B. Un milieu social d'origine non populaire et
combinaisons variables
des capitaux
L'origine sociale des graffeurs est sujet de controverses et
de débats, en particulier entre eux. Si aux États-Unis le
graffiti était à l'origine une pratique populaire, issue des
ghettos, cela ne fut le cas ni en France ni en Allemagne. Les graffeurs
provenaient des classes moyennes voire bourgeoises, orientées vers les
milieux artistiques, en contradiction avec la vision du sens commun sur le
graffiti. Il existe une dissension, parfois difficile à concilier, entre
l'imaginaire du graffeur/tagueur « ghetto » et la
réalité sociale de ses participants. Quoi qu'il en soit, la
pratique du graffiti au Liban semble se constituer (et se décider)
22 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 12.
23 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91 ;
101-102.
24 Ibidem.
21
sur fond de capitaux relativement élevés, et
constituerait une pratique artistique plutôt élitaire. Nous
utiliserons comme trame analytique la théorie des trois capitaux
développée par Pierre Bourdieu, en nous centrant toutefois sur le
cercle de socialisation primaire, représenté par la famille ; il
semblait plus pertinent d'analyser le capital social propre au graffeur dans
ses interactions et socialisations secondaires.
1. Un capital culturel relativement élevé
Comprenons ici la notion de capital culturel comme
l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu et, a
fortiori, l'univers familial dans lequel il évolue. Ce capital
culturel existe, en particulier chez les parents des graffeurs, sous trois
formes : « à l'état incorporé,
c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ;
à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels,
tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machins, qui sont la trace ou la
réalisation de théories ou de critiques de ces théories,
de problématiques, etc. ; et enfin à l'état
institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part
parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au
capital culturel qu'elle est censée garantir des propriété
tout à fait originales »25. Si lors des
observations et des rencontres avec certains parents, notamment ceux de Kabrit,
la présence d'un capital culturel à l'état
incorporé ainsi qu'à l'état objectivé était
facilement détectable, son état institutionnalisé par le
titre scolaire l'était moins ; ce dernier concernera alors plutôt
l'analyse des parcours scolaires des graffeurs eux-mêmes et nous lui
substituerons le type de profession exercé par les parents. Lorsqu'on
s'attache au cas particulier de la famille de Kabrit, on remarque effectivement
une forte présence des professions distinctives, marquant un certain
capital culturel, a fortiori artistique, qui remonte au moins aux
grands-parents. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
son grand-père était réputé à Beyrouth pour
être l'un des meilleurs joailliers du Liban, tant grâce à
ses innovations qu'à son carnet d'adresses, prestigieux. Il a
reçu des clients tels qu'Eleanor Roosevelt dans les années 1950.
Sa fille, la mère de Kabrit, n'a pas suivi la voie de la joaillerie -
bien que celle-ci soit toujours tenue par une partie de leur famille - mais
elle occupe une profession qui peut être considérée comme
supérieure et libérale, puisqu'étant décoratrice
d'intérieur. Les frères, soeurs, voire les cousins proches
participant directement à la socialisation primaire des graffeurs
peuvent aussi occuper des professions exigeant un capital culturel
conséquent : le frère de Zed occupe d'un poste de choix au
Music-Hall de Beyrouth, l'un des lieux culturels dont la programmation est la
plus dense et la plus prestigieuse du pays, ou encore la cousine d'Eps, en
charge de l'événementiel dans une salle des ventes à but
humanitaire, Helping Hand Group. Le capital culturel institutionnalisé
de ces derniers est d'ailleurs plus facilement traçable, et ils sont
souvent détenteurs de masters ou équivalent, obtenus au Liban
dans des universités
25 BOURDIEU, Pierre, « Les trois états du capital
culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979/11
(vol. 30), p. 3-6, p. 3.
22
reconnues dans le secteur culturel et artistique comme l'USEK
(Holy Spirit University of Kaslik), ou à l'étranger, la cousine
d'Eps étant détentrice d'un diplôme du College of Event
Management de Sydney. Ainsi, il semble effectivement que « les auteurs
de graffiti se recrutent plutôt parmi les classes moyennes, notamment les
milieux artistiques »26.
La liaison entre ce fort capital culturel et
l'expérience de la diversité identitaire est aussi directement
perceptible chez les graffeurs dans leur pratique des langues. Tous sont a
minima bilingues en dialecte libanais et en anglais, et dix sur vingt-deux
d'entre eux sont trilingues français - anglais - libanais. Cela n'exclue
pas que d'autres, comme Exist ou Spaz, ne parlent pas français mais le
comprennent relativement correctement. Le bilinguisme et le trilinguisme ne
sont pas des faits rares à Beyrouth (cela est moins observable pour le
reste du pays), mais ils n'en sont pas moins une forme de capital culturel
incorporé avec une forte valeur distinctive, propre à un espace
social correspondant lui-même à un espace territorial bien
particulier27. En effet, en superposant cartographie linguistique et
cartographie socioéconomique, il apparaît que les graffeurs
appartiennent à des quartiers plutôt aisés et multilingues
relativement à l'ensemble de la population. Achrafieh, Furn es-Chebbak,
Hamra ou les abords de Geitawi28 concentrent une forte population
étrangère, et d'importants capitaux culturels (a fortiori
sociaux et économiques), en comparaison de quartiers comme Karm
el-Zeitoun29 ou Ras en-Nabah, quasi exclusivement composé de
chiites et où les dialogues autres qu'en arabe sont extrêmement
rares voire inexistants. La maîtrise des langues représente un
« privilège culturel » acquis par des acteurs
« élevés dans des environnements bilingues »,
facilitant la constitution d'un réseau international30 ; ce
capital culturel aura par la suite un fort impact sur la capacité des
graffeurs à internationaliser Beyrouth comme scène artistique.
Enfin, cette éducation culturelle se perçoit dans la
manière dont les parents et proches peuvent soutenir leurs enfants. Chez
Wyte, la figure du père lui semble ambigüe, puisqu'avant
d'être rejeté par lui, il était sa première
motivation :
Regarding drawing, I really can't remember why I did it, but
what I remember as blurry video shots is that
I was too young, before getting into school, I used to steal
my older sister's copybooks and pens and try to illustrate, maybe I was at that
time influenced by her a bit, on the other hand I remember my father at that
time so happy of what I could do at my age, and that was one of the first
really early motivation (Wyte, février 2016).
26 BEUSCART, Jean-Samuel, LAFARGUE DE GRANGENEUVE, Loïc,
« Comprendre le graffiti à New York et à Ivry (note
liminaire aux textes de Richard Lachmann et de Frédéric Vagneron)
», Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 47-54, p.
51.
27 KATTAR, Antoine, « Espace de tradition au quotidien.
À propos des adolescents libanais », Adolescence, 2007/1
(n° 59), p. 87-94, p. 87.
28 Se référer à l'Annexe IV « Plan de
Beyrouth ».
29 Ibidem.
30 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 45.
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