1. Une critique assez floue et peu
contrôlée
Produire une critique contre l'État, le pouvoir ou
autre, ne suffit pas à définir une pratique artistique comme un
art engagé. L'absence d'organisation, que ce soit entre les graffeurs ou
dans leurs discours et activité personnels, vient limiter l'importance
accordée à cet aspect engagé. Si certains
discours, comme ceux d'Ashekman ou de Yazan Halwani, semblent pensés en
amont et cohérents, répétés à plusieurs
reprises lors d'interviews journalistiques, de documentaires, ou autres, il
s'agit de cas particuliers plus que d'une règle applicable à tous
les graffeurs. Qui plus est, s'ils s'accordent, dans les discussions
privées en particulier, sur ce qui pose problème au Liban et
adoptent un point de vue relativement similaire, la manière dont ces
revendications et critiques se matérialisent dans l'espace laisse
transparaître des disparités et une absence de consensus quant
à ce qui devrait être transmis « au nom de la scène
graffiti toute entière ». En conséquence, les pièces
et tags critiques sont plus pensés dans l'instant, au cours de sorties
graffiti, qu'en amont avec un but précis. La critique du système
financier ou d'une firme multinationale émerge plus parce que ces
acteurs sont déjà en train de graffer et que l'opportunité
de taguer ces bâtiments, banque ou fast-food, se présente à
ce moment précis. Tout comme la critique en elle-même qui, si elle
est facilement compréhensible, reste floue et peu recherchée : la
corruption des élites politiques, en particulier les chefs de partis
miliciens, peut être effective, mais leur critique se fonde plus sur
l'impression des graffeurs que sur des recherches approfondies visant à
confirmer ces impressions.
Ce flou et ce manque de cohérence doivent être
mis en relation avec l'attitude ambivalente, voire contradictoire des graffeurs
: comment comprendre, en effet, qu'Ashekman ou Kabrit critiquent durement la
surexploitation des travailleurs syriens et asiatiques au Liban, et acceptent
tout de même de travailler pour Train Station, connu pour ses pratiques
néo-esclavagistes ? Ce malaise (ou schizophrénie) est
ressenti par nombre des graffeurs beyrouthins. Peu d'entre eux, si ce n'est
aucun, arrivent à expliciter les raisons de cette attitude, ils se
« bornent » à témoigner une certaine culpabilité
vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs valeurs. Quant aux positions
à l'égard de l'État, on remarque, en particulier chez
Phat2 (alors qu'il prône l'illégalité du graffiti) le
risque qu'il y aurait à être trop politisé :
- That's pretty amazing that a cool demeanor can
basically get you a free pass to paint. I n the US that is
straight fantasy. Graffiti charges here are serious
and can land you in big time trouble because its straight up property over
people here. But it's interesting though that now having an apolitical or
non-political
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approach and attitude towards graffiti catches you
less shit from the police when it was anti-war murals and stuff like that that
endeared graffiti to the public in the scene's history. Any thoughts on why
that might be ?
- Phat2 : Like I said, we conditioned the authorities to that. We
showed them the artistic side of graffiti
early on in the game before there was too much of it. We
taught them to like graffiti by doing all that colorful positive stuff rather
than inert chromes everywhere. It's really a small group of elites here in this
scene that influence the public, and all of us are practically helping with the
same job, be it intentionally or not, and that's getting graffiti as accepted
as possible to get as many walls as possible.163
Cette possibilité, toujours offerte par l'État,
de peindre en plein jour, et le risque qu'elle puisse disparaître si les
discours critiques devenaient trop importants, créent des doutes chez
ces graffeurs quant à l'attitude qu'ils devraient ou non adopter sans
que cela nuise et provoque des dissensions entre eux.
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