CONCLUSION
Le graffiti peut apparaître comme un sujet peu
sérieux à traiter en sociologie. Pourtant comme Muriel Darmon
l'explique, la sociologie ne se limite pas aux « problèmes sociaux
» ; tout phénomène social, artistique ou autre, peut
être appréhendé puisqu'il renferme une part du réel
et que la sociologie permet d'en entrevoir la complexité. À sa
façon, Howard Becker l'avait déjà fait, ainsi que la
sociologie de l'art en plein essor. Comprendre pourquoi certains jeunes
deviennent graffeurs, et comment le font-ils, dans le contexte particulier de
Beyrouth, nous menait nécessairement à aborder et entrer dans des
considérations plus larges.
Ainsi, parler du graffiti à Beyrouth, c'est aussi
tenter de comprendre l'univers social, politique, familial par lequel il
émerge et se développe de cette manière et avec ces
acteurs. André Malraux, en déclarant que « l'art, c'est
le plus court chemin de l'homme à l'homme », pressent cette
profonde relation entre la société et la création
artistique ; dès lors, parler de l'art revient à parler de la
société.
Ici, l'étude des graffeurs beyrouthins nous interroge
sur le Liban, leurs histoires personnelles et les motivations, conscientes et
inconscientes, qui les poussent à faire du graffiti. Tous ces
éléments s'imbriquent dans des conceptions plus artistiques :
monde social et monde de l'art peuvent être considérés
ensemble afin de discerner ce qui fait, ou non, la spécificité de
cette pratique. Le graffiti à Beyrouth est « spécial »,
parce qu'il rompt avec les préjugés communément
véhiculés (encore aujourd'hui) sur cet art résolument
urbain.
Que pouvons-nous conclure de cette recherche ? Peut-on penser
avoir répondu à notre question initiale qui, rappelons-le,
s'attachait à comprendre et analyser la pratique du graffiti et les
représentations de ses acteurs, ainsi que le ou les sens qu'ils lui
attachent ?
Premièrement, le graffiti ne peut définitivement
pas être considéré comme une pratique populaire.
L'engagement dans la carrière de graffeur requiert des
compétences particulières, ainsi que des capitaux culturels,
sociaux et économiques conséquents. Parce qu'ils proviennent de
milieux sociaux plutôt internationaux, les futurs graffeurs prennent
connaissance de pratiques qui existent dans d'autres lieux et contextes : le
graffiti est une pratique originellement « occidentale » et
importée parce qu'ils ont eu la possibilité de se frotter
à ces cultures, de l'autre côté de la
Méditerranée. D'ailleurs, c'est plutôt la diversité
de leur identité qui permet cette approche. Ils ne sont pas seulement au
courant de ce qui se passe en dehors du territoire national ou de la
région moyen-orientale. Au contraire, c'est parce qu'ils ont ces deux
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identités, ces deux cultures et influences, qu'ils
peuvent pratiquer un art venant d'ailleurs en l'insérant dans leur
identité libanaise ou, plus largement, arabe.
Ils proviennent de ces catégories «
frustrées » que Georges Corm décrit tout en en
provenant lui-même. Pourquoi frustrées ? Parce qu'elles
appartiennent à ces milieux progressistes arabes, qui ne sont ni pour
une occidentalisation totale de leur culture, ni pour une défense de
l'arabité sans réflexion sur celle-ci. Là se trouve le
problème : ces jeunes proviennent de milieux qui n'ont pu ni
empêcher leur pays de se déchirer selon une logique
confessionnelle qu'ils pensaient archaïque, ni prendre du recul sur les
conflits meurtriers auxquels ils ont assisté ou subi les
conséquences. Ils se trouvent dans un entre-deux extrêmement
difficile à définir et à maintenir, dans un pays qui a,
selon eux, régressé politiquement et socialement. Leur culture et
leurs capitaux les poussent à souhaiter une plus grande liberté
d'expression dans un pays où leur voix n'est pas entendue. Dès
lors, ils ne se sentent pas « à leur place » parmi les
catégories les plus aisées économiquement parlant,
puisqu'ils sont issus de milieux culturels et intellectuels antérieurs
à la guerre civile et ne se sont pas enrichis durant celle-ci.
Même s'ils ont des capitaux économiques conséquents au
regard de l'ensemble de la population, ils ne se retrouvent pas dans cette
nouvelle élite économique qui accentuerait les divergences
communautaires à des fins personnelles.
Il existe une dichotomie profonde entre leur éducation
et leur position sociale actuelle, qui peut être pensée comme une
sorte de « déclassement ». Partant de là, le graffiti
répare ou gomme quelque peu cette contradiction : par l'art, ils
retrouvent ou acquièrent une position sociale en accord avec les
dispositions sociales héritées de leurs socialisations primaire
et secondaire. Le graffiti opère comme un instrument
d'intégration sociale profond, vis-à-vis de leur milieu d'origine
mais aussi par rapport à la société beyrouthine.
Très restreinte et tout aussi élitaire, cette
société souffre des mêmes contradictions. Leur
intégration leur permet de trouver des gens qui pensent et
perçoivent le monde comme eux ; Beyrouth concentre une scène
intellectuelle et artistique particulière, progressiste et
néanmoins apte à penser la libanité, sentiment
qui fait défaut dans le reste de la population. C'est ce qui explique,
notamment, l'absence de sentiment communautaire chez ces acteurs : le
traumatisme issu de la guerre civile, additionné à des
socialisations plutôt laïques, les éloigne durablement des
revendications communautaires et confessionnelles.
La pratique du graffiti est issue de ces socialisations
complexes, et sa construction en est le résultat direct. Suivre la
carrière des graffeurs en intégrant ses exceptions nous
éloignait, nous l'espérons du moins, de toute
catégorisation simpliste. Ainsi, par la recherche et l'analyse de ses
différentes phases, des logiques de l'engagement à
l'apprentissage des techniques et le perfectionnement de chacun, nous
souhaitions aborder le processus d'artification d'une pratique en train de
se faire. Bien sûr, l'analyse de leur pratique artistique ne se
détache jamais vraiment du monde social dans lequel ils évoluent
: l'analyse du graffiti à
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Beyrouth couvrait autant les considérations sur la
manière dont une pratique devient art, soit le processus d'artification,
que sur la façon dont elle devient distinctive et spécifique, ce
qui rejoint le concept de monde de l'art local proposé par Becker.
Nous ne reviendrons pas sur les phases d'apprentissage et de
perfectionnement des aptitudes créatrices de chaque acteur, les ayant
longuement détaillées. Rappelons, toutefois, l'importance du
facteur collectif et des logiques de labellisation dans la construction et
l'artification de cette pratique. Le développement du graffiti Beyrouth
serait impensable sans le mentor et les pairs mais, surtout, son artification
et sa labellisation en tant qu'art ne peuvent se passer de tous les acteurs
concourant à la reconnaissance d'un monde de l'art. C'est parce qu'il
existe les pairs, mais aussi un public d'initiés et, de plus en plus,
des marchands et collectionneurs, que le graffiti se voit attribuer le
qualificatif d'art. De fait, ces acteurs autant que ceux appelés «
artistes » participent par des stratégies et discours divers
à la désignation du graffiti comme art. Du moins, il vise
à être désigné comme tel, puisque la scène
beyrouthine reste, malgré tout, une scène extrêmement
jeune, qui croît depuis 2006. Sa reconnaissance, si elle est effective,
reste restreinte et en pleine construction. L'intérêt analytique
de cette étude était alors de confronter les différentes
théories du concept d'artification, celle d'Heinich et Shapiro, Bowness
et Becker, à la réalité de la pratique. Certainement cela
nous aura posé certaines difficultés, mais l'avantage d'analyser
une reconnaissance en cours est qu'il nous faisait entrer directement dans les
actions de chacun, plutôt que de les relater a posteriori ; en
somme, il s'agissait de prendre sur le vif les différentes
représentations et stratégies (en excluant de ce terme
l'idée d'une rationalité absolue) des acteurs, avant qu'elles ne
soient retravaillées complètement dans le but d'y donner une
forme de cohérence qui se rapproche de l'illusion biographique.
D'ailleurs, cela n'empêchait pas d'observer ce type de mise en discours
déjà à ce niveau de reconnaissance : celle-ci semble
inhérente au processus d'artification, en particulier lors de son
intellectualisation. Il est possible de conclure que le graffiti est de plus en
plus reconnu à Beyrouth comme un art.
Mais qu'est-ce qui le différencie des autres
scènes graffitis ? Nous pouvons d'ores et déjà dire que
Beyrouth est, effectivement, un monde de l'art local. Par les
spécificités esthétiques de ce graffiti ainsi que par les
discours, les graffeurs et autres acteurs le rendent exceptionnel ou, à
tout le moins, spécifique à cette petite capitale. Cette
pratique, importée des pays européens et américain ainsi
que de l'univers du hip-hop, a été adaptée à la
culture arabe et, surtout, beyrouthine. L'introduction du lettrage en arabe et
de formes artistiques géographiquement situées, ainsi que des
références qui appartiennent à l'histoire et la culture du
Liban, crée un « style » beyrouthin.
Cela ne doit pas cependant occulter les contraintes auxquelles
sont confrontés ses participants, en particulier sur la
commercialisation. Celle-ci ravive des débats qui étaient
déjà présents dans les autres
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scènes graffitis, mais il semble qu'elle est finalement
consubstantielle de tout processus d'artification ; le problème de la
commercialisation se pose justement parce que le graffiti se voit élever
au rang d'art.
La mise en discours de la pratique artistique est un point
central de notre analyse, parce que c'est elle qui donne du sens
à l'action de ses participants. Toute pratique peut-elle se passer
de discours ? Il s'agit, peut-être, d'une position subjective, mais nous
pensons qu'il n'existe pas de chose en soi... Une pratique existe de
telle manière parce que des individus parlent d'elle et la font parler,
donc aller dans une direction plutôt qu'une autre. Il est surprenant de
remarquer avec quelle pertinence la mise en discours du graffiti rejoint les
deux points abordés plus haut et, surtout, la socialisation des
pratiquants. Les revendications qu'ils véhiculent par le graffiti ne
sont pas un retour au point de départ. Au contraire, le graffiti permet
de sublimer et de supporter des situations qu'ils jugent intolérables :
c'est une manière d'agir contre cette contradiction dans laquelle ils
ont évolué. Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que, dans le
cas présent, l'art est une thérapie, mais il permet de
réparer dans une certaine mesure certains malaises ressentis ou
définis par les graffeurs. Ceci agit d'ailleurs selon diverses
méthodes, qui vont de l'escapisme par l'art à la
confrontation politique sur les murs. Ce que les graffeurs disent, finalement,
ce sont les injustices qui façonnent et segmentarisent la population et
l'espace urbain de Beyrouth.
Cette critique propose deux versants, négatif et
positif. D'un côté, le graffiti offre un moyen d'expression et de
dénonciation privilégié contre un système politique
moribond et l'accroissement des inégalités économiques,
sociales, voire raciales. De l'autre, il agit positivement sur un espace urbain
qui reflète très directement les difficultés du Liban.
Leur activité recrée un espace public et le
déconfessionnalise dans une ville où les plans d'urbanisme ont
depuis longtemps été abandonnés et sa configuration
toujours sectaire, conséquence de la guerre civile et de l'action des
milices. Ils y remettent de la couleur dans l'espoir d'effacer, un jour ces
stigmates et cette violence symbolique forte.
Mais l'analyse de leurs discours nécessitait de
comprendre ce qui n'est pas dit, ce qui reste controversé : là se
trouve la complexité du graffiti à Beyrouth. Parce qu'il est
soumis à des contraintes institutionnelles et réputationnelles,
il peine à se définir comme un art engagé. Les
graffeurs le souhaitent-ils ? Peut-être, dans une certaine mesure.
Toutefois la confusion persistante entre « politique », «
communautarisme », « autorités » les tient
éloignés d'un discours cohérent qui viserait à
inscrire le graffiti dans une démarche profondément militante.
D'ailleurs, l'absence d'illégalité qui permet aux graffeurs de
peindre en plein jour se perçoit comme un cadeau empoisonné :
elle est une chance que les graffeurs européens et américain
n'ont pas eu mais, en même temps, elle place les graffeurs sous le joug
et la volonté de l'Etat. Leur conduite est alors conditionnée par
la conservation de cette opportunité et implique de ne pas « trop
» critiquer les tenants du pouvoir : si tel était le cas, ils
pourraient être réprimés et leurs noms seraient directement
connus des autorités publiques.
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En définitive, le graffiti agit comme un moyen
d'expression pour des jeunes issus de catégories frustrées : ils
bénéficient des capacités cognitives nécessaires
à la dénonciation de ce qui pose problème selon eux, mais
sont dépossédés des circuits d'expression classiques,
comme le vote par exemple. Les élections municipales de mai 2016
montrent l'impossibilité de s'exprimer et de faire valoir ses
idées par les circuits institutionnels. La liste Beirut Madinati («
Beyrouth est ma ville »), qui se présentait comme laïque face
à la liste des Beyrouthins, coalition des milices confessionnelles
occupant les postes gouvernementaux, a présenté une forme
d'espoir. À tel point que certains graffeurs, comme Spaz et Zed,
souhaitaient peindre en faveur de la première liste, que d'autres comme
Eps ont appelé à voter et s'impliquer, de nouveau, dans la vie
politique de leur ville. Les résultats, encourageants selon eux puisque
Beirut Madinati a remporté presque 40% des voix, ont néanmoins
remis une fois de plus au premier plan les failles du système
institutionnel : achat de voix par les milices, difficultés
d'accès aux bureaux de votes susceptibles de voter en masse pour Beirut
Madinati, création de faux bulletins de vote afin de les rendre
impropres à la comptabilisation, etc. Les graffeurs sont alors
retournés sur les murs.
Cette étude reste, à notre avis, très
imparfaite. Nous sommes conscient de ses défauts, surtout du fait
qu'elle a suivi une démarche particulière, et que le sujet du
graffiti à Beyrouth aurait pu être traité autrement. Nous
avons cependant tenté d'en souligner les dynamiques et enjeux
principaux, en prenant autant de recul que possible face à un terrain
qui nous était familier.
Nous souhaitions, enfin, et tout en assumant notre
subjectivité à ce propos, conclure sur le potentiel qu'a ce
graffiti. Après de nombreuses réflexions et observations, nous
pensons effectivement que le graffiti, autant pour ses acteurs que par les
oeuvres qu'ils produisent, peut apparaître comme un instrument de
pacification sociale. Il offre une place dans la société à
ces jeunes et les éloigne de formes plus violentes d'intégration
sociale, à l'image de l'engagement dans les milices qui reste toujours
attractif pour une jeunesse qui peine à trouver sa place et avancer
sereinement dans un pays instable. Il efface, aussi, la violence et la vision
confessionnelle de l'espace urbain qui ont durablement divisé une
population qui ne l'était pas tant il y a seulement quarante ans.
Compris en ce sens, le graffiti peut recréer un dialogue entre Libanais,
mais aussi avec tous les résidents beyrouthins, qu'ils soient des
réfugiés, des étudiants, des travailleurs ou des touristes
étrangers ; il redonne envie de s'intéresser à un pays qui
a été longtemps stigmatisé et désigné par sa
violence et son immobilisme politique et institutionnel.
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« Il reste le Liban, un Etat confessionnel certes,
miné par ses rivalités religieuses, gangrené par une
guerre civile de quinze années, ravagé par les interventions de
pays voisins, confisqué par une classe politique archaïque,
ruiné par une économie sauvagement libérale, vidé
de ses élites qui ont pris le chemin de l'exil, mais le Liban reste,
en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la liberté
n'est pas un anachronisme. »
Mohamed Kacimi.
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