Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.( Télécharger le fichier original )par Emmanuel BRILLET Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007 |
b) Coupés du monde du travailPour la plupart illettrés et souvent dénués de toute qualification professionnelle, les Français musulmans rapatriés constituent à leur arrivée en France une main d'oeuvre bon marché et d'autant plus malléable qu'elle est soumise à un système de reclassement collectif et un statut juridico-administratif spécifique. Une situation dont certains employeurs (y compris publics) - en plein accord avec les autorités (et dans l'indifférence des organisations syndicales, qui sont souvent hostiles par principe aux anciens harkis ; voir ci-dessous) - ne se priveront pas d'user et parfois d'abuser, en "offrant" aux intéressés des conditions de travail "ajustées", a priori peu compatibles avec une période de croissance et de plein emploi. Ainsi, les chefs de famille employés par l'O.N.F. sur les chantiers forestiers ne relèvent pas de la législation du travail : journaliers, leur rémunération ne constitue pas un salaire. Le préfet de l'Aveyron, loin de s'en émouvoir, se félicite - dans une lettre au SFIM du 29 septembre 1962 - de ce que « le salaire journalier est de nature à encourager le travail et l'amélioration du rendement. Il est, ajoute-t-il, plus en rapport avec la mentalité des intéressés »837(*). Les salaires journaliers s'échelonnent entre 14 et 20 francs, l'O.N.F. décidant librement des salaires dans chaque département, et les jours chômés pour causes d'intempéries ne sont pas rémunérés. « Nous sommes restés des ouvriers journaliers jusqu'en 1976, explique un chef de famille. Pendant toute cette période, la première chose à faire quand on se réveillait le matin, c'était de regarder le ciel pour savoir si on allait être payé »838(*). S'ajoute à cela, il est vrai, les pressions exercées par certains syndicats et par la Fédération de France du FLN pour interdire l'accès des usines aux Français musulmans rapatriés. Jean-Jacques Jordi et Mohand Hamoumou notent ainsi que les Français musulmans rapatriés « sont en butte avec une grande partie du monde ouvrier qui leur refuse aussi la possibilité de travailler. Le Parti communiste et la CGT informent le préfet IGAME des Bouches-du-Rhône qu'ils établissent une différence très nette entre les salariés d'une part et les capitalistes, colonialistes ainsi que les harkis d'autre part qui ne peuvent ni les uns, ni les autres être considérés comme des travailleurs »839(*). Même constat chez Fatima Besnaci-Lancou : « Régulièrement, des familles partaient [NDA : du camp de Rivesaltes] lorsqu'elles avaient obtenu un travail. Personne ne pouvait quitter définitivement les lieux sans promesse écrite d'hébergement et de travail. (...) Nous attendions patiemment notre tour. Le camp ressemblait à une immense salle d'attente. D'après les nouvelles de ceux qui étaient partis, il était difficile aux harkis de se faire accepter dans certaines grandes usines. Un syndicat majoritaire dans beaucoup d'entreprises faisait tout pour contrer leur embauche. J'étais trop jeune pour me souvenir du nom du syndicat. Beaucoup plus tard, j'ai compris qu'il s'agissait de la CGT. Proche du parti communiste qui avait soutenu la lutte pour l'indépendance, la CGT contribua ainsi fortement à nous maintenir dans le ghetto »840(*). Et, de fait, un rapport du Conseil économique et social du 14 mars 1963, appelant les pouvoirs publics à réagir d'urgence, relevait que « le secteur industriel (celui où les salaires sont le plus élevés) [était] encore la chasse gardée du FLN »841(*). * 837 Cite par Marwan Abi Samra et François-Jérôme Finas, Regroupement et dispersion. Relégation, réseaux et territoires des Français musulmans, rapport pour la Caisse Nationale d'Allocations Familiales, Université de Lyon 2, mars 1987, p.36. * 838 Ibid, p.63-64. C'est nous qui soulignons. * 839 Jean-Jacques Jordi et Mohand Hamoumou, Les harkis, une mémoire enfouie, Paris, Éditions Autrement, n°112, février 1999, p.58. * 840 Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki : le bouleversant témoignage d'une enfant de la guerre d'Algérie, Paris, Les éditions de l'Atelier / Les éditions Ouvrières, 2003 (Avec une préface de Jean Daniel et Jean Lacouture), p.78-79. * 841 Ibid, p.58-59. |
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