Institut Catholique de Paris
Faculté d'Education - ISFEC
Île-de-France
Mémoire de Master 2
Métiers de l'Enseignement, de l'Education et de
la
Formation
Mention : second degré
Parcours « Mathématiques »
Raisonnement et
méthodologie
Présenté par : Hassan SMELIOUI Sous la
direction de : Nicole LALLEMAND
1
Session de juin 2020
2
Remerciements
Je remercie :
- ma directrice Anne-Christine COMBEUIL, directrice
générale de l'établissement Françoise Cabrini
à Noisy le Grand et Marie-Hélène GRANGE, directrice
adjointe de ce même établissement, pour leur soutien permanent
tout au long de cette année de stage.
- toute l'équipe pédagogique et surtout
l'équipe mathématique, notamment Abdelmajid MOUNZIL, pour leurs
conseils précieux qui m'ont aidé à surmonter mes
problèmes d'adaptation face aux profils d'élèves
différents de ceux dont j'avais l'habitude en tant que professeur
contractuel.
- ma directrice de mémoire Nicole LALLEMAND pour sa
bienveillance et ses conseils qui m'ont permis de progresser dans ma
réflexion et dans ma rédaction du mémoire.
- Florence FLEURY pour son suivi et ses visites dans mes
classes, ce qui m'a permis d'avoir davantage de recul sur ma pratique.
3
Table des matières
Introduction 4
I. Le raisonnement : éléments de
vocabulaire, cadre théorique 9
1. L'art de définir 9
2. Définir le raisonnement 9
3. Où réside le raisonnement ?
12
4. Raisonnement, enquête, vérité
13
5. Chercher la vérité 16
6. Décantation - image - erreur 17
7. Les lois du raisonnement - la déduction
21
8. Est-il facile de raisonner ? 25
9. La recherche obstinée de la preuve logique :
une spécificité française ? 27
II. Constats - hypothèses 29
1. Difficultés de l'élève, du
professeur 29
2. Chacun a son histoire. 29
3. Raisonnement = rigueur + connaissance de son cours ?
30
4. Et l'induction ? 31
5. Être attentif au réel 34
6. Induire pour déduire : le rôle des
images 35
7. La simplicité enfantine 37
III. Expérimentation et tentatives de
remédiation 38
1. Point d'arrivée - point de départ
38
2. Observation du terrain 40
3. Rappel du vocabulaire communément admis
42
4. Observations en classe : cinquième C
43
a. Premières observations, premiers
questionnements, premières adaptations 43
b. Une troisième observation : « Gros
Dédé » 46
c. Quatrième observation : un classique :
démonstration avec les angles
alternes-internes 47
d. Cinquième observation : démontrer que
la médiane coupe un triangle en deux
triangles de mêmes aires 49
e. Sixième observation : un élève a
proposé une énigme à la classe 51
Conclusion 52
4
Introduction
Dans la période dramatique que nous traversons en ce
printemps 2020, l'habitude a été prise, comme un élan
spontané, naturel et unanime que, chaque soir, à 20 heures, les
citoyens, par des applaudissements, des chansons, des feux d'artifice,
célèbrent, encouragent et rendent hommage aux soignants,
c'est-à-dire ces femmes et ces hommes, qui, transcendant leur peur et
leur fatigue, mettent leur énergie et leur génie, au service de
la civilisation humaine en s'efforçant de repousser la mort de de sauver
des vies.
Les soignants soignent, c'est-à-dire guérissent.
Il y est question de vie ou de mort. Et l'enseignant, quel est son rôle
?
Dans l'exercice du métier d'enseignant, il n'est pas
question de vie ou de mort. Nous ne sommes pas dans la même
temporalité. Il n'y a pas la même urgence. Mais les enjeux sont
cependant comparables.
Au niveau collectif, une société qui n'aurait
plus d'école viendrait à s'abêtir et,
inéluctablement à sombrer dans la barbarie : sa civilisation en
viendrait à s'éteindre. Au niveau individuel, l'enseignant ne
sauve pas des vies, mais il sème. Il sème des graines, qui, pour
certaines donneront lieu instantanément, sur le mode du « printemps
québécois », à un jaillissement spectaculaire et
rapide de mille feuilles et fleurs. Mais d'autres graines ne germeront jamais.
La plupart, cependant, germeront plus tard, donnant des plantes, plus ou moins
vigoureuses, plus ou moins robustes, plus ou moins gracieuses, mais, qui,
toutes ensemble, contribueront, avec l'éducation parentale, et tant
d'autres facteurs, à forger la texture intellectuelle, sensible et
morale, de l'individu.
Le médecin et l'enseignant ne font pas le même
métier, mais ces métiers ne sont pas si différents que
cela. Il y a davantage de similitudes que d'antagonismes. Par exemple, un bon
médecin adopte une approche clinique : avant de se pencher sur son
ordinateur, ses livres ou des appareils, il commence par observer,
écouter le patient, qu'il s'agisse de « dire » par des mots,
des silences, des mimiques. Il croise ensuite cette observation avec son savoir
académique sans cesse renouvelé, il va émettre des
hypothèses de diagnostic desquelles découleront le traitement,
avec, tout au long de processus, un feed-back permanent, c'est-à-dire la
mise en place des éventuelles adaptations. Un bon médecin n'est
donc pas un dogmatique, il n'est pas un automate s'adressant à un
automate, mais un humain en relation, en empathie, avec la juste distance,
avec
5
un autre humain. Ainsi en va-t-il de l'enseignant. Ce dernier
possède un savoir qu'il lui revient de transmettre - il est payé
pour cela par son employeur ainsi que cela est mentionné par le tout
premier article L111 du code de l'éducation - à des plus jeunes,
qui, précisément en raison de leur jeunesse ignorent ledit
savoir. Enoncer cela est une banalité. Et pourtant, enseigner est un
art, car cette transmission n'est pas un remplissage. L'enseignant, pas plus
que le médecin n'est un automate s'adressant à des automates.
Lui-même, est un humain, avec son histoire, et il s'adresse à des
jeunes, qui, eux-mêmes sont des humains, tous différents, et tous
avec une histoire différente, des individualités,
irréductiblement distinctes les unes des autres.
Ainsi, le paysage se complexifie. Il ne s'agit plus de
transmettre un savoir d'un point A à un point B, mais d'opérer
cette transmission en tenant compte que le point B est en fait
constitué, quand on y regarde de plus près, d'une multitude de
petits points « bi » (où 1= i = n ; n étant l'effectif
de la classe) et que ces « points bi » sont tous différents
les uns des autres. Et ce n'est pas tout, car notre système
constitué de A et de la famille des (bi) n'est pas en apesanteur. Il y a
un espace, un temps, une société, c'est-à-dire des
conditions matérielles et morale déterminantes : la salle de
classe, l'heure de la journée, la saison pluvieuse ou
ensoleillée, la température, la fatigue, la luminosité, la
couleur des craies, le degré de modernité de l'ordinateur ou de
la connexion internet, le bruit dans le couloir, ou dans la salle de classe
voisine, le menu de la cantine, les parents, la direction de
l'établissement, la santé, les tourments internes et externes,
bref, tout ce qui constitue l'épaisseur de la vie individuelle et
sociale. Et, à ce paysage déjà bien chargé, nous
oublierions un élément essentiel si nous ne mentionnions pas la
contrainte incontournable fixée par notre employeur, constituée
par les programmes scolaires et toutes les autres instructions apportées
par l'institution.
Dans un tel contexte, le professeur doit pouvoir, comme le bon
médecin précité, adopter une approche clinique,
c'est-à-dire partir « d'en bas » : regarder ses
élèves. Le professeur jette un regard à gauche et voit le
niveau de chaque élève ; puis il jette un regard à droite
et voit à atteindre. Ensuite, il adapte. Enseigner, c'est
réaliser de l'optimisation sous contrainte. Nous évoquions le
médecin, mais nous aurions pu également mentionner le marin. Il
sait d'où il part, il sait où il doit arriver, et, pour tracer sa
route, il tiendra compte des éléments matériels, en ayant
toujours la main posée sur sa barre fermement et souplement. Fermement,
car le navire ne doit pas se laisser porter par les flots, les vents, les
courants, les marées. Souplement, car il faut savoir, à tout
moment, rectifier, réviser, réadapter. C'est l'adaptation dans
l'adaptation, mais sans jamais perdre de vue l'objectif, qui, in fine
sera bien atteint.
6
Il est encore un autre point de comparaison entre le
médecin et le professeur.
Chacun s'accorde à dire que ce qui fait la
qualité de la médecine française, c'est la qualité
de la formation. Cette formation allie en effet, un haut niveau
théorique, croisé avec une pratique régulière et
précoce. Dès leur troisième année, certains
étudiants en médecine vont observer dans les hôpitaux.
L'aller-retour entre théorie et pratique/observation, cette dialectique
où chacun des pôles éclaire l'autre et débouche sur
un niveau de compétence plus élevé, porte un nom : la
formation en alternance. Pour ma part, ayant été d'abord
étudiant de mathématiques, puis professeur contractuel, je
n'avais jamais pu, jusqu'à ce jour, bénéficier d'une telle
formation. Cela est arrivé cette année alors que je ne m'y
attendais pas, puisque l'inspection m'avait assuré que, possédant
déjà dix-huit mois d'expérience professionnelle, je serais
affecté directement à temps complet. Cela est donc arrivé
comme un fruit qui tombe alors que l'on ne s'y attendait plus. J'ai choisi de
mettre à profit cette année imprévue pour entamer une
réflexion sur l'acte d'enseigner, perçu comme étant
distinct du remplissage de l'élève par un savoir détenu
par le maître, mais comme étant cette savante et délicate
alchimie à réaliser dans un contexte aussi délicat que ce
que j'ai décrit précédemment.
Ayant toujours été attiré par le
raisonnement, et ayant, dès mes premiers pas dans le métier,
constaté les difficultés qu'éprouvaient les
élèves à mettre en oeuvre efficacement cette
compétence, c'est tout naturellement que mon travail de recherche s'est
porté sur la problématique suivante : comment rendre le
raisonnement accessible à tous. Pour cela, j'ai adopté une
démarche pragmatique, que je qualifiais précédemment
d'approche clinique. Je me suis rendu compte, que si, je voulais me
déprendre de ce mythe de l'apprentissage conçu comme un simple
remplissage, il allait falloir que j'accepte certains renoncements, que
j'accepte de « lâcher », que j'accepte de ne pas craindre
l'erreur, (les miennes, celles de mes élèves), que j'accepte de
ne pas contraindre un élève à une unique procédure
particulière prédéfinie (et qui serait la mienne). Mon
métier n'est pas tant d'apporter un poisson à un
élève que de lui apprendre à pêcher par
lui-même, et pour lui-même, et, peut-être plus tard - qui
sait - pour les autres, afin que cette flamme que m'avaient transmise mes
enseignants continue à se propager, comme elle le fait depuis des
siècles.
Les travaux sur lesquels s'appuie mon mémoire sont
issus de mon expérience en 2019/2020 comme professeur de
mathématiques en classe de cinquième à l'ensemble
scolaire
7
Françoise Cabrini, établissement privé
sous contrat situé à Noisy le Grand (93). J'y ai
été très bien accueilli, conseillé, parfois
réconforté, non seulement pas ma tutrice, mais par tous mes
autres collègues et la direction. Les élèves sont
principalement issus de ce que l'on appelle communément la classe
moyenne. Tous ont témoigné, notamment en cette période de
confinement, d'une remarquable assiduité ainsi que d'une confiance
bienveillante envers le professeur stagiaire que je suis. Il en fut de
même des parents. Que tous soient ici chaleureusement
remerciés.
Le corpus théorique sur lequel je me suis fondé
est constitué, outre des cours enrichissants qui m'ont été
dispensés à l'IFSEC, de textes, conférences, interviews
visibles sur internet, de quatre mathématiciens tous lauréats de
la médaille Fields : Alexandre Grothendieck, Alain Connes, Laurent
Lafforgue et Cidrec Vilani. Ces personnes ont atteint et repoussé les
cimes des mathématiques. On pourrait penser qu'elles se
désintéressent des jeunes élèves qui apprennent,
mais il n'en est rien.
Tous ces grands mathématiciens ont su, et savent encore
- pour ceux qui sont encore de ce monde - exprimer, en des termes très
simples, accessibles à tous, ce que, pour eux, signifie
l'activité mathématique et le raisonnement en particulier. C'est
pourquoi ils m'ont fourni des éléments théoriques
précieux pour répondre à la problématique que je me
suis posé : « Comment aider les élèves à
raisonner, comment leur faire prendre conscience qu'un raisonnement est en jeu
? »
La flamme qui anime ces grands hommes, ils parviennent
à la transmettre à tous, même aux plus jeunes, même
aux personnes qui pensent être éloignées des
mathématiques. Leur parole, toute de rigueur et de poésie, chaque
mot étant pesé - c'est là une caractéristique du
mathématicien : il dit tout ce qui est utile, rien que ce qui est utile
- peut ainsi grandement aider celui qui a fait profession de transmettre les
mathématiques. Ces grands savants, par la lumineuse
sobriété de leur propos, viennent corroborer la maxime selon
laquelle le vrai savant est capable d'expliquer en des termes simples des
choses compliquées, tandis que le faux savant - le trissotin de
Molière, lui, se perdra en mots compliqués pour décrire
une réalité enfantine.
Je me suis aussi appuyé sur les écrits d'un
psychologue cognitiviste, qui, dès les années 1980 s'est
intéressé à la déconstruction des processus
d'apprentissage : Jean Julo. On notera d'ailleurs
8
que son souci d'aider l'élève à se forger
ses propres images rejoint celui formulé par Alexandre Grothendieck.
9
I. Le raisonnement : éléments de
vocabulaire, cadre théorique
1. L'art de définir
En mathématiques, comme ailleurs, il convient de
commencer par définir les termes. Notons d'ailleurs que l'art de
définir peut constituer, en mathématiques, une compétence
en elle-même, sur laquelle repose ensuite tout le reste de
l'activité mathématique. Une bonne définition est une
définition énoncée non pas comme un ensemble
sacralisé de mots vides de sens, et dépourvus de relation entre
eux, mais comme un corpus simple qui porte en germe la notion elle-même,
qui concentre son sens, peut parfois suffire à donner l'impulsion
initiale à un cours.
Ainsi, avec les élèves de collège,
lorsque j'évoque le triangle, je commence par les faire
réfléchir sur l'étymologie du mot. Chacun convient vite
que « tri-angle » signifie que notre figure possède trois
angles. Passons à la figure à quatre angles. Il serait logique
qu'elle s'appelle un quadri-angle. Mais voilà qu'elle s'appelle «
quadri-latère ». On réfléchit au sens du mot «
latère ». Au football, celui que les journalistes désignent
fréquemment comme un « joueur de couloir », s'appelait encore
il y a peu, un arrière latéral, car il était
positionné sur le côté. Notre quadrilatère
possède donc quatre cotés. Voilà qui est indiscutable.
Cependant, il possède aussi quatre angles. Une figure possède
donc toujours le même nombre d'angles que de côtés ? Y
a-t-il toujours autant de piquets de clôture que de segments de grillage
? Et nous voici partis dans une réflexion autour de la notion de figure
fermée. Passons ensuite à n=5. La figure sera-t-elle un «
quinqua-angle », ou un « quinqua-latère » ? Ni l'un ni
l'autre : c'est un « penta-gone ». Et nous voici cette fois partis
sur le terrain de l'étymologie grecque et peut-être aussi celui
des institutions étatsuniennes. En mathématiques, tout ce qui
fait réfléchir est utile, surtout dans les petites classes,
là où la contrainte du programme est moins pressante.
2. Définir le raisonnement
Revenons-en à la définition du mot «
raisonnement ». Sans surprise, le Larousse nous apprend qu'il s'agit de
l'action de raisonner, donc de mobiliser notre raison. Mais, convaincus, comme
déjà les philosophes de l'antiquité grecque -tel le
dialogue de Socrate et de l'esclave- que tout être humain est doté
de raison, et que celle-ci se manifeste à tout moment, sauf dans les
actes
10
réflexes (retirer sa main d'une surface brûlante)
ou de nature végétative (battement du coeur, respiration), cela
signifie-t-il que, dans la vie, tout serait raisonnement ?
Il s'agit là d'un débat de nature philosophique
que nous n'avons pas compétence à conduire, et qui, de
surcroît, nous éloignerait des apprentissages
mathématiques. Toutefois, cette question interroge : si raisonner
signifie faire usage de sa raison, cela implique-t-il qu'en
mathématiques, discipline où il est vivement conseillé de
se montrer raisonnable, toute action se rapporte-t-elle au raisonnement ? Nous
n'avons pas, là non plus, compétence pour répondre, et,
pour lancer efficacement notre réflexion, il nous faut consulter les
documents institutionnels, produits par le groupe mathématique des
inspecteurs généraux, et relatifs aux différentes
compétences travaillées en mathématiques.
On y lit que la compétence « raisonner » peut
prendre les formes suivantes :
« - Résoudre des
problèmes impliquant des grandeurs variées
(géométriques, physiques, économiques) : mobiliser les
connaissances nécessaires, analyser et exploiter ses erreurs, mettre
à l'essai plusieurs solutions.
- Mener collectivement une
investigation en sachant prendre en compte le point de vue d'autrui.
- Démontrer : utiliser un raisonnement logique et
des règles établies (propriétés,
théorèmes, formules) pour parvenir à une
conclusion.
- Fonder et défendre ses
jugements en s'appuyant sur des résultats établis et sur sa
maîtrise de l'argumentation. »
Il est précisé que cette compétence peut
se rattacher aux domaines 2 (des méthodes et outils pour apprendre), 3
(la formation de la personne et du citoyen) et 4 (des systèmes naturels
et des systèmes techniques) du socle commun de connaissances, de
compétences et de culture, défini par le décret 2015-372
du 31 mars 2015 et ensuite intégré à la partie
réglementaire du code de l'éducation.
11
Cette référence institutionnelle est
intéressante car elle établit que, si le raisonnement n'est
certes pas « partout et nulle part », il est tout de même
présent dans bien davantage de domaines de l'activité
mathématique que l'on pourrait le penser. Ainsi, pour moi, initialement,
le raisonnement se réduisait à la démonstration, et plus
particulièrement à la démonstration
géométrique, comme celle, par exemple, qui consiste à
montrer que le centre de gravité, l'orthocentre, et le centre du cercle
circonscrit sont alignés.
12
3. Où réside le raisonnement ?
Toutefois, si la compétence raisonner ne se limite pas
aux seules démonstrations précitées, cette
compétence n'est pas cependant présente partout. Elle
possède un périmètre, une frontière séparant
un intérieur d'un extérieur.
Lorsque l'on demande à un élève de calculer
« 7 + 5 », il ne s'agit pas d'un raisonnement. Certes, on pourra, non
sans raison, faire valoir qu'un calcul aussi élémentaire,
mobilise, notamment chez les très jeunes élèves, de
nombreuses fonctions cognitives se rapportant au raisonnement. Mais, nous
admettrons que, pour des élèves de cinquième qui ont
constitué le groupe sur lequel je me suis appuyé, un tel calcul
est extérieur à la compétence « raisonner ».
Cependant, lorsque l'on demande à un élève
« 7 + combien = 12 », là, il en va différemment. En
effet, cette fois on connaît le résultat, et il nous faut
retrouver la cause. Ce « retour en arrière » constitue pour
nous un acte éminemment lié à la compétence «
raisonner ». Il s'agit là d'une difficulté fréquente
:
- Quel est le double de 6 ? Tout élève saura
répondre.
- De qui 6 est-il le double ? Là encore, il y a
matière à raisonnement.
- Quel est le père de Paul ? De qui Paul est-il le
père ?
C'est un phénomène que l'on rencontre partout :
il est facile de calculer une image, il est bien plus dur de retrouver
l'antécédent. Et, l'on perçoit bien comment le
raisonnement est lié, en substance, à la notion de langage.
Lorsque je cherche le nombre dont le cube est égal à 125, le mot
« dont » est un pronom relatif dont l'antécédent est
« le nombre ».
Il est toujours plus facile de détruire que de
construire. Ceci nous rapproche du second principe de thermodynamique,
matérialisé par la formule « äQ = TdS », et qui
donne naissance à l'entropie. Le penchant naturel va vers la
création d'entropie, de chaleur, de désordre, de chaos. Le
rôle du mathématicien, sa mission, son bonheur ou sa
malédiction, est de remonter la pente de ce cours naturel et de produire
de la néguentropie. N'est-ce pas ce qui fit Galois qui, par sa
théorie, put nous aider quant à la « refactorisation »
des polynômes ?
13
4. Raisonnement, enquête,
vérité
Revenons à notre exemple : référence 7 + ? =
12.
Cette fois, il va falloir raisonner. On connaît le
résultat, mais on cherche qui l'a produit. Nous sommes dans la situation
du détective de roman policier. Il constate le délit, il cherche
son auteur.
Cédric Villani formule les choses ainsi :
« Une preuve est un mot qui revient souvent dans les
débats, les enquêtes policières, les procès. «
Vous avez la preuve de ce que vous avancez ? ». Preuve,
cela peut être un indice compromettant retrouvé sur le lieu du
crime ou dans la poche de l'accusé, ou une confession ... »
Si nous sommes devenus détective, il va nous falloir
mener l'enquête. Enquête à la recherche de la
vérité.
Le mathématicien - et nous posons que tout
élève faisant des mathématiques, est à son niveau
un mathématicien - est donc un chercheur de vérité, comme
il y a des chercheurs d'or, ou, actuellement, des chercheurs de vaccins et de
remèdes.
Le chercheur d'or n'est pas certain de trouver de l'or. Et il
n'est même pas certain qu'il y ait de l'or.
Pour notre mathématicien, c'est-à-dire pour
notre chercheur de vérité, il en va différemment. Il n'est
certes pas certain de découvrir la vérité. Mais, il sait
une chose, c'est que celle-ci existe : s'il y a eu crime, c'est bien qu'il
existe un criminel, si, passant de 7, nous sommes parvenus à 12, c'est
bien que l'on ajouté quelque chose, mais quoi ?
Qu'est-ce qui est le plus dur : chercher de l'or sans savoir
s'il y en a, ou chercher la vérité en sachant que celle-ci existe
? Cela se discute. Le chercher d'or en échec pourra toujours se consoler
en se disant que, s'il rentre bredouille, c'est que, si cela se trouve, il n'y
avait nul gisement, nulle pépite. Notre mathématicien, notre
chercheur de vérité, lui, ne pourra pas invoquer une telle excuse
! Et, de même, lequel du chercheur d'or ou de vérité
connaîtra la joie
14
la plus intense lorsqu'il trouvera ce qu'il cherche ? Ce sont
là d'autres questions pour d'autres sujets de recherche.
La question de la recherche de la vérité est
donc centrale pour un mathématicien. Laurent Lafforgue formule les
choses en ces termes :
« D'une certaine manière, c'est ce qu'il y a
de plus positif dans l'attitude du mathématicien, d'être, à
ce moment, complètement obnubilé par la
Vérité, de s'oublier soi-même pour ne plus penser
qu'à la Vérité. C'est le caractère positif de la
communauté mathématique, malgré toute sa
compétitivité : quand des mathématiciens parlent d'un
sujet mathématique entre eux, ils se réfèrent tous
à quelque chose qui n'est pas eux-mêmes. Ce n'est pas nous
qui décidons de la Vérité : nous pouvons seulement la
chercher, la servir, lui obéir, mais nous ne pouvons pas la
changer.
Dans les périodes de concentration comme dans les
débats entre mathématiciens, on s'oublie soi-même pour
s'intéresser à quelque chose qui n'est l'avis d'aucun de nous,
qui n'est pas notre vie, qui n'est pas nous-même, qui n'est pas notre
personne : ce sont des objets de pensée qui ne nous concernent que dans
la mesure où ils participent de la Vérité ».
Ce mathématicien va donc jusqu'à donner à
la Vérité le statut d'un objet transcendantal, comme si pour lui
cette quête s'apparentait jusqu'à la recherche de Dieu. Ne
dissimulant pas son état de croyant, il indique que cela l'aide dans
cette recherche de la Vérité, qui pour lui est naturellement
liée à la notion de beauté, du fait que toutes les vertus
convergent en un seul concept. Cependant, avec modestie et
honnêteté, il reconnait que ses collègues non croyants
vivent, sans doute d'une autre manière, la même expérience
que lui. Il y aurait donc, comme une confrérie (une fraternité)
des chercheurs de la Vérité.
« Les mathématiques sont également une
expérience de la richesse de la création, une expérience
de la beauté. Ce sont évidemment des aliments de la foi
pour moi, mais je suis obligé de constater que la plupart de
mes collègues ne sont pas croyants et qu'ils font cette même
expérience ou des expériences semblables ».
15
D'une toute autre école philosophique, mais membre lui
aussi de cette fraternité des chercheurs de vérité,
Cédric Villani se pose à son tour la question de l'intervention
de Dieu, en lien avec la recherche de la Vérité.
La question qu'on lui pose : « Dans votre
ouvrage, vous évoquez « le coup de fil du
dieu de la mathématique », le « miracle » dans la
résolution d'un problème. Existe-t-il quelque chose de l'ordre de
l'inspiration divine dans l'avancée de la recherche à un moment
donné ? »
Ce qu'il répond : « Quand vous êtes
occupé à un problème scientifique, le processus
cognitif est une alternance entre des phases de
réflexion intense, méthodique, où l'on explore tous les
possibles, où l'on fait appel à tout son savoir, et des
périodes que l'on appellera des phases d'illumination :
quelque part se met en place dans votre cerveau l'idée qu'il faut
chercher plutôt ici que là. Il y en a de grandes, il y en a de
petites. J'adhère à la théorie classique selon laquelle il
faut voir là le résultat d'un travail inconscient
de mise en ordre, de recherche de connexions, par analogie, en partie
pendant le sommeil, et non celui d'un processus
extérieur. »
Cette fois-ci, le mathématicien n'invoque plus Dieu,
mais des mécanismes en lien avec l'inconscient, comme si, par de
profonds remaniements internes, la Vérité en venait à
émerger du tréfonds de notre être.
Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de Dieu ou d'un inconscient
profondément enfoui, on voit bien que les chercheurs de
Vérité invoquent des instances très puissantes,
qui sont sans doute en rapport avec les masses d'énergie que le
chercheur de vérité met en mouvement pour tenter de trouver la
vérité.
16
5. Chercher la vérité
Chercher la Vérité peut donc sembler être
une épreuve terrifiante, une croix à porter, un calvaire, une
sorte d'épreuve herculéenne et initiatique. S'il y a tant de
souffrance, pourquoi donc faire des mathématiques ? Est-ce alors bien
raisonnable de proposer de telles tâches à de jeunes
élèves ?
Sur cette question de la souffrance, mêlée au
bonheur et à la beauté, les mathématiciens ont tous leur
idée, ce qui est bien la preuve que la question s'est posée
à eux !
Laurent Lafforgue présente les choses ainsi :
« J'appartiens à la famille de ceux qui aiment
bien travailler sur des problèmes très difficiles et essaient de
l'attaquer de manière directe en se cassant la tête
dessus, avec une grande force de volonté, en faisant feu de
tout bois ».
Il ne nie pas la violence du combat, puisqu'il s'agit ni plus
ni moins de se casser la tête sur la dureté du problème.
Ainsi, il n'esquive pas, il fonce tête baissée et tente
d'affaiblir les résistances de l'ennemi, car il semble établi que
si cette recherche de vérité est aussi dure, c'est qu'il y a un
ennemi qui résiste, comme le coupable du crime qui ferait tout pour
empêcher le détective de déterrer la
vérité.
Toutefois, le même Laurent Lafforgue nous rassure : le
combat peut parfois être moins frontal :
« Il y a des manières de faire des
mathématiques qui sont beaucoup moins combatives. Par exemple, lorsque
vous développez une théorie nouvelle, l'attitude va être
complètement différente, parce qu'il va s'agir de percevoir et de
suivre les pentes naturelles, de se laisser porter et de
descendre les rivières ».
Nous voici quelque peu rassurés. La recherche de la
vérité peut parfois être aussi paisible qu'une descente de
rivière. Ainsi, il semble dans cette recherche qu'il y ait une
alternance de côtes abruptes, de descentes paisibles, de zones arides, et
de plaines verdoyantes ; de vaches grasses et de vaches maigres.
17
Telle semble être aussi la conception de Cédric
Villani.
« Le cycle de la recherche mathématique est
comme un tunnel noir qui caractérise le début d'un projet de
recherche ; après le noir vient une petite lueur fragile et puis, si
tout va bien, on démêle le fil et c'est l'arrivée au grand
jour. Souvent cette phase survient d'un seul coup, mais parfois c'est une autre
histoire »
Ainsi, après le tunnel, vient la lumière : le
noeud finit par se dénouer. Mais, avertit-il, prudemment, «
parfois, c'est une autre histoire ». On veut bien le croire....
6. Décantation - image - erreur
L'immense mathématicien Alexandre Grothendieck,
père de la géométrie algébrique, qui, après
avoir défriché d'immenses territoires nouveaux de
Vérité, a soudain décidé de vivre jusqu'à
son décès en 2014, reclus, jusqu'à la fin de sa vie,
privé de tout. Il a développé une approche
intéressante au sujet de sa manière à lui de rechercher la
Vérité. Il appliquait la méthode « décantation
- image - erreur.
« Cette intuition peu à peu va se
décanter d'une gangue toute aussi informe d'abord
d'idées fausses ou inadéquates, elle va sortir peu à peu
des limbes de l'incompris qui ne demande qu'à être compris, de
l'inconnu qui ne demande qu'à se laisser connaître, pour prendre
une forme qui n'est qu'à elle, affiner et aviver ses contours, au fur et
à mesure que les questions que je pose à ces choses devant moi se
font plus précises ou plus pertinentes, pour les cerner de plus en plus
près.
Mais il arrive aussi que par cette démarche, les
coups de sonde répétés convergent vers une certaine
image de la situation, sortant des brumes avec des traits
assez marqués pour entraîner un début de conviction que
cette image-là exprime bien la réalité - alors qu'il n'en
est rien pourtant, quand cette image est entachée d'une erreur de
taille, de nature à la fausser profondément. Le travail, parfois
laborieux, qui conduit au dépistage d'une telle idée fausse,
à partir des premiers « décollages » constatés
entre l'image obtenue et certains faits patents, ou entre cette image et
d'autres qui avaient également notre confiance - ce travail est
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souvent marqué par une tension croissante, au fur
et à mesure qu'on approche du noeud de la contradiction, qui de vague
d'abord se fait de plus en plus criante - jusqu'au moment où enfin elle
éclate, avec la découverte de l'erreur et l'écroulement
d'une certaine vision des choses, survenant comme un soulagement immense, comme
une libération.
La découverte de l'erreur est un des
moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de
découverte, qu'il s'agisse d'un travail
mathématique, ou d'un travail de découverte de soi. C'est un
moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se
renouvelle. »
Ces lignes magnifiques méritent que l'on s'y arrête
quelques instants.
Au premier abord, c'est-à-dire à la lecture du
premier paragraphe, on pourrait penser que Alexandre Grothendieck a mis au
point une méthode « non violente » de la recherche de la
vérité. En effet, tout se passe comme si, par dialogue et
douceur, par apprivoisement, la vérité sortait d'elle-même
de sa gangue comme le papillon de sa chrysalide, lorsque l'heure est venue.
Cependant, à la lecture du deuxième paragraphe,
nous déchantons : ce que nous croyions être la silhouette de la
vérité, s'avère être une fausse
vérité. Un peu comme, dans un puzzle, un morceau semble
être le bon, mais, que - et il faut bien se rendre à
l'évidence - ce n'est pas le bon. La paisible décantation du
premier paragraphe a accouché, non pas de la vérité mais
de l'erreur.
Mais c'est ensuite que les choses deviennent lumineuses.
Résumons-nous :
- Nous avons trouvé une coque (une gangue).
- Par délicates petites touches, nous avons extrait de
cette coque un minerai que nous pensions
être de l'or.
- Néanmoins ce minerai n'est pas de l'or.
Nous pourrions penser que, suite à cette
déconvenue, il y aurait comme un affaissement, comme un « krach
» et qu'il nous faudrait tout reconstruire.
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Eh bien non, car le mathématicien, ce chercheur de
vérité n'est pas un faussaire. Lorsqu'est apparu le minerai, il
ne s'est pas précipité pour aller le revendre à un
bijoutier. Il a entrepris une expertise minutieuse, pas à pas : une
sorte de seconde décantation. Peu à peu, il est apparu que ce
minerai n'était pas de l'or, c'est-à-dire que ce minerai s'est
détaché, s'est décollé du concept d'or. Or, cela,
ce n'est pas un effondrement, loin de là. Car, sitôt ce minerai
extrait de la gangue, nous pressentons - comme si nous avions des capteurs en
nous qui nous alertaient sur le fait que quelque chose « clochait » -
qu'il y a comme une dysharmonie intérieure profonde : non, cela ne peut
pas être de l'or. Lorsque nous prouvons ensuite que ce n'est pas de l'or,
nous jubilons, car nous avons trouvé une vérité. Certes,
ce n'est pas la vérité que nous cherchions ; c'en est une autre,
sans doute moins élevée. Cependant, à nos yeux toute
vérité étant de l'or, nous avons trouvé notre
or.
En d'autres termes, celui qui parvient au résultat
selon lequel le résultat trouvé n'est pas le résultat
cherché n'a aucune raison de s'affliger, car il a tout de même
trouvé un résultat.
En d'autres termes encore : démontrer qu'une erreur est
une erreur, n'est pas une erreur.
Voilà pourquoi Alexandre Grothendieck indique que
l'écroulement est en fait un soulagement, une libération. Tout
ceci est très profond, et ramène à de nombreux contes
à forte portée symbolique, comme celui, naïf, et qui fut
aimé des enfants de Kirikou. La méchante sorcière
était puissante, mais sa puissance provenait d'une épine qui la
faisait souffrir, et sa souffrance interne la poussait à une toute
puissante tyrannique. Par la suite, par le biais de Kirikou, adepte de la
méthode de décantation, la voilà libérée de
son épine. Aussitôt, elle perd sa puissance, mais devient une
belle femme qui épouse Kirikou. On retrouve ainsi la notion
d'écroulement et de libération.
Ce n'est qu'après cette explication de texte
préalable que l'on peut mieux comprendre et savourer la citation
suivante de Alexandre Grothendieck, citation dont un autre immense
mathématicien Alain Connes dit qu'elle atteint les sommets :
« Craindre l'erreur et craindre la
vérité est une seule et même chose. Celui
qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. C'est quand
nous craignons de nous tromper que l'erreur qui est en nous se fait immuable
comme un roc. Car dans notre peur, nous nous accrochons à ce que nous
avons décrété « vrai » un jour, ou
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à ce qui depuis toujours nous a été
présenté comme tel. Quand nous sommes mûs, non par la peur
de voir s'évanouir une illusoire sécurité, mais par une
soif de connaître, alors l'erreur, comme la souffrance ou la tristesse,
nous traverse sans se figer jamais, et la trace de son passage est une
connaissance renouvelée. »
Mal comprise, cette citation très connue, a parfois
été interprétée de la façon suivante :
« En maths, se tromper, ce n'est pas grave, l'important c'est d'essayer.
».
Ce genre de propos mérite quelques précisions :
- Certes, se tromper en mathématiques n'est pas grave,
au sens où, par exemple, ce n'est pas une erreur morale. En se trompant,
on ne lèse personne, on ne blesse personne, ni soi-même, ni
autrui. Une erreur mathématique ne relève donc ni du SAMU, ni de
la police. Ces propos peuvent paraître évidents, mais en
réalité, ils ne le sont pas tant que cela. Sur un plan
éducatif, on ne répètera jamais assez qu'une erreur n'est
pas une faute. Car le terme « faute » employée couramment dans
notre système scolaire possède un sens ambigu. Une faute est
souvent entendue, sur un plan religieux et moral comme un péché,
et, sur un plan juridique comme un délit. Cette désastreuse
ambiguïté conduit souvent des élèves à
être tétanisés de peur de commettre une « faute
». Il est nécessaire, et c'est là une vaste et importante
question, de rappeler sans cesse à nos élèves qu'une
erreur n'est pas une faute. Une faute peut conduire à une sanction
éducative, mais une erreur, jamais.
- Certes il est important que les élèves
essayent. Cela est d'ailleurs rappelé en première page de tout
sujet d'examen : toute trace de recherche, même infructueuse, sera prise
en compte. Là encore, cela est important sur le plan pédagogique.
Oser est une bonne chose.
Mais, celui qui réduirait la portée de la
situation de Alexandre Grothendieck au fait que « En maths, se tromper, ce
n'est pas grave, l'important c'est d'essayer. » passerait à
côté du sens profond de ces lignes.
Les propos de Alexandre Grothendieck ne font rien d'autre que
de dépeindre le sort du mathématicien - et, rappelons-le, nous
avons posé que tout élève faisant des mathématiques
devait être considéré comme un mathématicien - en
expliquant que ce pauvre chercheur de vérité est condamné
à jamais à aller d'erreur en erreur, de désillusion en
désillusion, comme les
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nombreuses situations mythologiques où un être
est condamné à ne jamais trouver le repos, c'est-à-dire le
havre de paix, la verte prairie, la terre promise.
Néanmoins, ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette
citation, c'est que l'auteur, loin de plaindre le mathématicien victime
de cette malédiction, estime que finalement c'est là le chemin de
la vie. N'a-t-il pas raison ? N'est-ce pas, depuis tout temps, le sort de
l'humain, qui, cherchant la vérité, ne va non pas de
prétendue vérité en prétendue vérité,
mais plutôt en fait d'erreur en erreur ? C'est ce procédé
qui le fait avancer, rencontrer du monde, acquérir des connaissances,
des compétences, et finalement gagner en intelligence et en
civilisation.
Cette phrase d'une portée philosophique inouïe
porte également en elle des indications pratiques pour l'enseignant
s'adressant à ses élèves.
Alexandre Grothendieck, finalement, ne s'inscrit pas en faux
contre ses « collègues » Cédric Villani et Laurent
Lafforgue, lesquels pouvaient a priori donner l'impression que la recherche de
la vérité n'était que souffrance et tracas, et que seule
l'intervention d'une puissance quasi-miraculeuse (un dieu, un songe) pouvait
dénouer l'issue. Alexandre Grothendieck ne prétend pas qu'il y
aurait une méthode douce de parvenir à la vérité,
mais il dédramatise. Nous n'irons, de toute façon, que d'erreur
en erreur.
7. Les lois du raisonnement - la
déduction
Mais que ce soit pour Grothendieck, Villani, ou Lafforgue, les
règles du jeu sont les mêmes : il faut chercher, chercher,
chercher, et ce n'est pas facile.
C'est le cas notamment car les mathématiques
possèdent leurs propres règles. Rappelons-le, chercher la
vérité, chercher l'inconnue de l'équation « 7 + ? =
12 », chercher qui est l'auteur du crime, exige de suivre des
règles bien précises. Aucun jury n'accepterait de condamner - et
avec raison - un accusé pour lequel la preuve de sa culpabilité
n'aurait pas été établie selon les règles de l'art.
Il y a un art. Il y a des règles.
22
Les règles du raisonnement mathématique sont
très bien rappelées dans le document d'accompagnement «
cycle 4 » rédigé par le groupe mathématique de
l'enseignement général, dont voici quelques extraits dont
certains mots ont été soulignés volontairement :
« Chacune des étapes de résolution d'un
problème (compréhension de l'énoncé et de la
consigne, recherche, production et rédaction d'une solution) fait appel
au
raisonnement, processus mental permettant d'effectuer des
inférences.
Rappelons qu'une inférence est une opération
mentale par laquelle on accepte qu'une proposition soit vraie en vertu de sa
liaison avec d'autres propositions.
Les phases de recherche, de production et de
rédaction de preuve font appel à des raisonnements de
différentes natures.
Les raisonnements inductifs et
abductifs, essentiellement mis en oeuvre dans la
phase de recherche, permettent d'aboutir à l'émission de
conjectures qu'il s'agira ensuite de valider ou
d'invalider. Si la production d'un contre-exemple suffit à invalider une
conjecture, sa validation repose sur une démonstration, moyen
mathématique d'accès à la
vérité.
On rappelle que « démontrer », c'est
« donner à voir » les différentes étapes d'une
preuve par la présentation, rédigée sous forme
déductive, des liens logiques qui la
sous-tendent.
Le raisonnement inductif
consiste à généraliser une propriété
observée sur des cas particuliers. Il fonctionne selon le schéma
suivant : constatant sur des exemples que, lorsque A est vraie, alors B est
vraie, on émet la conjecture que (A implique B) est vraie.
Le raisonnement abductif
consiste à présumer une cause plausible d'un résultat
observé. Il fonctionne selon le schéma suivant : pour
démontrer que B est vraie, sachant que (A implique B) est vraie, on va
démontrer que A est vraie. Le raisonnement abductif est notamment
utilisé sous forme d'une analyse remontante, encore appelé
chaînage arrière, qui consiste, à partir du résultat
que l'on veut
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démontrer, à repérer une ou plusieurs
propriétés (conditions suffisantes) qui, si elle(s)
étaient établie(s), permettrai(en)t d'atteindre le
résultat par application d'un théorème identifié.
On substitue alors momentanément au problème de départ un
(ou plusieurs) nouveau(x) problème(s) consistant à établir
ces conditions intermédiaires.
[La démonstration] fait appel au
raisonnement déductif qui (entre autres) s'appuie
sur :
- la déduction proprement dite (ou règle de
détachement ou modus ponens), qui fonctionne selon le schéma
suivant : sachant que (A implique B) est vraie et que A est vraie, on conclut
que B est vraie. Le premier pas d'une déduction consiste à
reconnaître une situation de référence A (une configuration
géométrique, une situation de proportionnalité, une
propriété de nombres, etc.) , · le second consiste
à appliquer le théorème qui stipule que (A implique B)
, ·
- la disjonction de cas,
qui fonctionne selon le schéma suivant : pour montrer que (A implique
B), on sépare l'hypothèse A de départ en différents
cas recouvrant toutes les possibilités et on montre que l'implication
est vraie dans chacun des cas
, ·
- Le raisonnement par l'absurde
(reductio ad absurbum) qui fonctionne selon le schéma suivant : pour
montrer que A est vraie, on suppose qu'elle est fausse et par déduction
on aboutit à une absurdité. »
Telles sont, ci-dessous, les règles universelles et
éternelles du raisonnement. Aucun des mathématiciens
précités n'entend s'en émanciper.
Lors de ses conférences, Cédric Villani commence
d'ailleurs souvent par évoquer le cas célèbre des
zéros alignés de la fonction zêta de Riemann.
Il s'agit d'une fonction holomorphe dont la variable est
souvent notée s, avec Ré(s) >1 (pour
assurer la convergence) et définie par ò(s) = ?
1
??=1 ????
24
À son sujet, Cédric Villani rappelle la chose
suivante :
« (...) Un physicien qui vérifie une
théorie mille fois dans mille situations différentes
considérera qu'il a là une preuve de sa théorie. Pour un
mathématicien, ce n'est pas une preuve, c'est un faisceau d'indices. On
aura beau accumuler les indices, la preuve ne pourra être
considérée comme telle que si elle se ramène à un
raisonnement déductif, fondé uniquement sur la
logique.
Pour illustrer cette singularité de notre
discipline, je cite souvent le cas du plus célèbre de tous les
problèmes mathématiques non résolus : l'hypothèse
de Riemann. Elle dit que, dans un plan, une certaine fonction - appelée
fonction zêta de Riemann - s'annule une infinité de fois en des
points qui sont tous alignés sur la même droite verticale ;
quiconque parviendra à démontrer cette hypothèse, qui a
d'importantes conséquences dans différents domaines des sciences,
deviendra instantanément le mathématicien, ou la
mathématicienne, le plus révéré du siècle.
Cette hypothèse, on l'a vérifiée expérimentalement
par des calculs informatiques de centaines de milliards de points d'annulation.
Et ils sont tous alignés ! Pourtant, pour un matheux, ce n'est toujours
pas une preuve, juste un faisceau d'indices ».
Ainsi, le seul raisonnement valable est bel et bien le
raisonnement déductif. Il n'y a pas de raccourci possible, pas de
magie.
Et, comme si cela n'était pas suffisamment clair,
Cédric Villani aime à préciser :
« Il existe cette partie expérimentale en
physique mais également une partie théorique. Pour autant, on la
distingue de ce que font les mathématiciens. Ceux-ci ont une rigueur
que n'ont pas les physiciens, parce qu'ils vont jusqu'au bout du raisonnement,
parfois à l'extrême ».
Ainsi, nous voilà prévenus. Le raisonnement
mathématique est déductif et rien d'autre, et cela nous oblige
à une « rigueur extrême ». Les mathématiques
seraient donc la discipline des
25
« extrémistes » ! Fort heureusement, il ne
s'agit que de manier des concepts, le mathématicien ne travaillant pas
sur le réel, mais sur des objets qui ne sont que des constructions
intellectuelles.
Cette rigueur extrême avait d'ailleurs été
rappelée à Alexandre Grothendieck par son maître Jean
Dieudonné, lors de leur rencontre. Alexandre Grothendieck étant
d'un naturel solitaire, il avait démontré un résultat sans
s'apercevoir que celui-ci avait déjà été
démontré auparavant.
« La rencontre commence par une mise au point :
on ne refait pas ce qui a été fait. En maths, c'est
stupide. »
Les propos sont durs, mais ils sont logiquement imparables.
8. Est-il facile de raisonner ?
Pour nourrir encore cette image des mathématiques comme
étant une discipline austère régie par des normes logiques
immuables et implacables, il est intéressant de prendre connaissance de
ces propose de Cédric Villani :
« Question : Vous avez un jour opposé
les mathématiques et la littérature, en affirmant que celle-ci
faisait l'objet d'une préférence a priori parce
qu'elle était plus naturelle que les mathématiques. Ne peut-on
pas supposer qu'il y ait quelque chose qui, en nous, soit naturellement
sensible aux objets mathématiques ?
Réponse : L'idée que l'on a,
dès la naissance, des connaissances, même techniques, sans le
savoir et que l'éducation vise à les révéler est
très ancienne : on la retrouve chez Socrate ou Platon.
Personnellement, je n'y crois guère. Il y a certes un fond de
réalité derrière, à savoir que l'on peut être
plus ou moins sensible à certaines symétries, à certains
ordres, à l'abstrait. Mais je maintiens qu'il y a une
différence majeure entre ce qui est fondé sur la parole, que
tout le monde apprend à maîtriser, et ce qui repose sur un
savoir-faire mathématique. Parler est une activité naturelle
depuis des dizaines voire des centaines de milliers d'années. La
mathématique, au contraire, a longtemps été
réservée à une élite et ce n'est
que
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depuis deux cents ans que tout le monde est
exposé au raisonnement abstrait ; cela n'a pas eu le temps de se mettre
en place dans nos gènes et notre culture.
»
Ces propos ont une portée qui ne peut laisser
indifférent un enseignant.
Un terme est fréquemment apparu dans notre
système scolaire : celui d'exposition. On parlait jusqu'à
présent d'exposition au soleil, d'exposition à des risques. On
évoque à présent, notamment dans l'enseignement des
langues étrangères, la nécessité d'exposer les
élèves à ces langues. C'est ainsi que, désormais,
un cours d'anglais se déroule intégralement en anglais, de
l'entrée en classe jusqu'à la sortie. Ainsi exposés
à cette langue, les élèves acquerront des
compétences. Il semble bien qu'une telle pratique porte ses fruits.
Autrefois, une telle exposition était réduite à la venue
de l'assistant de langues durant le cours. Le reste du temps, le cours se
déroulait alternativement en français et en anglais. L'exposition
se rapproche ainsi de l'immersion. Une telle pédagogie se pratique
également dans l'enseignement de l'informatique, notamment dans les
écoles d'ingénieur. Les premières semaines sont souvent
baptisées la « piscine » au sens où les
étudiants sont directement plongés dans un problème
à résoudre, sans cours théorique préalable, sans
aide, exceptée celle que peut leur procurer leurs camarades. Et, in
fine, ils s'en sortent et savent, peu ou prou, nager. Ce n'est qu'ensuite que
les savoirs théoriques seront posés. Tout ceci se rapproche
également des méthodes pédagogiques dites de « classe
inversée », qui suscitent actuellement une controverse dans les
milieux pédagogiques, controverse portant sur leur caractère
éventuellement discriminant sur le plan social.
Ce tableau étant brossé, analysons ce que dit
Villani. Pour lui, la méthode de l'exposition ne s'applique pas aux
mathématiques. Ceux-ci sont « contre nature », ils ne sont pas
« dans nos gènes ». Dès lors, s'exposer aux
mathématiques comme on humerait un parfum ne produirait aucun effet.
Seul l'enseignement explicite des mathématiques, et du raisonnement
déductif, avec ses règles strictes, peut conduire un
élève à acquérir des compétences en
mathématiques.
Laurent Lafforgue n'est guère plus optimiste :
« Quand on fait des mathématiques, on
oublie le monde et on s'oublie soi-même. Il est vrai
que c'est une expérience assez profonde, ce qui explique peut-être
pourquoi beaucoup de personnes sont réfractaires aux
mathématiques. Des personnes peuvent répugner
ou refuser complètement ce type d'expérience, même
27
au niveau le plus élémentaire, à
l'école primaire. Si on nous demande de réfléchir à
quelque chose, brusquement nous ne pensons plus qu'au problème qui est
devant nous, et nous oublions tout le reste. Nous sommes habitués
à cela, mais ça n'est pas du tout une expérience
anodine. »
Nous voici prévenus. Non seulement (cf Villani), les
mathématiques ne s'acquièrent pas par simple exposition, mais en
outre (cf Lafforgue) il ne faut pas se cacher que beaucoup de gens sont
hermétiques aux mathématiques !
Pour ma part, je nuancerais cette dernière affirmation,
et je la reformulerais d'une autre façon. Il est exact que rares sont
les personnes qui spontanément sont attirées, aspirées
vers cet univers si particulier qu'est le monde des mathématiques. Ces
personnes-là, on les reconnaît, ce sont les futurs
mathématiciens. C'est vrai qu'ils ne sont pas nombreux. En revanche je
postule, et même, je soutiens, que toute personne, quelle que soit son
âge, son origine, son sexe, son niveau socio-culturel, peut avoir
accès aux mathématiques et y éprouver un certain
plaisir.
9. La recherche obstinée de la preuve logique :
une spécificité française ?
À ce stade de notre raisonnement, on pourrait
s'interroger si cette manière de présenter les
mathématiques d'une façon quasi-sacralisée ne serait pas
une spécificité française.
Chaque pays possède son histoire.
En Angleterre, sont apparus très tôt (vers le
17ème siècle) des contre-pouvoirs, qui ont conduit
à une gouvernance « balancée »,
équilibrée, entre d'un côté, un parlement au
départ composé d'aristocrates et de bourgeois, et, d'autre part,
un roi, qui régnait mais ne gouvernait pas : « a king in parliament
»
Au même moment, en France, c'est un cheminement inverse
qui était suivi. Dans un souci d'efficacité, de
rationalité (et l'on y revient : rationnel = raison = raisonnement), les
rois se sont efforcés (avec succès) de faire disparaître
tout contre-pouvoir aristocratique, en créant une monarchie absolue,
c'est-à-dire une monarchie administrative, qui avait pour but de
créer un Etat uniforme, où partout, selon un système bien
organisé (bien « cartésien », pourrions-nous
28
dire), et à l'intérieur d'un
périmètre matérialisé par les constructions de
Vauban, les règles étaient les mêmes. Par la suite, la
révolution, puis l'empire napoléonien (qui a fondé
l'ossature de notre pays actuel) ont poursuivi cette oeuvre conduisant à
un Etat indivisible.
Ceci a une conséquence pour notre problème de
raisonnement. Nous avons commencé par poser le fait qu'un raisonnement
naissait d'une énigme qu'il s'agirait de percer. Cela signifie qu'il
fallait, pour trouver la Vérité, naturellement unique, mener une
enquête. Il s'agit là d'une démarche inquisitoire
(inquisitoire, enquête).
En France, en application directe de la construction
administrative d'un Etat avec ses fonctionnaires, notre système de
justice repose sur la procédure inquisitoire. Un crime est commis, un
juge est nommé, et il doit conduire une enquête, à charge,
comme à décharge. Il doit s'efforcer, sans se faire influencer
par aucune partie, par aucun avocat, par aucun contexte, de trouver la
Vérité. C'est cela la procédure inquisitoire.
Dans les pays anglo-saxons, en raison de leur histoire
(autrefois, c'était au parlement de rendre la justice en entendant les
arguments des protagonistes), la justice fonctionne sur le mode du
contradictoire. Ce n'est pas du tout pareil. Un tel système - et cela
est d'ailleurs visible dans les séries américaines - fonctionne
de la manière suivante. Le juge entend les avocats de chacune des
parties, puis il tranche. Cela reproduit exactement le système anglais
du 17ème siècle, avec le parlement souverain en
matière de justice. Dès lors, ce qui compte, ce n'est pas tant la
vérité que la qualité de l'argumentation. Dans le
système du contradictoire, la vérité apparaît comme
désacralisée, comme dépendant de la qualité des
avocats, ou de l'humeur du juge. Bref, la liberté apparait comme
dépendante des hommes.
Les mathématiques sont naturellement universelles, et
les règles du raisonnement également. Toutefois, il serait
intéressant de se demander si des mathématiciens anglais
valideraient les propos de Villani et Lafforgue, c'est-à-dire qu'il
serait intéressant de se pencher sur leur rapport à cette
discipline.
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