IV.1.b - L'abandon de l'art
Si l'art peut être envisagé comme une tentative
d'opposition au fonctionnalisme de la vie, et si au premier abord il permet de
s'écarter de tout système préétabli, il devient
avec l'expérience, la matière contre laquelle il s'agit de
lutter. Car la recherche de singularité peut embrigader l'artiste dans
des logiques productivistes. Trop heureux d'avoir pu faire reconnaître
leur originalité, beaucoup finissent par se cantonner dans leur
technique, répétant leur principe jusqu'à
épuisement de l'expression. En l'absence de rigueur, ils font perdre
toute teneur à leurs créations à mesure qu'ils se
144 Fig. #51
145 Annie Lebrun, Du trop de réalité,
Stock, 2001
76
plient devant elles. Esclaves de leur propre travail, ils
subordonnent leurs travaux à des enjeux ordinaires comme celui de faire
perdurer le motif qui leur a permis de rencontrer le
succès.146 Contre la routine, des artistes ont au contraire
refusé de rentrer dans toute logique de style. Alliant l'art et leur
vie, Robert Malaval fait par exemple carrière dans l'impermanence,
préférant abandonner l'art plutôt que de se retrouver dans
une Artwork Class, de se retrouver dans les allées d'un
marché de l'art saturé d'insignifiances grossières.
À 25 ans, sa série de l'Aliment blanc,
matière blanchâtre avec laquelle il recouvre des fauteuils, des
chaises roulantes et des tableaux, Robert Malaval rencontre du succès.
Il se forge un personnage et pour un temps ne porte que du blanc. Lorsque Dali
l'invite à diner, il commande un oeuf dur, une sole et un yaourt nature.
Il expose à New York, chez Yvon Lambert et Daniel Gervis. Le milieu de
l'art achète et lui en redemande. Mais ne concevant son activité
ni comme un sacerdoce, ni comme une obligation Robert Malaval arrête
l'Aliment blanc. Comme s'il refusait de faire semblant de jouer avec
les systèmes de reconnaissance de la société, l'artiste
combat sa soif de créativité. En abandonnant l'art, il se
libère lui-même de la posture d'esclave servile qu'il venait
d'endosser. Une attitude qui se retrouve au fil du temps tant les changements
de période et l'impermanence de sa production déjouent tous les
styles. Malaval s'arrêtera par intermittence de travailler, ponctuant son
oeuvre de longues césures, afin de ne jamais se
répéter.
« J'aime le changement, c'est ma ligne. La seule ligne que
je puisse avoir. Disons que ma ligne est de ne pas en avoir.147
»
L'exposition Kamikaze (2005) mettait en valeur les
aspects très hétérogènes du travail de Robert
Malaval. La scénographie rendait compte de cette inconstance, du
renouvellement continu de son langage. Dans son organisation, elle faisait
explicitement référence à ces césures :
146 Ian Burn, The artist as victim, 1974
147 Entretien avec Sylvain Lecombre in
Robert Malaval : attention à la peinture - Exposition pirate,
Maison des arts et de la culture, Créteil, 1980
77
« Toute son oeuvre est faite de rupture et cette
exposition souhaite en rendre compte (...), en rendant compte de son
désir constant de se surprendre lui-même et de se
réinventer.148 »
La rétrospective du Palais de Tokyo mettait ainsi en
valeur le travail d'un artiste qui avait refusé d'être un
bureaucrate de sa propre oeuvre. Sur ce point, Robert Malaval a en commun avec
Charlotte Posenenske d'envisager l`art comme une manière d'être
consciemment pensée contre l'aspect fonctionnel d'un système
construit sur des rapports de domination et de logique productiviste.
Marc-Olivier Wahler proposait en 2010 une rétrospective de cette artiste
allemande, accentuant le discours sur son retrait de la scène
artistique. En 1968, Charlotte Posenenske abandonne en effet toute production
artistique et commence des études de sociologie portant sur
l'étude des processus de travail standardisés. Cette
décision de mettre fin à une carrière artistique
prometteuse s'inscrit dans le contexte de développement des attitudes
performatives et conceptuelles de l'art de l'après-guerre. En
abandonnant toute production, Charlotte Posenenske adoptait une attitude
porteuse d'une critique de la marchandisation de l'art, faisait un pas pour
mieux intégrer pratique et théorie, comme le projet
avant-gardiste d'unifier l'art et la vie. En mai 1968, l'artiste publie un
texte dans Art International qui conclut :
« Je ne peux me résigner à l'idée
que l'art ne saurait contribuer à résoudre des problèmes
sociaux pressants. »
Avant de se retirer de la sphère artistique, Charlotte
Posenenske produit des formes modulables fabriquées en série
illimitée et dont le matériau reste brut : acier, carton. Ses
dernières oeuvres ne sont pas signées, sont éditées
en série illimité et vendue sans marge de bénéfice.
Exposées au Palais de Tokyo, ces sculptures ressemblent à s'y
méprendre à des conduits d'aérations. Dans l'espace
d'exposition, ces oeuvres créaient un double écho : à la
fois trappe de sortie de l'espace d'exposition, et par sa vie personnelle, un
exemple de sortie du monde de l'art. Pour Charlotte Posenenske, quitter l'art
peut être envisagé comme une conséquence des recherches de
l'artiste sur la production et la consommation. L'abandon de l'art peut ici
être perçu comme la
148 Marc Alizart, Robert Malaval, kamikaze, Palais de
Tokyo, 2005
78
conclusion de sa quête d'un art objectif et
coopératif. L'art est impuissant à résoudre les
problèmes sociaux. Il ne produit que des simulacres de relation libres
et doit être abandonné au profil d'activité ayant
réellement prise avec le réel. Ayant constaté que l'art ne
lui permettait d'intervenir qu'au niveau de la consommation, l'artiste fait le
choix de la sociologie et du syndicalisme pour pouvoir agir au niveau de la
production. Elle tire les conséquences pratiques et abandonne toute
activité artistique pour s'engager pleinement dans des activités
en prise avec le social. Et pour Posenenske et Malaval, les coupures de leur
oeuvre et l'immolation dans le silence ne dénie pas leur travail. Au
contraire, leur retrait de la scène artistique rajoute de la valeur
ajoutée à leur oeuvre. Désavouer un travail devient une
nouvelle source de sa légitimité, un certificat de bonne foi, un
gageur de sens.149
|