3. Une production de plus en plus collective et un
engagement maintenu par le facteur collectif
L'histoire du champ peut se comprendre dans un sens
parallèle à celui de Becker, puisqu'elle montre que
l'activité artistique relève d'une production de plus en plus
collective. Cette production collective fonctionne comme un facteur de maintien
de l'engagement plus fort encore que les innovations de chaque graffeur prises
séparément. En conséquence, du point de vue bourdieusien,
l'oeuvre est à la fois le produit de l'histoire du champ et du
dépassement, qui n'est rendu possible en grande partie que
parce qu'il résulte de cette histoire (voir Annexe VI « Histoire du
champ et réflexivité de l'oeuvre chez Bourdieu »).
L'innovation (ou dépassement) constitue un facteur
inhérent et rendu possible grâce à la connaissance du champ
dans laquelle elle se situe. Plus loin, la création de conventions
propres à venir définir un artiste comme avant-gardiste
et structurant un monde (ou champ) de l'art particulier est aussi rendue
possible par cette connaissance et cet héritage communs.
Pour compléter cette analyse par une explication plus
beckerienne de l'activité collective, la production n'est pas tant
collective au sens où les graffeurs dépendent des
intermédiaires, mais plus par l'activité en
elle-même. Au fur et à mesure de l'avancement dans la
carrière et l'intégration à une communauté de
pratiques, les graffeurs dessinent ou peignent principalement ensemble.
Cela leur permet de progresser en recevant des avis, conseils, et de
créer une dynamique au sein d'un groupe informel. Il s'ensuit
un renforcement de l'engagement. La constitution informelle de binômes de
graffeurs fondés sur le facteur affectif (à l'image du
binôme Kabrit-Fish et, surtout, Spaz-Exist) rend le coût social de
l'abandon plus élevé. McAdam développait cette notion de
coût social de l'abandon à propos des étudiants
engagés dans le Freedom Summer109, aidant les Noirs des
États du sud des États-Unis dans les années 1960 à
s'inscrire sur les listes électorales, dans le cadre du Civil Rights
Movement. La distinction entre les étudiants qui maintenaient cet
engagement et ceux qui ne s'engageaient pas ou faisaient défection
était due à une plus grande solidarité et plus de
relations dans ce premier groupe de participants. Si l'on compare les
trajectoires des graffeurs que nous venons de citer à
109 MCADAM, Doug, KLOOS, Karina, Deeply Divided: Racial
Politics and Social Movements in Post-War America, Oxford University
Press, 2014, 408 p.
78
Bob par exemple, ce dernier s'est longtemps retiré de
la scène graffiti, pour des raisons personnelles certes, mais aussi
parce qu'étant orienté dans une activité très
personnelle et peu intégrée à cette dynamique de groupe,
le coût social de l'abandon apparaissait bien plus minime. Des
productions artistiques communes sont aussi réalisées dans ce but
précis. Les jam sessions mettent la réalisation d'une
oeuvre commune au centre de l'événement : il s'agit de rassembler
les graffeurs sur une journée ou deux en un endroit pour réaliser
une oeuvre autour d'un thème ou d'une gamme chromatique précis.
La jam session « BBQ Burners » de Dawra en mars 2014 ou
celle du « Sea Paint and Sun » de Tayouneh en juin 2015 en
sont des illustrations directes : la première, sur fond bleu, est
principalement composée de persos et de graffitis quand la
deuxième se fait sur fond jaune et bleu, avec des pièces
cohérentes et centrées sur le thème de la plage et de la
mer. Chaque graffeur peint en fonction de ce thème et de ses pairs, afin
de produire une oeuvre dont le résultat final serait un mur complet,
conçu comme une oeuvre elle-même complète ; l'observateur
doit la voir comme une globalité plutôt que comme un alignement de
graffitis déconnectés et fortement individualisés, quand
bien même ils auraient été produits en même temps.
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Jam Session du
BBQ Burners, Dawra.
(Page
précédente : jam session Sea Paint and Sun)
(c) Alfred Badr
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