CONCLUSION
La phase de réflexivité correspond à une
séquence de mise en discours rétrospectif de l'activité
des graffeurs. Comprendre comment celle-ci s'opère et à quelles
fins supposées permet de comprendre plus largement la vision que ces
jeunes ont de leur art, de la manière dont ils le mettent en mots, de ce
qu'ils veulent expliquer par les mots. Ne pas lier la pratique du graffiti aux
discours de ses pratiquants eut été un manquement
considérable à la compréhension de ce que
représente le graffiti à Beyrouth. Bien sûr, cette
réflexivité n'est pas propre au graffiti, puisqu'elle est
présente dans les autres disciplines artistiques. Cette mise en discours
n'a, de fait, rien de spécialement novateur ; ce sont plutôt les
discours en eux-mêmes, soit le contenu plus que le contenant, qui rend la
pratique spécifique à un contexte, un territoire, et un
groupement d'artistes définis. Dans le cas beyrouthin, c'est
l'ambiguïté des discours et représentations des acteurs qui
nous informent sur le monde social dans lequel ils évoluent
personnellement et en tant qu'artiste : cette ambiguïté est autant
le fait d'un rejet virulent du politique que d'un défaitisme qui peine
à s'effacer, même parmi les plus jeunes générations.
Les graffeurs se posent dans une situation parfois délicate, puisqu'ils
bénéficient de la « souplesse » juridique d'un
État qu'ils critiquent par ailleurs. Il en va de même pour les
critiques, nombreuses, des inégalités sociales ou de
l'instabilité économique et politique chronique du Liban. Cela
les amène à rejeter en bloc le « politique », tout en
recréant un discours qui, s'il ne se revendique pas « politique
», fait basculer la position parnassienne du graffiti à une formule
plus proche de l'art engagé. L'engagement se traduit par un message qui
se veut apolitique par peur d'être confondu avec les tenants «
officiels » de la sphère politique. Prendre ces discours en compte
montre alors combien il est nécessaire de justement comprendre leurs
représentations de la politique : à n'en pas douter, elles sont
négatives, et reprochent à l'État et aux élites
économiques - supposées cooptées - d'avoir vendu, trahi et
détruit leur pays.
Effectivement, ces revendications ne sont que peu
contrôlées, peu harmonisées et calculées de
manière à inscrire la scène graffiti sous un message
commun. Mais, outre ce que chacun reproche individuellement à tel ou tel
autre, ces critiques marquent surtout l'idée d'une fatigue
générale, d'une absence d'espoir pour la jeunesse. Elles sont
aussi un regret face à une société atomisée par son
histoire et ses dénis successifs alors qu'ils leur restent toujours une
certaine envie d'apprécier leur pays et ses potentialités. En ce
sens, la mise en discours révèle une face positive, qui vise
à placer le graffiti dans une posture active. La sortie de l'assignation
communautaire permise par le blase et la constitution de la figure de l'artiste
se déploie également dans l'espace urbain. Cela a pour
conséquence de le « décommunautariser » factuellement,
même dans une infime mesure. Plus concrètement, les initiatives
visent à « redonner la ville aux habitants », à y
mettre de la couleur et effacer les traces d'un espace initialement
déplaisant. Cette posture semble mieux fonctionner parce que plus
agréable, mais aussi parce qu'elle est indissociable des
stratégies
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de visibilité des graffeurs ; la reconnaissance de la
scène graffiti en tant que monde de l'art local et de ses graffeurs en
tant qu'artiste nécessitent des adaptations face aux acteurs de cette
attribution de la réputation. Enfin, une critique trop revendicative,
trop violente, risquerait de diviser les graffeurs, leur public, et de fermer
l'opportunité ouverte par les acteurs institutionnels.
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