Le graffiti à Beyrouth : trajectoires et enjeux dà¢â‚¬â„¢un art urbain émergent( Télécharger le fichier original )par Joséphine Parenthou Sciences Po Aix-en-Provence - Diplôme de Sciences Politiques 2015 |
3. Une génération relativement concentréeDans l'idée d'interroger la pertinence du terme de génération appliqué aux acteurs de la scène graffiti beyrouthine, nous pourrions en premier lieu remarquer qu'il s'agit d'individus issus d'une classe d'âge relativement concentrée d'un point de vue numéraire : tous les graffeurs sont nés entre 1980 et 1995 et représentent, en 2015-2016, une classe d'âge allant de la fin de l'adolescence au début de l'âge adulte. Pourquoi, toutefois, parler de « début de l'âge adulte », alors même que Fish ou les jumeaux Ashekman ont respectivement 36 et 32 ans en 2015 ? Comment peut-on considérer que des graffeurs approchant la vingtaine d'années puissent faire partie d'une seule et même génération aux côtés des plus âgés ? Dans le but d'aborder cette question, il est nécessaire de ne pas s'en tenir à ce que Marie Cartier et Alexis Spire, en reprenant la typologie de Karl Mannheim, appellent une situation de génération15, soit une « potentialité commune » qui « constitue un horizon partagé, mais pas nécessairement actualisé, par un ensemble de personnes nées à une même période »16. On peut ajouter que, dans cette première étape vers la constitution d'une unité de génération ou génération sociale17, la délimitation de la classe d'âge concernée est extrêmement variable et ne peut être réduite à une définition désincarnée qui voudrait, par exemple, qu'une génération recouvre systématiquement 20, 35 ou 47 ans... Cette délimitation constitue alors un objet problématique, où « seul un même cadre de vie historico-social permet que la situation définie par la naissance dans le temps chronologique devienne une situation sociologiquement pertinente »18. Il est, en somme, nécessaire de prendre du recul par rapport à une définition purement démographique de la notion de génération pour voir ce qui, dans le contexte historique et sociopolitique, permet de distinguer cette génération de graffeurs. Il faut, de plus, « rompre avec la tendance à indexer toute génération sur un événement « politique » au sens de la vie politique officielle » et analyser les réactions de ces acteurs à « des événements discrets, propres à l'histoire de [leur] groupement »19 - donc analyser leurs propres perceptions et discours. Aussi, semblait-il pertinent de mettre en lumière l'idée que cette génération peut être articulée selon deux axes, afin de rendre compte de la complexité de ce travail de cadrage : l'une, plus sociale, tend 15 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, « Approches générationnelles du politique », Politix, 2011/4 (n° 96), p. 7-15, p. 11. 16 COAVOUX, Samuel, « Karl Mannheim, Le problème des générations », Lectures, Les comptes rendus, 2011. 17 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 11. 18 MANNHEIM, Karl, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990 (1ère éd. all. 1928), p. 52. 19 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 113 19 à définir les contours d'une génération effectivement homogène dans la théorie de Mannheim, et l'autre, qui considère la génération relativement à la sociologie de l'art et ouvre la discussion sur la confrontation entre générations de tagueurs « Oldschool » et « Newschool »20. Il est, dès lors, possible de considérer l'existence d'une génération sociale homogène puisque ces graffeurs sont nés dans un contexte socio-historique particulier, repris à leur compte lorsqu'ils narrent l'histoire de l'émergence de cette scène graffiti. Les plus âgés sont nés durant la guerre civile, quand les plus jeunes, nés entre 1990 et 1995, estiment subir l'impact ultérieur de cette guerre : les socialisations familiales et secondaires, ainsi que le trauma intergénérationnel ont façonné pour partie leur identité. À cela s'ajoute l'expérience de la guerre israélo-libanaise de l'été 2006, commune à tous les graffeurs et consacrée comme « date de naissance » du graffiti à Beyrouth. Fish y fait souvent référence et considère que : « it wasn't until the 2000's that I started going up on walls whenever I could, but during the 2006 war in Lebanon I took full advantage and went around painting more and more, and ever since then I haven't been able to stop »21. Dès 2007, Kabrit et Mouallem rejoignent la scène, suivis entre 2009 et 2011 par l'ensemble des graffeurs actuellement connus à l'exception de Meuh, qui n'habitait pas au Liban et de Krem2, encore peu intégré. S'il s'agit effectivement d'événements politiques, ceux-ci sont appropriés par les graffeurs qui en font des événements structurants de leur unité de génération. Cela les distingue de la génération antérieure, qui a vécu la guerre civile et ses conséquences à un âge déjà adolescent ou adulte, contrairement aux graffeurs qui ont grandi dans un environnement instable sans y avoir réellement participé (passivement et activement). Cela ne suffit pourtant pas à expliquer qu'ils forment une génération au regard des plus jeunes et des individus du même âge, rappelant par-là qu'une même classe d'âge ne signifie pas que l'on a affaire à une génération socialement homogène. Il convient dès lors de rappeler le contexte familial et social particulier dans lequel ils vivent : forts d'une socialisation internationale et/ou intercommunautaire, ils proviennent de milieux non-populaires et peu portés sur le religieux ou l'appartenance communautaire. Cette distinction importe, puisqu'ils évoluent dans un pays où les injonctions sociales et les valeurs familiales restent très prégnantes : les jeunes du même âge, ou plus jeunes, habitent jusque tardivement chez leurs parents en raison de ces pratiques. S'y ajoute le prix de l'immobilier, très élevé en terme de rapport qualité/prix et relativement au niveau de vie de l'ensemble de la population libanaise. Ces données peuvent être corrélées à la quasi-absence de femmes au sein de la scène graffiti, à l'exception d'étudiantes étrangères de manière occasionnelle : si nous nous refusons à toute analyse simpliste, force est de constater qu'il est délicat pour une femme de pratiquer une « activité d'homme » ou de vivre seule (sans les parents) dans la capitale. Concernant l'autre dimension de la notion de génération du point de vue de l'activité artistique en elle-même, parler d'une seule génération mérite d'être discuté, ainsi que de prendre 20 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91. 21 Graff Me Lebanon, 2013, consultable à l'adresse http://graffme.fr/?page_id=35. 20 en compte les « conditions d'entrée et de formation au sein d'une institution ou d'un groupement fonctionnant comme instance de socialisation »22 - ici la communauté de graffeurs. La difficulté de trancher, si tant est qu'il faille le faire, tient aussi au fait que l'on se trouve face à une communauté en pleine émergence, à une activité en train de se faire et, bien qu'un fait social ne soit rarement sinon jamais monolithique, l'absence de recul vis-à-vis de la scène graffiti par endroits demande de prendre des précautions plus importantes encore. Si l'on regarde aux débuts de la scène graffiti, il semble qu'on puisse être face à deux générations distinctes. La première, dont seul Fish est encore présent au Liban aujourd'hui (et largement importée de pays étrangers), pourrait représenter, mentalement et artistiquement, le Oldschool défini par Frédéric Vagneron à propos des graffeurs d'Ivry : ils représentent les « pionniers du tag français qui ont défini sa pratique légitime ». La seconde, ou la Newschool, engloberait alors « les nouveaux tagueurs qui arrivent en masse »23 à partir de 2006-2007. Cette interprétation peut comporter une certaine validité rétrospective, toutefois la situation beyrouthine reste peu comparable à l'analyse des générations de graffeurs à Ivry ; la distinction entre deux générations, qui se sont rapidement croisées entre 2007 et 2009, n'a pas amené à ce que Vagneron interprète comme un conflit de générations24 entre Anciens/Oldschool et Modernes/Newschool, probablement du fait d'un espace peu concurrentiel et du départ progressif de graffeurs tels que Rat (aujourd'hui inactif), Prime ou Fabu (deux Français dont le statut ressemblait plus à celui de « graffeur - visiteur », et rappelant encore l'importance de cette socialisation internationale). La deuxième nuance à apporter concerne plutôt la scène graffiti telle qu'elle se dessine et se sédentarise actuellement, puisqu'il est peu possible de définir deux générations distinctes. Si certains optent ou conservent un style Oldschool comme Fish, il s'agit de caractéristiques esthétiques plus que de propriétés sociales positionnant les graffeurs d'un côté ou l'autre d'une frontière générationnelle. |
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