Toulouse Septembre 2010
Université de Toulouse Le Mirail
Master Mention "Anthropologie sociale et
historique"
Mémoire de Master 2
L'OURS DES PYRÉNÉES : VARIABILITÉ
DES IMAGES, PLACE DANS LE TERRITOIRE ET IMPLICATIONS
SOCIO- POLITIQUES DE SA RÉINTRODUCTION
par Elise LABYE
Directrice de recherche : Marlène
ALBERT-LLORCA
SOMMAIRE
Introduction 1
PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION DU TERRAIN
ET MÉTHODOLOGIE 3
I. Le village de Mérens dans l'espace montagnard
pyrénéen 3
II. Types d'acteurs et usages de la nature en zone de
montagne 6
III. L'agro-pastoralisme pyrénéen et
ariègeois 7
IV.
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Méthode de recueil et nature des données
9
DEUXIÈME PARTIE : ÉVOLUTION DU STATUT DE
L'OURS ET VARIABILITÉ DES IMAGES QU'ON LUI ASSOCIE DANS LE CORPS SOCIAL
ACTUEL
I. Du prédateur au symbole de la
biodiversité
A : L'image de l'ours autrefois et
l'évolution de son statut
B : Vers l'avènement d'un statut
patrimonial dans un contexte de mondialisation de la thématique
environnementale et de patrimonialisation de la nature
II. Variabilité des images associées
à l'ours dans le contexte pyrénéen actuel
A : L'ours comme une nuisance, un prédateur
voire un danger symbolique pour ceux qui vivent en montagne
B : L'ours comme le symbole d'une nature en
péril mais aussi de l'identité pyrénéenne
C : Des discours très divergents entre les «
pro-ours » et les « anti-ours » 1/Sur sa
dangerosité
2/Sur son régime alimentaire
3/Sur la différence (ou pas) entre ours
autochtones et ours réintroduits 4/Le rôle des associations dans
la diffusion de ces discours
III. Deux portraits plutôt atypiques et
significatifs 21
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A : Jérôme
B : Patrick
IV. La symbolique de l'ours : entre continuités
et discontinuités
A : L'anthropomorphisme de l'ours : un
invariant culturel et temporel ?
B : Vers une artificialisation du sauvage ?
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TROISIÈME PARTIE : QUELLE PLACE POUR L'OURS DANS
LE TERRITOIRE ?
I. L'impossible cantonnement strict d'une espèce
sauvage
A : « Le plan de restauration et de
conservation de l'ours brun dans les Pyrénées
françaises »
B : Proposition de création d'un grand parc
fermé par les « anti-ours »
II. La frontière sauvage/domestique ou comment
les habitants des villages de
montagne délimitent, au niveau symbolique, leur
environnement ?
A : Évolution socio-économique des
territoires de montagne et conséquences en termes d'occupation
des espaces naturels
B : Découpage « traditionnel » de
l'espace
C : Déplacements de frontières
QUATRIÈME PARTIE : IMPLICATIONS
SOCIO-POLITIQUES
I. Résistance au pouvoir central : le local face
au global
II. Conséquences dans la société
locale
III. Les liens entre pastoralisme et
environnement
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE ANNEXE
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier tous ceux qui ont permis
à ce mémoire de voir le jour et plus particulièrement
toutes les personnes qui ont accepté de me recevoir. Merci à
Bernard et Andréa pour leur accueil chaleureux.
Je souhaite également remercier tout
particulièrement les membres du jury d'avoir pris le temps de se pencher
sur mon travail.
Enfin, un très grand merci à
Marlène Albert-Llorca pour m'avoir dirigée et conseillée
dans la réalisation de ce mémoire.
1
INTRODUCTION
Les zones de montagne, par leurs hauts reliefs peu
anthropisés et l'exceptionnalité de certains sites sont
parmi les premières zones à avoir été l'objet
d'attentions particulières et érigées au rang de
patrimoine naturel; ce qui a donné lieu à différents types
de politiques de protection de la nature comme les parcs nationaux, mais aussi
à d'autres modalités de gestion des espaces
naturels permettant de mettre « entre parenthèses » certains
espaces et certaines espèces quant à l'impact que
l'activité humaine pouvait avoir sur eux.
Le projet de restauration d'une population d'ours dans les
Pyrénées est un des aspects de ces politiques publiques
de protection de la nature. Et, dans ce contexte, les différents
discours tenus à propos des ours et du projet de restauration d'une
population d'ours permettent de rendre compte d'abord de la
variété des images de l'ours que ce soit dans le
contexte passé et actuel. Mais aussi de tout ce qui est en jeu, autour
de cette politique de restauration d'une certaine biodiversité, pour les
habitants de la chaîne pyrénéenne. La gestion des espaces
et des espèces naturels apparaissent comme un enjeu majeur pour les
différents groupes d'acteurs qui y
participent.
La modification des statuts de ces espaces et
espèces a entrainé une reconfiguration, une multiplication, une
superposition des images que les gens ont du monde végétal ou
animal. Dans ce contexte, la réintroduction des ours a mis à jour
et exacerbé des conflits d'intérêts et de
représentations préexistants notamment dans les domaines
de la protection de l'environnement et de l'agropastoralisme. Aussi,
l'ours concentre-il sur lui tout un panel de discours
englobant l'ensemble des équilibres et des enjeux, actuels mais
aussi passés, relatifs aux territoires de montagne.
Dans un premier temps, je m'étais
intéressée à des personnes concernées de
près par ce sujet et activement engagées dans la mise en
oeuvre du programme de réintroduction ou contraire activement
engagées à son encontre : éleveurs, agents de
l'ONCFS1 et de l'Equipe Technique du suivi de l'Ours, membres actifs
de l'ASPAP (Association pour la Sauvegarde du Patrimoine de l'Ariège et
des Pyrénées, qui regroupe les personnes opposées au
programme de réintroduction dans le département de
l'Ariège) etc. Ce premier travail m'avait permis de
constater qu'il y avait souvent un lien entre les représentations de la
nature qu'ont les individus et leur avis sur le projet de
réintroduction. D'une manière générale,
ceux qui s'opposent au projet valorisent une nature
humanisée, culturelle alors que ceux qui le soutiennent valorisent bien
souvent la nature dite « sauvage ». J'avais également
décrit dans
1 Office National de la Chasse et de la Faune
Sauvage.
2
un précédent mémoire les
processus mis en oeuvre par les opposants pour contrer le projet et
comment leur action s'était structurée au sein
d'associations.
Les questions auxquelles je tenterai
d'apporter quelques éléments de réponses ici sont
les suivantes : comment a évolué le statut de l'ours en
France et quelle influence cela a-t-il sur la
variabilité des images de l'ours dans les Pyrénées
actuelles ? Quelles sont les implications de ce statut et de
ces différentes images dans la place qui lui est assignée ou
qu'on souhaiterait lui assigner dans les espaces de montagne ?
Et qu'est ce que cela nous révèle du contexte social et
politique au sein duquel sa réintroduction cause de sérieux
clivages ? Ce type de questionnement a été traité à
propos des animaux sauvages par différents chercheurs dont les
résultats ont notamment été publiés dans
l'ouvrage collectif publié, sous la direction de
Stéphane Frioux et Émilie-Anne Pépy, en 2009 et
intitulé : L'animal sauvage entre nuisance et
patrimoine.
Après avoir présenté le contexte
de mon étude, par un bref retour historique j'ai
souhaité montrer quelle a pu être
l'évolution du statut et de l'image de l'ours et en
quoi cela peut permettre d'apporter des éléments de
compréhension à ce qui se passe actuellement pour les
populations de montagne confrontées au retour des ours. Ensuite, je
souhaite apporter quelques éclairages sur la variété des
images de l'ours que l'on peut rencontrer de nos jours dans
les Pyrénées, et qui, chez certains, se sont radicalisées
au fil du temps dans le contexte de l'opposition qui existe
entre les défenseurs et les détracteurs de la
réintroduction. Cette radicalisation des discours
n'empêche pas une large palette de discours possibles
que j'ai souhaité illustrer à travers la
présentation de deux portraits de personnes aux discours plus
nuancés, qui se rejoignent d'ailleurs sur de nombreux
points malgré un avis quelque peu différent au sujet des
réintroductions. C'est ensuite la question de la place
de l'ours et de la faune sauvage dans le territoire que
j'aborderai car il me semble que les frontières ont
évolué dans le contexte de la déprise
agricole.
Dans la quatrième partie, nous verrons comment
les opposants à la réintroduction inscrivent leur combat dans une
sorte de tradition de résistance face au pouvoir central et quelques
unes des répercussions qu'il y a eu dans la
société locale. Au final j'aborderai la
question des rapports entre le pastoralisme et les politiques de
l'environnement et comment on assiste depuis presque deux
décennies à un rapprochement de ces domaines. C'est
à dire depuis que l'on cherche à
impliquer le monde agricole dans les questions la protection de
l'environnement. Une part des acteurs du domaine agropastoral
s'y intéresse également, notamment en cherchant
à tendre vers la production d'aliments de « haute
qualité gustative », obtenus par des moyens de production
respectueux de l'environnement.
3
PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION DU TERRAIN
ET DE LA MÉTHODOLOGIE
I : Le village de Mérens dans l'espace montagnard
pyrénéen.
Les notions de montagne et de montagnard n'ont pas de
définition simple. Il semblerait que même les géographes
aient du mal à trouver un consensus pour faire entrer le concept de
montagne dans un paradigme commun. Donc, je rappellerai simplement ici que la
montagne constitue du point de vue des sciences sociales, « une impression
subjective » et qu'elle « apparaît donc non pas tant
comme une réalité physique qu'une construction mentale,
relative, subjective. Appropriée par des groupes sociaux ou des
acteurs politiques, elle varie selon les représentations
collectives de chacun d'eux » (Bozonnet 1992).
Situé à un peu plus de 1000
mètres d'altitude, le village de Mérens-les-Vals en
Haute-Ariège est ce que l'on appelle un village de montagne.
Non loin de l'accès au tunnel de Puymorens, il est
néanmoins traversé par un des courants de circulation les plus
pratiqués des Pyrénées centrales. Par cette route, on
accède également en Andorre en passant par le Pas de la
Case, très fréquenté pour ses produits
détaxés. Bien qu'entouré d'espaces naturels de
montagne et de haute montagne, le village se situe en plein
dans l'activité humaine et l'intense trafic routier
entraîne certaines nuisances pour les habitants du bas du
village. Au plus fort de sa démographie, vers 1830, le village comptait
près de 900 habitants. Il est désormais peuplé de 188
habitants dont à peu près 120 résidents à
l'année, et sa population est en légère
augmentation depuis les années 1980. Le village est divisé en
deux parties : Mérens d'en haut qui constitue le noyau
historique du village, avec son église romane, et Mérens d'en bas
qui ne fut construit qu'au 19ème
siècle, lorsque le fond de la vallée devint plus
sûr.
Mérens se distingue également par une certaine
rudesse du climat due à l'altitude (l'hiver dure ici environ cinq mois)
mais aussi à la configuration du milieu naturel dans lequel le
village se trouve : des aménagements ont du être faits pour
pallier les risques d'inondations et d'avalanches. Un de mes
interlocuteurs a eu son jardin, situé à proximité de la
rivière, emporté par une forte inondation en 1982.
Trois cours d'eau se rejoignent dans le village, d'où le nom de
Mérens les Vals. Autre exemple de la rudesse du climat,
au début de l'été 2010 suite à un violent
orage, une coulée de boue a coupé la circulation sur la Route
Nationale, en aval de Mérens, isolant ainsi pour une douzaine
d'heures la commune de Mérens et celle de l'Hospitalet,
située en amont, du reste du département.
4
Source :
Géoportail.fr
Conséquence du déclin agricole, il reste
deux exploitations agricoles dans le village. Les estives, qui étaient
autrefois fréquentées par de très grands troupeaux
rassemblant quasiment tout le bétail des communes de
Mérens et de l'Hospitalet2, seraient
désormais sous-paturées. La première, l'estive
des Bésines était traditionnellement utilisée par
les habitants de Mérens d'en haut, elle est désormais
utilisée par des éleveurs venant d'autres communes réunis
au sein d'un Groupement Pastoral3. Il s'agit d'un
territoire domanial qui est loué à
l'ONF4. Un berger est
embauché à la saison pour la garde du troupeau d'ovins,
des vaches et des chevaux estivent également.
La deuxième, la Soulane d'Andorre, est une estive de
1500 hectares, réputée d'excellente qualité en raison
notamment de son exposition favorable. Elle fut l'objet de conflits,
pour la revendication de sa propriété entre les communes
frontalières françaises et andorranes, pendant des
siècles. Elle est désormais louée aux deux communes
andorranes qui
2 Actuellement il n'y a plus d'exploitation agricole
sur cette commune.
3 Un Groupement Pastoral réunit des
éleveurs d'une même estive, ce qui leur donne la
responsabilité de la gestion de l'estive.
4 Office National des Forêts.
5
en sont propriétaires et réservée
aux troupeaux du village de Mérens. Ce bail existe depuis la fin du
18ème siècle. Le troupeau à l'estive
comprend des ovins, des bovins et de quelques chevaux. Un berger est
également embauché lors de la saison d'estive. Une
Association Foncière Pastorale5 a été
créée sur la commune pour tenter de pallier les
conséquences de la déprise agricole. Elle réalise
notamment des travaux de débroussaillage et l'entretien des
chemins de montagne.
Parallèlement au déclin du monde
agro-pastoral et à l'exode rural qui l'a accompagné,
comme partout ailleurs, d'autres activités se sont
développées. L'industrie hydroélectrique, avec
l'implantation d'EDF dans les années soixante, apporte une quinzaine
d'emplois et des rentrées financières pour la commune. On
cherche également à développer le tourisme, qu'il
soit hivernal, avec la proximité de stations de ski, ou estival
avec la randonnée pédestre6. Le maintien
d'une agence postale et d'une épicerie est financé par la
mairie.
Schéma de l'étagement montagnard relatif
aux usages pastoraux. (Source : plaquette de présentation de la
Fédération Pastorale de l'Ariège)
J'ai choisi ce village pour faire mon terrain
d'étude afin de recueillir, à propos des ours,
des témoignages un peu moins tranchés que peuvent l'être
ceux des opposants ou des défenseurs de cet animal qui sont
très engagés. De plus, ce village se trouve dans une zone
où
5 Il s'agit d'une association syndicale de
l'ensemble des propriétaires fonciers (privés ou public) d'un
périmètre agro-pastoral comprenant des pâturages, des
prés de fauches, des terres, des landes et des bois. Au sein d'une AFP,
« des éleveurs, des élus et des propriétaires
s'engagent ensemble pour conserver et améliorer leurs élevages et
leurs exploitations, pour sauvegarder la vie rurale, leur cadre de vie, et
gérer le territoire de la commune, pour préserver la
qualité des paysages et entretenir leur patrimoine privé et
collectif. » (extrait d'une plaquette éditée conjointement
par le Conseil Général et la Fédération Pastorale
de l'Ariège). Tout comme les Groupements Pastoraux, ces structures
bénéficient de soutiens spécifiques.
6 Il y a à Mérens de nombreux
départs de sentiers de randonnées et un gîte d'étape
dans le village pour ceux qui empruntent le GR10 : ce sentier de
randonnée traverse toute la chaîne des Pyrénées de
la mer méditerranée à l'océan Atlantique.
6
il y a une présence régulière d'ours,
à la fois aux abords du village, du moins cela a été le
cas pendant une certaine période ce qui a donné lieu
à de nombreuses observations visuelles de la part des habitants du
village et même par quelques touristes ; de plus, il y a quasiment chaque
année, depuis les premières réintroductions, des
prédations sur les troupeaux en estive mais aussi aux abords du
village à l'intersaison.
II : Types d'acteurs et usages de la nature en zone de
montagne.
Les personnes qui vivent en montagne ou qui la
fréquentent ne constituent pas un groupe homogène, on y
distingue plusieurs catégories d'acteurs qui ont des usages
différents de la nature. L'usage que les gens font de la nature
détermine largement la représentation qu'ils ont des
espaces naturels et de la faune et de la flore qui la compose, mais l'inverse a
aussi sa part de vérité car dans une certaine mesure
selon les représentations les usages diffèrent.
L'expérience que chacun a de ce qui l'entoure constitue son
environnement propre. Ainsi, lorsqu'il est en montagne, l'environnement du
paysan n'est pas celui du randonneur ni celui de l'agent chargé du suivi
des espèces animales ou de la gestion de la forêt. Car ce
qui constitue l'environnement d'un individu dépend en grande
partie du type d'activité qu'il y pratique ; quotidiennement
pour certains, dans le cadre de leur activité professionnelle. Leurs
visions ne sont pas les mêmes puisque chacun aborde la nature avec un but
et des pratiques spécifiques.
Adel Selmi (2007) dans le cadre des recherches qu'il a
menées sur le Parc National de la Vanoise a établi des
liens entre trois groupes sociaux et trois façons de catégoriser
le paysage. Le paysage « ouvert » est valorisé par les
associations à caractère touristique et il permet une
contemplation de la nature. Le paysage « fermé » est
valorisé par certains naturalistes pour lesquels la nature doit
être protégée de la manière la plus stricte qui
soit. Quant au paysage entretenu, nettoyé, « propre »
c'est celui que valorisent les éleveurs et il précède
l'idée même que la nature puisse et doive faire l'objet de
protection. Si le paysage « propre » et le paysage «
ouvert » recouvrent une même réalité physique, un
même état de la végétation, le paysage «
fermé » quant à lui correspond à un état du
couvert végétal associé à la
déprise agricole et il caractérise un espace naturel où
l'homme n'a plus d'influence, si ce n'est celle de laisser
délibérément cet espace revenir à une
certaine « primitivité » comme cela peut être
le cas dans la zone centrale d'un Parc National. Adel Selmi explique comment la
loi sur les parcs nationaux a trouvé un compromis entre ces
trois types de regards en mettant en
7
place un aménagement en trois zones, chaque
zone correspondant à un certain degré de protection.
Dans son enquête sur l'évolution des populations
d'animaux sauvages, menée principalement en Vanoise, Isabelle
Mauz décrit deux grands types de monde, régis par des
couples d'opposition différents. Le premier est
structuré par une opposition entre sauvage et domestique et
d'une manière générale il regroupe les chasseurs, les
éleveurs et les agents du Parc National les plus anciens. Dans le
second, l'opposition se fait entre nature et artifice, il regroupe
principalement les nouveaux gardes du parc et les naturalistes. Or le sauvage,
dévalorisé dans le premier monde, correspond au naturel qui est
valorisé dans le second. Ceci apporte une explication aux conflits de
représentations que l'on constate notamment dans le cadre de la
mise en oeuvre de politique de protection de la nature.
Concernant la figure du montagnard, tout comme la
notion de montagne, elle échappe à la possibilité
d'une définition simple. Néanmoins, la perception des
montagnards par ceux de l'extérieur oscille souvent entre deux
pôles : les montagnards peuvent être vus, soit comme des
« sauvages », un « groupe autarcique à civiliser »
ou bien au contraire ils sont de « bons sauvages » ayant «
l'intelligence profonde des choses » et « le sens de
la vraie hospitalité » (Jean-Paul Bozonnet, 1992). Quant
à l'auto-désignation par les populations
elles-mêmes, elle semble avoir été plus tardive
dans l'histoire et elle apparaît généralement dans des
contextes de revendications ou d'affirmation. On met alors en
avant les caractères positifs associés à la figure
du montagnard. ( Bernard Debarbieux, 2008)
Lors de mon enquête de terrain j'ai pu rencontrer des
personnes correspondant aux principales catégories d'acteurs
évoquées. À Mérens j'ai pu rencontrer des
éleveurs, un chasseur, également propriétaire du
seul café du village, un accompagnateur en montagne, également
agent territorial, des personnes âgées, nées au village et
retraitées de différentes activités, etc. Lorsque
j'ai rencontré ces personnes, la discussion sur l'ours a toujours fini
par s'orienter vers la question de la
réintroduction des ours venus de Slovénie, à propos du
pastoralisme et de la vie des gens en montagne.
III : L'agro-pastoralisme pyrénéen et
ariègeois.
Pour présenter ce point, je me
réfère à un article de Corinne Eychenne, géographe,
paru en 2003. Elle y montre comment l'analyse des résultats de
l'enquête pastorale menée en 1999 et du recensement agricole de
l'année 2000, permet de remettre en cause l'image classique d'une
agriculture pyrénéenne vieillie et archaïque. En effet la
comparaison de ces
8
résultats avec ceux des enquêtes
antérieures permet de rendre compte d'une modernisation de l'agriculture
de montagne, d'un rajeunissement de ses effectifs et d'une
spécialisation de sa production. Une évolution qui s'est
toutefois réalisée au prix de la disparition d'un très
grand nombre d'exploitations. Il y a eu notamment une reprise en main des
estives par les éleveurs qui se sont organisés et ont
aménagé les espaces pastoraux de montagne avec l'appui
des différents programmes de soutien initiés par les lois
pastorales de 1972.
La loi pastorale de 1972 a permis de poser les bases d'une
politique en faveur de l'agriculture de montagne. Son but était de
rénover l'économie pastorale traditionnelle. Notamment en donnant
un cadre légal aux pratiques collectives d'utilisation des
pâturages grâce à la mise en place des Associations
Foncières Pastorales (A.F.P) et des Groupements Pastoraux (G.P). Ainsi
que par la mise en place d'une aide directe à l'agriculture de
montagne pour compenser les handicaps subis et rémunérer les
éleveurs pour une mission d'entretien du milieu naturel et de
sauvegarde du tissu social. Avec la mise en place en 1992 de la Politique
Agricole Commune (P.A.C), qui généralise le
système d'aides directes à l'agriculture, la zone de montagne
n'est plus la première bénéficiaire des aides directes par
exploitation bien qu'elle le soit en ce qui concerne les mesures
agri-environnementales, qui s'appliquent également aux surfaces
d'estive, exploitées collectivement.
Au niveau pyrénéen, on constate une
forte relance du pastoralisme depuis trente ans avec une augmentation
des surfaces utilisées et des effectifs d'ovins et de Bovins. Le
département des Pyrénées Atlantiques a
néanmoins un rôle prépondérant dans cette
évolution et les résultats des enquêtes sont
contrastés selon les départements.
En ce qui concerne l'Ariège, c'est un
département où le pastoralisme tient une place importante
et qui fut confronté très tôt à une forte
déprise. Mais la relance y fut également précoce. La plus
grande partie des animaux qui estivent provient des communes usagères
(dont les éleveurs disposent du droit d'envoyer leurs animaux
sur une ou plusieurs estives domaniales, communales ou privées
à titre payant ou gratuit) mais peu à peu les estives
s'ouvrent à des troupeaux venant de la plaine ou du
piémont. Les exploitations sont généralement
spécialisées dans l'élevage allaitant ovin et bovin
extensif7 grand utilisateur
d'espace.
Les vingt dernières années font état
d'une forte restructuration de l'élevage montagnard
ariègeois. La montagne a perdu 60% de ses exploitations depuis 1979 mais
le rythme des disparitions se modère. On remarque une très forte
augmentation de la taille des
7 Les jeunes animaux sont vendus pour être
engraissés ailleurs, généralement en Italie ou en
Espagne.
9
exploitations8 et une amélioration
globale de la maîtrise foncière9. On constate
également un fort rajeunissement des chefs d'exploitation avec
près d'1/4 des éleveurs âgées de moins de 40
ans. Cette relance pastorale doit beaucoup aux soutiens à
l'agriculture de montagne qui a notamment permis la mise en place d'un travail
d'animation pastorale, mené depuis 1990 par la Fédération
Pastorale de l'Ariège, rattachée au Conseil Général
du Département.
IV : Méthodes de recueil et nature des
données.
La réalisation de ce mémoire se base
principalement sur des interviews réalisées
auprès de la population mérengoise où diverses
catégories d'acteurs ont pu être rencontrées ;
complétées par des observations de terrain
réalisées lors de plusieurs séjours sur place.
Je suis également allée à la rencontre
d'un berger-éleveur interviewé sur son estive, il
exerce dans une autre partie de l'Ariège, dans le Couserans.
Son point de vue atypique sera détaillé plus loin. Au
mois de juillet 2010, je me suis rendue aux « Estivales du pays de
l'ours », évènement culturel et touristique
organisé par l'association « ADET pays de
l'ours10» à Arbas en
Haute-Garonne. Au programme se trouvait notamment un « marché
pyrénéen », diverses expositions sur la faune, la flore, la
géologie des Pyrénées, des projections de films, des
conférences, etc. Diverses activités étaient
proposés, comme des initiations VTT et Taï Chi, des sorties nature,
des jeux de rôles « ours », etc. Un grand nombre
d'associations oeuvrant en faveur de la réintroduction des
ours11 sont présentes, on les
retrouve lors d'une table ronde intitulée « Quel avenir
pour l'ours dans les Pyrénées ?». Cette
journée se termine par un « repas montagnard » et des concerts
gratuits. Tout comme l'année précédente, j'ai
également assisté à divers
événements du monde agro-pastoral ariègeois.
Une partie de mes données est constituée de
documents écrits et d'informations récoltées sur
différents sites internet dont celui du ministère de
l'environnement, consacré au programme de réintroduction.
Les données recueillies précédemment pour la
rédaction d'un premier mémoire seront également
utilisées.
8 Elles ont pratiquement triplé en 20 ans.
9 « Les agriculteurs de montagne utilisent le même
espace en 2000 qu'en 1979 ».
10 Association pour le Développement
Économique et Touristique des Pyrénées centrales. Fer de
lance de la cause « pro-ours » et principale partenaire de
l'État dans la mise en place du « plan de restauration et de
conservation de l'ours brun dans les Pyrénées française
»
11 Ces associations se sont
fédérées au sein de CAP-Ours : Coordination Associative
Pyrénéenne pour
l'ours.
10
DEUXIÈME PARTIE : ÉVOLUTION DU STATUT DE
L'OURS DANS LE TEMPS ET VARIABILITÉ DES IMAGES QU'ON LUI ASSOCIE DANS LE
CORPS SOCIAL ACTUEL
I : Du prédateur au symbole de la
biodiversité
A : L'image de l'ours autrefois et l'évolution de
son statut
Selon les époques, et les lieux dans l'histoire,
l'image de l'ours n'a pas toujours été la même. Il
a pu être valorisé ou dévalorisé selon les
contextes. Voici, en partie, comment l'historien Michel Pastoureau
(2007) retrace l'histoire symbolique de l'ours. À la fin du
8ème siècle, en terre germanique ainsi que chez
les peuples slaves et celtes, l'ours était
vénéré comme un véritable dieu et
faisait l'objet de cultes. Tout cela étant absolument effroyable aux
yeux de l'église chrétienne médiévale, elle lutta
contre cet animal jusqu'au 13ème
siècle et en fit une bête diabolique. Issu des traditions
orientales, le lion finira par s'emparer définitivement du
titre de roi des animaux jusque là dévolu à l'ours.
Privé de tout prestige, transformé en bête de foire ou de
cirque il continue néanmoins d'occuper une place de premier plan dans
l'imaginaire des hommes et prend en quelque sorte sa revanche au
20ème siècle en devenant un véritable
fétiche : l'ours en peluche.
Au niveau juridique, le statut de l'ours a largement
évolué au cours du
20ème siècle, son
image a également beaucoup changé. Autrefois c'était un
animal qui était chassé et l'on percevait une prime si on pouvait
prouver qu'on en avait abattu un. Moins d'un siècle après, l'ours
est devenu une espèce protégée et un programme de
réintroduction a été mis en place afin de
restaurer sa population sur le massif pyrénéen. Celle-ci
étant parvenue à un seuil critique, l'ours semblait
condamné à disparaître de la chaîne.
Dans le cadre pyrénéen d'une économie
très majoritairement agropastorale l'ours et les autres animaux
prédateurs représentaient une forte contrainte pour les
populations qui vivaient de cultures vivrières et
d'élevage. « Il suffisait en effet que le plantigrade tue
quelques brebis, en blesse quelques autres et terrorise tout le troupeau pour
que le fragile équilibre économique d'une exploitation
soit remis en question » (Olivier de Marliave 2008)
L'ours était perçu comme une réalité
hostile, une nuisance dont il fallait se prémunir et pour cela,
on faisait souvent appel à des chasseurs professionnels.
11
Avant l'apparition des armes à feu et du poison «
armés d'un couteau et protégés par une sorte de
cuirasse en bois, ils tuaient la bête au corps à corps »
(Michel Chevalier 1952). Ces chasseurs, dont ce n'était
généralement pas l'activité principale car trop
aléatoire et dangereuse, bénéficiaient d'une
image prestigieuse et les revenus qu'ils tiraient de cette pratique provenaient
plus de la vente des différentes partie de l'animal (graisse, viande,
peau,...) que des primes allouées par les autorités.
Certains de ces chasseurs sont restés célèbres. Ainsi, en
Haute-Ariège, dans la vallée d'Aston, un chasseur d'ours
surnommé Tambel (1885-1957) aurait abattu une quinzaine de
plantigrades au cours de son existence (Olivier de Marliave 2008).
L'ours était à la fois craint et respecté
par les populations, la symbolique associée à l'ours était
très souvent empreinte d'anthropomorphisme, il apparaît comme une
sorte d'homme sauvage. Les nombreux surnoms qui lui étaient
donnés en attestent : Martin, le va-nu-pieds, le
vagabond, le déguenillé, le Maître, le type...On
l'assimilait parfois à un seigneur prélevant son
impôt, sous forme de prédations, auprès des habitants de la
montagne.
« [L'ours] est toujours plus ou moins
humanisé. Ses pas dans la neige à peine fondue
`'semblent ceux d'un homme». [...] Les montreurs d'ours [...]
savaient bien jouer de cette indétermination. La bête toujours se
dressait sur ses pattes arrières, on laissait penser qu'elle
comprenait fort bien le langage des hommes et qu'il valait
mieux ne pas médire d'elle » (Daniel Fabre,
1993)
Également en relation avec les conditions de
vie des populations des Pyrénées, l'apparition du
métier de montreur d'ours au début du
19ème siècle dans le
Couserans en Ariège représentait une activité alternative
afin de gagner sa vie en cette période de misère et de
surpopulation. Certains partirent faire carrière jusqu'en
Amérique. Il s'agissait de faire exécuter à l'ours des
tours où il était très souvent mis en scène dans
des postures habituellement dévolues aux humains (il se tient
debout, il danse, il porte un chapeau, tient un bâton, etc.).
Ici, l'ours perd en quelque sorte sa qualité d'animal sauvage puisqu'il
est maîtrisé par l'homme, « domestiqué ».
Des rituels de guérison étaient également pratiqués
pour les enfants, le montreur d'ours les faisait monter sur le dos de
l'animal dans le but de soigner certains maux.
Quant à l'aspect agressif et dangereux de l'animal il
fut largement mis en avant dans l'imagerie romantique des
Pyrénées au 19ème siècle. Les
lithographies de cette époque, le représentent le plus
souvent en position d'attaque. Cet aspect de l'animal a également
été
12
abondamment relaté et exagéré
dans les récits de faits divers de la presse locale ou nationale ; ce
qui dans certains cas reste encore vrai aujourd'hui.
Au fur et à mesure que les ours se faisaient de
plus en plus rares et que la sensibilité écologique se
développait, une législation nationale s'est mise en place et,
parallèlement, une volonté internationale de
protéger l'ours brun a émergé. Cela s'est fait
très progressivement et il y a eu parfois des retours en arrière
dans la législation. Tout d'abord, les primes de destruction de l'ours,
qui était alors classé nuisible, furent définitivement
supprimées en 1947. Puis l'interdiction de la chasse
à l'ours fut mise en place, officiellement, à partir de 1962.
Enfin, en 1981, l'espèce Ursus arctos (ours brun)
devient espèce protégée sur l'ensemble du
territoire français; ce qui signifie que sa destruction, sa
naturalisation, son transport, son commerce, etc. sont interdits.
À ceci s'ajoute une volonté
internationale de protéger l'ours brun qui se manifeste
dès les années 1970, et à laquelle la France
s'engage. L'ours brun est notamment protégé par la
convention de Washington en 1973, puis en 1976, il figure sur le livre rouge,
recensant les espèces menacées de disparition, de
l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). En
1984, il est protégé en Europe par la Convention de Berne et en
1992 il est inscrit comme espèce prioritaire de l'annexe II de
la directive « habitats ». La protection de l'ours
brun s'intègre également dans l'objectif principal de la
convention sur la diversité biologique de Rio de Janeiro en
1992.
B : Vers l'avènement d'un statut patrimonial dans un
contexte de mondialisation de la thématique environnementale et de
patrimonialisation de la nature.
D'un point de vue général, on assiste depuis
plusieurs décennies à un renversement de l'image
de l'ours comme c'est également le cas pour d'autres animaux sauvages
prédateurs tel que le lynx ou le loup12, anciennement
classés nuisibles. Certains sont désormais classés
comme espèces protégées et l'objet d'une
politique de protection spécifique voire d'une opération
de réintroduction ou de renforcement de population, ce qui
n'est pas sans soulever des oppositions de la part du monde
agro-pastoral. Cette évolution est concomitante de la montée de
la sensibilité écologiste qui a lieu à partir des
années 1970 d'une part, et d'autre part, des grands bouleversements qu'a
connu notre société qui, de très rurale et paysanne est
devenue plutôt citadine et industrielle. On abouti aujourd'hui à
un phénomène de
12 Un numéro complet de la revue Le
Monde Alpin et Rhodanien est consacré à l'image du loup :
« Le fait du loup, de la peur à la passion. Le renversement d'une
image », 1er-3ème trimestre 2002.
mondialisation de la thématique
environnementale. Face au constat des effets néfastes de certaines
activités humaines, ayant entraîné pollutions et
réchauffement climatique, la nature et la protection dont elle
doit être l'objet sont désormais omniprésentes.
En France, les dispositifs relatifs à la
protection des espaces (et donc des espèces
végétales et animales qui s'y trouvent) sont apparus
relativement tard. Aux États-Unis le parc de Yellowstone fut
institué en 1872 alors que le premier parc national français fut
crée en 1960 (Pierre Merlin, 2002 p.234). Il s'agit, selon la
définition de l'UICN, d'un « territoire relativement
étendu, qui présente un ou plusieurs écosystèmes,
généralement pas ou peu transformé par
l'exploitation et l'occupation humaines, où les espèces
végétale ou animales, offrent un intérêt
spécial du point de vue scientifique et récréatif, dans
lequel ont été prises des mesures pour y empêcher
l'exploitation et l'occupation et pour y faire respecter les entités
écologiques, géomorphologiques ou esthétiques
ayant justifié sa création, à des fins
récréatives, éducatives ou culturelles ».
« L'apparition du terme de
patrimoine naturel dans un document officiel date de 1967.
Il s'agit du décret instituant les parcs naturels
régionaux et spécifiant qu'un territoire peut être
classé dans cette catégorie en raison de `'la
qualité de son patrimoine naturel et culturel» »
(Jean-Claude Lefeuvre, 1990). La nature, et certains de ses
éléments plus particulièrement, prennent alors la
valeur d'un héritage, d'un capital à transmettre aux
générations futures. Dans ce contexte, l'ours des
Pyrénées en tant qu'élément incontournable de la
faune pyrénéenne se trouve élevé au
rang d'élément capital du patrimoine naturel
pyrénéen, d'autant plus que sa valeur identitaire est
également très forte.
Au vu de la baisse très inquiétante de
ses effectifs et de la disparition certaine de sa population qui
allait en découler, l'idée d'un projet de
réintroduction est initiée dans les années 1980.
Déjà l'objet d'une protection, il est décidé sous
l'impulsion des associations de défense de l'environnement de
procéder au renforcement de sa population par l'introduction d'ours
venant de Slovénie. Le noyau résiduel qui se trouvait
dans le secteur du parc national des Pyrénées
était déjà l'objet d'une attention
particulière13 de la part des
gestionnaires du parc. Mais c'est dans les Pyrénées
centrales que furent finalement réintroduits les ours
slovènes, en 1996 pour la première phase et en 2006 pour
la seconde.
Le but de cette opération de réintroduction, la
restauration d'une population d'ours viable à long terme, constitue dans
cette logique un objectif d'intérêt général et,
à ce titre, est accueilli favorablement par la majorité
de la population française. Mais, pour d'autres et ce
13
13 C'est toujours le cas actuellement.
14
principalement dans le monde agro-pastoral
confronté aux prédations de l'ours, son image est
restée assez proche de celle qui prévalait autrefois et
qui avait amené à le classer en tant que nuisible. Pour eux
« le projet de réintroduction est vécu comme une
négation de leur présence en montagne, de leur activité en
montagne et de leur avenir, car au-delà des risques de pertes
d'animaux c'est l'atteinte à leur identité, à
leur fierté et à leur honneur qui révolte les
éleveurs » (Corinne Eychenne, 2006).
II : Variabilité des images associées
à l'ours dans le contexte pyrénéen actuel.
Les propos que j'ai recueillis auprès de mes
interlocuteurs concernent l'ours, l'animal, mais aussi en
grande partie l'opération de réintroduction dont il est
l'objet. La première remarque que l'on peut faire est que
généralement le point de vue des gens est lié à une
façon de concevoir les espaces naturels qui les entourent et aux usages
qu'ils en font. Pour les défenseurs de l'ours et de sa
réintroduction (souvent des naturalistes et des professionnels
du tourisme) ce qui est valorisé dans la nature est ce qui est
exempt de l'influence humaine et que l'on qualifie de « sauvage
» ou « naturel ». Ceux qui s'opposent au projet de
réintroduction valorisent dans la nature ce qui est le
résultat de l'action humaine, de la domestication, comme le
paysage agro-pastoral de montagne et de haute-montagne résultant des
activités d'élevage et de transhumance. Ils parlent de
nature humanisée, culturelle. Et ils s'opposent ainsi
à ce qu'ils considèrent comme une « volonté
d'ensauvager leurs montagnes ». Afin de mieux comprendre
ce qui peut amener à des images de l'ours si différentes,
voici ce qu'Isabelle Mauz a remarqué à propos du retour
des loups dans les Alpes et qui peut être rapporté aux
ours dans le contexte pyrénéen :
« Si les portraits des loups diffèrent
tellement selon les enquêtés, ce n'est pas seulement une question
de représentation ou d'imaginaire. A ce stade là de la crise
déjà, les gens ont quelque expérience de l'animal. Ceux
qui l'admirent consacrent des journées et des nuits à le
chercher, l'aperçoivent parfois, fugitivement, croisent sa piste ou
trouvent la carcasse d'une proie sauvage. Ou bien ils fréquentent des
parcs animaliers, regardent et lisent des documentaires qui exaltent leurs
qualités. De leur côté, les éleveurs et leurs
partenaires constatent de visu l'état des
troupeaux après le passage des prédateurs. Ce sont bien les
mêmes loups dont parlent les uns et les autres, mais ne les voyant pas se
livrer aux mêmes activités, ils s'en font des idées
très différentes, les idéalisant ou les diabolisant__il
est vrai que les diverses faces de l'animal ne sont pas si faciles à
emboîter ». ( Isabelle Mauz, 2005, p.179)
15
A : L'ours comme une nuisance, un prédateur voire un
danger symbolique pour ceux qui vivent en montagne
Du point de vue des éleveurs, confrontés
aux prédations des ours sur leurs troupeaux, l'ours reste un
animal sauvage au comportement cruel qui nuit au bon déroulement de
leurs activités d'élevage. L'expression qui revient le plus
souvent dans leurs propos est que « l'on
n'élève pas des bêtes pour se les faire manger par les ours
». Ils déclarent aimer leurs bêtes et que ce
n'est pas une question d'argent. Souvent très marqués par la
découverte des animaux qui ont été
attaquées, ils en soulignent souvent les détails qui les ont
choqués.
« Nous autres quand on avait les
bêtes ce n'était pas pour se les faire « tchaper
» par les ours, ce n'est pas une question de pognon, on les
aimait les bêtes nous...on était malade...à plus
forte raison si ils les mangent vivantes...ils les mangent vivantes
les ours ! Moi j'en ai vu qui sont reparties de
là-haut jusqu'à la grange à moitié
ouvertes qu'on avait recousues...elles n'ont pas
crevé...ça fait quelque chose quand même, c'est
les bêtes qui souffrent...l'ours c'est bien joli mais...il faudrait
qu'ils leur portent à manger... (Jean,
éleveur à la retraire à Mérens)
« J'avais décidé de dormir
avec le troupeau sous la tente, toutes les nuits, pour protéger le
troupeau...Il était venu me voir, un jeune à l'époque, je
crois que c'était Boutxy...donc il m'avait réveillé avec
les chiens, il était passé tout près...j'avais eu
très peur...depuis je monte rarement en montagne la nuit, alors qu'avant
je partais le soir pour aller voir les brebis en montagne et j'arrivais
à la frontale, maintenant j'évite...de peur de l'ours...parce que
quand tu vois les brebis ouvertes en deux...(soupir)...les
brebis avec le pis bouffé mais vivantes et l'agneau qui essaye
de téter par-dessous...c'est terrible... »
(Benoît, éleveur et ancien berger)
Dans ce second extrait apparait l'idée
que c'est un animal qui fait peur, surtout lorsque l'on a fait
l'expérience d'une rencontre et que l'on a vu ce qu'il est capable de
faire aux brebis ou à d'autres animaux domestiques. L'ours apparait ici
comme un danger potentiel pour les personnes. Mais
l'idée de danger qui revient le plus souvent à propos de l'ours
est plus celle d'un danger symbolique véhiculé par
l'opération de réintroduction.
En effet, l'opposition à la réintroduction des
ours est généralement justifiée par le
danger qu'il représente pour l'avenir des gens qui
vivent en montagne. On considère qu'il y a un impact
négatif sur le monde agro-pastoral qui, bien que dans une situation
très difficile, fait vivre des gens en montagne. Le rôle
des éleveurs dans l'entretien des espaces de montagne et dans le
maintien d'un certain type de paysage, d'une certaine
biodiversité apparaît primordial
16
pour le territoire. Par la volonté de remettre des ours
dans ces territoires, on estime qu'on veut privilégier un
certain type de nature dite « sauvage » avec peu ou pas
d'activité humaine. Et en plus, cela viendrait perturber «
tout un équilibre entre un pays et des gens » (Laurent,
éleveur transhumant) et les savoirs et savoir-faire qui sont
associés à la pratique de la transhumance.
Un autre aspect apparaît aussi dans les
discours. La réintroduction des ours est vue comme un
révélateur du peu de cas qui est fait des gens vivant dans les
petits villages de montagne. Certains estiment qu'on voudrait leur
faire croire que l'ours représente pour eux un espoir
de développement économique et touristique pour les villages de
montagne, ce qu'ils contestent.
« Pour moi c'est un choix
politique...à un certain moment tu mets de côté la
problématique de la biodiversité
[...] on a de plus en plus de mal à maintenir les
services publics dans nos communes [...] y'a un choix politique qui
est fait à Paris [et qui dit que] quelque part l'avenir de
l'Ariège c'est les ours et les camions (allusion à un projet
de construction d'une route à 4 voies )...quelque
part on a plus notre place nous...quand je dis nous, je parle des
ruraux de montagne, des gens qui habitent au dessus de 900M
d'altitude...[...] quelle est notre place encore ici ?
est-ce que la montagne c'est quelque chose qu'on sanctuarise, qu'on
met sous cloche et on vire l'activité humaine tout en
promotionnant le tourisme ? Mais voilà, le tourisme sans
pastoralisme en montagne n'existe pas, parce que la biodiversité en
terme de paysages, c'est pas la nature qui l'a fait : c'est l'homme et
la nature [...] [l'ours ] il est pas dangereux, c'est pas
une menace pour l'homme directement, c'est une menace en général
quelque part et en plus effectivement c'est facile de choisir un
bouc-émissaire quand tu as un problème...c'est
ce qu'ont fait les éleveurs et ils ont raison quelque
part... » (Jérôme, accompagnateur en
montagne et conseiller territorial)
B : L'ours comme le symbole d'une nature en péril
mais aussi de l'identité pyrénéenne
Dans le contexte actuel de prise de conscience des
effets néfastes de certaines activités humaines pour la
planète, on assiste à un fort engouement notamment au niveau
médiatique pour les causes environnementales dans lesquelles la
protection des animaux sauvages occupe une place de premier rang.
L'ours apparaît comme un animal emblématique dont la
protection semble être un devoir inconditionnel pour l'homme.
C'est finalement de l'homme que les ours et la nature dans son ensemble
doivent être protégés. Une des idées qui justifie ce
devoir de l'homme, c'est l'idée d'égalité entre
les hommes et les animaux, fussent-ils des
prédateurs.
17
Selon Martine, éleveuse et pour la
réintroduction des ours dans les Pyrénées, l'homme
ne se situe pas au dessus des autres êtres de la nature, il doit
se considérer comme un être parmi d'autres dans la
nature et par conséquent il doit reconnaître aux ours le
même droit que l'homme à vivre dans les
Pyrénées. À ce titre, il doit s'adapter à la
présence des ours et des autres éléments de la
nature qui peuvent lui nuire et non pas les éliminer. Quant à
Patrick, éleveur et berger favorable à la réintroduction,
il refuse tout simplement de classer les animaux dans des
catégories telles qu'espèces utiles ou espèces
nuisibles.
Tout comme le pastoralisme l'est par ailleurs, l'ours
est très souvent présenté comme un garant de la
biodiversité pyrénéenne. Car sa présence serait la
garantie de la richesse de la biodiversité et participerait
également à la protection d'autres espèces. À ce
titre, il apparaît comme un élément incontournable
du patrimoine naturel pyrénéen. Il est également
présenté comme un élément essentiel du patrimoine
culturel pyrénéen, car très présent dans le
folklore local, mais aussi comme un atout pour l'avenir des
Pyrénées et des pyrénéens. L'ours apparait
ici comme protecteur et bénéfique; pour les autres
espèces mais aussi pour les humains, car à travers son
image et sa simple présence il est censé pouvoir oeuvrer
à la conservation des autres espèces et au bonheur futur
des populations pyrénéennes.
« L'ours brun est présent
dans les Pyrénées depuis 250 000 ans. On le retrouve
régulièrement dans le folklore pyrénéen :
fêtes de l'ours, légendes,...De plus, le plantigrade est synonyme
de nature bien conservée car il a besoin d'un milieu sain. Espèce
dite parapluie, sa protection profite à de nombreuses
autres espèces. L'ours est donc un élément essentiel du
patrimoine naturel et culturel des Pyrénéens. L'ours est
également un atout pour le développement
économique est touristique. »
« Les Pyrénées abritent une
flore et une faune riche et diversifiée dont l'ours est le
symbole vivant ».
« Pourquoi sauver l'ours ? C'est avant
tout une question éthique et morale. La bonne question
n'est-elle pas plutôt `'avons-nous le droit de
laisser disparaître cette espèce ?»[...]
L'ours n'est ni utile ni nuisible; il n'a pas à se justifier
d'exister. »
(Extraits de plaquettes éditées par des
associations de protection de la nature)
« Chaque peuple est vis-à-vis de tous les
autres, responsable des richesses naturelles qu'il a
reçues en héritage. La convention sur la diversité
biologique, élaborée en 1992 à Rio-de-Janeiro, traduit une
prise de conscience mondiale : le combat contre la disparition des
espèces et des milieux naturels engage solidairement
l'humanité toute entière » (extrait de
l'introduction du « Plan de restauration et de conservation de
l'ours brun dans les Pyrénées françaises 2006-2009
»)
18
Dans leurs discours, les défenseurs des ours et ceux
qui s'opposent à sa réintroduction, mettent en valeur des
aspects très différents de l'animal. Sur certains
points, qui semblent capitaux, leurs avis divergent fortement et sont
souvent subordonnés à une volonté de justifier leur
position sur le sujet.
C : Des discours très divergents entre les «
pro-ours » et les « anti-ours »
1/ Sur sa dangerosité.
Les défenseurs de l'ours mettent en avant le
caractère craintif, solitaire et discret du plantigrade : «
l'ours fuit l'homme et n'est pas agressif ». Ils
rappellent néanmoins que, comme de nombreuses autres espèces
sauvages ou domestiques, il peut éventuellement être dangereux
dans certaines circonstances de rencontres : une femelle suitée
(accompagnée de ses petits), un animal surpris ou blessé ; mais
dans les Pyrénées « aucun homme n'est mort
depuis 1850 » et si les ours s'approchent parfois des
habitations, « cela ne constitue pas pour autant un
danger, l'ours fuyant à la première perception de présence
humaine »14. L'ours est donc
présenté comme pas particulièrement dangereux, en tout cas
pas plus que d'autres animaux qui sont bien plus nombreux que les ours
tels que les sangliers ou les cerfs par exemple.
Au contraire, certains opposants à la
réintroduction estiment que les ours réintroduits n'ont
pas peur de l'homme car ils n'hésitent pas à s'aventurer
près des villages, ce qui les rendrait potentiellement dangereux
et surtout peut entraîner un sentiment
d'insécurité dû à la présence d'ours aux
abords des villages et des exploitations agricoles situés en zone
intermédiaire, notamment au printemps. Voici comment ce point
est présenté dans une plaquette éditée par
l'Aspap : « l'ours attaque l'homme, c'est rare mais c'est
vrai, le risque zéro n'existe pas ». Ce sentiment
d'insécurité est comparé par certains à
l'insécurité qui peut régner dans certaines grandes
villes, l'ours apparaît ici comme un être «
déviant » et potentiellement dangereux. « Chaque fois
qu'il y a une première attaque c'est au printemps [...] on sort plus, on
ne laisse plus les enfants dehors, [...] d'un coup on se dit on est
agressé, un peu comme si on vivait au centre ville et
qu'il y avait des agressions sur des gens... » (Mme Joly,
femme d'un éleveur).
14 Les passages entre guillemets sont des extraits
de plaquettes éditées par des associations militant pour la
réintroduction des ours.
19
2/ Sur son régime alimentaire.
Les défenseurs des ours valorisent le
caractère opportuniste, omnivore et plutôt
végétarien de l'ours en s'appuyant sur les
résultats des analyses scientifiques réalisées à
partir de leurs excréments. L'ours y apparait comme
végétarien à 70%, et la part de son alimentation animale
composée en grande partie d'insectes comme les fourmis. Au contraire, et
en s'appuyant sur le caractère dit « opportuniste
» de l'animal, ses détracteurs mettent en avant
l'idée que les ours se nourrissent de ce qui est le plus facile à
attraper et le plus « nourrissant ». Ce point de vue est des
fois accentué par une idée assez répandue selon laquelle
les ours réintroduits seraient plus carnivores car ils auraient
été nourris avec des carcasses d'animaux en
Slovénie, ce qui aurait modifié leur comportement alimentaire au
fil des générations.
« Quand ils ont gouté à la viande,
ils ne mangent quasiment plus que ça l'été
». (un
éleveur )
« La brebis, en terme de recherche de
protéines animales, c'est super facile à attraper, ce
sont des opportunistes ». (Jérôme, accompagnateur en montagne
et agent territorial)
« Ces ours slovènes, amenés, qui
vivent à 600, 700 mètres d'altitude, qui ont des
comportements tout autres que nos ours pyrénéens nous
ennuient, ce sont des viandards, ils ont été nourris, ils restent
habitués à cette viande ». (Un éleveur).
3/Sur la différence (ou pas) entre ours
autochtones et ours réintroduits.
Ces multiples points de vues sur l'animal sont très
souvent associés au fait qu'il y aurait une différence
entre les ours pyrénéens et les ours slovènes ;
mais pour d'autres, le discours est très clair, il n'y
pas de différence entre les ours réintroduits et les ours de
souche pyrénéenne car ils font partie de la même
espèce et dire le contraire est pour eux assimilé à
une sorte de racisme. Un discours qui n'est pas l'exclusivité
des « pro-ours », car certains fondent leur tendance à
être opposés sur des considérations toutes
autres.
« Ils appartiennent tous deux à
la même espèce, et à la même lignée
occidentale d'ours européens. Par ailleurs les habitats
étant proches, les ours pyrénéens et slovènes ont
exactement le même comportement et le même régime
alimentaire » (extrait d'une plaquette d'une association
défendant la réintroduction des ours).
Ceux qui estiment qu'il y a des différences l'expriment
notamment à propos du régime alimentaire des ours et de
leur comportement par rapport aux humains. « Ceux qu'ils ont
réintroduits, ils faisaient souvent les poubelles, ils s'approchaient
des habitation là-bas (en Slovénie)
pourquoi ils le feraient pas ici ! » (Un résident
secondaire, à Mérens). Les ours réintroduits seraient
moins craintifs, plus carnivores et inadaptés au milieu naturel
pyrénéen (car venant d'un pays où il n'y a pas de
hautes-montagnes). Concernant la familiarité, supposée
plus grande, des ours elle pourrait être due pour certains à une
adaptation de l'animal aux changements intervenus dans son
environnement, comme la déprise agricole et le changement de statut de
l'animal15.
En haute-Ariège, avant les
réintroductions, il n'y avait plus d'ours depuis assez
longtemps, lorsque j'ai interviewé des personnes
âgées, dans le village de Mérens notamment,
eux-mêmes n'avaient que très peu voire pas du
tout de souvenirs ou d'anecdotes à propos de l'époque où
il y avait encore des ours dans le secteur, avant les
réintroductions. De ce fait, la différence entre ours autochtones
et ours réintroduits devient parfois une différence entre les
ours d'autrefois et les ours d'aujourd'hui. Bien que certains soient
opposés aux réintroductions, ils parlent parfois avec sympathie
des ours d'autrefois, et regrettent leur disparition tout en
estimant que désormais c'est trop tard, cette lignée est
éteinte. Ils sont souvent évoqués pour opposer
leurs qualités à celles des ours réintroduits jugés
« déviants », différents.
4/ Le rôle des associations dans la diffusion de
ces discours.
Par le biais des discours des associations et de leurs
publications, largement diffusées au sein de la population, chacun des
« camps » semble accentuer les côtés de
l'animal qui l'arrange afin de justifier sa position vis-à-vis
de la réintroduction. Ce qui semble entraîner une certaine
radicalisation des avis sur la réintroduction et des
représentations sociales de l'ours. Mais aussi, par
extension, à propos des espaces naturels et de ce à quoi
l'on souhaite les voir dévolus. D'un côté
on estime que le pastoralisme est essentiel et donc à favoriser
en priorité pour la gestion des espaces naturels. Ce qui induit une
valorisation des espaces domestiqués et entretenus par
l'activité humaine et les troupeaux, en somme une nature
plutôt « culturelle ». Au contraire, pour certains ce sont les
espèces et les espaces sauvages qui sont
20
15 Ce point sera détaillé dans la
troisième partie du mémoire.
21
à valoriser et selon cette logique, la
réintroduction des ours apparait comme une priorité dans la
gestion des espaces naturels dont on valorise principalement le
caractère « sauvage », « naturel »,
c'est-à-dire peu ou pas modifié par l'activité
humaine.
L'analyse des discours sur les ours peut ainsi permettre de
mieux comprendre ce qui se joue entre les différents groupes
sociaux, surtout dans ce contexte conflictuel où il ya une
surenchère dans les discours des associations. Car chacun cherche alors
à faire prévaloir sa lecture du monde et à faire
en sorte qu'elle soit légitimée. Ici, l'enjeu permettant la
légitimation est la poursuite ou non du programme de
réintroduction.
Afin de relativiser un peu le « cliché
» opposant les éleveurs ou bergers anti-ours qui valorisent dans la
nature ce qui est domestiqué et les défenseurs de la nature qui
ne valorisent que les espèces et espaces sauvages, voici deux portraits
de personnes dont les points de vue expriment à quel point la palette
des discours possibles peut être large.
III Deux portraits plutôt atypiques et
significatifs.
A : Jérôme
Agé d'environ trente-cinq ans,
Jérôme est accompagnateur en montagne et agent territorial
à mi-temps, de plus il possède des chevaux qui montent en estive
avec les autres troupeaux du village. Ayant grandi à l'autre
bout de la France, il est revenu vivre et travailler dans le village
où son grand-père avait grandi, mais qu'il avait
quitté pour faire carrière ailleurs. Ses différentes
occupations l'amène à avoir des activités quotidiennes
diversifiées et à côtoyer différents groupes
sociaux ayant chacun des sensibilités diverses. Au départ, de par
sa « sensibilité naturaliste », comme il l'exprime
lui-même, il était très favorable au projet de
restauration d'une population viable d'ours et enthousiaste de
constater que certains des ours réintroduits s'étaient
installé à proximité, dénotant par là que le
biotope leur était favorable. Il estime que l'ours ne
représente pas à priori un danger pour ceux qui
fréquentent la montagne, ce qu'il explique au gens qu'il emmène
en montagne ; et pour lui l'ours des Pyrénées n'existe pas, il y
a simplement l'espèce « ours brun », et donc les ours
réintroduits, ne sont pas différents. Mais, « en tant que
montagnard », (il appelle montagnards ceux qui vivent au-delà de
900m dans de petits villages ou bien « les ruraux de la montagne »)
il se dit désormais un peu circonspect par rapport au programme
de réintroduction. Il n'y voit pas d'avantages particuliers pour le
tourisme liés à l'attractivité ou à la
notoriété due à la présence des ours. Il
22
est très critique sur la façon
dont cela a été mis en oeuvre et estime finalement que
c'est un choix politique qui a été imposé à
ceux qui vivent en montagne.
S'il ne pense pas que la présence de l'ours remette en
cause directement l'élevage, il déplore néanmoins que l'on
n'ait pas mis en place les conditions pour permettre que le
pastoralisme soit véritablement pérenne. Pour lui, la
présence des ours est très problématique pour le
pastoralisme tel qu'il est pratiqué dans les Pyrénées
centrales. Il aurait fallu selon lui que « les équilibres
de la montagne soient considérés plus globalement
», ce qui l'amène à penser que ce projet
est « une espèce de délire un peu écologiste
». Il regrette que cela n'est pas été mieux
pensé et préparé afin que la cohabitation soit possible
entre les activités d'élevage et la présence des
ours, il pense que c'est désormais trop tard, que les opposants ne
changeront plus d'avis.
Parallèlement à la question de la
biodiversité, il considère l'activité humaine dans les
zones de montagne, constate les difficultés existantes pour que
les gens continuent à y vivre, notamment les éleveurs et
en arrive finalement à dire qu'il n'a pas d'avis sur la
réintroduction, que du moins il n'est pas contre. Dans le contexte
actuel, qu'il estime aussi être du à une mauvaise
façon de procéder de la part de l'État et qui a
conduit à une sorte de « reflexe communautaire
» au sein d'une certaine population pyrénéenne, il
se demande si l'ours a encore sa place ou s'il ne l'a plus du tout. Et, pour
lui la « résistance passive » qui anime les
gens, notamment au sein de l'Aspap, il en est sympathisant même
si il n'adhère pas aux positionnements les plus «
extrêmes ». Il constate qu'avec le temps, le débat a
pris une dimension plus large, il concerne désormais ce choix, qu'il
estime imposé, de sanctuariser la montagne et de ne
plus laisser sa place à l'homme ; mais aussi la condition des
ruraux de la montagne qui fait qu'il est très difficile de
vivre au dessus de 1000m d'altitude dans les Pyrénées; la
disparition progressive des services publics, notamment les écoles, et
le fait que désormais ce soit l'axe européen qu'on
privilégie l'amène à penser qu'ils sont un peu comme
des laissés-pour-compte. Dans ce contexte, il pense que
l'ours joue effectivement le rôle du bouc-émissaire, mais
selon lui, c'est plus à raison qu'à tort.
B : Patrick
Patrick est berger et éleveur. Ses parents
étaient également paysans dans une autre région
de France. Il s'est installé en Ariège en zone de montagne il y a
plus de trente ans et a commencé à faire de l'élevage
transhumant ce qui l'a ensuite amené à devenir berger. Cela
fait trente ans que tous les étés, sans exception, il
garde des troupeaux de brebis et de vaches
23
(dont son propre troupeau de brebis) sur la même estive.
Pour lui, le métier de berger, qu'il a appris sur le tas et en
suivant les conseils de bergers plus âgées, est une
véritable passion. Par la suite, il est lui-même devenu formateur
pour de futurs bergers. Il dit être favorable à la
réintroduction des ours depuis la première heure, tout en ayant
une oreille attentive aux critiques qui sont faites au projet de
réintroduction.
Il estime « qu'en tant qu'être
humain, digne de ce nom, on ne peut pas être contre » et
que cela tient d'une certaine philosophie. Pour lui il y a deux
façons de concevoir la nature. La conception
judéo-chrétienne qui considère la nature comme un bien qui
a été offert à l'homme afin qu'il l'exploite, et
la fasse proliférer tel que c'est mentionné dans la bible et une
autre conception à laquelle il se réfère. Pour lui
il doit y avoir un certain respect de la nature et des animaux. Il refuse de
les classer en utiles ou en nuisibles car tous les animaux ont leur
place et le fait que ce soit des animaux réintroduits n'y
change rien. Les montagnes ne lui paraîtraient plus
aussi belles s'il n'y avait plus d'ours.
Selon lui, les raisons de la disparition de l'agriculture de
montagne n'ont rien à voir avec la réintroduction des
ours mais bien plus avec des décisions politiques nationales ou
européennes et le productivisme dans lequel on inscrit la production
agricole. Pour lui, le vrai combat à mener serait contre le
productivisme agricole. Il est à l'origine avec d'autres
éleveurs de la création du label « le
broutard du pays de l'ours », notamment en partenariat
avec l'association « Adet, pays de l'ours
»16. Le but de ce label, qui suit un cahier des charges
précis, est de valoriser leurs produits grâce à la
présence de l'ours sur le territoire où leurs troupeaux
estivent. Garantissant ainsi la qualité gustative et « ethique
» des agneaux qu'ils produisent. L'expansion de ce label, qui
permettait pourtant une forte hausse du prix de vente, s'est heurté au
refus de la plupart des éleveurs d'être associés à
un label « cautionnant » les réintroductions et la
présence des ours.
Son estive se situe dans une zone où il y a une
présence régulière d'ours, mais il affirme ne pas
avoir de problèmes en raison de son mode de garde : le troupeau est
groupé, il ne se divise pas en plusieurs parties. De plus,
suite à la perte d'une trentaine de bêtes en raison
d'une attaque de chiens errants qui l'avait beaucoup affecté,
dans les années 1980, et comme « on
n'élève pas des brebis pour les voir mourir quelle que soit la
raison», il s'est mis à utiliser des chiens de protection que l'on
appelle des patous17, bien avant les
réintroductions
16 Principale partenaire de l'État dans la mise
en place du projet de réintroduction.
17 Ce sont des chiens qui restent toujours au sein
du troupeau, ils y sont habitué dès leur naissance et sont
dressé pour défendre le troupeau des intrus et des
prédateurs.
24
d'ours. En quinze ans, il a perdu trois brebis et une
vêle dont les prédations ont été imputées
à l'ours par les experts de la commission d'indemnisation.
Patrick pense que les ours réintroduits sont
les mêmes que ceux qui existent dans les Pyrénées
et ne croit pas qu'ils aient été nourris en Slovénie. Ce
qui pour lui se confirme par le fait que les ours réintroduits
fréquentent les mêmes lieux et empruntent les mêmes chemins
que les ours d'autrefois. Ces lieux et ces chemins dont la
toponymie rappelle ce passé. Il existe dans les Pyrénées
de nombreux lieux nommés le pas de l'ours ou la
tute de l'ours par exemple qui signifient respectivement le passage et
la tanière de l'ours.
IV : La symbolique de l'ours : entre continuités
et discontinuités
A : L'anthropomorphisme de l'ours : un invariant culturel
et temporel ?
Un élément semble à la fois traverser
l'histoire et le corps social contemporain à propos des ours, c'est la
tendance à humaniser l'ours. Sophie Bobbé (2002) a relevé
un anthropomorphisme quasi systématique de l'ours après avoir
passé en revue toute la littérature orale et écrite sur
l'ours. L'ours est un plantigrade18, il est
capable de se tenir debout, il possède différentes
caractéristiques physiques qui peuvent expliquer cette tendance et la
place particulière qu'il occupe au sein du «
bestiaire pyrénéen ». Les nombreux surnoms patois qui ont pu
lui être donné en témoigne : l'homme velu, celui
aux sabots sans dessus, le vagabond, le type, le maître, le
va-nu-pieds, etc. Considéré comme une sorte d'homme
sauvage, l'ours n'a pas toujours été, malgré sa
qualité d'animal sauvage et de nuisible, si éloigné de
l'homme dans l'imaginaire social. Il existe, notamment dans le
département des Pyrénées orientales, des «
fêtes de l'ours » célébrées
à la période du carnaval, au tout début du printemps, et
il apparaît dans les contes populaires dont le plus
célèbre est l'histoire de Jean de L'ours. Ce conte
relate les exploits extraordinaires d'un personnage à la force
surhumaine née de l'union d'une jeune femme et d'un ours. Il en existe
de très nombreuses variantes tout au long de la chaîne des
Pyrénées. Cette tendance à rapprocher l'homme et
l'ours, à l'humaniser, existe également dans d'autres lieux du
monde.19
Cette humanisation de l'ours est toujours à l'oeuvre,
actuellement, dans les Pyrénées et même selon
Sophie Bobbé (2002) « à son comble ». À travers
les opérations de
18 C'est-à-dire qui marche sur toute la
plante des pieds et non sur les seuls doigts (définition du dictionnaire
Larousse)
19 Voir à ce propos : « L'ours, l'autre
de l'homme », 1980, numéro spécial de la revue
Études mongoles et sibériennes n°11.
25
réintroductions, un nouvel élan est
donné à cet anthropomorphisme notamment car on donne des noms aux
ours réintroduits et chacun a un parrain choisi parmi des
personnalités qui soutiennent le projet. On retrace leur arbre
généalogique comme s'il s'agissait d'une famille. En
résumé, les registres lexicaux utilisés pour parler des
ours sont souvent ceux que l'on réserve habituellement aux
humains.
Sur mon propre terrain, à
Mérens-les-Vals en Haute-Ariège, j'ai pu constater
cette tendance au travers de récits d'observations
directes des ours, aux abords du village, elles ont eu lieu entre 2002 et 2008.
Plusieurs des personnes que j'ai interviewées ont décrit les
agissements de l'animal en utilisant des métaphores et un champ lexical
qui traduit une certaine anthropomorphisation de l'ours. Son
intelligence est souvent soulignée, ici à propos de la
façon dont il s'y prend pour contourner les dispositifs destinés
à empêcher ses intrusions au milieu des
ruches.
« En 2005 il nous a attrapé une
brebis juste à côté de la porte...c'est quand
même au milieu des maisons ! Elles étaient là, il
les a amené à côté de la cabine
téléphonique au milieu du village (Mérens d'en haut),
il les a fait dormir là [...] après il les a
coursé, il en a attrapé une là ! il est
allé les chercher, elles étaient en face, il les a faites
descendre, parce que c'est très marrant un ours de le voir manoeuvrer
avec les brebis... après il les a plus embêté donc elles
ont dormi là à côté de la cabine
téléphonique, après il les a re-coursé, il
en a attrapé une...[...] quand on le voit faire il agit comme
une personne, il les emmène vers un étranglement parce que les
brebis c'est bête quoi ! il faut le dire...si y'en a une qui
passe là elles vont toutes passer là...il les fait descendre
toujours dans un endroit où il peut agir [...] la première chose
qu'il fait, il les rassemble, comme un berger, après il les
dirige toujours vers des endroits pentus et très étroits, il les
course pas longtemps, il les course sur 50m et il attrape toujours la
dernière celle qui celle qui fait une erreur de pas [...]...
alors il dors au milieu...nous on l'a vu au lever du jour les brebis
couchées et l'ours au milieu ! Il reste dans le coin, tant qu'il n'a pas
sa ration il reste dans le coin... » (Un
éleveur)
« Chez P., à Mérens d'en
haut, il avait mis derrière chez lui des ruches, il avait mis le courant
électrique, à un moment donné il y avait une muraille
haute, il n'y a pas mis le courant...l'ours a démonté une partie
de la muraille et il est passé par là ! Heureusement
y'avait les traces parce qu'on aurait dit `'c'est quelqu'un» !
C'est comme une personne, c'est intelligent... » (Jean,
éleveur retraité à Mérens)
On m'a aussi parlé d'une « histoire que
les anciens racontaient » selon laquelle, alors que des gens du village
cherchaient à récupérer des brebis coincées par la
neige au-dessus du village, un ours se serait mis à
déclencher des avalanches pour qu'ils ne puissent pas
26
redescendre les bêtes et pouvoir en faire son
repas...Ici, on crédite les ours d'une capacité de
réflexion et d'une véritable
intentionnalité.
B : Vers une « artificialisation » du sauvage
?
Contrairement au phénomène
d'humanisation de l'ours qui semble traverser le temps, une autre
tendance plus contemporaine a été décrite et
analysée par différents auteurs. Cette tendance porte en
elle un paradoxe car il s'agit de la volonté de l'homme, qui en
est devenu capable, de « recomposer du sauvage ». Dans cette
perspective, l'ours, animal sauvage par excellence, symbolisant une
nature également « sauvage », c'est-à-dire qui
échappe à la maîtrise de l'homme voit une nouvelle
facette apparaître, celle d'un animal qui aurait à la fois une
dimension sauvage et une dimension domestique. En effet, dans le cadre d'une
opération de réintroduction, dont le but reste
néanmoins que la population animale concernée devienne
autonome, les animaux sont l'objet d'un grand nombre de manipulations
par l'homme. On cherche notamment à contrôler leur reproduction.
D'une certaine façon, ils deviennent familiers pour
ceux qui mettent en oeuvre l'opération de réintroduction, ou qui
s'occupe du suivi de la population.
Raphaël Larrère (1994) a souligné la
contradiction qu'il y a à qualifier de sauvages des
animaux qui ont été réintroduits par la main de
l'homme et la confusion que cela peut entraîner entre les
catégories du sauvage et du domestique. Et ici nous rejoignons le point
précédant puisque bien souvent on parle de ces animaux
comme s'ils étaient domestiques, on leur donne
couramment un prénom et des métaphores anthropomorphiques sont
utilisées pour parler d'eux.
Dans les propos que j'ai pu recueillir, cette tendance est
considérée comme une volonté de l'homme de tout
contrôler, même le « sauvage ». On a
l'habitude d'entendre dire que certaines espèces d'animaux sauvages sont
les victimes de l'action humaine qui dégrade les
écosystèmes; mais ici les ours sont considérés
comme des « victimes » de ceux qui les réintroduisent. On peut
constater une certaine confusion entre les catégories du sauvage et du
domestique dans la mesure où les gens s'interrogent sur le fait
qu'on manipule les ours, qu'on les opère pour leur mettre des
émetteurs, qu'on les capture pour les relâcher à l'endroit
souhaité. Ils soupçonnent qu'ils soient nourris et
s'étonne de toute cette attention qu'on leur porte. Aussi, les
gens semblent parfois se demander dans quelle mesure ce sont encore des animaux
sauvages.
27
« Quand je vois la façon dont ils ont
été ramenés, capturés...en fait il y est pour rien
quoi, on aurait mieux fait de les laisser dans les forêts
où ils étaient je pense qu'ils étaient mieux
qu'ici...opérés, équipés d'émetteurs, suivis
nuit et jour...Ce n'est pas de l'écologie ça,
c'est [...] une opération médiatique ! » (Laurent,
éleveur)
« Pourquoi y'a des secteurs il faut qu'il y soit
et des secteurs il ne faut pas qu'il y soit ? Pourquoi ce n'est pas
à lui à décider où il veut vivre ? Puisqu'il faut
le laisser en liberté...Les secteurs où ils le jugent
trop en danger [...] ils y vont, ils l'effarouchent pour le faire partir
ailleurs, ça fait que l'ours il est toujours en train de
naviguer, il n'a pas de territoire... [...] une fois de plus, l'homme il veut
tout gérer...y'a des fois ce n'est pas à lui à
gérer tout, il faut laisser la nature aller...enfin moi c'est
mon avis ». (M. Joly, éleveur)
28
TROISIEME PARTIE : QUELLE PLACE POUR L'OURS DANS LE
TERRITOIRE ?
I : L'impossible cantonnement strict d'une
espèce sauvage
A : « Le plan de restauration et de conservation de
l'ours brun dans les Pyrénées françaises ».
Le « plan de restauration et de
conservation de l'ours brun dans les Pyrénées
françaises » est une politique « azonale » (Johan Milian,
2006) de protection de la nature. La mise en place et la gestion d'un
espace naturel protégé, comme un parc national, s'effectue
sur une portion de territoire précisément balisée.
Il existe même plusieurs zones ayant des degrés de protection
différents. Une politique de protection de la nature qui
s'applique à une espèce que l'on protège ou
réintroduit s'inscrit dans un rapport à l'espace totalement
différent, puisque l'objet de la protection est mobile. On met donc en
place son suivi, effectué par une équipe de techniciens
et de scientifiques.
Dans le cas de l'ours des Pyrénées, il s'agit de
l'Équipe Technique du suivi de l'Ours (ETO) qui dépend à
la fois de l'ONCFS20 et de la
Fédération départementale de la chasse. Elle assure le
suivi de toute la population ursine des Pyrénées. Il y a la
partie technique du suivi qui s'effectue sur le terrain, et
ensuite la partie scientifique de traitement des données
recueillies. Grace aux émetteurs dont certains ours sont
équipés, on réalise ensuite une cartographie de leurs
déplacements sur le territoire. La récolte
d'éléments matériaux (poils, empreintes,
excréments, etc.) permet de réaliser des analyses
génétiques et de reconstituer les lignées
d'individus.
Si dans le cas d'un parc on fait en sorte que les
activités humaines ne perturbent pas les
écosystèmes à protéger, dans le cas de la
réintroduction ou de la protection d'un prédateur, ce sont les
activités humaines, en particulier l'élevage, qui doivent
être l'objet de mesures de protections. Les ours sont des animaux
sauvages, par définition, ils vivent et « doivent » vivre en
liberté dans la nature.
Néanmoins, il semble qu'il y ait une certaine
volonté de cantonner l'ours dans l'espace montagnard, qui
apparait comme un des espaces privilégiés du
sauvage21. Cela peut
20 Office National de la Chasse et de la Faune
Sauvage.
21 La revue de géographie alpine a
consacrée un numéro spécial autour de cette
problématique. « La montagne comme ménagerie », 2006,
Tome 94, n°4.
29
s'expliquer par la structuration traditionnelle, en occident,
de l'espace anthropisée dont les historiens agraires ont
proposé une typologie (Sophie Bobbé, 1993)22. Au
moment de la deuxième phase de lâchers en 2006, un des ours est
parti en direction de la plaine et au bout de quelques jours, il était
à une trentaine de kilomètres de Toulouse. Il aurait
été recapturé pour être relâché en
altitude. On assigne donc une place particulière au sauvage dans notre
environnement, ce qui amène certains montagnards à se poser des
questions sur la place de l'ours dans le territoire mais aussi sur
leur propre place.
« Nous, on a l'ours qui manifestement
passe dans le village au printemps, il est passé dans la
rivière devant chez moi, ça c'est pas des trucs qu'on
invente...les gens du suivi technique de l'ours nous l'ont
dit...et quand l'ours s'approche à 35 km de Toulouse, y'a la
gendarmerie qui sort, y'a les avions, tout le tralala pour le
faire remonter en montagne alors que nous dans le village l'ours passe
quasiment dans le village, le village d'en haut c'est sûr... et bon
quelque part nous y'a pas de gendarmes qui viennent, donc les gens ils
réagissent mal aussi...y'a un sentiment par rapport à
nous...nous...je parle des montagnards ou des ruraux de la montagne, y'a
toujours un peu deux poids deux mesures... ce qui n'est pas consenti pour la
banlieue toulousaine lorsqu'il arrive...pour nous est tout à fait
acceptable et pourquoi c'est acceptable ?...en plus c'est
assez réjouissant de savoir qu'il est ici aussi quoi...mais bon il s'est
fait éclater lors d'une battue de chasse, un autre sur la
route23... et moi en même temps avec
ma sensibilité de naturaliste j'arrive à me poser la
question de...est ce qu'il a encore sa place... ou est-ce
qu'il l'a plus du tout ? » (Jérôme, accompagnateur en
montagne et agent territorial)
« Dans la haute-Ariège y'a
personne qui les voulait, c'est la Haute-Garonne qui l'a
voulu...et quand l'ours descend dans les habitations de la
Haute-Garonne, vite vite ! il faut se dépêcher de
le remettre dans l'Ariège. Pourquoi ils ne se le garde pas à
Toulouse ? Il y était l'an dernier, ils ont fait des
pieds et des mains pour le remonter [...] Pourquoi y'a des secteurs il faut
qu'il y soit et des secteurs il ne faut pas qu'il y soit ? Où alors ils
ont qu'à nous dire : vous gênez, on vous expulse
et c'est toute la place à l'ours... » (un
éleveur)
D'autres types de mesures tendent à vouloir cantonner
ou repousser les animaux sauvages dans certaines zones en particulier.
Ainsi, en 1969, au début de la mise en place du Parc National des
Pyrénées, une battue fut autorisée par une commune
voisine, pour repousser un ours, qui avait causé des dégâts
sur un troupeau, dans les limites du parc (Gérard Caussimont, 1981).
À la suite des réintroductions, des effarouchements ont
également eu lieu en Haute-Ariège, soit par
l'Équipe technique du suivi de l'ours (ETO) soit par des groupes
22 Ce point sera abordé plus
précisément un peu plus loin dans le texte.
23 Au cours de l'été 2008, un ours a
été percuté par un minibus a proximité du village
de Mérens, il serait mort des suites de cet accident.
30
d'éleveurs, lorsque certains ours ont eu tendance
à rester prés des villages ou des
exploitations.
« En 2008, vu que personne ne se
bougeait quand on a eu l'ours pendant quatre jours, on a
essayé de faire du bruit dans la montagne pour le faire partir
[...] avec des casseroles et puis en faisant du bruit, en sifflant, on
était une quinzaine ou vingt...(Un éleveur)
« Ils (l'ETO) l'ont
localisé parce qu'il avait l'émetteur, quand ils ont vu qu'il se
rapprochait trop des habitations de nouveau, qu'ils avaient affaire à
une autre attaque [...] et que j'allais me mettre en colère plus
sérieusement...là ils ont fait partir une fusée
éclairante et deux pétards...bon...il est parti l'ours... (Un
éleveur)
B : Proposition de création d'un grand parc
fermé par les « anti-ours »
Pour certains, l'ours serait plus à sa place dans un
parc fermé. À la fois pour son bien et pour celui des humains.
L'ours et l'homme ne serait donc pas capable de partager un même
territoire et le mieux serait donc de cantonner les animaux
prédateurs tels que les ours. D'autres au contraire estiment
que cette option est tout à fait impensable.
« L'Aspap est pour le cantonnement, on
avait même proposé de faire l'étude, c'était notre
force de proposition...[...] s'il faut les cantonner c'est sur un terrain
qu'ils aiment bien [...] chez les gens qui l'ont voulu au départ, parce
que nous on les a pas voulu au départ, qu'ils se les ferme et qu'ils en
fasse leur image de promotion...c'est pas très retenu parce qu'il faut
laisser l'ours libre et fermer les brebis, et nous on avait
décidé de fermer l'ours et de laisser les brebis
libres...nous étions à l'envers de leur schéma...
» (un éleveur)
« Il aurait mieux valu qu'ils fassent
une grande réserve, y mettre les ours et le clôturer, avec les
montagnes qu'on a...le pays qu'ils auraient eu les ours...des bois, des
montagnes, des étangs, des rivières...y'a les
trois-quarts des vallées y'a pas de bêtes, par
exemple on part d'ici et on va jusqu'à la frontière andorrane
vous vous rendez compte le morceau que ça fait ? Ils pourraient
faire visiter et tout, quitte à leur mettre quelques brebis
vieilles pour manger...ils auraient été libres...parce que
là tout le monde les emmerde...les chasseurs...les types de l'ours quand
ils sont à côté des villages ils les font partir [...]
à coup de pétards [...] ce n'est pas évident pour les
bêtes...ça a jamais marché l'ours et les moutons, ça
marchera jamais qu'on le veuille ou non... »(un
éleveur)
« Ce sont des animaux sauvages, si ils sont
parqués, ce ne sont plus des animaux sauvages [...] le parc
national n'a pas réussi à le faire dans le Béarn
» (Patrick, éleveur et berger)
31
II : La frontière sauvage/domestique ou comment
les habitants des villages de montagne délimitent, au niveau symbolique,
leur environnement ?
A : Évolution socio-économique des
territoires de montagne et conséquences en termes d'occupation des
espaces naturels.
Au cours du 20ème siècle, le
recul des activités traditionnelles a entraîné un exode
rural en direction des agglomérations, les villages de montagne sont
devenus beaucoup moins peuplés et les espaces naturels beaucoup
moins exploités pour l'élevage ou l'agriculture. Il y a en
quelque sorte un recul général de la présence humaine en
montagne. D'un autre côté, le
développement d'infrastructures telles que des routes
à quatre voies, des chemins forestiers ou de randonnés, des
stations de ski, etc. donnent à penser que
l'activité humaine est toujours importante, voire plus
importante et parfois préjudiciable pour les écosystèmes
de montagne.
Une mobilité pendulaire d'individus
venus d'agglomérations plus ou moins proches et plus ou moins
grandes se développe les weekends et durant les périodes
de vacances. C'est le développement de la randonnée, des sports
d'hiver et d'autres types d'activités sportives ou non, dont le
cadre est la montagne. Les villages voient le nombre de résidents
secondaires augmenter ; certains sont originaires du village, partis en ville
pour travailler tout en conservant une maison dans le village, pour les
périodes de loisirs, et reviennent y passer leur retraite.
La modification du couvert végétal autour des
villages de montagne que l'on appelle aussi la fermeture du milieu est
une conséquence directe de la déprise agricole, elle est
généralement perçue de façon négative de la
part des habitants des villages, surtout les générations
plus anciennes qui ont vu la transformation s'effectuer sous leurs yeux.
Ils l'assimilent à un ensauvagement de leur
environnement. C'est dans la zone intermédiaire que cette
évolution est la plus flagrante car ce sont des zones qui ne sont pas
mécanisables, elles étaient autrefois cultivées ou
fauchées à la main. Le paysage entretenu, propre que valorisent
ces personnes (Adel Selmi, 2007) a en grande partie disparu, ou du moins, il a
subi de profondes modifications.
32
B : Découpage « traditionnel » de
l'espace
Dans la tradition occidentale, selon la typologie des
historiens des systèmes agraires, l'espace anthropisé se
structure selon une succession de cercles concentriques (hortus, ager,
saltus, sylva) gradués du plus domestique au plus sauvage
(Sophie Bobbé, 1993). Le cercle le plus proche du « domestique
» regroupe les hommes et leurs animaux ainsi que les lieux de conservation
des récoltes. Dans ce premier cercle sont également inclus les
potagers et les vergers (hortus) contigus à la
maison. Le cercle le plus éloigné, le « sauvage »
correspond aux espaces non cultivés comprenant les estives et la
forêt (sylva). C'est cette zone que l'on
considère généralement comme la juste place de la
faune sauvage. Entre ces deux pôles, un espace intermédiaire,
« l'entre-deux » rassemble les terrains
cultivés (ager) et les prés
pâturés par le bétail à la mi-saison
(saltus).
Ces différents territoires ne sont pas
cloisonnés, et leurs occupants y effectuent des va-et-vient.
Les animaux sauvages s'aventurent par moments dans l'espace domestique. Quant
aux hommes, leurs activités les amènent, selon les
saisons, à fréquenter les espaces « sauvages
». Cette typologie de l'espace anthropisé et la
valorisation du domestique par rapport au sauvage reste souvent valable
pour les acteurs du monde agro-pastoral surtout pour les anciennes
générations. Mais, du fait de la déprise agricole et de la
modification des usages selon les zones on assiste à un
déplacement des frontières entre ces différents
espaces.
C : Déplacements de frontières
Dans le découpage de l'étagement montagnard la
zone intermédiaire correspond à l'hortus
et au saltus, autrefois une zone
particulièrement domestiquée et considérée comme un
espace familier à «l'entre-deux », la zone
tampon entre les deux extrêmes. Mais la modification du couvert
végétal due à la déprise et à une moindre
présence humaine au quotidien, en raison de l'abandon des
cultures en terrasses, a quelque peu modifié le statut de cette
zone. Une certaine végétation y « reprend ses droits »
et les animaux sauvages peuvent désormais la fréquenter avec plus
de liberté. Dans les zones de montagne, l'ager
a souvent disparu est s'est transformé en
saltus pour le pâturage des animaux voire même en
sylva. Ainsi, la zone tampon s'est en
quelque sorte réduite et donc l'espace domestique et l'espace sauvage
semble moins distants l'un de l'autre.
33
À Mérens, situé à la
limite de la zone intermédiaire, pour certaines personnes issues du
milieu agro-pastoral, cette zone, où la déprise se lit le mieux
dans le paysage, semble cristalliser des ressentis négatifs. On peut y
lire à travers certains vestiges comme les murailles des
terrassements les activités agricoles passées. C'est sur cette
zone qu'apparaît le plus clairement ce qui semble vécu
comme la disparition des résultats du difficile travail
réalisé les nombreuses générations qui les
ont précédées et qu'ils assimilent souvent à un
héritage, un patrimoine qu'ils n'ont pu sauvegarder en quelque sorte, ce
qui est peut-être vécu parfois comme la perte
d'un support identitaire. Certains ont vu leurs parents cultiver ces
zones, eux mêmes ont ensuite fauché le foin à la
faux puis les dernières années à la motofaucheuse.
Désormais, ce sont surtout des zones de pacage pour les troupeaux du
village. Eux qui valorisent plutôt la nature humanisée assistent
à « l'ensauvagement » de leur
environnement.(voir les photos en annexe)
« Les champs ils étaient jusqu'en
haut, tout ce qu'on voit que c'est des bois, c'était des
champs et des prés, partout jusqu'aux rochers en haut,
jusqu'à 1500m d'altitude et de chaque côté...et maintenant
c'est que des bois, des ronces et des saloperies quoi ! [...] y'a des murailles
jusqu'en haut... maintenant ça se voit plus, chaque parcelle avait sa
muraille. » (Un éleveur retraité)
« Les montagnes, personne n'y fait plus
rien...c'est sale... [...] avant c'était tout nettoyé, maintenant
y'a plus personne y'a trois éleveurs, ils ne peuvent pas nettoyer toutes
les montagnes. » (Un chasseur)
« Comme on l'a trouvé la nature,
comme on l'a trouvé on veut la laisser comme
ça...c'est-à-dire comme nos parents nous l'ont
transmis » (un éleveur)
La présence des ours accentue ce
phénomène déjà perçu négativement. Et
leur réintroduction souligne selon eux une volonté
d'ensauvager encore plus leur environnement alors que c'est
précisément contre cet « ensauvagement » que le
monde agro-pastoral dans son ensemble se bat. Ce contexte semble
accentuer l'inadmissibilité, pour certains, de la
présence des ours, symbole du sauvage par excellence, et qui vient
effectuer ses prédations jusque dans le village. La modification du
statut de la zone intermédiaire et des usages que l'on en fait
semble faciliter la possibilité pour les ours de se rapprocher
des ruches et des brebis. Les troupeaux paissent désormais au
plus près des villages à l'intersaison, et les ours
peuvent s'approcher sans être trop à
découvert ou risquer une rencontre avec un humain. Ceci
pourrait expliquer le fait que l'on dise des ours d'autrefois qu'ils
étaient plus craintifs,
différents de ceux de maintenant. Pour les habitants de
Mérens, la grande différence c'est que «
maintenant on les voit alors qu'avant on les voyait pas.
»
« En 2008 on l'a eu pendant quatre jours
au milieu des brebis, sans discontinuer, matin, et soir on le voyait,
en train de faire des prédations, le lendemain on faisait constater et
ainsi de suite ça a duré quatre jours le matin de bonne heure ou
le soir à la tombée de la nuit c'était aux portes
du village là en face, aux portes du village, on les met
là au printemps il vient au garde-manger ». (Un
éleveur)
« Les montagnes étaient pas si
sales aussi, les gens travaillaient les prés jusqu'en haut alors les
ours ils descendaient le moins possible, parce que c'est des bêtes
sauvages qui se cachent... (Un chasseur)
« Il est venu à Mérens
d'en haut manger une ruche contre une maison et égorger une brebis
là au milieu de la route dans le village, non ce n'est pas admissible
ça ! (une retraité du service RTM de
l'ONF24)
« Mon père avait eu une brebis
mangée, il avait vu une patte d'ours au sol mais l'ours n'était
jamais venu dans le village » (une éleveuse
retraitée)
« Ils ne faisaient pas tellement de
dégâts comme là, avant ils les trouvaient qu'en montagne,
là il traverse le village maintenant c'est plus pareil ! »
(Un éleveur retraité)
Ce ressentiment de la part de certains habitants est
encore accentué du fait de la modification du statut
légal de l'ours car c'est un animal que l'on ne peut désormais
plus chasser de l'espace domestique en l'éliminant physiquement
comme cela se pratiquait auparavant. Il y a des personnes qui pensent
que l'ours s'est adapté à ce nouveau statut :
comme on ne le chasse plus, il a moins peur de l'homme.
« Les ours se tenaient en altitude et
quand y'en avait un [...] qui s'amusait à descendre trop bas, ils
prenaient les armes et ils s'en débarrassaient ! »
(une femme d'éleveur)
« Ils étaient en estive, ils entendaient
les plombs de temps en temps et ils avaient peur de l'homme quoi
! » (un éleveur)
Les défenseurs de la réintroduction,
estiment au contraire que suite à la déprise agricole le
territoire est redevenu propice à la reconstitution d'une population
d'ours. Il a donc
34
24 Service Restauration des Terrains de Montagne
à l'Office National des Forêts.
35
pour eux toute sa place dans le territoire puisque les
Pyrénées sont désormais beaucoup moins peuplées et
les espaces libérés par la déprise agricole beaucoup plus
nombreux.
36
QUATRIEME PARTIE : IMPLICATIONS SOCIO-POLITIQUES
I : Résistance au pouvoir central : le local
face au global ?
Tout un imbroglio politico-médiatique
est à l'oeuvre autour de la question des réintroductions d'ours
Lorsque le programme de réintroduction a été
lancé, il n'a pas été mis en place sur un
terrain neutre. Il y a dans le contexte local des conflits
d'intérêts, des groupes d'influence qui sont
déjà en proie à de multiples remous et
contradictions (Benhammou Farid, Mermet, Laurent, 2003).
L'arrivée des ours va avoir tendance à exacerber ces
tensions.
L'opposition au projet de réintroduction s'inscrit pour
beaucoup de ses détracteurs dans un mouvement plus large de
résistance face au pouvoir central. Ce projet est
considéré comme un choix politique imposé d'en
haut par le gouvernement relevant d'une volonté de limiter le
pouvoir des acteurs locaux dans la gestion des espaces naturels (dont une
grande partie appartient à l'État puisque c'est un
territoire domanial) et les usages qu'ils en font. D'où le fait qu'il
soit régulièrement fait référence à la
guerre des demoiselles, qui au 19ème
siècle en Ariège a opposé les montagnards
à l'État qui souhaitait mettre en place le code
forestier et limiter les droits d'usage des paysans notamment
pour le pacage des troupeaux.
C'est également vécu comme une ingérence
de l'État dans les affaires des montagnards et l'imposition de
changements de pratiques imposés par des personnes
considérées comme ne connaissant rien à la
réalité du terrain.
Ce projet, porté par le ministère de
l'écologie et des associations de protection de l'environnement,
apparait aux yeux de certains habitants de ces territoires comme une
volonté d'ensauvager la montagne. Deux conceptions s'opposent.
Au niveau local on estime que la présence des ours pose
problème à ceux qui sont considérés comme
les garants d'un certain type de paysage auquel est associée une
certaine biodiversité. D'autres, sur un plan global,
considèrent que comme l'Homme est en train de
surexploiter, de dégrader la terre et d'entrainer la
disparition d'espèces animales ou végétales, il y
a urgence d'y remédier pour la sauvegarde du
patrimoine de l'humanité. Ils considèrent que c'est un
devoir car ce patrimoine appartient à tous et sa sauvegarde doit
passer au dessus des intérêts locaux et personnels.
37
II : Conséquences dans la société
locale
Une forte structuration du mouvement
d'opposition s'est réalisée au sein de
structures associatives. Ces associations ont eu un rôle
fédérateur et ont produit un discours dans lequel tous
semblent se retrouver, nivelant les disparités individuelles et
favorisant la diffusion d'une conception commune de la nature, cela a
aussi entrainé une radicalisation des positionnements de chacun. Le
monde agro-pastoral semble avoir renforcé sa cohésion, mais par
contre le fossé s'est agrandi entre eux et ceux qui ont une
conception différente de la nature et un avis autre à
propos du projet de réintroduction.
Selon un de mes interlocuteurs, avec ce projet et sa mauvaise
gestion, l'État a produit un réflexe communautaire au
sein des populations montagnardes et brouillé certains groupes
d'acteurs sociaux avec d'autres. On assiste à la revendication
d'une identité montagnarde pyrénéenne qui
dans ce contexte est valorisée. L'autodéfinition en tant que
montagnard devient une source d'identification (Debarbieux, 2008) et l'on
cherche à mobiliser la part positive de la figure du montagnard
incarnée par une sorte de « bon sauvage » (Bozonnet, 1992).
Par la mobilisation de divers éléments identitaires (
l'identité d'éleveur transhumant est
également valorisée) ils cherchent aussi à se
donner du poids et ainsi à légitimer leur point de vue afin de
peser dans la balance pour la prise de décisions les concernant
grâce à la structure associative.
Cette construction identitaire se joue aussi autour de
la construction de l'altérité des ours slovènes
réintroduits. Certains discours tenus sur les ours slovènes font
usage d'un vocabulaire que l'on utilise généralement pour
parler des étrangers et des immigrés.
L'utilisation de ce type de champ lexical a été
décrit et analysé par Elisabeth Rémy et Corinne Beck
(2008) à propos des espèces animales et végétales
dîtes « invasives ». Dans un contexte de revendication
ou d'affirmation d'identité la référence à l'autre,
à l'étranger est fréquente car elle vient
renforcer son identité propre en marquant la frontière
entre soi et l'autre. C'est à l'aune de cet « autre
» que l'on peut signifier la force de son propre groupe.
Dans le contexte pyrénéen d'opposition aux
réintroductions, l'ours slovène semble
apparaitre comme cet « autre ». Il s'oppose à l'ours
pyrénéen auquel on peut s'identifier et qui est
considéré comme étant un vrai
pyrénéen. On retrouve ici certaine facettes dont l'ours
est crédité en divers lieux du monde.
« Cet autre qui permet de se définir soi,
quel que soit le rapport qu'on établit avec lui. En effet, nous
voyons l'ours figurer soit le rival, soit l'idéal du moi, soit le
défunt face au
38
vivant du même clan, soit enfin le voleur de
femme face au parent--autant de facettes qui peuvent être
regroupées dans les deux catégories suivantes : celle du double
(qui est un autre moi) et celle de l'allié (qui reste un
autre). » ( Laurence Delaby, Roberte Hamayon et Anne de Sales,
1981)
L'ours pyrénéen apparaît comme un double
alors que l'ours slovène est un autre, un rival.
D'autant plus pour l'éleveur pyrénéen qui, comme
les ours, semble en voie de disparition. Les noms que l'on donnait
autrefois aux ours traduisent également cette duplicité de l'ours
puisque qu'ils évoquent tantôt un étranger, tantôt un
être humanisé ou les deux: « le vagabond »,
« le monsieur », etc.
« J'étais vraiment pour
défendre ce que j'appelle une population ursine autochtone, donc
ça c'était nos vieux ours, c'était très
difficile...notre ours qui a été tué par un chasseur, qui
était ce que j'appelle moi des nôtres... » (Un
éleveur).
« Si y'a des animaux en voie de
disparition c'est nous quoi ! Nous on est vraiment en voie de
disparition...et personne ne nous protège... »(une
éleveuse).
Cette construction de l'altérité passe aussi par
la catégorisation des ours en fonction de leurs pratiques
alimentaires, les ours slovènes étant souvent
considérés comme plus prédateurs et plus carnassiers que
les ours pyrénéens.
III : Les liens entre pastoralisme et environnement
Au cours du 20ème siècle la
façon dont on souhaite prendre soin de la nature a évolué,
les politiques de protection de la nature ont évolué.
Autrefois, il s'agissait surtout de mettre en place la protection de la
nature, ce qui a été appelé la « sanctuarisation
» de la nature, c'est-à-dire qu'un espace naturel
était « mis sous cloche » et l'homme devait y
intervenir le moins possible. Depuis le début des années 1990, un
changement s'est opéré et on parle désormais de
« pilotage de la biodiversité ». Avant, dans le
domaine de l'écologie, c'est l'idée d'équilibre de la
nature qui prévalait, désormais, c'est celle de
changement permanent qui s'est imposée (Patrick Blandin, 2008). De plus,
on assiste à une remise en cause de la naturalité du
monde de la part du monde scientifique, désormais on estime
qu'il n'y a plus d'espace totalement naturel, et même un espace comme la
forêt amazonienne aurait subi de profondes modifications de ses
écosystèmes dues à l'homme.
39
De ce changement a notamment résulté une
volonté d'impliquer le monde agro-pastoral dans la gestion
durable des espaces naturels. Les acteurs du monde agro-pastoral ont
été reconnus comme oeuvrant d'une certaine
manière à la protection de l'environnement, à la
création et au maintien de paysages particuliers
résultant de leurs activités sur les espaces naturels et
porteur d'une certaine biodiversité.
Ce phénomène est désormais
largement intégré et mis en avant par les éleveurs et
d'autres acteurs du monde agropastoral notamment dans le cadre de
leurs revendications pour faire cesser les
réintroductions d'ours. On pu les voir défiler sous des
banderoles où était inscrit : « producteurs de
paysages ». Ils se présentent également comme étant
les « vrais écologistes » face à ceux qu'ils
qualifient d' « écologistes intégristes
» ou d'écologistes des villes. Cette
étiquette positive a été largement appropriée. La
réintroduction des ours apparait comme une situation mettant en jeu ces
liens entre pastoralisme et environnement qui sont en profonde
mutation depuis l'avènement du pastoralisme comme garant d'une certaine
biodiversité.
40
CONCLUSION
J'espère avoir pu dans ce mémoire et
dans le précédent apporter quelques précisions
sur les différents registres de discours que l'on peut
rencontrer à propos des ours et sur les implications
sociopolitiques des réintroductions dans le monde local. Et notamment
comment la modification du couvert végétal autour des villages de
montagne peut avoir une certaine influence sur la perception que les habitants
des villages de montagne ont des ours actuellement.
Bien qu'élevé mondialement au
rang d'espèce patrimoniale à protéger, garante de
la bonne santé des espaces naturels, l'espèce
« ours brun » continue à véhiculer des images
différenciées selon les catégories
d'acteurs. Les images associées à son ancien
statut légal restent prégnantes pour une part de la population
qui se trouve précisément être confrontée à
sa présence en montagne. Si pour certains l'ours n'a
peut-être jamais représenté une nuisance,
pour d'autres au contraire il en constitue toujours
une.
L'ours apparait ici comme particulièrement propice
à catalyser différentes dimensions de la vie sociale ; et
en projetant diverses images sur lui les hommes signifient leurs
différences notamment de points de vue concernant la gestion des espaces
naturels de montagne et leur manière spécifique
d'appréhender la nature. Selon la place à laquelle les
personnes assignent les ours mais aussi les autres espèces domestiques,
ils signifient la façon dont ils considèrent que les espaces
naturels doivent être gérés. Et en focalisant
l'attention sur les prédations des ours, le monde agro-pastoral
a soulevé les autres problèmes auxquels il est confronté.
Une sorte de contre-pouvoir face à un mode de gestion s'est
constitué, notamment au sein des associations
anti-ours.
L'analyse des données recueillies telle
que je l'ai menée est largement emprunte de l'opposition
sauvage/domestique. L'évolution du statut des animaux autrefois
considérés nuisibles, comme l'ours, et
à ce titre non admis à vivre et à évoluer sur le
même territoire que les hommes, amène à une
complexification des possibilités de les considérer,
désormais les ours apparaissent comme « réhabilités
» en quelque sorte et à ce titre admis à vivre plus
près des humains. Les activités traditionnelles
d'élevage doivent désormais adapter leurs
pratiques à sa présence et l'on assiste à
l'émergence d'une nouvelle catégorie d'animaux
qu'André Micoud(2009) a nommé la catégorie des
« animaux sauvages naturalisés vivants, au sens d'à
nouveau admis à vivre parmi nous ». Face à
l'émergence de nouvelles catégories d'animaux, cet auteur
propose toutefois de substituer la polarité sauvage /domestique à
la polarité
41
« vivant-matière » et «
vivant-personne ». Car selon lui, les catégories «
traditionnelles » du sauvage et du domestique ne suffisent plus pour
rendre compte de la réalité actuelle tant les situations des
animaux se sont différenciées et complexifiées.
André Micoud propose désormais de ne plus se rapporter à
une « polarité spatiale anthropocentrée » mais à
d'autres catégories qui
s'échelonneraient d'un pôle où l'être vivant n'est
plus qu'une matière à un autre où lui serait
reconnu le statut de personne.
42
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45
ANNEXE
Une centaine d'années sépare ces
deux
photos. Mérens au début du
20ème siècle et la même vue en 2010.
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