II - La place du drapeau dans ce cadre conceptuel
Jean Gottmann le cite lui-même, le drapeau prend
évidemment part à l'iconographie nationale. S'intéresser
à l'origine du drapeau, c'est remonter vers les origines iconographiques
d'une communauté, et suivre de la genèse à ses
évolutions les tribulations des territoires. Etudier l'attachement,
voire dans certains cas le culte voué au drapeau national, c'est
également confronter l'iconographie avec le domaine psychologique. Le
drapeau se voit, se montre, il entre dès lors dans le conscient ou
l'inconscient des hommes.
Le drapeau occupe en vérité une place
particulière dans l'iconographie nationale. Si l'on devait
hiérarchiser, il occuperait certainement le plus haut rang symbolique.
Jean Gottmann pense que l'iconographie s'établit sous trois pôles
dominants: dans la religion, dans le passé politique, et dans
l'organisation sociale de la société. Force est de constater que
le drapeau correspond de manière significative à ces trois
déclinaisons de l'iconographie. Ce n'est pas le cas de toutes les
iconographies. Dans la religion, le drapeau est rassembleur des fidèles,
il fut même un étendard pour les croisades. Dans le passé
politique qui se confond dans certaines sociétés avec le
passé militaire, les images et les faits politiques sont directement
associés aux drapeaux (la Révolution de 1789 est désormais
associé au drapeau tricolore, tout comme les Trois Glorieuses
immortalisées par Delacroix dans sa « Liberté guidant le
peuple », par
1 JEAN GOTMMANN, 1952 : 222
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ailleurs ne trouve-t-on pas encore en l'Eglise Saint-Louis des
Invalides les étendards pris à l'ennemi lors de conquêtes
françaises ?). Enfin, dans l'organisation sociale, pas une seule
manifestation ou événement culturel ou sportif n'est pas
accompagnée de drapeaux. Ces marques du drapeau dans l'iconographie
place incontestablement celui-ci comme haut représentant des
systèmes d'auto-défense des sociétés.
Si l'on suit la logique gottmanienne, le drapeau est donc un
outil de résistance à la circulation, cette dernière
déstabilisant les sociétés. Brandir son drapeau national
est un signe fort : il s'agit bien de montrer à quel point les effets de
la circulation ne sont plus supportables pour les sociétés. Pas
seulement. En effet, arborer le drapeau national ne signifie pas toujours une
opposition. C'est bien là la subtilité du raisonnement de Jean
Gottmann. L'on peut agiter le drapeau pour justement faire l'inverse :
provoquer du changement1. Et c'est ici que réside le pouvoir
du drapeau : même s'il s'agit d'une solide iconographie, elle ne tend pas
toujours vers la stabilisation d'une société. Elle peut se mettre
au diapason du changement.
Toutes les manifestations sociales dans le monde entier sont
des exemples éloquents. Toujours, dans ces événements
nationaux, le drapeau national est brandi. En vérité, le drapeau
obéit à une double dynamique iconographique. La première
est le système de défense. Si l'on agite le drapeau, c'est pour
se protéger. L'on manifestera alors pour contrer un gouvernement
jugé complice des velléités nocives de la circulation. On
associera souvent, dans cette logique, au drapeau national un drapeau rouge
exprimant le rejet total d'un système capitaliste évocateur de la
circulation2. L'agitation du drapeau, dans cette optique, est donc
une façon d'exprimer la volonté d'être
protégé. La seconde répond à un besoin de
changement qui est en fait en parfaite symbiose avec le besoin
d'auto-défense vu précédemment. En effet, si l'on souhaite
initialement se protéger, c'est que dans un second temps, il faut
changer. Et au nom de ce drapeau, aux valeurs qu'il véhicule, à
la spécificité nationale qu'il incarne, et aux batailles
militaires et sociales que le drapeau - a fortiori le pays - a
traversées, il faut changer un système politique contre lequel on
se bat. Le drapeau devient alors objet de revendications pour le changement.
Ces deux mécaniques se conjuguent parfaitement ensemble.
De plus, le drapeau comme iconographie peut se retrouver
artisan de la circulation dans des visions géopolitiques et dans
l'expression de puissance. L'exemple du drapeau des Etats-Unis est manifeste.
Au service d'un « soft power »3 visant à
standardiser dans le monde entier ses propres normes, le drapeau
américain a largement servi les intérêts des Etats-Unis
dans cette quête de puissance. Ce n'est pas le drapeau, à
proprement parlé dont on parle ici, mais de ses dérivés,
de ces vignettes, de ces marques célèbres qui reprennent en fond
les couleurs, les formes, voire même le drapeau américain en fond
d'étiquette. En vérité le drapeau des Etats-Unis est
entré dans une logique de circulation généralisée
des standards américains par le biais des marchandises, des
idées, et des capitaux pour servir la projection de puissance
états-unienne. Le drapeau créé une « marque
»4 Etats-Unis. C'est toute la théorie de Joseph
Nye1
1 PREVELAKIS, 2001
2 cf chapitre « Le drapeau rouge » in Luc
Doublet, 1987, L'Aventure des drapeaux, éd Le Cherche Midi,
Paris, 192p
3 cf Joseph Nye, Soft Power: The
Means to Success in World Politics, 2004
4 Au sens où Michel Foucher l'emploie dans
son dernier ouvrage La Bataille des Cartes, la « marque »
comme la reconnaissance internationale volontaire ou involontaire de la
supériorité d'un Etat dans tel ou tel domaine.
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matérialisée par le drapeau. Il est
désormais utilisé pour standardiser les produits des Etats-Unis
dans le monde entier. Il est devenu une marque, un repère de la
puissance américaine en dehors des actions militaires bien
évidemment. Plus le drapeau et ses dérivés sont
présents sur des étiquettes ou sur d'autres supports
publicitaires, plus la puissance états-unienne s'en trouve
renforcée. Le drapeau national sort donc de son rôle
prépondérant « d'iconographie des iconographies » pour
devenir fer de lance de la diffusion d'une iconographie (d'un modèle
social) par la circulation à l'échelle mondiale.
C'est grâce à cette double mécanique que
l'on peut certainement dire que le drapeau occupe une place
privilégiée dans les iconographies nationales. En effet, les
autres types d'iconographies (religion, coutumes...) demeurent trop
centrés sur un domaine iconographique. Le drapeau possède cette
faculté de se décliner puis de se propager dans n'importe quel
domaine iconographique, et surtout de subtilement être un facteur de
stabilisation politique voire même d'auto-défense, mais
également un messager au service du changement. D'ailleurs, la structure
d'un drapeau sur un mât immobile, statique, stable, combiné au
tissu lui-même qui se déploie aux vents, aux changements, peut
nous rappeler ce double-rôle que tient le drapeau, au service de
l'iconographie mais qui sait se mettre au diapason du changement.
Enfin, Jean Gottmann faisait justement remarquer que le point
de rencontre entre la circulation et l'iconographie était le carrefour.
L'on fera seulement remarquer qu'à l'heure actuelle, les drapeaux les
plus visibles se trouvent le plus souvent à des intersections :
là où les voies de circulation se croisent, et là
où les bâtiments publics et cultuels se sont le plus
implantés. Le drapeau peut être ainsi considéré
comme la clé de voûte de l'association chronique entre la
circulation et l'iconographie. Le tout sans n'être jamais remis en
question.
Toute la question est maintenant de comprendre comment le
drapeau national atteint-il ce rang d'objet social, politique et
géographique que l'on pourrait qualifier « d'intouchable ».
1 cf Joseph Nye, Soft Power: The
Means to Success in World Politics, 2004
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