III.2 L'obsolescence technologique et l'idée de
progrès
III.2.a À La caducité de l'ère
industrielle
Au sein de l'exposition collective Dynasty, Daniel
Dewar & Grégory Gicquel présentait Waders, une
salopette de marbre portée en éloge sur un socle. Faisant penser
à un bleu de travail devenu sculpture, l'oeuvre appelait sur le registre
du monument, à considérer historiquement l'ère
industrielle comme une période révolue. Telle une relique, ce
bleu de travail venait signifier une réalité révolue.
Suites aux mutations économiques des années
1960, l'Europe abandonne de nombreux sites et bâtiments industriels.
Comme un naturaliste, Eric Tabuchi parcourt les paysages vernaculaires
français à la recherche de ces constructions abandonnées.
Dans l'espace d'un module, le Palais de Tokyo présentait en 2010 sa
série Hyper Trophy, une archéologie industrielle de
friches délaissées. Intitulé Réserve
naturelle129, l'exposition présentait une série
de photographies de la campagne désindustrialisée, des mutations
fonctionnelles dont ces espaces font parfois l'objet. Sur Agrandissement du
provisoire, le spectateur pouvait par exemple voir une station essence
devenu un centre d'observation astronomique, un bâtiment industriel
transformée en restaurant exotique. L'exposition présentait aussi
une
127 Fig. #44
128 « Wang Du Parade #4 » in Le_Journal 5, Palais de
Tokyo, 2005
129 Fig. #45
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maquette réduite de la station-service
photographiée, comme une relique industrielle d'un temps
dépassé. Ces formes collectées étaient autant de
manifestations de l'itinérant, de l'instable, de
l'éphémère. Des formes architecturales oubliées qui
rappellent le célèbre récit de Robert Smithson, « A
Tour of the Monuments of Passaic ». En 1967, l'artiste fait en bus le tour
de cette petite ville du New Jersey. Mais ne rencontrant que des chantiers
abandonnés, des machines au repos, la ville lui apparaît
déserte. Robert Smithson conclut que l'espace vernaculaire contient les
traces d'un passé si codifié que son avenir archéologique
est déjà standardisé :
« Ce panorama zéro paraissait contenir des ruines
à l'envers, c'est à dire toutes les constructions qui finiraient
par y être édifiées. C'est le contraire de la ruine
romantique, parce que les édifices ne tombent pas en ruine après
qu'ils ont été construits, mais qu'ils s'élèvent en
ruine avant même de l'être.130 »
Exposé à l'occasion de la session
Pergola, Raphaël Zarka présentait sur le même
registre La Draisine de l'aérotrain131 (2009). Comme
Eric Tabuchi, l'artiste part en quête de paysages industriels
passés, de vestiges révolus qu'il nomme « forme de repos
». Zarka photographie ces objets créés par l'homme puis
abandonné. Lorsqu'il découvre près d'Orléans, le
viaduc abandonné de l'aérotrain de Jean Bertin - véhicule
glissant sur un coussin d'air -, il prolonge sa démarche photographique
en réalisant une réplique hypothétique d'une draisine
conçue pour cette voie d'essai en forme de T inversé. Il s'agit
d'un véhicule composé de deux motos disposées
tête-bêche. S'attachant à repérer les isomorphismes
entre art et industrie, Raphael Zarka proposait une oeuvre se conjuguant dans
un temps incompatible avec le réel. Le caractère absurde de cet
engin, mis en regard des usages communs, le constituait en un objet
hétérotopique, faisant signe vers le réel tout en
bouleversant ses règles132. Ce véhicule apparaissait
comme l'image d'une vision révolue du futur, une apparition d'un vestige
de notre passé proche qui corrobore d'ailleurs bien l'idée du
critique d'art britannique Lawrence Alloway selon laquelle le demain d'hier
ne
130 « L'entropie et les nouveaux monuments » in
Robert Smithson, une rétrospective, Marseille, RMN, 1994
131 Fig. #46
132 Vincent Pecoil, « La pergola comme
hétérotopie » in ZéroDeux, 39, 2009
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correspond pas à notre présent : «
yesterday's tomorrow is not today133 » C'est ce décalage
temporel qui créait l'hétérotopie, un espace qui, tout en
renvoyant à des espaces concrets, réalise leur conjonction, leur
réversion impossibles dans le réel. Comme pour les séries
d'Eric Tabuchi et le bleu de travail de Daniel Dewar & Grégory
Gicquel, ces oeuvres accentuent l'idée d'un temps perçu comme un
ressort ou une visse sans fin, alliant la linéarité de devenir et
l'impermanence de la technologie. Ces travaux réussissaient ainsi
à susciter des doutes sur l'idée de progrès,
forcément révocable.
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