CHAPITRE 2 : La relation entre la Cour Pénale
Internationale et les Etats-Unis : l'impossible résistance
étatique à l'idée d'une universalisation de la justice
pénale internationale ?
Comme il a été étudié
précédemment, les Etats-Unis, Etat non partie au statut de Rome
de la CPI, ont décidés, concernant la situation au Darfour,
d'accepter tacitement la compétence de ladite Cour. En effet, les
Etats-Unis, lors du vote de la résolution 1593 du Conseil de
Sécurité, se sont abstenus, bien qu'ils aient pu opposer leur
veto. Les Etats-Unis seraient-ils donc dans une démarche de
légitimation progressive de la compétence de la Cour en
matière de violations des droits de l'Homme ? Afin d'évaluer ce
questionnement, il convient d'étudier l'historique de la relation entre
la Cour pénale internationale et les Etats-Unis.
La position historique des Etats-Unis à l'égard
de la Cour peut être qualifiée d'ambigüe. Alors qu'ils ont
soutenus la création du TPIY en 1993 et du TPIR en
98 De Waal Alex, Darfur and the failure of the
responsibility to protect, International Affairs, Vol n°83:6,
2007.
99 Delcourt, p309.
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1995100, le positionnement vis-à-vis de la
CPI est plus complexe. Théoriquement, « l'exceptionnalisme
américain »101 s'oppose à l'exceptionnalisme que
constitue la Cour. En effet, la superpuissance juridique que constitue la CPI,
indépendante de l'influence d'un quelconque Etat, vient contrecarrer la
superpuissance politique américaine, autoproclamée garante de
« l'exportation d'un modèle philosophique et juridique
nationale »102.
Néanmoins, les Etats-Unis viennent confirmer
l'idée étudiée qui est que la Cour est ancrée dans
le courant libéral des relations internationales. Cette
émancipation théorique est notable au regard de la position
qu'ont adoptés les présidents américains successifs,
à partir de la création, en passant par la signature du Statut,
jusqu'au manque de volonté de ratifier celui-ci103.
Les Etats-Unis sont effectivement passés par plusieurs
phases. La phase « conceptuelle » est celle qui a
précédé la création de la Cour entre 1993 et 1998.
Durant celle-ci, les Etats-Unis, par la voie de leurs négociateurs, se
sont consacrés à la mise en oeuvre d'une importante variable
étudiée précédemment, qui n'est autre que le lien
entre le Conseil de Sécurité et la Cour, jugé
indispensable pour être en adéquation avec le maintien de la paix
et la sécurité internationale104. Il convient de noter
que les Etats-Unis ont eu de facto la prétention d'immuniser les membres
du Conseil de Sécurité d'une éventuelle incrimination.
La phase de la « négociation » fut
ponctuée par l'influence de pays-cadres, communément
qualifiés de « like-minded » (à l'image du
Canada) et qui ont rendus plus robuste la compétence de la Cour (avec la
création d'un procureur indépendant). Cette phase vit le
début de la baisse du soutien des Etats-Unis à la Cour, la
volonté de renforcer les prérogatives de la Cour ayant
été perçue comme une « volonté d'encadrement
du politique »105. On retrouve ici l'opposition entre
l'exceptionnalisme américain et l'émancipation de la Cour.
Le stage de « l'acceptation » constitue une
avancée majeure. Alors qu'ils signèrent le Statut en 2000, sous
l'administration Clinton, un refus aurait été
100 Forsythe, David, Human Rights in International
Relations, Cambridge University Press, 2000.
101 Forsythe, p.169.
102 Fernandez Julian, la politique
juridique extérieure des Etats-Unis à l'égard de la Cour
pénale Internationale, Edition A.Pedone, 2010.
103 Mills Kurt, Lott Anthony, From Rome to Darfur: Norms
and Interests in US Policy Toward the International Criminal Court,
Journal of Human Rights, 6: 4, p.497-521, 2007.
104 Mills, p.504.
105 Mills, p.506.
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considéré comme paradoxal au regard du soutien
précédent le processus de création de la Cour. A la date
du 31 décembre 2000, date limite de la ratification du statut, les
Etats-Unis ont marqués une rupture quant à leur vision
unilatéraliste de la protection des droits de l'Homme (à l'instar
des bombardements en Serbie de 1995 sans l'aval de l'ONU), s'inscrivant dans
une volonté de promouvoir une juridiction pénale universelle.
Comme l'a déclaré Bill Clinton, «nonetheless, signature
is the right action to take at this point. I believe that a properly
constituted and structured International Criminal Court would make a profound
contribution in deterring egregious human rights abuses
worldwide»106.
Néanmoins, le stage de la «renonciation»
brise cette tendance positive, se caractérisant par le paradoxal retrait
de la signature des Etats-Unis en Mai 2002107. En effet,
l'arrivée de Georges W. Bush à la Maison Blanche marqua une
rupture avec la volonté d'universalisation de la justice pénale
internationale en matière de droits de l'Homme. Ce coup d'arrêt
est notable par deux facteurs. Dans un premier temps, le Congrès
américain a voté « l'American Servicemembers' Protection Act
» un an après la présidentielle controversée de 2000.
Cette loi, qualifiée par l'ONG Human Rights Watch de « The Hague
Invasion Act »108, confère une protection de
tous les citoyens américains d'une éventuelle incrimination
devant la Cour109. A ce jour, 18 Etats ont signés une
convention bilatérale avec les Etats-Unis, interdisant l'extradition
d'Américains vers la Haye110.
Le fait le plus marquant, dans un second temps, est le retrait
de la signature du statut de Rome en Mai 2002. Alors que la dynamique
américaine en matière de protection des droits de l'Homme a tendu
vers une supranationalisation, celle-ci s'est essoufflée avec
l'arrivée du candidat républicain et la volonté de se
désolidariser d'une juridiction qui pourrait porter atteinte aux soldats
américains engagés sous le mandat de l'FIAS (Force
internationale d'assistance et de sécurité) en Afghanistan.
Selon l'administration Bush, cette vision sceptique vis-à-vis du droit
international aurait affecté « la liberté d'action
américaine »111.
106BBC News, Clinton's statement on war crimes court,
31 décembre 2000.
107 Mills, p.512.
108 Human Rights Watch, «U.S.: 'Hague Invasion Act'
Becomes Law». 3 August 2002.
109 Forsythe, p169.
110 Idem, p.170.
111 Mills, p.512.
Qu'en est-il de l'avenir de la position des Etats-Unis
vis-à-vis de la Cour ? La résolution 1593 permet d'affirmer que
les Etats-Unis voudront toujours exercer un droit de regard, au cas par cas,
concernant la mise en oeuvre de mesures juridiques à portée
internationale, au sein du Conseil de Sécurité. Ce changement
paradigmatique vers une vision pragmatique de la perception de la CPI ne marque
pas pour autant l'idée d'un point de non retour. Au contraire, les
Etats-Unis sont favorables à une coopération, même si
l'ère Obama et tous les idéaux qu'elle a pu véhiculer n'a
pas conduit à la ratification du statut de Rome.
Cette idée de coopération pourrait conduire
à une réduction de l'héritage laissé par Georges W.
Bush. Selon Mills, «the cooperation could reduce American
exceptionalism, undermine the force of the May 2002 unsigning, and help shift
the United States toward a new, more pragmatic long-term policy of cooperating
with the court on a case-by-case basis. The Darfur referral may be the catalyst
for such an eventual policy shift».
La coopération avec la CPI pourrait conduire les
Etats-Unis sur la voie de la ratification du Statut. Cette ratification
constituerait une avancée majeure pour la justice pénale
internationale, justice qui désormais disposera de l'entière
légitimation d'une superpuissance politique.
Dès lors, la Cour pourra pleinement exercer un «
soft power »112 juridique, assisté par le « soft
power » traditionnel des Etats-Unis concernant la pacification des
relations internationales, une éventuelle intervention s'inscrivant
hypothétiquement en vertu du principe de la responsabilité de
protéger.
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112 Nye, Joseph S. (1991), Bound to Lead: The Changing
Nature of American Power, New York: Basic Books.
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