérialité est empreinte d'instabilité. L'Arte Povera
utilise des matériaux pauvres. Le Land Art, les pratiques
in situ, inscrivent par le contexte où elles prennent place,
les oeuvres dans des exigences de périssabilité.
Déplaçant des énormes monticules de terre, Robert Smithson
modèlent une spirale dans une crique. À la merci de l'eau, ce
symbole de la fuite du temps s'érode inéluctablement.
176 F.T. Marinetto, Manifeste futuriste, Le Figaro, 20
février 1909
177 Pontus Hulten, La liberté
substituve ou le mouvement en art, 1955
178 Christine Buci-Glucksmann,
Esthétique de l'éphémère, Galilée,
2003
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De l'autre, dans la ligne sensible des performances
dadaïstes d'Hugo Ball au Cabaret Voltaire, Nicolas Bourriaud nomme «
art de l'attitude179 » ces interventions en prises directes
avec le réel. Les performances interagissent dans le temps, prenant acte
dans l'instant. Les happenings des actionnistes viennois, le mouvement Fluxus,
le Body Art, inscrivent leurs pratiques dans l'éphémère,
pour annuler les barrières qui séparent l'art de la vie. En
exemple, John Cage s'accapare de la philosophie Zen. Lui rendant hommage,
l'exposition Rolywholyover, organisée en 1995 au Gugghenheim
Museum montrait les aboutissants de cette pratique. Pour rendre
l'insaisissable, l'exposition changeait d'apparence chaque nouvelles
journées.
Il ne faut cependant pas perdre de vue, qu'un art de
l'éphémère À un art où les oeuvres
déploient dans leur autonomie, une action, un mouvement À n'a pu
être rendu possible que par le développement des techniques
permettant de le documenter. L'essor de la photographie, de la vidéo et
des captations sonores ont permis, en enregistrant ses différentes
phases de mutations, de rendre perceptible l'ensemble du cycle de vie de
l'oeuvre. À la manière du tableau, objet fixe nécessaire
aux impressionnistes pour exprimer le furtif, ces pratiques ont besoin
d'archive pour exister.
« La prise en compte du caractère
éphémère des choses, ainsi que le souci de les sauvegarder
pour l'éternité, est un des principaux moteurs de
l'allégorie.180 »
Puisque des moyens techniques cherchent à conserver
dans des formes durables ses formes impermanentes, les oeuvres qui jouent sur
l'éphémère sont remplies de paradoxe. En soi, cette
documentation a permis d'accepter progressivement l'idée et la
réalisation d'une oeuvre éphémère. Ne sont plus
liées, la valeur et la persistance dans le temps, de sorte que le
caractère éphémère de l'oeuvre d'art n'a plus la
plus centrale importance.
179 Nicolas Bourriaud, Formes de vie, op.
cit.
180 Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand,
Flammarion, Paris, 1985
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