Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.( Télécharger le fichier original )par Emmanuel BRILLET Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007 |
III.2 Posture analytiqueNous l'avons vu, l'objectif de cette étude est d'objectiver puis de mettre en perspective (sans les confondre) : 1) la stigmatisation telle qu'elle est institutionnellement "agie" d'une part (identification/mise à plat des rationalités stratégiques au fondement de la construction et de la perpétuation des anathèmes politiques, via l'objectivation du "travail de l'écart" entre les déroulements historiques et les dispositifs narratifs ou fictionnels qui prétendent leur donner sens) ; 2) la stigmatisation telle qu'elle est ordinairement subie et relayée (sous des formes plus ou moins "dégradées" et banalisées des grands mythes politiques et idéologiques) ; autrement dit, les formes de dissémination et de capillarisation de telles accusations dans l'ordinaire des relations sociales et familiales, et les stratégies identitaires que déploient les individus stigmatisés pour y faire face, qu'il s'agisse de s'adapter au stigmate ou de le "retourner" (Erving Goffman). L'abord d'une telle problématique - qui revêt une double dimension : explicative et compréhensive, exégétique et phénoménologique - implique de construire des cadres interprétatifs et de développer des méthodes d'investigation qui, bien que naturellement ancrés dans la science politique, dépassent les frontières disciplinaires des sciences humaines et sociales. A la manière de Norbert Elias et John L. Scotson dans leur approche des logiques de l'exclusion, il s'agira, à côté d'une approche plus proprement politologique, de « relier de façon cohérente histoire et sociologie [y compris les apports de la psychologie sociale], synchronie et diachronie, sans les réduire l'une à l'autre, ni les fusionner »135(*). Ceci implique d'abord d'opérer un va-et-vient constant entre l'individu, le groupe et la structure, afin de dépasser les apories (et notamment les effets de nivellement) propres à certaines approches objectivistes. Ceci implique ensuite de prêter une attention soutenue à la dimension temporelle des faits étudiés (qu'il s'agisse des « faits objectifs relevant de la structure sociale [ou] des changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l'individu »136(*)), qui doivent toujours être conçus comme des processus, et non comme des états. Dans cette optique, Erving Goffman souligne que 1) « Le caractère visiblement fâcheux de tel attribut personnel et la capacité qu'il a de mettre en branle le jeu du normal et du stigmatisé ont leur histoire, histoire que viennent régulièrement modifier des actions sociales délibérées »137(*) (c'est ce qu'Erving Goffman appelle « l'histoire de la capacité qu'a un attribut de servir de stigmate ») ; et 2) l'idée que les personnes affligées d'un certain stigmate ont d'elles-mêmes est sujette à évolution, « cause en même temps qu'effet de leur implication dans une même suite d'adaptations personnelles »138(*) (c'est ce que l'auteur appelle « l'itinéraire moral des individus stigmatisés »). Ceci implique enfin de prendre au sérieux ce que tous les acteurs impliqués dans cette dynamique - institutions, collèges d'acteurs et gens ordinaires - ont à dire de la situation faite (s'agissant des contempteurs ou de leurs relais) ou vécue (s'agissant des intéressés) par les anciens harkis et leurs enfants. Ainsi que nous y invite Herbert Blumer, « nous devons prendre en compte le point de vue de la personne ou du groupe ("l'acteur") dont le comportement nous intéresse, et comprendre le processus d'interprétation à travers lequel il construit ses actions »139(*). Et il ajoute : « L'interprétation est construite par l'acteur sous forme d'objets désignés et appréciés, de significations acquises et de décisions prises »140(*). Autrement dit, les objets sociaux - à commencer par les normes relatives à l'identité des personnes - sont soumis à un processus continu d'interprétation, qui détermine la manière dont les acteurs (inter)agissent. III.2.1 La stigmatisation telle qu'elle est "agie" : les rationalités stratégiques au fondement de la construction des anathèmes politiques, ou la dimension narrative de l'appareil social de domination (niveau macro-politique)Il s'agira ici d'inscrire l'analyse des « opérations figuratives »141(*) et autres dispositifs fictionnels (mythes, narrations) - ce que Norbert Elias et John L. Scotson appellent la construction d'une « idéologie de statut » à propos de tel ou tel acteur interdépendant142(*) - au coeur de l'analyse du politique : comment et à quelles fins modèle-t-on de telles images ? Avec quels effets ? Ces images sont-elles évolutives ou immuables, conjoncturelles ou structurantes ? A cet égard, ces opérations figuratives exigent une analyse aussi bien synchronique que diachronique : l'exploration de la question du rapport entre les opérations figuratives et l'action politique dite "exécutive" (à savoir, en l'espèce, l'exploration du rapport entre la manière dont les harkis ont été portraiturés et la manière dont il a été décidé de leur sort dans le contexte de la guerre d'Algérie et de l'immédiat après-guerre) se double ainsi de l'exploration du jeu entre le passé et le présent (jeux et enjeux de mémoire autour de la figure du harki, dans un contexte de perpétuation des violences politiques en Algérie et de tentative de "normalisation" des relations entre la France et l'Algérie). En l'occurrence, on distingue deux séries d'interrogations : 1. Comment les harkis ont-ils été figurés au moment de la guerre d'Algérie par d'autres acteurs interdépendants (autorités françaises, Front de libération nationale, leaders et relais d'opinion) ? A quelles fins ? Et avec quels effets ? 2. Comment les anciens harkis sont-ils figurés rétrospectivement, en France et en Algérie ? Cette image et les usages qui en sont faits ont-ils évolué - et, si oui, comment - depuis la fin de la guerre d'Algérie ? Dans l'un et l'autre cas, il nous faudra rendre compte non seulement des opérations figuratives et autres formes d'appropriation de l'imaginaire (à savoir comment les choses sont-elles représentées / narrées / mises en récit), mais aussi de la "rationalité stratégique" qui les sous-tend (à savoir pourquoi les choses sont-elles ainsi représentées / narrées / mises en récit). En outre, cette analyse concerne aussi bien la figuration institutionnelle de l' « ennemi intérieur » (imaginaires de guerre et imaginaires politiques), que les processus d'étiquetage qui, sous des formes plus ou moins dégradées et banalisées, en découlent routinièrement (à l'échelle des relations interindividuelles notamment). III.2.1.1 De l'invention d'une figure à l'invention d'un destin : le rapport entre fiction et fondation (y compris le mouvement itératif entre langage et violence) Les dispositifs fictionnels tendent à produire une réalité politique conforme à ce qu'ils énoncent. Encore faut-il objectiver ce rapport entre narrativité et performativité (la relation entre ce que "dit" le langage et ce qu'il "fait") ou, pour le dire autrement, le rapport entre fiction et fondation. Terry Cochran note avec justesse que les images traversent le politique de part en part, « très souvent sous la forme de personnifications »143(*). Il ajoute : « Une collectivité quelconque ne peut pas devenir le sujet d'une phrase sans une opération rhétorique, sans l'utilisation d'une figure de la pensée, qui unit dans une seule image des individus disparates qui n'agissent jamais dans le même esprit : il faut imaginer, rendre en image, un collectif qui, en tant que cette image, agit comme une personne singulière »144(*). Ainsi, mise en image et narration accompagnent la fondation, entendue comme procès de formation d'une volonté collective déterminée, pour une fin politique déterminée. Terry Cochran : « L'image représente le processus de consolidation d'une volonté collective parce qu'elle crée la possibilité de visualiser un acteur concret, une peau pour une masse amorphe et sans contenant. Cette image est davantage une incarnation idéale qu'une représentation simple : elle projette une forme dans l'esprit à laquelle on peut attribuer une volonté, une conscience, un visage avec des expressions émotives, des bras pour saisir les objets du monde, des jambes pour se déplacer ou pour donner des coups de pieds, ainsi que des devoirs historique »145(*). Il ajoute : « La «persona» qu'on invente pour sentir et englober les passions politiques s'insère dans une narration qui se déploie historiquement. La fiction qui la véhicule convainc les lecteurs qui s'identifient avec le protagoniste principal. Tout cela au nom de la fondation éventuelle, qui occupe une place privilégiée dans ce paradigme historique »146(*). Cependant, ces opérations figuratives qui, selon Cochran, « jouent un rôle fondamental de catalyseur dans la représentation du monde "réel" tout comme dans les projets potentiels de métamorphoser le domaine politique », prennent non seulement la forme de mythes fusionnels mais aussi, symétriquement, celle de figures d'excommunication ou de boucs émissaires. Ces figures d'excommunication sont des "catalyseurs à l'envers" qui jouent sur la fonction cohésive des peurs. Ainsi, dans l'immédiat après-guerre d'Algérie, il y a bien, à côté de cette "vitrine" de la représentation politique qu'est le collectif fusionnel et fondateur (le mythe de l'unanimité des masses derrière le FLN : « Un seul héros, le peuple »), cet "envers" tyrannique qu'est la figure du bouc émissaire (le harki comme « traître »). Selon Max Pagès, les révolutions « remettent en question les bases traditionnelles de la sécurité collective dans le rapport aux institutions (...), sur le fond d'un système psychologique fonctionnant à l'identification projective, à l'angoisse et à la haine, sans médiation, contrepoids, ni limite »147(*). « On assiste, ajoute-t-il, à une sorte de détriangulation de la vie politique, par la suppression des positions intermédiaires et de toutes sortes de médiations, immédiatement assimilées à une trahison »148(*). C'est dans un tel contexte, marqué par une « logique duelle, manichéenne, persécutoire et paranoïaque » liée à la désignation de l'ennemi intérieur comme principe structurant de l'espace politique, qu'a pris corps le massacre des harkis Dans La Violence et le Sacré, René Girard149(*) suggère que la désignation d'un bouc émissaire permet d'opérer une catharsis des pulsions agressives des membres de la communauté. Dans et par ce rite sacrificiel, la violence de tous contre tous se résout dans la violence de tous contre un. Autour de la victime sacrifiée se reforme - au moins provisoirement - l'unité de la collectivité, "apaisée" par cet exutoire. Se produit ainsi une solidarité dans le crime, dont tout un chacun - du détenteur du pouvoir au simple quidam - peut tirer profit, bien qu'à des degrés et pour des raisons divers. Le bouc émissaire est censé condenser sur lui toutes les tares et toutes les souillures qui ont entaché l'unité de la communauté. Son sacrifice, plus ou moins unanimement consenti, doit expulser le mal hors de ses frontières. Ce lynchage originel est, selon René Girard, le fondement de toute société. Quoi que l'on pense de l'ambition universelle de cette thèse, elle éclaire - même contestablement - certaines dynamiques de fondation ou de refondation politique, dont le cas de l'Algérie indépendante est exemplaire. En ce sens, souligne Max Pagès, « le massacre peut être aussi créateur de lien social »150(*). Mais, parce qu'elle joue sur les vertus cohésives de la peur, cette socialisation là est aussi un vecteur de fragilité à plus long terme : en instaurant la désignation de "l'ennemi intérieur" comme contrechamp de l'harmonie sociale, et confondant - ce faisant - opposition et sédition, elle condamne le corps social à user par privilège de la violence comme mode de règlement des conflits, qu'il s'agisse d'exercer l'autorité (on ne transige pas avec les "traîtres") ou de la contester (puisqu'il n'y a d'alternative, dans un contexte artificiellement unanimiste, que de se soumettre ou de se rebeller). Ainsi, en Algérie, la récurrence des violences politiques qu'accompagnent le réinvestissement et la constante réactualisation des antiennes de la "trahison" et du "parti de la France" amènent à s'interroger sur la profondeur historique et l'efficace sociale des usages à la fois attentatoires et dilatoires de la figure du harki. Cette "performativité" à long terme des dispositifs fictionnels mis en place par le FLN dès le déclenchement de l'insurrection (et immédiatement "actés" par une politique de ciblage systématique des populations non inféodées à cette organisation pendant la guerre d'Algérie, puis par le massacre des harkis à l'issue de cette guerre) témoignent de la contrainte, de l'effet d'entraînement et parfois d'enfermement exercé par les imaginaires politiques. C'est aussi ce que suggère Béatrice Pouligny, pour qui « dans la compréhension de ce qui se passe pour les membres des sociétés dans lesquelles ont été commis des crimes de masse, la frontière est le plus souvent infime entre "faits" et "paranoïa" »151(*). « C'est pourquoi, ajoute-t-elle, dans les récits que l'on tente de reconstituer, les structures historiques de peur et d'ennemi doivent être étudiées comme telles et non pas simplement discréditées au titre de paranoïa ou d'extrémisme »152(*). III.2.1.2 Jeux et enjeux de mémoire : postérité symbolique et usages rétrospectifs de la figure du harki L'intérêt de ceux qui orchestrent de tels "rites sacrificiels" est bien entendu d'en prolonger l'effet cohésif et mobilisateur au-delà même des bouleversements liés à la période de fondation. En instaurant la désignation de l'ennemi intérieur comme mode pérenne de régulation sociale et politique, ce sont les conditions de prise de pouvoir initiales - et l'hégémonie de fait qu'appelle l'exercice de la violence fondatrice - que l'on cherche à perpétuer. La menace de réédition à l'identique du sacrifice originel (l'éradication comme constante du discours et des pratiques politiques en Algérie) se double de la nécessité d'adapter la trame de cette menace aux réalités mouvantes du présent, par exemple en entretenant l'équivoque quant aux contours exacts de la figure de l'ennemi intérieur (l'assimilation des islamistes armés à des fils de harkis), afin que chacun au sein de la communauté se sente potentiellement menacé. Et que tous restent disciplinés. En l'espèce, resituant l'analyse dans « le temps de l'après massacre »153(*), nous entendons objectiver les usages rétrospectifs tant de la figure que du souvenir du massacre des harkis sur les scènes politiques algérienne et française (où l'enjeu, à l'inverse de l'Algérie, n'est pas de capitaliser les effets du traumatisme originel mais d'en taire ou d'en minimiser les séquelles - donc les responsabilités). En Algérie, la rémanence, jusqu'à aujourd'hui, d'une rhétorique obsidionale articulée autour de la désignation de "l'ennemi intérieur" (en l'occurrence, du "harki") et, plus encore, son instrumentation tous azimuts y compris par ceux qui aspirent à renverser le système en place, témoignent de ce qu'elle a profondément imprégné la culture politique algérienne. Et invite à s'interroger sur le jeu entre le passé et le présent, ou encore, sur la manipulation de la mémoire comme outil de légitimation politique. De fait, par-delà son rôle fantasmatique d'"aiguillon" à l'égard de l'étranger (et de la France en particulier), la désignation de l'ennemi intérieur est aussi et surtout une arme à usage interne, qui participe de la régulation de l'expression affective du corps social par exacerbation de la fibre nationaliste des masses algériennes. Une forme de manipulation que Raymond Boudon dépeint comme un « appel délibéré aux pulsions inconscientes » et qui joue sur la désarticulation du « principe de réalité »154(*). Très clairement, via l'incrimination récurrente de la figure du harki, c'est à la vertu "intégrative" des conflits ou des menaces imaginaires que l'on en appelle. Dans le contexte actuel en Algérie, cette incrimination fantasmatique des harkis ou de leurs enfants participe du récit d'une société déchirée qui se refuse - ou, plutôt que la strate dominante se refuse à représenter comme telle : car admettre le récit de la déchirure, qui est aussi un récit de la pluralité (ou de la "non-unanimité"), c'est admettre la nécessité de partager le pouvoir. Ainsi, chaque fois qu'une société perd de vue ce qui la fonde, ou prend conscience que les récits qui la fondent sont de l'ordre du mythe (le mythe de l'unanimité des masses derrière le FLN), il lui devient nécessaire de s'inventer (ou de se réinventer) un bouc émissaire afin que sa désignation - ou la menace de son sacrifice - "ressoude" la communauté. Dans les sociétés fermées, en particulier, l'objectivation des logiques politiques de désignation de l'ennemi intérieur contribue à mettre à nu l'appareil symbolique grâce auquel le groupe établi assoit sa domination. L'exercice prémédité de l'anathème appartient à « la famille des relations de pouvoir », et participe de cette forme d'influence qui est « synonyme de manipulation »155(*). En Algérie, les usages rétrospectifs de la figure du harki sont associés à un type spécifique de fantasme collectif : l'assimilation de toute opposition à une trahison. Le message sous-jacent est : voyez ce qu'il en coûte de s'opposer à nous. Pour cette raison, nous partirons du postulat - non exclusif mais fécond - qu'en Algérie, jusqu'à aujourd'hui, c'est du côté du rapport belliqueux, du côté du modèle de la guerre que l'on peut trouver un principe d'intelligibilité et d'analyse du pouvoir politique156(*). Il apparaît ainsi d'évidence que le schéma de lutte privilégié par le FLN pendant la guerre d'indépendance - logique exclusiviste de front unique et suprématie du militaire sur le politique - a été et demeure à la source de force pratiques politiques, qu'elles ressortissent de l'ordre de la rhétorique ou de l'action : dans un cas, les usages rétrospectifs de la figure du harki témoignent de la prégnance du champ lexical de la trahison ainsi que d'un principe de division du champ politique articulé autour de l'opposition amis/ennemis ; dans l'autre cas, l'annulation autoritaire du processus électoral en 1992, la formation de maquis islamistes, les tueries à l'encontre des populations civiles et la politique dite d'éradication qui s'en sont suivies, témoignent de la prégnance de la violence comme forme d'expression du politique. Cet héritage belliqueux a été directement à la source du régime de parti unique à direction militaire qu'a connu ce pays jusqu'en 1989, et il continue, en dépit de l'instauration formelle du pluralisme, à inspirer l'écriture des lois dans certains domaines vitaux (voir la Partie 2), d'autant, nous l'avons vu, que l'emprise des militaires demeure. Mais manipuler le passé à des fins d'influence, ce n'est pas seulement "re-contemporanéiser" (mettre au goût du jour), ce peut être aussi "dé-contemporanéiser" (mettre sous l'éteignoir). En France, nous l'avons dit, la stigmatisation de la figure du harki participe davantage de son occultation que de sa démonisation. L'enjeu n'est pas, comme en Algérie, de délégitimer l'expression de la pluralité en désignant un ennemi intérieur (construction au forceps d'une nation une et unanime), mais de préserver le consensus tacite entre droite et gauche de gouvernement autour des modalités de règlement de la guerre d'Algérie (stabilisation de l'ordre politique). Ce qui implique d'occulter les conséquences humaines somme toute exorbitantes (mais alors minorées) de la politique de dégagement opérée par le général de Gaulle, avec le soutien au moins passif de l'opposition parlementaire d'alors. D'où la nécessité de construire un récit générique et dédramatisé (centré sur les tenants du processus de négociation plutôt que sur les aboutissants), comme expurgé de tout ressort affectif ; un récit stato-institutionnel articulé autour du "pragmatisme" gaullien, tout entier contenu et symbolisé par le processus de négociation d'Evian, puis la conclusion desdits accords et du cessez-le-feu : le fait que ces accords aient été négociés à l'exclusion de représentants des pieds-noirs et des musulmans pro-français, qu'ils aient été quasi-immédiatement et intégralement violés par la partie algérienne pour ce qui concerne les garanties accordées à la sécurité et aux biens des personnes, et que le cessez-le-feu n'ait donc été que le prélude à une série d'assassinats et de massacres de civils parmi les plus massifs de la guerre d'Algérie, importe peu : pieds-noirs et harkis, quelle qu'ait pu être l'intensité de leurs drames respectifs, sont des minorités. Le consensus, en France métropolitaine, s'est donc construit contre et malgré eux, dont la trajectoire pouvait sans mal - et au bénéfice, pensait-on, de la paix civile - être effacée des pages du roman national157(*). Cet exercice volontaire de l'amnésie par les instances officielles a été redoublé, jusqu'à une période récente, par l'ataraxie volontaire des lieux de production et de diffusion du savoir. La forte implication des clercs, mais aussi des étudiants, dans la lutte "contre" la guerre d'Algérie a grevé pour de longues années l'appétence de nombres d'intellectuels pour la destinée des harkis, jugée politiquement incorrecte - y compris dans ses aspects les plus dramatiques. * 135 Avant-propos de Michel Wieviorka in Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit. * 136 Howard Becker, op.cit., p.47. * 137 Erving Goffman, op.cit., p.161. De même, Howard Becker souligne que « les normes sociales, loin d'être immuables, sont continuellement reconstruites dans chaque situation, pour s'adapter aux commodités, volontés et positions de pouvoir des divers participants » (Howard Becker, op.cit., p.216). * 138 Ibid, p.45-46. * 139 Herbert Blumer, «Society as Symbolic Interaction» in Arnold Rose (editor) Human Behavior and Social Processes : An Interactionist Approach (Boston: Houghton Mifflin Company, 1962), p.188; cité et traduit in Howard Becker, op.cit., p.195. * 140 Ibidem. * 141 Terry Cochran, « La violence de l'imaginaire : Gramsci et Sorel », in Tangence, Numéro 63, « Fictions et politique », sous la direction de Jacques Cardinal, Juin 2000, p.55 à 73 ; article consultable sur http://www.erudit.org/revue/tce/2000/v/n63/008182ar.pdf. * 142 Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit. * 143 Terry Cochran, « La violence de l'imaginaire : Gramsci et Sorel », in Tangence, Numéro 63, « Fictions et politique », sous la direction de Jacques Cardinal, Juin 2000, p.55 à 73 ; article consultable sur http://www.erudit.org/revue/tce/2000/v/n63/008182ar.pdf. * 144 Terry Cochran, art.cit.. * 145 Ibid. * 146 Ibid. * 147 Intervention de Max Pagès : « Changements politiques et régression psychologique collective », Groupe de recherche du CERI : « Faire la paix : du crime de masse au peacebuilding », compte-rendu de la réunion du 5 juin 2001 : « Idéologies et imaginaires : avant et après », p.10. * 148 Ibid, p.8. * 149 Voir aussi René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982. * 150 Compte-rendu de la réunion du 5 juin 2001 (« Idéologies et imaginaires : avant et après ») du groupe de recherche du CERI : « Faire la paix : du crime de masse au peacebuilding », p.12. * 151 Béatrice Pouligny, « Faire la paix après un crime de masse : un défi pour l'analyse et l'intervention », colloque international « Des conflits en mutation ? », le 8 juin 2001, à l'université Paul Valéry-Montpellier III, texte de communication, p.11. * 152 Ibidem. * 153 Jacques Sémelin, « Penser les massacres », R.I.P.C., vol.7, n°3, 8 février 2001, p.16. * 154 Boudon (Raymond) et Bourricaud (François), Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982, p.302. * 155 Ibidem. * 156 Voir notamment Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au collège de France (1975 - 1976), Paris, Seuil, 1997. * 157 C'est très exactement le sens des paroles prononcées par le général de Gaulle en 1965, au cours d'un déjeuner dans la préfecture de Mamers (Sarthe), et rapportées par Alain Peyrefitte dans C'était de Gaulle : « Il existe une couche de Français, peut-être un sur cinq ou un sur dix, qui m'en voudront jusqu'à leur dernier souffle, de les avoir transformés en débris de l'Histoire. Les gens de Vichy, les politiciens de la IVème, les pieds-noirs, m'exècrent moins pour les déboires qu'ils ont connu de mon fait, que pour les bienfaits que j'ai procurés à la France en les rudoyant. Le temps fournit la preuve qu'ils s'étaient trompés. Ils ne me le pardonneront jamais » (Alain Peyrefitte, C'était de Gaulle, tome 2, « La France reprend sa place dans le monde », Paris, Editions de Fallois/Fayard, 1997, p.92. C'est moi qui souligne). |
|