2. Un milieu d'origine et des graffeurs eux-mêmes peu
communautaires
Ces interrogations, qui ne font pas sens pour les graffeurs,
relient le fond des questions originelles, puisqu'aucun d'entre ne semble
appartenir ou revendiquer l'appartenance à un milieu familial fortement
communautaire ou militant. L'appartenance familiale communautaire, entendue
dans ses acceptations religieuse, politique et symbolique semble avoir d'autant
moins de sens qu'ils développent des croyances plutôt personnelles
: certains se considèrent délibérément
athées, d'autres comme Fish revendiquent une croyance dans le «
chaos », d'autres enfin n'ont pas d'avis sur la question. Lors des
observations, la question du religieux n'est que rarement abordée, en
tout cas pas dans le sens d'une appartenance communautaire et identitaire. La
pratique de la religion est quant à elle, absente à un niveau
individuel. Dans les rencontres avec certains parents, aucun signe de
religiosité n'était affiché, revendiqué ou
simplement perceptible - cela vaut pour l'engagement militant ou la couleur
politique. L'hypothèse d'une faible appétence pour
l'engagement militant ou l'expérience d'une appartenance
communautaire/religieuse particulière dans ces milieux supposerait une
intériorisation de cette socialisation parentale.
En complément, il serait inexact de penser qu'il s'agit
d'un ensemble homogène, preuve en est de Chad the Mad ainsi que d'Abe et
Wyte, deux frères faisant partie du Bros crew40. Très
peu d'informations sont disponibles à leur sujet et il s'agit
plutôt d'une question non résolue, qui mériterait
d'être approfondie. Ils semblent cependant tous trois provenir de
familles plus attentives à la religion, pratiquantes (bien qu'eux ne le
soient pas) et à la confession directement identifiable (habit,
références aux textes). Nous souhaitions enfin insister sur
l'importance de ne pas faire de l'appartenance à une communauté
en particulier un facteur d'explication de l'engagement dans le graffiti. Cela
aurait pour conséquence d'essentialiser ces dernières, les
considérer comme des blocs monolithiques, voie dangereuse qui peut
provoquer, comme ce fut souvent le cas, des glissements vers leur
hiérarchisation. L'appartenance (administrative) à telle ou
telle
39 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92.
40 « Bros » étant le diminutif « Brothers
».
28
communauté ne facilite ou n'offre pas de
prédispositions particulières au graffiti ; d'ailleurs,
il n'existe aucune communauté d'appartenance officielle41 qui
serait majoritaire au sein de la scène graffiti.
3. La question de l'engagement et du communautarisme comme
tabou encore présent
Les divergences d'interprétation de termes ou de
concepts s'appliquent également et au thème de la potentielle
socialisation militante héritée des parents ou proches de la
famille. Cela semble plus délicat encore que dans le cas communautaire,
avec en trame de fond un imaginaire particulièrement violent : pour le
dire de manière prosaïque, demander à un graffeur si ses
parents étaient engagés ou défendaient une cause
quelconque revient, ni plus ni moins, à demander s'ils faisaient partie
d'une milice durant la guerre civile. Kattar explique avec pertinence la
manière dont les adolescents libanais42 confondaient le
politique et le communautaire, ou associaient le politique à la guerre
civile, et au système milicien. Cette confusion est due à la
manière dont le système étatique et politique est
construit, ce qui débouche sur une forme de l'engagement
extrêmement limitée. En effet, certains groupuscules politiques ou
militants sans teinte communautaire existent, mais ils restent inexistants sur
les scènes politique ou médiatique officielles. Il en va de
même des communistes libanais, qui ont quasiment disparus après
1975. Il ne resterait alors, dans leur esprit que le choix de l'engagement
milicien, alors même que le rôle des milices durant la guerre
civile a eu un impact traumatisant à long terme sur la population.
L'auteur rappelle ainsi comment certains parents de milieux plus populaires
interdisent à leurs enfants de s'engager dans une milice : «
mes parents essaient de m'éloigner des milices ou partis politiques.
Par exemple, ils m'autorisent à mettre des photos, des posters, mais
l'important est que je ne m'engage pas »43.
41 Affiliation obligatoire à une confession en raison du
système politico-administratif communautaire.
42 Il étudie ceux du quartier de Karm el-Zeitoun, mais ce
point correspond à une large majorité de la population.
43 Ibid., p. 90.
29
Pour revenir plus précisément sur les graffeurs,
le seul témoignage dont nous disposons est celui de Kabrit, qui
expliquait que son père avait effectivement, au début de la
guerre civile, intégré les Kataeb. Plus connus sous le nom de
Phalanges libanaises, il s'agit à l'origine d'une milice
chrétienne nationaliste, aujourd'hui reconvertie en parti politique. Le
père de Kabrit aurait néanmoins rapidement quitté cette
milice, par manque d'engouement et puisqu'il s'est ensuite exilé aux
États-Unis avec sa mère ; ainsi « l'intégrité
morale » du père reste intacte, n'ayant pas participé aux
actions violentes qui ont pu être perpétrés par les Kataeb.
Cela nous amène, en définitive, à nous demander si ces
données ont une réelle pertinence au regard des trajectoires des
graffeurs, si cela a un réel impact : un militantisme préalable
au sein du cercle familial ne semble pas avoir d'influence sur ces trajectoires
et, s'il en a, ce serait plutôt par un désintérêt
effectif pour les formes d'engagement politique passant par des structures
officielles.
Les graffeurs profitent d'une socialisation
internationale : expériences internationales, diversité
des nationalités ou hétérogénéité
communautaire de la région d'origine les ont frotté à
l'international et aux influences extérieures. Ainsi, leur socialisation
se rapproche des « styles de vie internationaux » et de la
« culture internationale ».
Ils proviennent de catégories sociales moyennes
voire hautes : le graffiti n'est pas ici une pratique populaire, mais
plus le fait de jeunes avec un fort capital culturel, parfois
économique, et social. Certains viennent de milieux d'affaires, mais
surtout d'une « élite » intellectuelle propre à
Beyrouth.
La génération des graffeurs est néanmoins
marquée par l'histoire nationale du Liban : ils n'ont
pas connu directement (ou peu) la guerre civile de 1975-1990, mais souffrent de
ses conséquences. Ils ont par ailleurs assisté à la guerre
israélo-libanaise de 2006, consacrée comme acte de naissance du
graffiti à Beyrouth.
Leur milieu et leur discours les éloignent d'une
tradition militante ou fortement communautaire.
À retenir
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II. L'INFLUENCE MAJEURE DE LA SOCIALISATION SECONDAIRE ET DE LA
MULTIPLICATION DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ
Le graffiti est, à Beyrouth, une activité
appropriée par une population plutôt jeune et libre
vis-à-vis des interdits ou contraintes familiales. Ceci produit un
accès facilité aux lieux de socialisation secondaire et à
la multiplication de ceux-ci. D'où l'intérêt de s'y pencher
et de questionner leur rôle sur la carrière du graffeur, qu'il
s'agisse de son engagement dans la pratique ou de la structuration de celle-ci.
Comprendre comment et pourquoi, à de rares exceptions, les graffeurs ont
des profils universitaires et professionnels similaires est aussi un moyen de
comprendre ce que ces trajectoires font à leur activité. La
dimension collective de l'activité, la formation du groupe, apparaissent
à ce moment et nous amènent à nous pencher plus
intensément sur le rôle qu'auraient ou non, et dans quelles
dimensions, les pairs et les mentors sur les choix successifs du
graffeur. Enfin, le sujet des socialisations secondaires s'étend bien
au-delà des amitiés et de l'entourage direct : cette influence
collective résulterait de dynamiques culturelles et sociales propres
à Beyrouth - d'où l'importance de l'espace social et territorial
dans lequel se positionnent les acteurs.
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