A. Des parcours universitaires et des choix
professionnels similaires ?
L'école constitue l'un des premiers lieux de
socialisation secondaire, là où l'enfant, puis l'adolescent, se
confronte et crée des liens autres que ceux issus de la famille. Bien
que les stades de l'éducation primaire et secondaire importent moins,
celui du passage à l'université éclaire la manière
dont les acteurs se rencontrent entre eux, évoluent dans des cercles de
sociabilité et d'apprentissage semblables. On pourrait, a
priori, s'attendre à ce qu'ils exercent des professions similaires
; en réalité, l'ambivalence des trajectoires professionnelles
mérite de se demander s'il existe encore un lien entre profession,
graffiti et groupe de pairs. Y a-t-il, à un moment, une sorte de
déconnexion entre graffiti et projet professionnel ? Le graffiti
serait-il relégué à une activité de loisir ou
à une période plus « adolescente », qui provoquerait
une rupture de la forme d'engagement ?
1. Des trajectoires universitaires quasi-identiques
L'université occupe un rôle central dans la
carrière des graffeurs : il s'agit à la fois d'un lieu
d'apprentissage technique, intellectuel, et d'apprentissage social.
Peut-être étrangement, la proportion de graffeurs à
s'être rencontrés à l'université semble moindre que
celle fruit de rencontres « impromptues »
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ou « hasardeuses ». « Étrangement »
puisque, sur les quatorze graffeurs dont on connaît le parcours
universitaire, neuf d'entre eux étaient à l'Université
libanaise, en section Beaux-Arts. Quant aux spécialités les plus
courantes, on retrouve les secteurs du graphisme, du multimédia, voire
de l'animation. Le reste d'entre eux opte également pour des
études tournées vers les secteurs artistiques, culturels ou
d'architecture, dans d'autres universités comme l'Académie
libanaise des Beaux-arts, ou la Holy Spirit University of Kaslik (USEK). Seul
Meuh n'a pas étudié dans ces domaines, étant
détenteur d'un master d'histoire, de journalisme (USJ Paris), ainsi que
d'une spécialisation en géopolitique nucléaire obtenue
à Londres. Cette « exception » se comprend par son
arrivée tardive à Beyrouth, comme son entrée dans le
graffiti, conditionnée par ses rencontres au Liban. Lorsqu'on les
interroge sur leur investissement dans des études artistiques, les
Beaux-arts en priorité, certains avancent le même type d'arguments
que ceux retenus lorsqu'ils expliquent leur activité de graffeur : le
secteur artistique répondrait à une nécessité
intérieure, un besoin, discours qui se greffe à l'idée de
régime vocationnel de l'art développée par
Nathalie Heinich44. Ces discours sont alors plutôt
portés vers cette idée de l'art comme affaire fortement
individuelle, toutefois ponctuée de pragmatisme :
- Comment est-ce que tu as choisi ça, l'animation
? Est-ce lié au graff ou...?
- Kabrit : Euh... je sais pas d'abord, peut-être trois ans
avant que je rentre dans le, dans la fac, je savais
que j'allais rentrer en art donc je me suis dit « ok my
next, my next level is you to go somewhere ». I was staying in Lebanon
parce que je pouvais pas quitter à l'époque, j'avais même
pas l'idée de quitter à l'époque. Je me suis pas dit
« ok, peut-être je pars quelque part », je me suis dit «
ok khalass45 je rentre à l'Alba » et... après la
première année, déjà la première
année je suis rentré en arts graphiques, en graphic design, et en
publicité et du coup en deuxième année j'avais fait un
cours d'animation et... on m'a dit qu'il y a un cours, une
spécialisation en animation. Je me suis dit « ah, c'est
génial quoi ! L'animation ». Mais... j'étais jamais en,
j'étais vraiment très intrigué par l'animation à
part que... ouais, j'aimerai bien continuer. Parce que j'aime bien l'animation
c'est sûr mais... C'est juste par chance je pense, le fait d'avoir,
d'avoir un cours d'animation.
Cette « chance » relève plutôt
de la possibilité, grâce à l'offre de formation, de rentrer
en animation. Plus loin dans les entretiens, il apparaît que d'être
en art pour pouvoir satisfaire ce besoin46 importe plus que
la
spécialisation elle-même. Ainsi, c'est
étudier dans les arts qui importe, plus que de se spécialiser
dans le graphisme ou l'animation 3D.
44 HEINICH, Nathalie, Du peintre à l'artiste.
Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris,
Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 1993.
45 Khalass = « assez », « ça suffit
».
46 « Through art I was searching for a small way of
freedom, like a way to reach existence in such world, be heard, to inspire
people », Spaz
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L'entrée dans ce type d'université constitue une
période charnière, puisqu'une formation en art préfigure
la légitimation du graffiti : je fais du graffiti, mais je suis aussi
artiste, je sais dessiner, animer, peindre sur d'autres supports et dans
d'autres sujets. D'ailleurs, si la socialisation primaire de ces acteurs a dans
une certaine mesure influencé ou conditionné ce type de parcours
universitaire, son importance n'est pas totale et les contre-exemples
subsistent. Le père de Wyte, qui l'encourageait à dessiner plus
jeune, souhaitait néanmoins que son fils devienne médecin et
rejette désormais son parcours artistique, d'autant plus qu'il est
centré sur le graffiti plutôt que sur les beaux-arts et l'art
classique. Deuxièmement, l'étape universitaire se
révèle centrale dans - et a contrario des
représentations de soi des acteurs - la constitution d'une
communauté de pratiques47. L'espace et le temps de
l'université deviennent des lieux de socialisation et de renforcement
des liens acquis par le biais d'une formation partagée. Vulbeau,
cité par Beuscart et Grangeneuve48, montre comment, en
France, les graffeurs sont souvent étudiants aux Beaux-Arts. Pour
autant, il s'agit bien d'un renforcement des dispositions et relations
acquises, ainsi que de l'engagement, plus qu'une découverte du graffiti
grâce aux autres étudiants. Qui plus est, ce renforcement, que
Muriel Darmon appelle plus adroitement le « maintien dans l'engagement
»49, est facilité par la concentration des
universités et donc des graffeurs sur Beyrouth. Exist, Spaz et Sup-C se
sont rencontrés avant l'entrée dans le supérieur, mais
c'est en optant pour le même type de formation, dans la même
université et la même ville, qu'ils ont pu s'installer en
colocation et développer concrètement leur pratique.
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