3. Quelques exceptions traduisant des stratégies
diversifiées de (re)connaissance par le blase
Ni le blase ni le tag qui le rend visible ne peuvent
être pensés de manière monolithique et comme des
généralités absolues. La reconnaissance par le blase peut
être extrêmement diverse en fonction du type de public que l'on
cherche à atteindre ou de la manière dont l'activité est
conçue, ces différents facteurs sont variables selon le
positionnement de chaque acteur, au sein de la scène graffiti comme de
l'espace
95 Peindre ou « painting » étant
également une expression largement employée par les acteurs avec
lesquels nous nous sommes entretenus.
65
social dans lequel il évolue plus largement. Cela tend,
aussi, à perpétuer la question du tag au regard de son
inscription dans une démarche artistique, qui n'arrive pas seulement
à un moment donné mais se pose continuellement. Le blase fait
l'objet de redéfinitions et de modifications constantes, d'abord sur un
mode ludique, voire de l'amusement. En effet, de nombreux graffeurs tendent
à jouer avec leur blase. Fish, Exist, Kabrit, Parole ou encore
Wyte ont tendance à inverser les lettres, modifier l'orthographe ou
l'esthétique de leur tag, donnant un ensemble varié de blases et,
parfois, de significations : Shefi, Britak, Brit, K-brit, Yt, L'Opéra...
Il ne s'agit pas d'une pratique nouvelle, puisqu'on retrouve ce type de
pratique à Marseille et Toulouse, avec TCHO (thé chaud, t'es
chaud, tcho) ou Reso (réseau). Bob adopte quant à lui une
position intéressante, puisqu'il est impossible de le reconnaître
dans la rue à moins de connaître le blase qu'il utilise à
un moment donné : Abe, puis Rage, Beast, etc.. Les autres graffeurs
l'appellent d'ailleurs Bob (surnom libanais donné à son
prénom, Ibrahim) pour pouvoir le désigner facilement, bien qu'il
ne l'ait jamais graffé ou tagué. Cette pratique instaure une
barrière entre les initiés et les profanes. En
conséquence, son tag et ses pièces, exclusivement en wild
style, s'adressent à un public restreint, et remettraient a priori
en cause la signature artistique comme principe d'identification et de
certification de l'oeuvre produite. Ou on peut l'admettre comme le
témoignage de « la liberté que peut conférer une
artification si réussie que les praticiens de cette activité
peuvent se permettre de jouer avec ses conventions les plus constitutives
», visible dans l'art contemporain avec des figures telle que
Duchamp96. Néanmoins, ce jeu sur la signature sous-entend une
artification pleinement réussie, ce qui reste encore à
démontrer.
Enfin, un dernier cas relate la non-utilisation du blase ou,
s'il existe, il est conçu comme une marque. Yazan Halwani
reprend le principe de la signature des arts picturaux et non celui propre au
graffiti, signant de son nom légal. Il s'agit d'ailleurs d'un graffeur
qui ne tague pas, et montre que le tag n'est pas un préalable absolu
à la reconnaissance en tant qu'artiste. Il faut toutefois noter que
cette « déviation » des phases communément
définies et acceptées dans la carrière du graffeur n'est
permise que parce qu'il se positionne très différemment des
autres graffeurs. Il ne se place ni dans une scène graffiti
bien qu'étant graffeur par activité, ni dans une
communauté de pratiques. L'invocation du processus de labellisation est
pertinente, puisqu'elle peut différer en fonction du type de
reconnaissance visée et, de plus, modifier la pratique. S'il peut
objectivement être considéré comme graffeur puisque
peignant des pièces en milieu urbain, avec le même matériel
que les autres graffeurs, il ne se définit pas comme writer. De
plus, l'utilisation de son nom complet permet une identification officielle et
simple, plus accessible au grand public, profane, et aux acteurs
médiatiques susceptibles d'écrire sur lui et de favoriser sa
reconnaissance dans des milieux institutionnels. Il se passe de la
reconnaissance des pairs. D'autre part, le choix des frères Kabbani de
s'appeler Ashekman révèle, nous l'avions notifié, d'une
stratégie de reconnaissance plus
96 HEINICH, Nathalie, op. cit., p. 101.
66
commerciale. En effet, il ne s'agit pas d'un blase à
proprement parler, ni même d'un crew, mais plutôt d'un nom de
marque, englobant différentes activités qui seraient
constitutives de la culture hip-hop : marque de vêtement,
graffiti et groupe de rap sont dès lors rassemblés sous un seul
et même nom.
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