Section II : Cadres Théoriques ou la
littérature des auteurs
Il existe une carence d'études en matière de la
migration en Haïti, cependant quelques travaux ont été
réalisés. À part les données consacrées
à la migration internes des recensements de 1950, 1971, 1982 et 2003,
nous utiliserons, tout aussi bien, les rapports et études traitant du
phénomène. Au recensement de 1971, une étude a
été réalisée en deux phases à la Division
d'Analyse et de Recherches Démographiques de l'Institut Haïtien de
Statistique et d'Informatique, qui a porté respectivement sur la mesure
et les déterminants des migrations internes.
La première phase dressait un bilan des migrations
internes en Haïti et faisait état des principales zones d'origine
et de destination52. La deuxième phase identifiait, en
premier lieu, les causes de la migration dans les lieux de départ et, en
second lieu, mettait en corrélation les taux d'accroissement de la
population avec une série d'indicateurs sociaux et économiques
par commune. Cette dernière approche a permis de constater que les
communes les plus urbanisées ont perdu moins de leur population par la
migration tandis que celles qui ont des proportions très
élevées de leur Population Économiquement Active (PEA) en
agriculture ont connu de plus fortes émigrations de leurs
populations53.
Dans l'Enquête à Passages
Répétés de 1971-73, une section du rapport global
d'analyse a été consacrée à l'étude du
phénomène. Au recensement de 1982, le professeur Raymond
Gardiner, sur la base des données provenant d'un échantillon de
2,5 % extrapolé, a établi la matrice «origine - destination
» qui a permis de constater que l'Aire Métropolitaine de
Port-au-Prince représente le point de convergence des courants
migratoires qui traversent le pays54.
52 IHSI. 1981. Étude de la migration
interne, cahier Nos 4, phase I : les données démographiques. Port
-au - Prince, p 47.
53 IHSI, avril 1983.Cahier # 4 : Étude de la
Migration Interne, Phase II : Aspects Socio- économiques. Port-au-
Prince, p 46
54 Gardiner, Raymond. 1996. Détermination
des flux migratoires internes d'Haïti à partir de la matrice `'
origine destination de recensement général de la population et du
logement de 1982. Port-au-Prince, pp 1516.
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« Plaidoyer pour un cadre juridique de la protection
des travailleurs migrants et migrantes haïtiens et haïtiennes: cas du
rapport avec la République Dominicaine, les États-Unis et le
Chili »
En 2002, l'enquête sur la migration vers les quartiers
défavorisés de l'aire métropolitaine de Port-au-Prince,
réalisée par l'Organisation Internationale pour la migration
(OIM) et le Fonds des nations unies pour la population (FNUAP), dont le rapport
d'analyse a été rédigé par le professeur Jacques
Hendry Rousseau, a permis d'avancer les principales causes de départ des
migrants de la zone ciblée. De plus, les principaux résultats de
l'enquête ont été présentés suivant trois
grands points à savoir : l'aspect quantitatif, les
caractéristiques socio- démographique et économique des
migrants et les motifs de la migration55.
A) La migration selon la pensée de
Frédéric Boyer : Migrants, mémoire du monde
La littérature la plus ancienne, celle qui nous a
formés et instruits depuis des millénaires, nous a décrit
l'expérience déchirante et inestimable de celui qui quitte sa
patrie et connaît l'exil. C'est à lui que nous devons notre monde
et notre identité, racontent les Anciens. Son récit est devenu le
nôtre. Sa migration est notre fondation. En témoigne
déjà Salluste, au début de notre ère: La tradition
m'a appris que Rome a été fondée initialement par des
Troyens fugitifs qui, sous la conduite d'Énée, erraient au
hasard56.
La guerre totale, la destruction d'une ville, Troie. Ceux qui
refusent d'endurer l'exil et meurent. Les vieillards poussant les plus jeunes
à fuir, à inventer une nouvelle vie ailleurs. Énée
qui décide de partir avec son tout petit garçon, Iule, sa femme
qu'il perdra net son vieux père Anchise qui mourra. Le héros de
Virgile fuit la nuit du monde qui était le sien, quand il n'y a plus
rien à espérer. L'errance est longue et cruelle. Des femmes
troyennes se lamentent avec des mots que nous pouvons entendre deux mille ans
plus tard: Depuis la ruine de Troie, sept ans qu'on nous transporte, qu'on nous
fait traverser les flots, toutes les terres, des rochers inhospitaliers, sous
tous les cieux, roulées par les vagues de la grande mer, à la
poursuite d'une Italie qui se dérobe57.
55 Rousseau, Jacques Hendry. 2002. Enquête
sur la migration vers les quartiers défavorisés de l'aire
métropolitaine de Port - au- Prince, Organisation Internationale pour la
migration (OIM) et Fonds des nations unis pour la population (FNUAP) : Port
-au- Prince. pp 76-85p
56 Salluste, Catilina -Jugurtha - Fragments des
Histoires, éd., trad. A. Ernout, Paris, 1947
57 Chant II de l'Énéide : La chute de
Troie Virgile, traduit du latin par Dominique Buisset Dans Poésie 2014/1
(N° 147), pages 121 à 141
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ROODLY RICHARD
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« Plaidoyer pour un cadre juridique de la protection
des travailleurs migrants et migrantes haïtiens et haïtiennes: cas du
rapport avec la République Dominicaine, les États-Unis et le
Chili »
Ces grands récits rappellent ce que notre monde doit
à l'expérience fondatrice du déchirement, du voyage, de
l'exode. Énée fonde Lavinium, en mémoire de sa femme
Lavinie, fiction littéraire d'une ville fondée par un migrant,
célébrée comme modèle d'une Rome ouverte à
tous les étrangers, selon les mots de Sénèque (Consolation
à ma mère Helvia) qui, exilé en Corse par l'empereur
Claude en 41, écrit: Nous sommes appelés à nous retourner
vers l'exilé qui nous a fondés, qui en fuite, sa patrie
tombée, traînant ses maigres reliques, dut chercher un lointain
asile, et se réfugier en Italie. C'est lui qui détient notre
identité. Chaque migrant emporte avec lui comme Énée ses
Pénates, petite patrie errante. C'est aussi Ulysse, héros
paradoxal, « aux mille tours », d'une épopée de la
perte, et dont le voyage est la matrice narrative de l'expérience
même du monde.
C'est ce que rappellera Simone Weil en 1943 : les
réfugiés sont l'avant-garde de la condition humaine ». Que
sommes-nous en cette vie s'interrogeait déjà saint Augustin,
dès ses premiers textes, sinon « des voyageurs désireux de
mettre fin aux misères de l'exil 58?
L'existence même est « ce lointain voyage qui nous
éloigne de la patrie », alienare a patria, un éloignement
qui est aliénation (De Doctrina christiana). Nous sommes des peregrini
en cette vie, pèlerins, voyageurs, migrants. Tous des exilés. Qui
est d'autre Abraham, dans la Bible, sinon celui qui reçoit la promesse
d'une terre faisant de lui et de ses descendants un migrant, un ger en
hébreu (Gn 15, 13), celui qui s'arrache de son lieu et séjourne
en terre étrangère?
La racine du mot hébreu signifiant bien chercher
l'hospitalité. La promesse de Dieu à Abraham fait d'abord de lui
un migrant qui réclame l'hospitalité. Expérience
éthique fondatrice.
Mais l'éthique n'a de valeur que si nous en
éprouvons l'expérience, et ce que nous permet ici la
littérature : partager le sentiment d'autrui, éprouver sa
misère, découvrir qu'elle est peut-être fondatrice. «
Le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice
59», affirmait encore Simone Weil. Renoncer à
éprouver ce sentiment c'est perdre toute justice.
58 Catherine Millot, La passion de Simone Weil Dans
La clinique lacanienne 2005/1 (no 8), pages 25 à
37
59 Emmanuel Gabellieri, LE DONNÉ ET LE
MYSTÈRE Notes sur phénoménologie, métaphysique et
révélation chez S. Weil Centre Sèvres « Archives
de Philosophie » 2009, 4 Tome 72, pages 627 à 644
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« Plaidoyer pour un cadre juridique de la protection
des travailleurs migrants et migrantes haïtiens et haïtiennes: cas du
rapport avec la République Dominicaine, les États-Unis et le
Chili »
Notre tâche, si nous voulons demeurer qui nous sommes,
fidèles à notre mémoire du monde, c'est de nous porter au
secours de l'altérité persécutée. Fugitifs,
migrants, naufragés incarnent la figure la plus haute de notre
humanité. Nos plus grands récits racontent que ce sont eux qui
ont construit, imaginé, le monde dans lequel nous
vivons60.
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